LA MEME CHOSE POUR TOI, EN DOUBLE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À New York, ça ne rate jamais : on sonne toujours à la porte au moment même où vous vous laissez tomber au fond du fauteuil pour une sieste bien méritée. Une personne de tempérament dirait : « Que diable ! Je suis ici chez moi. Ils n’ont qu’à glisser leurs télégrammes sous la porte ! » Mais si vous êtes, comme Edelstein, de tempérament plutôt faiblard, vous vous direz : c’est peut-être la blonde du 12C qui se pointe pour réemprunter un flacon de piment rouge. Ou, qui sait, peut-être un producteur de film vraiment dingue qui veut porter à l’écran les lettres que j’ai adressées toutes ces années à ma mère, à Santa Monica ? (Et pourquoi pas ? Ils font bien des films avec pire que ça.)

Pourtant, cette fois, Edelstein était bien décidé à ne pas répondre. Ecroulé au fond du fauteuil, les yeux toujours clos, il s’écria : « Non, merci ! j’en veux pas. »

— « Oh ! que si ! » répondit une voix de l’autre côté de la porte.

— « J’ai toutes les encyclopédies, les balais-brosses et les cocottes-minute qu’il me faut, » rétorqua Edelstein avec lassitude. « Ce que vous avez, je l’ai déjà. »

 

— « Ecoutez, » dit la voix. « Je ne vends rien. Je veux vous donner quelque chose. »

Edelstein sourit du sourire chiche et aigrelet du New-yorkais qui sait parfaitement que si quelqu’un lui fait don d’une liasse de vrais billets de vingt dollars flambant neufs il finira quand même d’une façon ou d’une autre par les payer.

— « Si c’est gratuit, » répondit Edelstein, « alors, c’est vraiment trop cher pour moi. »

— « Mais c’est absolument gratuit, » dit la voix. « Je veux dire le genre de « gratuit » qui ne vous coûtera rien, ni maintenant ni après. »

— « Ça ne m’intéresse pas, » répliqua Edelstein, tout content de sa propre fermeté.

La voix ne répondit pas.

Edelstein appela : « Hep ! Si vous êtes encore là, veuillez partir s’il vous plaît ! »

— « Mon cher monsieur Edelstein, » dit la voix, « le cynisme n’est simplement qu’une forme de naïveté. Discriminer, monsieur Edelstein, c’est faire preuve de sagesse. »

— « Allons ! Maintenant, il me fait des sermons, » dit Edelstein au mur.

— « Bon, bon ! » dit la voix. « On laisse tomber ; vous n’avez qu’à vous garder votre cynisme et vos préjugés raciaux. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi ? »

— « Un instant ! » s’exclama Edelstein. « D’où sortez-vous que je suis raciste ? »

— « Trêve de conneries, » dit la voix. « Ah ! si j’étais le quêteur de l’Hadassah ou le vendeur de bons israéliens, c’aurait été différent ! Mais, bien sûr, je ne suis que ce que je suis, alors excusez-moi d’être… vivant. »

— « Eh ! doucement ! » dit Edelstein. « En ce qui me concerne, vous n’êtes qu’une voix de l’autre côté de la porte. Pour autant que je sache, vous pourriez être catholique, pentecôtiste ou même juif. »

— « Vous le saviez bien, » répondit la voix.

— « Monsieur, je vous jure…»

— « Ecoutez, » dit la voix, « ça n’a aucune importance. Je me heurte souvent à ce genre de chose. Au revoir, Mr. Edelstein. »

— « Un instant ! » répliqua Edelstein.

Il s’en voulait d’être si manche. Combien de fois était-il tombé dans le panneau de quelque requin, à payer, par exemple, 9,98 dollars pour une Anthologie sexuelle de l’humanité illustrée, en deux volumes, qui, lui avait précisé son ami Manowitz, ne lui en aurait coûté que 2,98 dans n’importe quelle librairie Marboro ?

Mais la voix avait raison. Edelstein avait su en quelque sorte qu’il avait affaire à un goy.

Et la voix s’en irait en pensant : Les Juifs, ils se croient mieux que tous les autres. En plus il raconterait sûrement ça à ses bigots d’amis à la prochaine réunion des Elks ou des Knights of Columbus. Et voilà ! encore un mauvais point pour les Juifs.

Quelle lavette je fais ! songea tristement Edelstein. Il appela : « Bon ! Vous pouvez entrer ! Mais je vous préviens tout de suite que je ne vais rien acheter. »

Il se leva et s’avança vers la porte. Puis il s’arrêta car la voix avait répondu : « Merci beaucoup, » et un homme avait traversé la porte fermée à double tour.

L’homme était de taille moyenne, bien habillé dans un costume gris genre Prince de Galles, mais rayé. Ses bottes en cuir de Cordoue brillaient comme un miroir. C’était un Noir, une serviette sous le bras, qui venait de passer à travers la porte d’Edelstein comme si elle avait été en gélatine.

« Un moment ! Arrêtez ! Ne bougez pas ! » dit Edelstein. Il était bouche bée, les mains jointes de stupeur et son cœur battait à une allure très désagréable.

L’homme se tenait parfaitement immobile, décontracté, à quelques pas de lui. Edelstein reprit son souffle. « Excusez-moi, je viens d’avoir un léger malaise, une espèce d’hallucination…»

— « Vous voulez que je le refasse ? » demanda l’homme.

— « Mon Dieu, non ! Alors, vous êtes bien passé à travers la porte ? Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce qui m’arrive ! »

Edelstein s’en revint vers le fauteuil et s’affala lourdement. L’homme choisit une chaise.

« De quoi s’agit-il ? » murmura Edelstein.

— « Le coup de la porte, c’est pour gagner du temps, » dit l’homme. « D’habitude, ça comble net le vide de l’incrédulité. Je m’appelle Charles Sitwell Je suis un prospecteur du Diable. »

Edelstein le crut. Il essaya de se souvenir d’une prière mais la seule qui lui vint à l’esprit fut celle qu’il disait pour le pain en colonie de vacances lorsqu’il était enfant. Ça n’aiderait sans doute guère. Il connaissait aussi le Notre Père mais, ça, ce n’était même pas de sa religion. Peut-être que le salut au drapeau…

« Ne vous mettez pas dans tous vos états, » reprit Sitwell. « Je ne cours pas après votre âme ou quelque vieille connerie de ce genre. »

— « Comment puis-je vous croire ? »

— « Ça, c’est votre affaire, » lui dit Sitwell. « Regardez les guerres, par exemple. On ne voit que rébellions et que révolutions depuis les cinquante dernières années. Pour nous, ça signifie un stock sans précédent d’Américains, de Vietcongs, de Nigérians, de Biafrais, d’Indonésiens, de Sud-Africains, de Russes, d’Indiens, de Pakistanais et d’Arabes condamnés. D’Israéliens aussi, j’ai le regret de vous le dire. Et nous recevons aussi plus de Chinois qu’à l’accoutumée. Tout récemment, ça a commencé à bouger sur le marché sud-américain. Pour parler franc, Mr. Edelstein, nous sommes débordés. Si une autre guerre éclatait cette année, il ne nous resterait plus qu’à déclarer une amnistie générale des péchés véniels. »

Edelstein était songeur : « Vous n’êtes vraiment pas ici pour m’expédier au Diable ? »

— « Diable non ! » dit Sitwell. « Je vous l’ai dit : notre liste d’attente est plus longue que celle des appartements du Peter Cooper Village. Il ne nous reste presque plus de place dans les limbes. »

— « Eh bien, alors… pourquoi êtes-vous ici ? »

Sitwell se croisa les jambes, se pencha en avant et, d’un ton des plus sérieux, entama : « Mr. Edelstein, il vous faut comprendre que l’Enfer est très semblable à la US. Steel ou à la compagnie I.T.T. Nous sommes une vaste organisation et plus ou moins un monopole. Mais, comme toutes les grandes sociétés, nous sommes imbus d’un idéal social et nous tenons à être bien vus. »

— « C’est raisonnable, » dit Edelstein.

— « Mais, à l’encontre de Ford, il n’est pas très souhaitable pour nous d’établir une fondation et de commencer à distribuer des bourses d’étude. Les gens ne comprendraient pas ça. De même que nous ne pouvons pas nous mettre à construire des villes modèles ou à combattre la pollution. Nous ne pouvons même pas monter un barrage en Afghanistan sans que quelqu’un mette en question nos motivations. »

— « Je comprends bien le problème, » admit Edelstein.

— « Pourtant, nous aimerions faire quelque chose. Alors, de temps en temps, surtout en ce moment, où les affaires sont si bonnes, nous aimons bien distribuer une petite prime à un éventail de clients en puissance. »

— « Un client ? Moi ? »

— « Personne ne dit que vous êtes un pécheur, » souligna Sitwell. « J’ai dit en puissance – ce qui inclut tout le monde. »

— « Ah !… Quelle sorte de prime ? »

— « Trois vœux, » dit promptement Sitwell. « C’est la forme traditionnelle. »

— « Bon. Voyons si j’ai bien compris, » dit Edelstein. « Je peux formuler les trois vœux de mon choix ? Sans châtiment, et sans des dessous de mais et de si ? »

— « Il y a un mais, » dit Sitwell.

— « J’en étais sûr ! »

— « C’est très simple. À chacun de vos souhaits, votre pire ennemi, lui, aura le double. »

Edelstein considéra la chose : « Alors, si je demandais un million de dollars…»

— « Votre pire ennemi en recevrait deux. »

— « Et si je demandais une pneumonie ? »

— « Votre pire ennemi aurait une pneumonie double. » Edelstein pinça les lèvres et hocha la tête. « Écoutez, ce n’est pas que je veuille vous dire comment faire tourner votre affaire, mais j’espère que vous réalisez combien vous mettez la bonne volonté du client en péril avec une clause comme celle-là. »

— « C’est un risque, Mr. Edelstein, mais absolument nécessaire pour deux raisons, » dit Sitwell. « Vous voyez, cette clause est un dispositif de renvoi psychique qui agit pour maintenir l’homéostase. »

— « Je m’excuse, mais je ne vous suis pas, » répondit Edelstein.

— « Bon. En d’autres termes, la clause agit de façon à réduire la force des trois vœux et maintenir ainsi les choses raisonnablement normales. Un vœu, c’est un instrument extrêmement puissant, vous savez. »

— « Je n’en doute pas, » dit Edelstein. « Y a-t-il une seconde raison ? »

— « Vous auriez dû la deviner déjà, » dit Sitwell, découvrant des dents d’une blancheur exceptionnelle en guise de sourire approximatif. « Ces clauses-là sont notre marque de commerce. Elles vous permettent de savoir qu’il s’agit d’un produit diabolique à 100 %. »

— « Je vois, je vois, » dit Edelstein. « Eh bien, il me faudra quelques jours pour réfléchir à tout cela. »

— « Notre offre est valable trente jours, » dit Sitwell en se mettant sur ses pieds. « Quand vous serez prêt à exprimer un vœu, formulez-le tout simplement, clairement, et à voix haute. Je m’occuperai du reste. »

Sitwell se dirigea vers la porte. Edelstein dit : « Il y a un problème que je crois devoir vous soumettre. »

— « Lequel ? »

— « Eh bien, justement, il se trouve que je n’ai pas de pire ennemi. En fait, je n’ai pas un seul ennemi au monde. »

Sitwell s’esclaffa puis s’essuya les yeux à l’aide d’un mouchoir mauve. « Ça, Edelstein, » dit-il, « c’est vraiment trop fort ! Pas un ennemi au monde ! Et le cousin Seymour, alors, celui à qui vous ne vouliez pas avancer les cinq cents dollars pour lancer sa laverie ? Maintenant, c’est un ami ? »

— « Je n’avais pas pensé à Seymour, » admit Edelstein.

« Et Madame Abramowitz alors ? Qui crache dès que votre nom vient sur le tapis parce que vous n’avez pas voulu de sa fille Marjorie ? Et Tom Cassiday, de l’appartement 1C dans ce bâtiment même, qui possède intégralement les discours de Goebbels et rêve chaque nuit de tuer tous les Juifs du monde à commencer par vous ?… Dites, vous n’allez pas bien ? »

Edelstein, au fond de son fauteuil, était livide et il avait à nouveau joint les mains étroitement.

— « Je ne m’étais jamais rendu compte de ça, » dit-il.

— « Personne ne se rend compte, » ajouta Sitwell. « Ecoutez, il n’y a pas à se faire trop de mouron, six ou sept ennemis, c’est de la pacotille. Je peux vous assurer que, question haine, vous êtes bien en dessous de la moyenne. »

— « Qui encore ? » demanda Edelstein, le souffle lourd.

— « Je ne vais pas vous le dire, » répondit Sitwell. « Ce serait vous faire du mauvais sang pour rien. »

— « Mais il faut bien que je sache qui est mon pire ennemi ! Est-ce Cassiday ? Devrais-je m’acheter une arme ? »

Sitwell hocha la tête. « Cassiday n’a pas sa tête. C’est un dingue inoffensif. Il ne lèvera pas le petit doigt, vous savez, je vous le certifie. Votre pire ennemi s’appelle Edward Samuel Manowitz. »

— « Vous êtes sûr ? » demanda Edelstein incrédule.

— « Absolument. »

— « Mais, Manowitz, c’est mon meilleur ami ! »

— « C’est aussi votre pire ennemi, » répliqua Sitwell. « Parfois c’est ainsi. Au revoir, Mr. Edelstein, et bonne chance pour vos trois vœux ! »

— « Attendez ! » s’écria Edelstein, qui voulait poser un million de questions, mais n’en risqua qu’une seule : « Comment se fait-il que l’Enfer soit si bondé ? »

— « Parce que seul le Paradis est infini, » lui dit Sitwell.

— « Vous êtes au courant pour le Paradis aussi ? »

— « Bien sûr. C’est la même filière. Maintenant, il faut vraiment que je parte. J’ai un rendez-vous à Poughkeepsie. Bonne chance, Mr. Edelstein. »

Sitwell salua et sortit en repassant à travers la porte fermée à double tour.

Edelstein demeura absolument immobile pendant cinq minutes. Il pensait à Eddie Manowitz. Son pire ennemi ! C’était risible. L’Enfer s’était gouré sur ce truc-là. Ça faisait vingt ans qu’il connaissait Manowitz, qu’il le voyait presque tous les jours, qu’il jouait aux échecs et au gin-rummy avec lui. Ils se baladaient ensemble, ils allaient au cinéma ensemble et, au moins une soirée par semaine, dînaient ensemble.

Il était vrai, bien sûr, que Manowitz poussait parfois un peu trop loin et dépassait les limites du bon goût.

Parfois, Manowitz était même carrément grossier.

Pour tout dire, en plus d’une occasion, Manowitz avait été franchement insultant.

Mais nous sommes amis, se dit Edelstein. Nous sommes bien amis, non ?

Il se rendit compte qu’il pourrait facilement se le prouver. Il ferait son vœu d’un million de dollars. Ce qui ferait deux millions pour Manowitz. Et puis après ? Lui, homme riche, ça ne lui ferait rien que son ami soit plus riche encore ?

Que si que ça lui ferait quelque chose ! Et comment ! Il s’en mordrait les doigts toute sa vie si un loustic comme Manowitz s’enrichissait grâce au seul bon vœu d’Edelstein.

Mon Dieu ! songea Edelstein. Il y a à peine une heure j’étais un homme pauvre mais satisfait. Et maintenant me voilà avec trois vœux et un ennemi sur les bras.

Il se reprit à joindre les mains. Il secoua la tête. Tout cela allait demander mûre réflexion.

 

La semaine suivante, Edelstein s’arrangea pour avoir un congé de maladie de son travail et veilla nuit et jour crayon et papier en main. Au début, il était obsédé par les châteaux. Les châteaux semblaient aller de pair avec les vœux. Mais, à y revenir, ce n’était pas si simple que ça. Prenons un château de rêve moyen aux murs en pierre de trois mètres d’épaisseur, avec ses pelouses et tout le reste. Il fallait bien tenir compte de la question de son entretien. Il fallait penser au chauffage, au coût de plusieurs domestiques, car mégoter là-dessus aurait l’air ridicule.

Tout était donc réduit à une question d’argent.

Je pourrais entretenir un château convenable avec deux mille dollars par semaine, songea Edelstein, griffonnant à la hâte quelques chiffres sur son carnet.

Mais Manowitz, lui, en entretiendrait alors deux avec quatre mille dollars par semaine !

 

La seconde semaine, Edelstein était déjà loin des châteaux. Il spéculait maintenant fiévreusement sur les possibilités et combinaisons infinies de voyager. Etait-ce trop demander qu’une croisière autour du monde ? Peut-être que oui. Il n’était même pas sûr d’être à la hauteur. Mais un été en Europe lui paraissait bien acceptable. Même deux semaines de vacances au Fontainebleau de Miami Beach lui calmeraient les nerfs.

Ce qui ferait le double de vacances pour Manowitz ! Si Edelstein séjournait au Fontainebleau, Manowitz, lui, aurait une suite au fameux Key Largo Colony Club. Deux fois.

Il valait presque mieux rester pauvre et laisser Manowitz démuni.

Presque, mais pas tout à fait.

 

La dernière semaine, Edelstein était devenu coléreux, désespéré et même cynique. Il se dit : Je suis stupide ! Tout ça, c’est peut-être de la foutaise. Sitwell peut passer à travers les portes, et puis après ? Est-ce qu’il est magicien pour autant ? Peut-être que je me fais de la bile pour rien.

Il se surprit tout à coup à se lever et à dire d’une voix haute et ferme : « Je veux vingt mille dollars et je les veux illico ! »

Il sentit un léger tiraillement sur sa fesse droite. Il sortit son portefeuille, à l’intérieur duquel il trouva un chèque certifié à son nom de vingt mille dollars.

Il se précipita à la banque et encaissa le chèque, tremblant, convaincu que la police allait le coffrer. Le directeur examina le chèque et le contresigna. Le caissier lui demanda quelles coupures il voulait. Edelstein lui répondit de créditer le chèque à son compte.

En sortant de la banque, il tomba sur Manowitz, qui arrivait en courant, une expression de crainte, de joie et de stupeur sur le visage.

Edelstein se hâta de rentrer chez lui avant que Manowitz ait pu lui parler. Il eut une crampe d’estomac qui le noua pour le reste de la journée.

Imbécile ! Il n’avait demandé que vingt mille dollars. Mais Manowitz en avait eu quarante !

Il y avait de quoi achever un homme avec cette histoire !

Edelstein passait ses jours à osciller entre l’apathie et la rage. Son nœud à l’estomac était revenu, ce qui voulait probablement dire qu’il était en train de se fabriquer un bon ulcère.

C’était tellement injuste ! La mort le faucherait-elle avant son heure à force de se soucier de Manowitz ?

Oui !

Et c’est maintenant qu’il comprenait que Manowitz était vraiment son ennemi et l’idée d’enrichir son ennemi le tuait littéralement.

Il pensa longuement et se dit : Ecoute, Edelstein, tu ne peux pas continuer comme ça, il te faut en tirer quelque satisfaction !

Mais comment faire ?

Il se mit à faire les cent pas dans son appartement. Ce nœud, c’était indéniablement un ulcère, rien d’autre !

Puis il eut une idée lumineuse. Il s’arrêta de marcher. L’œil farouche, il se saisit d’un papier et d’un crayon et effectua divers calculs éclairs. Quand il eut fini, il était rouge, excité, heureux enfin pour la première fois depuis la visite de Sitwell.

Il se dressa et s’écria : « Je veux six cent livres de foie de poulet haché et je les veux illico ! »

Les traiteurs se mirent à déferler dans les cinq minutes qui suivirent.

Edelstein ingurgita plusieurs portions gigantesques de ce foie de poulet haché, en stocka deux livres dans son frigo et vendit presque tout le reste à un traiteur à moitié prix, affaire qui lui rapporta plus de sept cents dollars. Le concierge dut le débarrasser de soixante-quinze livres qui avaient été oubliées. Edelstein se paya une bonne rigolade à l’idée de Manowitz enfoncé jusqu’au cou dans le foie de poulet haché, chez lui.

Sa jouissance fut de courte durée. Il apprit que Manowitz en avait gardé dix livres pour lui (il avait toujours eu un appétit vorace), en avait offert cinq livres à une petite veuve qu’il essayait d’impressionner et qu’il avait revendu le reste au traiteur à 2/3 du prix, se retrouvant avec un bénéfice de plus de deux mille dollars.

Je suis l’imbécile mondial N° 1, songea Edelstein. Pour une petite joie de rien du tout, je suis passé à côté d’un vœu d’une valeur de cent millions de dollars au bas mot. Et qu’est-ce que ça m’a donné ? Deux livres de foie de poulet haché, quelques centaines de dollars et l’amitié éternelle du concierge !

Il se rendit compte que cette histoire finirait par l’achever à force de vexation.

À présent, il en était à son dernier vœu.

Le moment était crucial : il lui fallait dépenser ce dernier vœu sagement. Mais il aurait à demander quelque chose qu’il souhaitait désespérément – quelque chose qui ne plairait pas du tout à Manowitz.

Quatre semaines avaient passé. Un jour, Edelstein réalisa sombrement que son délai était presque expiré. Il s’était raclé la cervelle pour en arriver tout bonnement à la confirmation de ses pires soupçons : que Manowitz aimait tout ce que lui aimait. Manowitz aimait les châteaux, les femmes, l’opulence, les voitures, les vacances, le vin, et la bonne chère. Tout ce qu’il voulait, Manowitz le voulait, aussi.

Puis il se souvint : par un étrange coup de ses papilles gustatives, Manowitz ne pouvait pas encaisser le saumon fumé.

Mais Edelstein ne le pouvait pas non plus, pas même celui de la Nouvelle-Ecosse.

Edelstein pria ainsi : Cher Dieu, Responsable de l’Enfer et du Ciel, on m’a fait don de trois vœux et j’ai fait usage de deux bien bêtement. Ecoute, Dieu, ce n’est pas que je sois ingrat, mais je te demande, si par hasard un homme se voit accorder trois vœux, ne devrait-il pas s’en sortir mieux que ça ? Ne devrait-il pas avoir quelque chose de bon pour lui sans remplir les poches de Manowitz, son pire ennemi, qui ne fait rien que recueillir le double sans effort ni douleur ?

Survint la dernière heure. Edelstein était devenu calme, à la façon d’un homme qui a accepté son destin. Il réalisait que sa haine pour Manowitz était futile, indigne de lui. Avec un renouveau de douce sérénité, il se dit en lui-même : Je m’en vais maintenant demander ce que moi, Edelstein, je désire vraiment. Si Manowitz doit être de la partie, moi, je n’y peux rien.

Edelstein se dressa dignement et dit : « Ceci est mon dernier vœu. J’ai trop longtemps été célibataire. Ce que je veux, c’est une femme que je puisse épouser. Je la voudrais d’un mètre cinquante-cinq environ, aux alentours de cinquante kilos, bien faite, évidemment, et les cheveux blonds naturels. Elle sera intelligente, d’esprit pratique, amoureuse de moi, juive, bien sûr, mais sensuelle et vivace…» Et soudain le cerveau d’Edelstein se mit à foncer à toute allure !

« Et surtout, » ajouta-t-il, « elle sera – je ne sais pas très bien comment le dire – elle sera le plus, le maximum que je souhaite et suis capable de manier, dans le sens purement sexuel. Vous voyez ce que je veux dire, Sitwell ? Le bon ton ne me permet pas de vous en dire davantage, mais s’il vous faut de plus amples détails…»

On frappa légèrement et, en quelque sorte, sexuellement, à la porte. Riant sous cape, Edelstein alla ouvrir. Plus de vingt mille dollars, deux livres de foie de poulet haché, et maintenant ça ! Manowitz, songea-t-il, je t’ai eu : le maximum de ce qu’un homme veut, multiplié par deux, c’est quelque chose que je n’aurais probablement pas dû souhaiter à mon pire ennemi, mais moi je l’ai fait !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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