CHAPITRE 9

Appuyée contre le flanc d'un kiosque dans le passage souterrain qui va de la rue Gorki à la place Rouge, Katiouchka se détache encore dans la foule. Elle porte une jupe imprimée qui lui descend aux chevilles et un corsage blanc écru (serré à la taille, à la cosaque, par une ceinture de crin de cheval tressé) à travers lequel ses bouts de sein sont clairement visibles. Et presque tous ceux qui passent regardent. Stone, qui l'observe depuis un autre kiosque plus loin dans le tunnel, la voit jauger un client potentiel qui plante devant elle son corps massif et bombe la poitrine en lui donnant toutes les raisons (à part l'argent) pour lesquelles elle pourrait coucher avec lui. Elle écoute poliment, la tête inclinée de côté, puis dit « non merci » d'une façon qui ne laisse aucune possibilité de discuter. Le héros à la poitrine bombée fait la grimace, lâche un commentaire déprédateur sur la taille de ses seins et s'en va majestueusement.

Stone a gardé l'œil sur Katiouchka assez longtemps pour être sûr que personne d'autre n'en fait de même. Il s'engage dans le flot de Moscovites et dérive jusqu'à elle. Sans raison apparente, il sent les battements de son cœur se précipiter. Quand il est assez près pour voir ses yeux, ils s'écarquillent avec une joie non dissimulée.

— Tu n'as pas peur de la fin du monde ? demande Stone en désignant une affiche du kiosque, qui dit que les Américains ont assez de têtes nucléaires pour détruire plusieurs fois la population de la planète.

Katiouchka sourit chaleureusement, noue son bras à celui de Stone.

— Le monde finira, dit-elle gaiement, quand les gens qui le peuplent cesseront de faire l'amour. Où étais-tu ? Tu as disparu comme un nuage. J'ai levé la tête et tu n'étais plus là. Pour te dire la vérité, j'ai pensé que je ne te reverrais jamais. (D'une voix étonnamment timide, elle ajoute :) Je suis contente que tu sois revenu.

Stone se met à expliquer qu'il est revenu lui dire au revoir, mais avant qu'il ait pu choisir ses mots, elle déborde de nouvelles :

— Ilyador a parcouru de vieux annuaires téléphoniques dans le sous-sol de la poste et il a trouvé un numéro pour le Juif que tu cherches, Léon Davidov. J'ai appelé, mais Davidov a déménagé depuis plusieurs années.

— Alors c'est fini de ce côté, commente Stone.

— Pas tout à fait, dit Katiouchka. L'homme qui a répondu au téléphone m'a donné le nom d'un vieux Juif qui pourrait savoir où est Davidov.

— Lui as-tu parlé, à lui aussi ?

— J'ai essayé, explique Katiouchka, mais dès qu'il a vu ce que je voulais, il s'est fermé comme une huître. Il a refusé tout contact avec moi. En fait, il a été très insultant. Il m'a accusée d'être malpropre. Je prends au moins deux bains par semaine !

— Viens, dit Stone. Voyons ce que je peux tirer de lui.

 

 

Ils coupent à travers une arrière-cour non loin de l'hôtel Rossiya et débouchent sur la rue Arkhipova juste au bas de la seule synagogue en activité de Moscou. Dans l'entrée, deux vieux Juifs en chapeaux noirs se chamaillent poliment. Ils cessent de parler comme Stone et la fille entrent, contemplent les seins de Katiouchka, puis se regardent avec de grands yeux et haussent les épaules. 

— C'est lui, chuchote Katiouchka en désignant un vieux Juif qui récite des prières à l'arrière de la synagogue presque vide.

Il porte un costume noir qui a vu des jours meilleurs, une kippa noire sur sa tête chauve et un taleth noué sur son front. Stone place son mouchoir sur sa propre tête en guise de kippa et se glisse auprès du vieillard, qui parle, les yeux mi-clos, à Dieu. De nouveau, Stone éprouve la douce nostalgie des choses qu'il se rappelle à peine. Son propre père, et le père de son père, auraient pu s'asseoir sur ce même banc exactement pour parler avec ce même Dieu qu'ils rendaient responsable de tout, et qu'ils continuaient d'honorer.

Lentement, le vieillard se tourne vers Stone, le jauge, n'essaie pas de dissimuler qu'il n'est pas excessivement impressionné par ce qu'il voit.

Stone lui adresse la parole en yiddish.

— Excusez-moi de vous interrompre, dit-il. Je cherche quelqu'un et on m'a dit que vous pouviez m'aider à le trouver.

— Vous cherchez quelqu'un, répète le vieillard avec agressivité, et on vous a dit que je pouvais vous aider à le trouver. Peut-être que oui, peut-être que non. Il a peut-être un nom, l'homme que vous cherchez ?

— J'essaie de trouver Léon Davidov.

Le vieillard examine Stone un long instant, puis siffle tout bas, probablement pour que Dieu n'entende pas :

— Va te faire assassiner !

Un air innocent sur le visage, il se détourne pour reprendre sa conversation avec Dieu.

— C'est très important, insiste Stone. (Trois rangées plus loin, un homme mûr se retourne et jette à l'intrus un regard furieux.) Je ne veux pas lui faire de mal. Je veux seulement lui parler.

Le vieux Juif regarde Stone du coin de son œil injecté de sang.

— Le pourquoi, voilà ce que tu n'as pas expliqué.

Stone jauge son homme en une fraction de seconde.

— Je veux lui dire ce qu'il est advenu de son fils.

Le vieillard marmonne plusieurs fois le mot « fils », se met à trembler. Des larmes emplissent ses yeux.

— Davidov, c'est moi, murmure-t-il. Et alors, où est le bon à rien ? Et alors, quels ennuis a-t-il pour admettre qu'il a un père, après toutes ces années ?

La douleur du vieillard émeut Stone, et il tend malaisément la main pour lui toucher le coude. Davidov s'écarte, contracté, regardant la main qui l'a presque touché comme si elle allait le contaminer.

— Si tu as des choses à me dire, dis-les et laisse-moi un semblant de paix, fait-il.

— J'ai des choses à vous dire. Et j'ai des choses à vous demander.

Davidov secoue la tête d'un air buté.

— Rien du tout, voilà ce que je te dirai, chuchote-t-il d'un ton dramatique. Les gens comme toi, je ne leur parle pas. (Il se penche vers Stone, les yeux luisants, son souffle aigre sortant en petites bouffées nerveuses ; il a l'air d'un oiseau décharné sur le point de becqueter un ver.) J'étais un stalinien loyal quand tu tétais encore un sein. Je travaillais au ministère de la Défense. Une fois Staline est passé à portée de ma main. J'aurais pu tendre le bras et le toucher, tellement il était près, voilà. C'est la mode de ne plus parler comme ça à présent, mais les vieux vêtements, voilà ce que je trouve confortable à porter. Alors tu veux me donner des nouvelles, fiston, eh bien, raconte. Moi je suis blanc comme neige !

— C'est comme parler à un mur, dit Stone à Katiouchka dans le hall.

— Je te l'avais dit.

— Il est à moitié fou. Il proclame qu'il est un vieux stalinien et qu'il n'a rien à craindre. (Soudain Stone et Katiouchka s'arrêtent net et se regardent.) Pourquoi pas ? demande Stone.

— C'est une idée dingue, dit Katiouchka, mais qu'as-tu à perdre ?

— Tu crois qu'il le fera ?

— Si c'est moi qui demande, lui dit Katiouchka, il le fera.

 

 

Staline-du-matin lisse sa moustache du bout de son index.

— J'ai appris le geste en observant l'article authentique, déclare-t-il fièrement. J'étais absolument parfait. Une fois j'ai joué pendant un après-midi avec Svetlana, et elle ne s'est pas doutée que je n'étais pas le vrai bonhomme.

— Peut-être qu'elle s'en est doutée, dit Stone, et qu'elle était contente du changement.

— Pas drôle, fait sèchement Staline-du-matin. Pas drôle du tout.

— Ne soyez pas nerveux, dit Stone d'une voix apaisante. C'est un vieillard. Rien ne peut aller de travers. (Stone fait signe qu'on fasse silence, puis frappe doucement à la porte.)

Après un instant, on entend Davidov derrière la porte fermée.

— Et alors, qui est-ce qui frappe ?

— Léon Issaïevitch Davidov ? demande Staline-du-matin. (Sa voix est profonde et emplie de sa propre importance.)

La porte s'ouvre autant que le permet la chaîne de sûreté. Un œil mouillé contemple le palier mal éclairé. L'œil s'écarquille. On entend un lointain bruit d'étranglement, un demi-sanglot de stupeur. Le vieillard se débat avec le verrou, ouvre la porte, titube et s'appuie au mur en scrutant Staline-du-matin.

— C'est Malechamovitz… c'est l'ange de la mort, chuchote-t-il en reculant devant ses visiteurs ; il se laisse tomber, pris de faiblesse, sur un lit défait dans le coin de la petite pièce obscure.

— Pas d'affolement, enjoint Staline-du-matin à Davidov, de sa voix puissante. Vous n'êtes sur aucune de mes listes. J'ai besoin de votre aide. J'ai besoin de renseignements.

— Mort, vous êtes mort, vagit Davidov, mais Staline-du-matin le fait taire d'un geste, marche jusqu'à lui.

— Touchez, commande-t-il.

Le vieillard fait ce qu'on lui dit. Il tend des doigts tremblants et effleure le dos du poignet de Staline-du-matin. La peau est lissée par la vieillesse et joue facilement sur les os.

— Vous voulez savoir quoi ? fait Davidov d'une voix faible. Vous n'avez qu'à demander.

Stone s'avance derrière Staline-du-matin.

— Pendant la guerre, ton fils Oleg a pris une autre identité ?

— J'avais un ami dans l'armée nommé Koulakov, explique le vieillard en s'adressant à Staline-du-matin. Il est mort en héros. Oleg a payé quelqu'un au bureau d'état civil pour le ficher à la lettre K. (Davidov commence à jouir de l'expérience qu'il fait, de parler à Staline. Ses yeux brillent.) Il entrait à l'académie militaire. Il s'est dit qu'il avait de meilleures chances avec un nom comme Koulakov plutôt que Davidov, si vous me permettez de le dire. (Le vieillard contemple le visage de Staline-du-matin.) Par le plus grand des hasards, vous ne vous souvenez pas de moi ? Dans le hall du ministère de la Défense, une fois, vous êtes passé près de moi. C'était pendant la Grande Guerre patriotique. 1944. 45 au maximum. Je mettais des ampoules neuves sur de vieilles douilles. Vous êtes passé si près que j'aurais pu vous toucher.

Staline-du-matin jette un regard gêné à Stone en quête d'une indication ; Stone hoche la tête et Staline-du-matin se retourne avec amabilité vers Davidov.

— Maintenant que vous m'en parlez… les ampoules électriques me disent quelque chose…

— Une combinaison de travail grise, je portais, dit le vieil homme avec enthousiasme.

— Une combinaison grise, bien sûr, dit Staline-du-matin.

— Où est Oleg ? demande soudain Davidov.

De nouveau Staline-du-matin regarde Stone.

— Oleg est en Amérique, dit Stone.

— En mission ? demande le vieillard.

Staline-du-matin toussote et se racle la gorge, et puis confirme qu'Oleg est, oui, en mission, une importante mission pour le Politburo.

Davidov saute bruyamment à bas du lit.

— Ah, je le savais au plus profond de mon cœur, dit-il à Staline-du-matin. Quand ce brigand manchot de Volkov est sorti de la pièce derrière Oleg…

Stone écarte Staline-du-matin, empoigne le vieillard par les revers.

— Redites ça, fait-il doucement.

Davidov dévisage Stone pour la première fois.

— Je te connais… tu es le Juif qui a un mouchoir au lieu d'une kippa. Est-ce l'un des nôtres ? demande-t-il à Staline-du-matin.

Stone soulève Davidov du sol et le secoue gentiment.

— Redites ce que vous avez dit, commande-t-il.

Très impressionné, le vieillard caquette faiblement.

— J'ai su qu'Oleg partait en mission quand j'ai vu ce brigand à un bras, Volkov, sortir de la pièce derrière lui. Volkov est une grosse légume dans les Renseignements militaires. Il n'y a pas beaucoup de gens qui le sachent. Mais je le sais. Je nettoyais ses toilettes, il y a quinze ans.

Stone relâche son étreinte et Davidov se laisse retomber sur le lit.

— C'est ce que je pensais avoir entendu, dit Stone sans s'adresser à personne en particulier.

Staline-du-matin claque des doigts avec excitation.

— Bien sûr, dit-il à Stone. Maintenant je me rappelle. Volkov. Ah, Volkov était le vrai nom du type qui a fait les enquêtes pour Vychinski dans les années 30. Quel nom utilisait-il ?

Stone sourit largement.

— Gamov. Son nom, c'était Gamov.

— Gamov, oui, dit Staline-du-matin. Le vrai nom de Gamov était Volkov. Je savais que je finirais par le trouver.

— Moi aussi, fait Stone avec exaltation, je savais que je finirais par le trouver.

 

 

— Alors vous partez, dit Staline-du-matin d'un ton morose. Je vais vous l'avouer franchement. Je regrette de vous voir partir. Vous êtes un type intéressant. Vous m'avez fait… oublier… pendant quelques jours… Katiouchka aussi, ajoute-t-il, regrettera de vous voir partir.

Ils dépassent le zoo et rentrent dans l'immeuble de Katiouchka. Le gardien de nuit qui mange du fromage sur une page de la Pravda étalée sur le comptoir salue Staline-du-matin – un peu raidement, semble-t-il à Stone. Il appelle l'ascenseur. 

— Je regrette de partir, dit-il à Staline-du-matin comme l'ascenseur arrive. (Il s'entend le dire, et il sent à quel point c'est profondément vrai ; tout au fond de lui-même il regrette beaucoup de partir.)

Staline-du-matin reste silencieux un moment, perdu dans ses pensées. Puis il soupire et secoue la tête. Les portes de l'ascenseur s'ouvrent et ils longent le couloir peu éclairé en direction de l'appartement. 

— Le monde a changé de mon vivant, dit Staline-du-matin. Quand j'étais enfant, j'ai travaillé pour un dentiste. Je pédalais pour actionner sa roulette. Les patients me donnaient des pourboires afin que je pédale aussi vite que je pouvais, pour que la roulette tourne rapidement. À présent… (Il insère sa clé dans la serrure ; la porte s'ouvre avec un déclic.) À présent…

Staline-du-matin n'achève pas sa pensée. Comme il franchit le seuil, des bras puissants le saisissent des deux cotés et le plaquent au mur. Stone, les nerfs à vif, pivote et échappe aux bras qui veulent l'atteindre – mais c'est pour trouver deux malabars qui bloquent le couloir derrière lui. À présent Stone aussi est plaqué au mur et fouillé. Un des hommes pousse un cri d'excitation en palpant les passeports et l'argent dans la doublure de veste de Stone. Celui-ci est poussé, en même temps que Staline-du-matin, à travers l'entrée et dans la chambre de Katiouchka. Katiouchka est debout près de la fenêtre, ses poignets minces menottés devant elle, un léger sourire ironique aux lèvres. Le corps brisé et sans vie d'un chat gît dans un coin, et Stone doit le contempler un long instant avant de se rendre compte que c'est Thermidor.

Ilyador, sans menottes, est assis sur un coussin et geint hystériquement.

— Il fallait que je le fasse, explique-t-il à Katiouchka d'une voix suppliante. Ils ont menacé de m'envoyer dans un de ces asiles. (Entre les mots, il aspire convulsivement.) Ils ont dit… que j'étais schizophrène… que j'avais deux personnalités… que j'étais un travesti… Pour l'amour de Dieu… J'ai été forcé de le faire… j'ai été forcé de le faire…

Au loin, dans un monde plus sain d'esprit, résonne le braiment d'un zèbre en rut.

 

 

Ils se relaient auprès de Stone, deux par deux, posant patiemment des questions tandis qu'il est assis sur une chaise de bois à dossier droit, les poignets menottés dans le dos, un projecteur braqué sur sa figure, avec les voix qui arrivent des ténèbres impénétrables alentour.

— Quel est votre vrai nom ?

— Quelle est votre nationalité ?

— Quelle est votre organisation ?

— Convenez seulement que vous êtes un courrier de Grani et nous couperons la lumière et vous laisserons dormir.

— Votre nom ?

— Votre nationalité ?

— Votre organisation ?

Stone lutte désespérément pour ne pas perdre certains fils. Il a été arrêté par le KGB, il est au moins sûr de ça ; il a reconnu la prison Lubianka, quartier général du KGB, comme la voiture où ils ont tous trois été fourrés franchissait les portes. Ses interrogateurs ont compris qu’il est étranger ; Stone a aperçu ses passeports bidon et son argent empilés sur le bureau juste avant qu’on braque le projecteur sur sa figure. D’après les questions qu’on lui lance, il comprend qu’ils sont persuadés qu’il est le courrier de Grani qui a disparu dix jours auparavant de l’hôtel Rossiya, laissant derrière lui un unique exemplaire de Grani dans la doublure de sa valise. Ce qui veut dire qu’ils ne savent pas qu’il est américain. Stone entend bien que ça continue.

— Je vous l’ai dit mille fois, dit-il d’une voix fatiguée (sa tête tourbillonne d’épuisement et il doit lutter pour construire des phrases cohérentes). Mon nom est… (Il leur donne l’identité d’un ingénieur dans une lointaine ville de Géorgie, dans l’idée qu’il va leur falloir au moins un jour pour retrouver l’homme qui porte réellement ce nom. Gagne du temps, se répète continuellement Stone. La seule chose qui compte maintenant est de gagner du temps.)

Un des interrogateurs, un homme jeune à en juger par le son de sa voix, rit vicieusement, et l’autre se place derrière Stone et chuchote à son oreille.

— Si vous ne coopérez pas, ça ira mal pour vous. Nous savons que vous travaillez pour les groupes d’émigrés antisoviétiques. Nous savons que vous recherchiez les proches du transfuge Koulakov pour écrire un article sur les souffrances qui leur sont infligées.

— On vous inculpera du meurtre du jeune Gregori, ricane le plus jeune.

— Sauvez votre peau, fait celui qui est derrière, d’un ton cajoleur.

— Quel est votre nom ?

— Quelle est votre nationalité ?

— Quelle est votre organisation mère ?

Quelque part dans l’immeuble, une femme hurle ; Stone se convainc que c’est Katiouchka, et il force sur ses menottes jusqu’à ce qu’elles coupent la chair de ses poignets.

— Vous faites erreur, dit-il faiblement. Vous faites une terrible erreur.

— Il n’y a pas d’espoir pour vous, chuchote l’homme qui est derrière Stone. Pensez à vous. Quel est votre nom ? Donnez-nous seulement votre vrai nom et on vous autorisera à dormir.

 

 

Hébété, sa tête pendant sur sa poitrine, Stone est à moitié traîné le long d’un couloir sans fin, en bas d’un escalier étroit qui descend sur les arrières des locaux, et jusqu’à un fourgon qui attend. Katiouchka et Staline-du-matin sont déjà à l’intérieur. Ils tendent les mains et l’aident à monter. La porte de métal claque, est verrouillée de l’extérieur, et le fourgon démarre avec une secousse.

— Est-ce que ça va ? demande Stone à Katiouchka. J’ai cru t’entendre hurler.

— Ils ne nous ont pas interrogés, explique-t-elle. Ils ont dit que nous serions inculpés d’avoir donné asile à un agent envoyé par un des groupes d’exilés antisoviétiques. Ils ont dit qu’ils reviendraient s’occuper de nous quand ils en auraient fini avec toi. Puis d’autres sont arrivés et nous ont fait filer à toute vitesse dans l’escalier et jusqu’au fourgon. Puis tu es arrivé. Où nous emmènent-ils ?

À sa voix, Stone se rend compte qu’elle est très effrayée, bien qu’elle essaie de toutes ses forces de ne pas le montrer.

— Il y a combien de temps qu’ils nous ont arrêtés ? demande-t-il.

— Quarante heures, lui dit Staline-du-matin. Ils nous ont donné deux repas – un petit déjeuner, un déjeuner. (Il fait la grimace.) Mon visage les rendait très nerveux. Vous auriez dû voir les têtes se retourner sur mon passage, dans le hall. Est-ce que je ne les ai pas rendus nerveux, Katiouchka ?

— Ils ont cru que tu étais un fantôme venu les hanter, approuve Katiouchka. (Et à Stone, elle dit avec douceur :) Es-tu réellement un agent antisoviétique ?

Il n’y a pas de réponse. La tête pendant sur sa poitrine, Stone a sombré dans un sommeil profond.

 

 

Stone revient lentement à la surface. La première chose qu’il voit lorsqu’il réussit enfin à ouvrir un œil, ce sont les pattes d’épaule du jeune officier de l’armée qui est debout à côté du lit. Le lit ! Stone se redresse d’un coup, cligne plusieurs fois des yeux, jette un regard alentour. La petite pièce est propre comme un sou neuf. La couche où il est étendu est de style militaire, avec des couvertures kaki et une cantine à côté qui sert de table de nuit.

— Vous pouvez vous raser si vous le désirez, dit l’officier de l’armée. Vous trouverez un rasoir électrique dans la salle de bains. Après quoi vous êtes invité à prendre le petit déjeuner avec l’officier responsable.

Le jeune officier regarde d’un air détaché Stone qui se lève et trotte pieds nus jusqu’à la fenêtre. Il n’y a pas de barreaux. Stone observe le complexe de bâtiments, qui est baigné de soleil. Il y a plusieurs petites constructions en bois. De la fumée monte des cheminées. Au centre du complexe se trouve une bâtisse à un étage en ciment avec une forêt d’antennes sur le toit. On distingue deux ou trois soldats qui circulent dans le complexe. Stone, intrigué, se retourne vers le jeune officier.

— Où sont les autres ? Où sont Katiouchka et Staline-du-matin ?

Mais l’officier se contente de répéter :

— Vous êtes invité à prendre le petit déjeuner avec l’officier responsable.

Stone prend une douche et se rase, trouve ses vêtements (nettoyés et repassés) sur un cintre dans la penderie et s’habille. Le jeune officier fait un signe de tête et mène Stone hors du bâtiment et à travers le complexe, en direction du bâtiment en ciment à un étage qui a des antennes sur le toit. À l’intérieur, l’officier indique l’escalier.

— À l’étage, première porte à droite.

Stone hésite devant la porte, se demande s’il n’a pas d’autres possibilités, décide qu’il n’en a pas et entre sans frapper. L’officier qui prend son petit déjeuner à une petite table devant la fenêtre se retourne, se lève poliment, fait signe à Stone, avec son unique bras, de prendre place en face de lui.

L’officier à un bras, qui porte un uniforme de général, l’Ordre de Staline clairement visible sur la vareuse, sert une tasse de café à Stone.

— Ainsi vous êtes le fameux Stone dont nous avons tellement entendu parler. Du sucre ? De la crème ?

Il pousse les deux tasses à travers la table et Stone remarque ses doigts, longs, minces, gracieux, des doigts de femme sur une main d’homme.

Stone réfléchit précipitamment, tâchant de comprendre comment l’officier à un bras a appris qui il est.

— Mon nom est… (De nouveau il donne l’identité russe qu’il a donnée au KGB.)

L’officier à un bras lui adresse un sourire.

— Il est un peu tard pour nous mettre à jouer à des petits jeux, dit-il. Nous vous avons identifié grâce à l’empreinte de votre pouce gauche, comme étant le Stone, prénom inconnu, qui est à la tête d’un petit groupe travaillant exclusivement pour le président de l’Interarmes et doté du nom relativement innocent quoique poétique de Topologie. Curieux choix, ce nom : Topologie – l’étude des surfaces ! Au vrai, nous avons suivi votre carrière avec intérêt depuis le jour où vous avez conçu ce très original gambit, au début des années 60, consistant à nous observer pour voir si nous mobilisions en vue d’une guerre. C’est vers ce temps-là que nous avons fait l’achat d’une enveloppe portant l’empreinte de votre pouce – vous me pardonnerez si je ne vous donne pas l’identité du vendeur – pour la coquette somme, d’après mes souvenirs, de trois mille dollars américains. Jusqu’à hier, nous ne savions pas du tout à quoi vous ressembliez. Il vous intéressera de savoir que votre grande idée d’observer chez nous des signes de mobilisation n’a pas tout à fait marché comme vous le pensiez. Au lieu de nous demander : « Qu’est-ce que les Américains ont mis en place qui causerait notre mobilisation si nous le savions », nous nous sommes posé, de manière un peu plus intelligente, la question : « Pourquoi les Américains veulent-ils que nous croyions qu’ils nous observent en cherchant des signes de mobilisation ? » La réponse était relativement facile une fois qu’on avait posé la bonne question. Vous vouliez que nous croyions que vous mettiez en place des systèmes d’armement que vous ne mettiez pas en place. Pour faire face à des systèmes d’armement dont vous croyiez que nous les avions déjà mis en place. Et vous croyiez que nous les avions mis en place parce que nous voulions vous faire croire que c’était le cas. Eh bien (Le général se sert de sa main valide pour balayer le passé) de l’eau a coulé sous les ponts, depuis lors. Avez-vous la même expression en anglais ? De l’eau sous les ponts.

La question paraît innocente, mais Stone comprend que le général est en train de lui demander s’il est prêt à cesser de prétendre qu’il est russe. Et Stone est prêt ; quelque chose, il ne sait pas quoi, se trame. Il a été arrêté par le KGB, mais se retrouve à présent en train de prendre tranquillement son petit déjeuner en face de nul autre que le camarade Volkov, le chef des Renseignements militaires, qui se trouve comme par hasard être l’officier de service Gamov qui a envoyé Koulakov en direction de l’Amérique.

— Oui, dit simplement Stone, en conséquence. Oui, général Volkov, nous avons la même expression en anglais.

— Ah, soupire Volkov, voilà ce que j’appelle progresser. Bravo, monsieur Stone. Oui, vraiment, bravo. Je suppose que vous avez reconstitué le puzzle Gamov-Volkov après avoir parlé au vieillard Davidov. Celui que vous appelez Staline-du-matin nous a tout dit là-dessus pendant que vous dormiez. C’est curieux, n’est-ce pas, comme on prépare une opération dans ses moindres détails, et puis quelque chose d’imprévu vous flanque par terre.

— Combien de temps avez-vous travaillé l’opération Koulakov ? demande Stone sur le ton de la conversation.

À présent c’est au tour de Volkov de sourire devant l’innocence de la question.

— Nous avons conçu l’idée générale de la chose il y a environ deux ans. Ça nous a pris un moment pour trouver l’homme adéquat, et puis pour mettre en place les diverses équipes qui s’occuperaient de sa fille, de son fils et de sa femme. De professionnel à professionnel, toute l’opération a été incroyablement compliquée. La chose a failli capoter quand le procureur militaire, de sa propre initiative, a décidé de faire passer Koulakov au détecteur de mensonge. S’il avait passé le test avec succès, toute l’affaire aurait été mise au panier. Heureusement pour nous, Koulakov mentait au sujet de son père, quoique ce ne fût pas le mensonge dont nous l’accusions. Mais peu importe. Un mensonge en valait un autre.

— C’était une opération spectaculaire, approuve Stone.

Volkov sourit à ces souvenirs.

— Nous avons même fait arrêter la camionnette de linge sale, à Athènes, en sachant que le transfuge n’était pas dedans. Nous calculions que vous seriez impressionnés par nos efforts pour récupérer la valise diplomatique.

— La défection de Koulakov, dit Stone, est probablement une des grandes opérations de renseignement de notre temps.

Volkov accepte le compliment de bon gré.

— Ce n’était pas une opération de renseignement, dit-il d’un ton mesuré. C’était une opération des renseignements militaires. 

— Pardon, dit Stone. Opération des renseignements militaires. (Et soudain il commence à y voir un peu plus clair.) Bien sûr. Une opération des renseignements militaires. Dans laquelle vos homologues civils, le KGB, n’ont joué aucun rôle.

— Nos homologues civils ne savent pas, même à présent, que Koulakov était une opération.

Stone, frémissant jusqu’au bout des doigts, a une demi-longueur d’avance sur Volkov.

— Et à présent vous allez enfreindre toutes les règles et me dire pourquoi vous avez organisé la défection de Koulakov.

Volkov hoche la tête.

— Vous êtes très rapide, monsieur Stone. Je vais vous dire pourquoi parce que c’est seulement si je vous le dis que l’opération a encore une chance de réussir.

Et Volkov, parlant à demi-voix, chassant de temps en temps des pellicules sur ses épaulettes, dit à Stone ce que les militaires espéraient gagner par la défection du courrier diplomatique Koulakov.

Stone reste silencieux un long moment après que le général a terminé. Finalement, il secoue la tête avec admiration.

— C’est vraiment incroyable. Tous ces efforts pour nous faire avaler le contenu d’un seul petit bout de papier. Et la seule erreur que vous avez commise a été de jouer vous-même le rôle de l’officier de service.

Volkov fait la moue.

— J’étais curieux de voir le visage de l’homme dont j’avais manipulé la vie…

Stone se rappelle sa propre envie de voir le visage du diplomate russe à Paris.

— Gâché, corrige-t-il à l’adresse de Volkov.

— Gâché. (Volkov admet la correction.)

— Et le père juif de Koulakov, dont vous ignoriez l’existence, s’est trouvé travailler comme concierge dans le bâtiment du ministère et vous a vu sortir derrière lui, dit Stone.

— Il m’a vu sortir, et il savait qui j’étais, approuve Volkov. Et il vous l’a dit. Et c’est pourquoi nous prenons ce petit déjeuner ce matin.

Stone regarde par la fenêtre ; on relève les gardes postés en divers points le long de la clôture électrifiée qui entoure le complexe.

— Qu’est-ce que vous imaginez que je vais faire, à présent ? demande-t-il à Volkov.

— En supposant que vous puissiez quitter le pays et rentrer à Washington, dit le général, que feriez-vous, normalement ?

— Je ferais mon rapport directement à mon chef, le président de l’Interarmes. Je lui dirais que Koulakov était une opération de renseignement – je veux dire, des Renseignements militaires. Et il sonnerait l’alerte. (Et Stone ajoute gentiment :) Nous avons la même expression en anglais – sonner l’alerte.

Du bout de ses longs doigts délicats, Volkov tambourine sur le flanc d’un verre.

— Je suis en train d’arranger votre retour à Washington, sous condition que vous ferez précisément ce que vous avez dit que vous feriez – un rapport direct à l’Amiral qui préside l’Interarmes. Personne d’autre. Rien que lui. Et laissez-le décider de ce qu’il faut faire des renseignements que vous lui donnez.

Stone tâtonne encore, indécis.

— Et si j’écris la nouvelle dans le ciel ? (De l’index, il trace un message dans les airs.) Koulakov-est-bidon.

— Nous sauverons ce que nous pourrons, dit Volkov d’un ton égal. Nous affirmerons que c’est une opération de Topologie destinée à provoquer un affrontement. Bien sûr, la fille sera morte… vous comprenez ça, sûrement. Après tout, nous travaillons dans la même branche…

— Nous sommes peut-être dans la même branche, général, déclare Stone avec une passion soudaine, mais nous sommes encore de différents côtés de la barrière.

Volkov jette un coup d’œil à sa montre qu’il porte à l’intérieur du poignet, puis regarde Stone avec un dédain non dissimulé.

— À ce que je comprends, nos deux camps se ressemblent plus ou moins.

— Oh, non, général, ils ne se ressemblent pas. De mon côté, on ne ferait jamais à quelqu’un ce que vous avez fait à Koulakov – gâcher ainsi la vie d’un homme, gâcher la vie des gens qui l’entourent. Voilà la différence de base entre nos systèmes. De mon côté, il y a des limites. Vous les avez franchies. Nous ne le ferions pas.

— Vous êtes complètement dans l’erreur, monsieur Stone, dit Volkov. Il n’y a pas de limites. Pendant la Grande Guerre patriotique, j’ai passé quatorze mois dans un camp de concentration allemand. Une fois nous nous sommes enfermés dans nos baraquements. Les gardes nous ont coupé les vivres pour nous prendre par la faim. Au bout d’un moment, ils se sont impatientés et ont envoyé des chiens. Nous les avons mangés et nous avons jeté les os dehors. Et puis nous nous sommes mangés les uns les autres. (La lèvre supérieure de Volkov esquisse un rictus.) Nous continuons de nous manger les uns les autres.

 

 

— Alors tu as ce que tu étais venu chercher, dit Katiouchka. Et maintenant tu rentres chez toi… où que ce soit.

Ils parlent doucement, le soleil de midi jouant sur leur tête, au milieu du complexe. Stone voit le général qui les regarde de la fenêtre de l’étage. Devant la porte principale du complexe, une limousine noire et une Jeep de l’armée attendent, moteur au ralenti. Le jeune officier qui a réveillé Stone ce matin se tient près de la limousine, regardant avec impatience dans la direction de Stone.

— Il faut que je parte maintenant, dit Stone.

— Est-ce que ça ira pour nous… moi, Staline-du-matin ? Est-ce que… on s’occupera de nous ?

Stone regarde Katiouchka dans les yeux.

— On s’occupera de vous. Il n’y a rien à craindre.

Katiouchka lui rend son regard avec ses yeux immenses, et, dans la bouche, le goût de ce qui n’a pas été dit. Puis elle se met en marche avec lui vers la limousine. À la porte, elle pose la main sur le bras de Stone.

— J’aurai de tes nouvelles en ouvrant un livre au hasard. (Ils demeurent immobiles, silencieux, pendant un long, un très long instant.) C’est la tradition, explique-t-elle, d’attendre paisiblement sur le seuil de son foyer avant de partir en voyage.

Stone hoche la tête et se détourne, et puis se retourne pour la regarder une dernière fois. Et il l’entend qui parle très doucement, ses lèvres remuant à peine.

— Tu es venu dans nos vies aussi fortuitement qu’une goutte de pluie. Tout bien considéré, je suis très contente de toi.