CHAPITRE IV
PROGRESSISME, RÉACTION, ET DÉCADENCE

 

 

Le concept nietzschéen de généalogie paralyse celui, régnant sous l’emprise d’Auguste Comte et du positivisme alors général (au XIXe siècle) du monde occidental, de progrès. La généalogie est une machine de guerre contre le progrès. C’est une machine de guerre bien plus subtile que la décadence, présente par exemple chez Gobineau, qui ne fait que s’opposer frontalement au progrès. La généalogie nietzschéenne, contrairement à la décadence vue par le gobinisme, ne contient cette décadence que comme conséquence dérivée, pas comme principe ni comme nécessité. Et pourtant la méthode généalogique annule toute vision progressiste sans avoir à recourir au concept difficile à justifier, et lui-même prisonnier d’une métaphysique de l’authenticité, de décadence. Nietzsche se sert de la généalogie afin de paralyser le progrès tout en annulant l’injonction comtienne de la prépondérance du point de vue historique. La croyance au progrès va de pair avec la quasi sanctification de l’histoire (dont Comte, Hegel et Marx furent les plus forts prophètes). Nuançons : Michel Foucault (dans son article « Nietzsche, la généalogie et l’histoire ») estime que la généalogie, loin de s’opposer à l’histoire s’oppose au déploiement métahistorique des significations idéales » ainsi qu’à la recherche de l’origine(57). Mais justement : l’histoire telles que la pensent Comte, Hegel et Marx, telle que leur époque (jusqu’aux années 1950) la sanctifient, c’est-à-dire l’histoire progressiste, n’est rien d’autre qu’une méta-histoire déguisée enveloppant des spéculations sur l’origine et sur la fin. Dans les deux cas, que nous tenions ou pas compte du point de vue de Foucault, cela signifie que la généalogie est ce dispositif qui empêche de regarder l’histoire sous l’angle du progrès.

Au XIXe siècle, des anti-progressistes répliquèrent à la doxa progressiste : Joseph de Maistre et Louis de Bonald passent, à juste titre, pour les deux figures les plus intéressantes de ce courant. Voyons dans ces réactionnaires des progressistes à l’envers : le cours de l’histoire peut rebrousser son chemin, la flèche du temps peut être ré-incurvée vers le passé. Arthur de Gobineau, pour sa part, représente les décadentistes, beaucoup plus sombres et radicaux dans leur désespoir que les réactionnaires. Les décadentistes diabolisent le temps – ce tropisme est très net chez Gobineau – au lieu de le vénérer, comme font les progressistes, ou d’y voir un châtiment, comme il arrive aux réactionnaires : le pire est pour demain, clament-ils avec Gobineau, et pis que le pire viendra après-demain. Les décadentistes renversent le schème futurocentrique des progressistes (dont on date l’invention avec l’œuvre de Joachim de Flore), substituent leur pessimisme à l’optimisme progressiste. Mais, chez des auteurs de la trempe de Gobineau, la pensée décadentiste s’avère dépendante de la pensée progressiste dont elle ne fait que prendre le contre-pied et renverser les présupposés. Le décadentisme moderne est l’autre face du progressisme. Décadence : pour Gobineau, l’histoire de l’humanité présente le mélancolique spectacle d’une apocalypse à retardement, progressive, d’une glissade inexorable. « Je ne suis aucunement surpris des explosions auxquelles je m’attends. Nous avons vu de tristes choses, nous en verrons de pires (…) et ce qui est incontestable c’est que nos enfants verront encore pis que ce pire »(58) écrit l’auteur de l’Essai sur l’Inégalité des races humaines. Progrès ne s’oppose pas à régression (retour au passé), ni non plus à réaction. Le contraire du progressiste n’est pas le réactionnaire. Progrès s’oppose à décadence. Le contraire du progressiste est le décadentiste (comme l’était Gobineau). Décadence : perte d’un passé, jugé meilleur, supérieur, et surtout irrécupérable ; la perte est fatale. Le décadentiste s’oppose à son tour au réactionnaire qui pense que l’on peut restaurer le passé. Pour le décadentiste la perte est destin, quand pour le progressiste c’est l’amélioration qui est destin : pour le premier, la perfection se situe au départ de l’histoire, ou loin dans le passé, quand pour le progressiste elle se situe dans l’avenir. Le réactionnaire partage avec le progressiste l’idée que l’on peut améliorer les choses, en les restaurant telle qu’elles furent dans le passé. Au contraire du décadentiste, dont la tonalité dominante est mélancolique, ou désabusée, le réactionnaire se montre facilement volontariste. Progrès s’oppose à décadence, à stagnation, ou à répétition (la conception de l’histoire chez Machiavel comme répétition), mais aucunement à régression. La régression (il n’y a pas, sauf chez Auguste Comte, trop schématique pour être crédible, de pensée du progrès sans prise en compte de la régression), loin d’être opposée au progrès est solidaire de lui : la régression peut être perçue comme un hoquet, ou bien un bégaiement du progrès, un pas en arrière trois pas en avant. Au contraire de la décadence, la régression peut par contraste confirmer le progrès, le valoriser. La régression n’est alors prise que comme une rechute ou une parenthèse.

Le décadentisme – dont le Comte de Gobineau fournit un échantillon paradigmatique – voit dans le progrès (faux nom, nom public et séculier d’un nom plus secret, la décadence) une catastrophe inexorable. Il faut distinguer décadentisme classique et décadentisme moderne. Le décadentisme classique est une pensée souveraine, d’Ancien Régime – il y a des aspects décadentistes chez Montesquieu et chez Rousseau, il y en avait déjà chez Platon et Aristote, lorsqu’il était question de la pathologie cyclique des régimes politiques – et d’Antiquité. Différent des pensées classiques de la décadence, le décadentisme moderne, plus ressentimental que souverain, ne fait qu’avaliser ce qu’il récuse, sur un mode pessimiste, en inversant la pente de l’histoire. Le décadentisme antique demeurait circulaire, le décadentisme moderne se veut linéaire : le temps n’a pas la même structure dans les deux cas, se traduisant par un cercle dans l’Antiquité et par une flèche chez les modernes.

Quand le décadentisme classique reposait sur une conception cyclique du temps, le décadentisme moderne se contente d’une conception linéaire, en flèche : d’où, la pente. Le décadentisme classique voit le temps et l’histoire comme une horloge qui se remonte, tandis que le décadentisme moderne, postérieur à la Révolution française, ne peut le voir que comme une pente que les nations dévalent : dans le premier cas, le progrès est nié, quand dans le second il est reconnu, tout en étant identifié à une catastrophe inéluctable. De ce fait, ce décadentisme moderne se découvre nécessitariste à son tour, à l’image de son ennemi, contre lequel il ne peut rien, sinon s’éterniser en rage impuissante et en lamentations, le progressisme. Celui qui refuse le progrès au nom d’une vision décadentiste du monde s’enferme ainsi dans la même logique que le progressiste, sauf qu’il en inverse la valeur. Cela dit, tous – les réactionnaires comme les décadentistes – sont, du fait même de leurs excès (De Maistre, Joubert, Gobineau) des esprits libres qui résistent au climat religieux général en faveur du progrès. Malgré cette qualité, il n’ont pas vu l’essentiel : ce qu’ils prennent pour décadence, autrement dit le progrès, est lié au sort dans l’histoire de la finalité, au mouvement de définalisation et de détéléologisation universel. Pierre Theillard de Chardin fut le dernier à avoir voulu tout réconcilier, intégrer les incompatibles dans une synthèse grandiose de grand style : le progrès, la science, l’histoire, la finalité, la téléologie, et la foi chrétienne. Il a voulu penser l’évolution sous la catégorie du progrès comme perspective christo-eschatologique. Dans Le Phénomène humain, Theillard de Chardin développe l’idée de la foi au progrès(59). A travers ses analyses, la religion laïque du progrès (celle indiquée par Cournot, et dont Condorcet et Comte offrirent des variantes), religion sécularisée au XIXe siècle, religion de la science et de l’humanité, religion scientiste et positiviste, réintègre la religion chrétienne, catholique, se plantant en son centre avant de devenir adhérent au message du Christ sous la forme de foi au progrès, attribut anthropologique essentiel de l’homme. Cette « foi au progrès » s’exprime aux yeux de Theillard de Chardin dans la conviction transhistorique (constituant un invariant anthropologique) que l’univers est doué d’un sens, conviction qui motive toutes les formes de recherche. L’évolution culturelle de l’homme, depuis les origines, s’appuie, selon Theillard de Chardin, sur cette inébranlable foi au progrès. L’optimisme, appelé donc « foi au progrès », est essentiellement attelé à l’homme ; il n’est pas un effet de civilisation, comme l’estimerait un marxiste, ni un habitus bourdieusien, mais un trait constant et régulier du « phénomène humain », intimement incrusté dans la nature humaine. La foi au progrès est de nature plutôt que de culture, tout en reflétant en l’homme le divin – elle est de nature divine, et, quitte à proposer un rapprochement entre Theillard de Chardin et Eric Voegelin, cette foi au progrès est pneumatique. Cet optimisme theillardien, qui revient à diviniser le progrès, à le surnaturaliser, peut se lire comme un progressisme anthropo-cosmique. L’Evolution – découverte par Darwin, honnie par la pensée chrétienne jusqu’à Theillard de Chardin – est pour l’auteur du Phénomène humain tout à la fois une noogenèse et une christogenèse. Le Christ n’est pas extrinsèque mais intrinsèque à l’Evolution : le Christ se drape organiquement de la majesté même de la création(60). De fait, le christianisme remplit toutes les conditions que nous sommes en droit d’attendre d’une religion de l’avenir(61), l’univers étant une flèche montante(62). Progressisme le plus authentique, le christianisme n’est pas une religion qui a de l’avenir – ce ne serait alors que l’avenir freudien d’une illusion, c’est une religion dont l’avenir est non l’objet mais l’Etre glorifié sous la figure du Christ. Theillard de Chardin tente une synthèse du progrès historique et de l’évolution biologique, qui jusque là n’étaient que parallèles, rassemblés dans la personne du Christ. Le Christ devient, sous sa plume, une sorte de creuset alchimique où s’amalgament les deux parallèles, l’évolution et le progrès. La pensée de Theillard de Chardin : la foi dans le progrès fait partie, pour ainsi dire, de la nature de l’homme, constituant le socle sur lequel la foi dans le Christ est possible. Au fond, si l’on comprend bien Theillard de Chardin, le progrès et le Christ sont, en l’homme, la même chose.

Récupérant le progressisme dans le christianisme, Theillard de Chardin condamne au folklore les réactionnaires et les décadentistes. Mais qu’en est-il du côté des progressistes ? Pour Proudhon le progrès est l’assomption de la société réelle (cette société qui vit et se développe suivant des lois absolues, immuables(63)) aux dépens de la société officielle. Plus précisément « c’est l’égalité qui se dégage, l’égalité éternelle, toujours voilée ». Pour Proudhon le système social dans sa vérité et dans son intégralité ne peut exister à tel jour et dans telle partie du globe : il ne peut nous être révélé qu’à la fin des temps, il ne sera connu que du dernier mortel(64). L’histoire est progrès et apocalypse progressive d’un idéal – toujours voilé – qui ne se découvre qu’avec le temps. Le progrès, pour Proudhon, est une révélation progressive de la société réelle (le réel est voilé, l’histoire en est donc dévoilement qui nécessite des à-coups (le progrès est une insurrection permanente). Les religions elles-même évoluent progressivement, pense Proudhon, donnant une vision grandiose : « le panthéisme est la religion des enfants et des sauvages ; c’est la philosophie de tous ceux qui (…) ne sont pas arrivés à l’abstraction et à l’idéal »(65). Pour Pierre Leroux, le christianisme est un prophète du progrès, lui qui a annoncé mystiquement sa destinée à l’humanité(66). Aux yeux de Leroux : « N’est-il pas évident que les principes du monde prophétique et attendu pendant tant de siècles par la société religieuse se réalise de plus en plus dans la société qui existe aujourd’hui ? »(67)Du coup, affirme le philosophe qui, se vantant à tort d’avoir inventé le mot socialisme le mit cependant en circulation : « le Christianisme, la Réforme, la Philosophie se suivent comme les actes d’un drame qui tendent au dévouement »(68). L’illusion progressiste de Leroux, une des guises de l’illusion progressiste en général, paraît : le progrès est vu comme la réalisation extra-religieuse de la promesse religieuse initiale. L’analyse de Leroux ne recoupe pas, malgré les apparences, la théorie de la sécularisation ; elle exprime quelque chose de très différent : la réalisation. Le progrès, dans cette optique, ne sécularise pas la religion, il la réalise, ce qui permet d’abandonner ses artifices superstitieux.

Elle présuppose que la vérité est dans la religion, y demeurant longtemps prise comme dans une gangue ; elle suppose aussi que la vérité gît dans la religion comme dans un langage natif et naïf, berceau à partir duquel elle se réalise en abandonnant ce langage des origines. « La terre, je le répète, est promise à la justice et à la liberté »(69), martelle Leroux ; la religion a été le premier langage de cette promesse faite à la terre (l’humanité) par elle-même(70). L’exemple de Pierre Leroux illustre la justesse de l’interprétation de Karl Löwith remarquant à quel point la thématique du progrès procède de l’interprétation théologique de l’histoire comme advenir du salut s’accomplissant dans le futur(71).