INTRODUCTION

 

 

Qu’est-ce qui a changé, entre l’entrée dans le XXe siècle et l’entrée dans le XXIe siècle ? L’enthousiasme fidéiste dans le progrès s’est évaporé. 1904-1905 : on croyait au progrès – continuant un fétichisme déjà bien installé -, on lui chantait des hymnes, on lui tressait des louanges, tout avenir paraissait, du fait de ce progrès, radieux. Que cet avenir fût industriel, scientifique, technique, humain, politique, artistique, un même leitmotiv occupait toute la place : l’avenir ne pouvait qu’être meilleur que le passé ! La longue guerre 1914-1989(1), qui ne pouvait s’achever qu’avec la défaite du dernier des trois monstres, le communisme, après le fascisme et le nazisme, était alors encore devant une Europe que l’ivresse du progrès aveuglait quant à ce sinistre avenir.

Telle une pieuvre, le progressisme depuis a investi tous les domaines de l’activité humaine : il y eut un cinéma, un théâtre, etc… progressistes, et même l’Eglise se mit en tête sinon d’être progressiste à son tour, du moins de s’adapter au progressisme qui était devenu la loi du temps, la loi du temps présent. En notre commencement de XXIe siècle, cet enthousiasme a disparu. Loin de s’énoncer comme la radieuse évidence de jadis, qui rassemblait dans la même croyance Victor Hugo (thuriféraire immodéré du progrès) et Aragon, Jules Ferry et Karl Marx, le concept de progrès aujourd’hui ne se prononce plus que dans une ambiance crépusculaire. Il semblerait que l’on soit murmurants dans une chambre funéraire, ne sachant si l’on doit admirer ou détester le défunt, à chaque fois que nous avons à réfléchir sur lui. Le progrès est, la plupart du temps, subi comme une fatalité (dans le cas des effets économiques et écologiques du progrès technique), parfois (dans le cas des progrès médicaux) accepté mais sans que soit omise son ambiguïté, sans plus jamais susciter d’enthousiasme collectif, – plus personne ne croit au progrès, même si la plupart des hommes l’acceptent avec un fatalisme désabusé. Fatalité : « c’est le progrès » ; s’exclame-t-on, dégrisé ! Le procès du progrès est instruit : Herbert Marcuse, Hans Jonas, Peter Kemp et Pierre-André Taguieff, philosophes dont il sera question à plusieurs reprises au long notre propos, en figurent les procureurs les plus aiguisés.

Il y a cent ans d’ici, on aurait traité cette question du progrès avec enthousiasme. Jean Grenier a même pu s’exclamer, d’un très beau mot « le XIXe siècle est donc une vaste conspiration en faveur de l’idée de progrès »(2). La convergence des progrès dessinait – illusoirement, la suite de l’histoire allait le montrer – la figure d’un progrès (le Progrès envisagé comme substance, hyspostasié en substance métaphysique majusculé alors même qu’on s’affichait farouchement matérialiste) émancipateur. Effet du progrès, un avenir lumineux semblait ouvert à toute l’humanité. Le progrès était la clef laïque, de double origine scientifique et philosophique, du royaume. Du nouveau royaume. Du vrai royaume. Un néo-millénarisme inversé accompagna, sous le signe du progrès, sous le nom de progressisme, l’assomption de la science dans le temps qui sépare René Descartes du début du XXe siècle. La politique, bien sûr, fut touchée ; à partir d’Auguste Comte ce mouvement de saisissement de la politique par la philosophie du progrès prit une ampleur systématique – le mouvement initié par Comte s’accomplit dans la théorie marxiste du matérialisme historique. Le marxisme respire le même air du temps – idolâtre du progrès, productiviste, scientiste – que la philosophie d’Auguste Comte. Absolutisé, transversal, le progrès était promesse d’un bonheur terrestre collectif plus ou moins imminent, analogue tout en étant en apparence moins chimérique au bonheur promis par le christianisme aux sauvés, aux élus. Résister au progrès s’avérait difficile et héroïque ; l’art seul pouvait s’y essayer (Baudelaire en témoigne), refuge de la liberté. La philosophie ne le pouvait pas, elle s’escrimait à accompagner le progrès (la supériorité de la poésie sur la philosophie se marquant dans la : possibilité pour la poésie d’être plus libre de pensée que la philosophie, d’être aprogressiste ou réactionnaire). Gobineau et Tocqueville constatent l’existence du progrès tout en évoluant dans le double élément de l’acceptation intellectuelle, le progrès s’identifiant pour eux avec un décadent destin, et de la résistance spirituelle (leur for intérieur demeure en retrait du progrès, protégé contre le progrès).

La question du progrès, son assomption, son règne et sa décadence longe les aventures historiques de la finalité : la chute de la finalité théologique dans la finalité humaine (qui marque la naissance du progrès, au XVIe siècle), l’autofinalisation du progrès (le XIXe siècle) puis la définalisation (notre époque). Deux structures connexes – aux formes inédites – de gouvernement des hommes s’imposent en conséquence du déclin du progrès : la doxocratie et le biopouvoir.