8.
À la morgue, deux inconnus sont apparus
comme pouvant correspondre à la description de Laszlo Tot.
Le premier était un Blanc d’environ vingt
ou vingt-cinq ans, mort d’une overdose d’héroïne et retrouvé nu,
seize mois plus tôt dans le sud de la ville, près de Fuller Park, à
l’angle de la Quarante-Cinquième Rue et de Stewart, le long de la
ligne de chemin de fer de la Chicago & Western Indiana.
Personne ne l’avait réclamé, ni ami ni parent. Les recherches
effectuées pour établir son identité à partir de ses
caractéristiques physiques, dentaires ou radiologiques n’ayant rien
donné, il était toujours dans la chambre froide.
Le second était un squelette dont les
descriptifs inscrits dans le registre des morts non identifiés
indiquaient : race : blanche ; sexe :
masculin ; âge : entre dix-huit et vingt-quatre ans. Ses
ossements étaient conservés là depuis trente-huit mois.
Avec Corcoran, nous avons donc lancé
l’attaque sur les deux fronts.
Il a découvert que l’homme au congélateur
avait été identifié deux jours plus tôt, mais que cette information
n’avait pas encore été enregistrée dans le système. Il s’agissait
d’un étudiant de dix-neuf ans, originaire de l’Ohio, souffrant de
schizophrénie, qui avait abandonné ses études sans prévenir ses
parents pour se lancer à la découverte de la grande ville. Ce qui
lui était arrivé dans les bas-fonds de Chicago demeurait un
mystère. Son père et sa mère attendaient que le corps leur soit
livré.
En téléphonant à Cukura Kundze, j’avais
appris que Lassie mesurait un mètre quatre-vingt-six et pesait
environ quatre-vingts kilos. Pour le squelette, la taille supposée
du corps, calculée d’après celle des os longs, était d’un mètre
soixante-quinze. Maxi.
Pour m’en assurer, j’ai remesuré
personnellement les ossements entreposés dans le carton. Pas
d’erreur.
— Ce n’est pas ton gars, a dit
Corcoran.
— Non, effectivement.
Nous étions dans la salle de conservation
du CCME et j’étais en train de replacer les os du squelette dans
leur boîte, sous son regard attentif.
— Qui s’occupe de l’anthropologie,
chez vous ? ai-je demandé tout en remettant le couvercle en
place.
— Pendant des années, nous avons
employé un type de l’Oklahoma. Maintenant qu’il est à la retraite,
c’est assez aléatoire. Tantôt un étudiant de dernière année, tantôt
un doctorant en stage chez nous, tantôt un médecin légiste de
l’équipe.
— Bref, celui qui a du temps pour
ça.
— Walczak dit qu’on n’a pas le budget
pour engager un anthropologue à temps plein.
— Un jour ou l’autre, ça va lui
retomber sur le coin de la figure !
— Hé, ne m’agresse pas ! Je suis
le premier à penser qu’on devrait employer uniquement des
spécialistes agréés par l’académie. Ça me simplifierait la
vie.
— Qui a fait l’analyse de ce
monsieur ? ai-je questionné en posant la main sur la
boîte.
Corcoran a regardé dans le dossier.
— AP. Sans doute Tony Papatados, un
étudiant en doctorat à l’UIC. Il a fait des fouilles au Pérou. Ou
peut-être en Bolivie, je ne sais plus.
— Un archéologue !
— Toi aussi, tu es une ex-archéologue,
non ?
— Si. Mais comprends-moi bien :
quantité d’archéologues spécialisés en biologie et en anthropologie
sont d’excellents chercheurs et même extrêmement calés en
ostéologie. Ils n’ont aucun problème pour déterminer l’âge et le
sexe ou pour mesurer les os correctement, mais ils ne connaissent
pas toutes les subtilités de la médecine légale. La plupart d’entre
eux ignorent tout ou presque des caractéristiques propres aux
populations contemporaines.
Soudain, une pensée m’a traversé
l’esprit : si Walczak confiait les cas d’anthropologie à des
personnes insuffisamment qualifiées, on pouvait imaginer que des
restes aient été mal analysés.
— Ça t’ennuie si je passe un peu de
temps ici ?
— Pas le moins du monde.
Pourquoi ?
— Laszlo Tot était un marin recherché
pour désertion. S’il a atterri ici, son corps, même décomposé,
aurait dû être identifié en un rien de temps grâce à ses dossiers
dentaires et à ses radios. Imagine que son cadavre ait été retrouvé
longtemps après, à l’état de squelette, et que ses os aient été
examinés par quelqu’un n’ayant pas, disons, toutes les compétences
nécessaires ?
— On pourrait ne pas l’avoir retrouvé,
tout simplement parce que le rapport d’analyse comporte des
erreurs.
— Ou que les résultats obtenus sont
complètement à côté de la plaque.
— Je suppose que c’est possible, a
admis Corcoran d’un air peu convaincu.
— Est-ce que tu pourrais rechercher
dans ta base de données les décomposés non identifiés et les
squelettes arrivés au cours des quatre dernières
années ?
Corcoran a tapé sur son clavier et lu le
texte apparu à l’écran, puis il a recommencé à taper et a enfoncé
une dernière touche.
— Attends-moi ici. J’ai une imprimante
dans mon bureau.
Un instant plus tard, il revenait avec une
liste de quatorze affaires analysées au CCME. Il avait également
imprimé le rapport de police, l’enregistrement à la morgue et le
rapport d’anthropologie correspondant à chacun des cas.
Sept cadavres étaient arrivés en état de
décomposition avancée. Ceux-là avaient été tout d’abord débarrassés
de leurs chairs, puis leurs squelettes nettoyés par ébullition. Un
septième individu était carbonisé, un huitième momifié. Pour
ceux-là, on n’avait pas touché aux restes. Les cinq derniers
étaient arrivés ici sous forme d’ossements et c’est tout.
— Ils sont tous ici, a déclaré
Corcoran en désignant le rayonnage sur lequel j’avais replacé la
boîte pendant qu’il s’était absenté. Mais je dois te laisser. Le
cadavre d’un petit enfant battu vient juste d’arriver, et c’est moi
qui ai écopé de l’autopsie.
— Pas de problème.
Corcoran m’a montré où était rangé
l’équipement nécessaire et, avant de partir, m’a écrit sur un
papier le numéro à appeler si j’avais besoin d’un agent
technique.
M’intéressant d’abord aux individus arrivés
là sous forme de squelette, j’ai établi le profil biologique de
chacun d’entre eux : âge, sexe, race et taille. Cette première
étape achevée, j’ai comparé mes résultats à ceux inscrits dans les
dossiers.
À une heure et quart, Corcoran est passé
voir si je voulais faire une pause pour le déjeuner. Devant des
sandwiches poulet-crudités d’aspect fort peu avenant – qui
n’avaient de poulet-crudités que le nom – et six gâteaux secs Oreo
arrosés de Coca light, nous avons parlé de Jurmain et de ce que je
comptais faire par rapport à ces accusations. J’ai dit que je
l’appellerais le lendemain en tout début de matinée, que peut-être
même je me pointerais chez lui à l’improviste, en l’appelant juste
avant d’arriver à Winnetka.
Corcoran m’a encore présenté ses excuses.
Comme avant, je l’ai assuré que ce n’était pas contre lui qu’était
dirigée mon ire.
Retour dans la salle de conservation sur
les coups de deux heures moins le quart.
À quatre heures, j’en avais fini avec les
squelettes. Une femme de type mongoloïde avait été classée
négroïde. Un homme blanc âgé s’était vu affubler d’un humérus droit
qui n’était autre que le fémur d’un très gros chien.
Aucun individu ne correspondait à
Lassie.
Sachant que j’aurais besoin de radios pour
le corps momifié et l’autre carbonisé, je suis passée aux
décomposés nettoyés de leurs chairs. Au troisième groupe
d’ossements, j’ai fait une trouvaille.
Dans la première moitié du XXe siècle, le
comté de Cook était l’un des principaux producteurs de calcaire et
de dolomite des États-Unis. La plus grosse partie du calcaire
extrait des carrières situées à l’ouest et au sud de Chicago, à
Elmhurst, Riverside, La Grange, Bellwood, McCook, Hodgkins ou
Thornton, empruntait le canal de l’Illinois et du Michigan puis,
plus tard, le Sanitary et le Ship Canal.
Bien que l’âge d’or des carrières soit
depuis longtemps révolu, le paysage porte toujours la trace de ces
excavations. Il ne s’agit pas de petits trous, mais bel et bien de
gouffres !
D’endroits parfaits pour se débarrasser
d’un corps.
Selon l’officier de police Cyril Powers, le
28 juillet 2005, un cadavre décomposé avait été repéré dans l’eau,
au fond de la carrière de Thornton, là où l’échangeur de
l’autoroute de Tri-State passe sur le pont juste au-dessus. Powers
avait contacté la Material Service Corporation, entreprise
propriétaire et exploitante du site, et avait réclamé des harpons
et l’envoi d’un fourgon de la morgue.
Ces restes avaient été enregistrés sous le
numéro 287JUL05, et leur analyse confiée à un médecin légiste de la
morgue du nom de Bandhura Jayamaran, qui avait estimé le temps
écoulé depuis la mort entre deux et trois semaines.
Le corps, dans un état de putréfaction
avancé, présentait de graves blessures au crâne. Manquaient
notamment tout le côté gauche du visage et la totalité de la
mâchoire inférieure. Le noyé ne possédait plus que trois dents
du haut : les prémolaires et la première molaire de droite.
Aucune d’entre elles ne révélait de restauration dentaire rare ou
caractéristique.
Dans l’impossibilité de relever les
empreintes digitales, Jayamaran avait ordonné de nettoyer le corps
et de conserver le squelette pour qu’une analyse anthropologique
soit effectuée ultérieurement.
Un mois plus tard, ce 287JUL05 avait été
examiné par une personne identifiée par ses seules initiales, ML,
qui avait déterminé qu’il s’agissait d’un individu de sexe
masculin, blanc, âgé d’environ trente-cinq ans et mesurant un mètre
soixante-seize, plus ou moins deux centimètres. L’âge avait été
estimé d’après l’état des symphyses pubiennes, ces petites surfaces
où les moitiés pelviennes se rejoignent vers l’avant, et la taille
calculée à partir de la longueur du fémur.
ML avait fait état d’un trauma aux
vertèbres, aux côtes et au crâne résultant de la chute, ainsi que
de fractures ante mortem aux radius et
cubitus distaux droits. ML ne s’était pas aventuré à avancer une
opinion sur la façon dont le décès était survenu.
Ces descriptifs avaient été enregistrés
dans la base de données des personnes disparues de la police de
Chicago, puis, la semaine suivante, dans celle du NCIC, le centre
national des informations criminelles du FBI. Sans résultat.
Le 4 septembre 2005, le cas 287JUL05 avait
été entreposé dans la salle de conservation du CCME. Il n’en avait
pas bougé depuis.
OK, ML, voyons voir ce que vous avez
fait !
J’ai commencé par rassembler les fragments
d’os crâniens pour recomposer le crâne éclaté. Cela étant fait,
j’ai aligné les os de l’arrière du crâne en position
anatomique.
Puis j’ai commencé à déterminer le sexe, en
examinant d’abord le crâne et ensuite le bassin.
L’os frontal droit s’était enflé jusqu’à
présenter une grande bordure arrondie au bas du front, juste
au-dessus de l’orbite. L’os occipital, lui, présentait un
emplacement d’attache musculaire très proéminent, pile au milieu de
l’arrière du crâne. La mastoïde de droite, c’est-à-dire le bout
d’os qui descend derrière l’ouverture de l’oreille, avait une
taille impressionnante.
Le pelvis, quand on l’articulait,
grossissait dans sa partie pubienne et formait un angle aigu en
dessous de l’endroit où les deux moitiés se rejoignaient à l’avant.
En revanche, latéralement, les deux parties s’incurvaient jusqu’à
former une entaille étroite et profonde, plus bas que la partie
plate de la hanche.
D’accord : le 287JUL05 était bien un
monsieur.
Je l’ai noté dans un carnet et suis passée
à l’ascendance.
Là, c’était plus difficile, puisqu’il ne
restait presque rien de l’architecture faciale et que le crâne
était trop endommagé pour que je puisse prendre des mesures qui
veuillent dire quelque chose. On voyait néanmoins que ce crâne,
pour ce qui était de sa forme, était dans la moyenne : pas
particulièrement long et étroit, pas non plus court et arrondi. Les
pommettes étaient situées très près du maxillaire supérieur, le
pont nasal était haut et l’ouverture du nez de taille
moyenne.
Là encore j’étais d’accord : le
287JUL05 était bien de race blanche.
Inscription dans mon calepin, avant de
passer à l’âge.
Sur l’innominé gauche – l’os de la hanche –
la face de la symphyse pubienne était très abîmée. Le côté droit,
en revanche, avait été moins détérioré et, malgré le mauvais état
de l’os, certains détails pouvaient sûrement être encore observés
au microscope. Je m’y suis donc employée.
Et là, j’ai ressenti comme un picotement à
l’arrière du cou.
Retour auprès du squelette pour y prendre
les quatrième et cinquième côtes et les examiner aussi sous
grossissement optique.
À leur extrémité sternale, là où elles se
raccordent à la cage thoracique, ces côtes se terminaient toutes
les deux par une indentation en creux au bord lisse et onduleux.
Nouveau petit picotement.
J’ai noté la chose et suis passée à l’étude
de la taille.
Ayant mis la main sur une planche
ostéométrique, j’ai mesuré le fémur, le tibia et le péroné droits.
J’en étais à lire sur mon ordinateur les résultats estimatifs
fournis par le logiciel Fordisc 3.0, quand Corcoran a passé la tête
par la porte.
— Dieu du ciel, tu es toujours là,
jeune fille ? !
— Il est possible que je l’aie
retrouvé.
— Tu rigoles !
Désignant le 287JUL05 de la tête, j’ai
dit :
— C’est quelqu’un portant les
initiales ML qui a pratiqué les analyses.
Corcoran a eu un air pensif avant de
secouer la tête.
— Ça ne me dit rien du tout. Pourtant,
je me rappelle très bien professionnellement de l’été 2005. Je
travaillais sur une affaire curieuse. J’en ai d’ailleurs tiré un
article pour le Journal of Medical
Science. Tu l’as lu ? – J’ai fait non de la tête. –
Attends, que je te le raconte. Une dame de soixante-huit ans, vue
pour la dernière fois lors d’un pique-nique en famille, le 4
juillet, et dont on reste ensuite sans nouvelles pendant deux
semaines. Sa fille finit par se rendre chez elle et la découvre par
terre dans le salon. Inutile de dire que la maman n’est pas au top
de sa forme.
» Je pratique l’autopsie et ne
remarque rien pouvant expliquer la mort. Je la déclare donc décédée
de mort inconnue. Et voilà qu’un flic m’apprend qu’un des
petits-fils a reconnu avoir abattu sa grand-mère parce qu’elle
refusait de lui donner de l’argent pour acheter sa dose, le petit
salopard. Je reste sceptique, parce que le corps ne présentait
aucun organe perforé, aucune entaille au niveau des os, pas la
moindre balle ni le moindre fragment. Pas davantage de traces
métalliques à la radio. Rien.
— Oh, oh, ai-je émis par politesse, ce
cas n’ayant pour moi aucun intérêt.
— Mais le vieux Sherlock qui est en
moi ne s’en laisse pas conter. Et devine quoi ? – J’ai pris
mon expression la plus fascinée. – La victime a dû bouger juste au
moment où le gamin tirait. Parce que j’ai effectivement repéré une
trace de balle le long des muscles de l’épine dorsale, exactement
parallèle. Aucun organe essentiel n’avait été touché. La victime
s’est probablement vidée de son sang, a conclu Corcoran d’un air
radieux.
— Génial.
J’ai respectueusement laissé passer une
demi-seconde avant d’ajouter :
— ML s’est gouré.
— Quoi ? Oh.
J’ai entraîné Corcoran vers le
microscope.
— Regarde-moi cette symphyse pubienne,
ai-je dit au-dessus de lui tandis qu’il réglait le point. La
surface de cet os se modifie tout au long de la vie adulte. L’une
de ces modifications se manifeste par la formation d’une bordure
sur le pourtour de l’os. Tu vois l’espace dans la partie
supérieure ?
— Côté ventre ?
— Oui.
— Je la vois.
— Chez les jeunes adultes, un espace
comme celui-ci, côté ventre, est normal puisque la bordure n’est
pas totalement formée. Au fil des ans, les bords du cercle se
rejoignent jusqu’à ce que cette bordure se retrouve sur tout le
pourtour, une fois le processus achevé. Après, la bordure commence
à se détériorer. Processus parfaitement normal, lui aussi.
— Autrement dit : d’abord
formation de la bordure, ensuite désintégration.
— Exactement. Les gens qui manquent
d’expérience confondent souvent ces deux étapes. En remarquant cet
espace, ML a cru qu’il s’agissait d’une fracture et a estimé l’âge
de l’individu à environ trente-cinq ans.
Corcoran a relevé les yeux vers moi.
— Or, ce type était bien plus proche
des vingt ans à l’heure de sa mort. Mais ce n’est pas la seule
erreur.
Corcoran a croisé les bras sur sa
poitrine.
— Pour déterminer la taille, ML a
employé un système qu’on n’utilise plus ; il n’a pas bien pris
les mesures des os et, surtout, il n’en a pas pris assez. Ensuite,
il a effectué les équations de régression en s’appuyant sur des
formules inadéquates et il a mal interprété les résultats de ces
équations par rapport aux statistiques. Tu veux que je te détaille
les erreurs une par une ?
— Non.
— La taille indiquée par ML est d’un
mètre soixante-dix, un mètre soixante-quatorze. Moi, je l’évalue
entre un mètre quatre-vingt-deux et un mètre
quatre-vingt-sept.
— Conclusion ?
— Le 28JUL05 était un homme de race
blanche, mesurant plus d’un mètre quatre-vingt-deux et âgé
d’environ vingt ans à l’heure de sa mort.
— Comme Lassie.
— Tu l’as dit. Est-ce que les marines
vous ont fait parvenir un dossier ante
mortem de Tot pour le cas où vous auriez un inconnu qui
corresponde à ses caractéristiques ?
Corcoran a haussé lentement les épaules et
les a laissées retomber.
— Je peux vérifier. S’ils l’ont fait,
nous devrions toujours l’avoir, puisque ça fait moins de cinq
ans.
Nous avons eu un temps d’arrêt, chacun
réfléchissant de son côté.
— Tu as une idée de la façon dont il
est mort ? a demandé Corcoran.
— Je n’ai rien vu d’évident.
— C’est incompréhensible. Thornton est
au sud-ouest de Chicago, alors que le camp des Grands Lacs est
pratiquement au Wisconsin. Si c’est bien le petit-fils de ton ami,
il a fait un sacré long trajet, volontairement ou pas. Tu m’as bien
dit que sa voiture avait été retrouvée au nord de la
ville ?
Une seconde pause. Je me suis représenté la
vieille Cukura Kundze, le regard avide de ses yeux chassieux
derrière ses lunettes démodées.
Tout au fond de moi, j’avais la certitude
que les restes de cette boîte étaient effectivement ceux de Laszlo
Tot. Je me suis soudain sentie épuisée.
Six heures moins dix à ma montre :
presque huit heures que j’étais là. Demain aussi, je ferais
l’impasse sur les gâteaux et les albums photos.
— Je peux revenir demain analyser les
traumas. Après ma visite chez Jurmain.
— Ça serait bien ! s’est exclamé
Corcoran.
Il a rougi.
J’ai deviné ce qu’il allait dire.
— Walczak ne me donnera pas un rond,
tu penses ? T’inquiète, ce sera pour la gloire.
Quand j’ai quitté le CCME, il neigeait et
la blancheur recouvrait la bouillasse congelée entassée dans les
caniveaux de la rue Harrison. Tout en roulant sur la voie
Eisenhower en direction de l’ouest, j’ai laissé mes pensées
vagabonder.
Où Laszlo Tot était-il donc allé dans les
dernières heures de sa vie ? Qu’avait-il fait ? Était-il
mort à cause d’une bêtise qu’il aurait commise ? D’une faute
d’inattention ? D’un désir cupide ? Quel jour avait eu
lieu ce match de base-ball auquel il n’avait pas assisté ? Un
vendredi soir, un samedi, un dimanche ? Où avait-il prévu de
dormir cette nuit-là ?
Une fois de plus, la vision de la vieille
Cukura Kundze s’est imposée à moi. Si j’avais pu d’une manière ou
d’une autre effacer sa peine, je n’aurais pas hésité à le faire. Et
si, d’un coup de baguette magique, j’avais pu métamorphoser le
287JUL05 en quelqu’un d’autre que le petit-fils de son amoureux, je
l’aurais fait dans l’instant.
Hélas, ce n’était pas en mon pouvoir. Ce
que je pouvais faire en revanche, c’était apporter des réponses aux
questions que se posait la famille. J’allais donc m’y atteler. Pour
que justice soit faite. Pour que Cukura Kundze retrouve la paix et
M. Tot aussi. Pour Lassie. Tout individu mérite d’être pris en
considération. Encore une fois cette référence au vieil
Horton.
Edward Allen Jurmain. Qui pouvait bien être
le saligaud qui avait déversé des horreurs sur mon compte dans
l’oreille de ce vieillard ? M’avait accusée d’incompétence, de
corruption. Et surtout pourquoi ?
Mes doigts se sont crispés sur le
volant.
Comment convaincre Jurmain de me révéler ce
qu’il savait sur son mystérieux informateur ? Valait-il mieux
lui parler au téléphone ou me pointer directement chez lui, à
Winnetka ? Mais me laisserait-on seulement arriver jusqu’à
lui ?
J’ai pensé à Peter et à sa fiancée de vingt
ans et quelques, avec sa poitrine plus qu’avantageuse. Leur projet
de mariage tenait-il toujours ? Qu’est-ce que j’en avais à
foutre ?
Katy. Ma fille n’aimait pas son travail au
bureau du procureur général du comté de Mecklenburg, je le savais.
Avait-elle donné sa démission ? Si oui, qu’allait-elle
faire ?
Ryan. Est-ce que son vol s’était bien
passé ? Est-ce qu’il me manquait ? Dimanche, je serais
rentrée chez moi à Charlotte. Est-ce que j’avais envie qu’il m’y
rejoigne ? Les choses redeviendraient-elles un jour comme
avant ? Est-ce que c’était possible ?
J’avais mal à la tête, la journée avait été
longue.
Je me suis représenté Vecamamma devant sa
vieille cuisinière Tappan. Aujourd’hui, ce serait agneau aux
carottes et au chou. Avait-elle mis à exécution son projet de
biscuits ?
J’ai souri, heureuse à l’idée de n’avoir
qu’à me mettre les pieds sous la table. Qui pouvait dire de quoi
seraient faits les prochains dîners, et s’il y en aurait encore
beaucoup ? Oui, j’étais heureuse : pour une fois, je ne
rentrais pas dans une maison vide.
Hé oui, m’sieur-dame. La famille, voilà ce
dont j’avais besoin. Et aussi de nourriture qui vous bouche les
artères : de pommes de terre en sauce, de pain et de beurre,
de glaces et de gâteau à la rhubarbe. De bavardages qui ne
prêtaient pas à conséquence. J’avais envie d’avoir l’esprit libre,
de ne pas me torturer à cause de qui que ce soit, Peter, Ryan, Katy
ou Jurmain. De prendre un peu de distance avec les anciens maris,
les anciens amants, les filles instables et les délateurs qui vous
poignardaient dans le dos.
Par-dessus tout, j’avais besoin de mettre
de la distance entre toute forme de mort violente et moi.