TROISIEME PARTIE :
LE CLIENT

 

Cher Dieu,

Mon péché remonte à bien des années, dans une petite ville espagnole appelée Santa Eulalia del Rio. Jamais avant je n’ai admis ce péché, mais à présent je m’y sens poussé.

J’étais allé à Santa Eulalia pour écrire un livre. Ma femme était venue avec moi. Nous n’avions pas d’enfants.

Pendant mon séjour, quelqu’un ouvrit un restaurant de rijstaffel. Je crois que c’était un Finnois ou peut-être un Hongrois. Son restaurant fut chaleureusement accueilli par toute la colonie d’étrangers. Avant l’arrivée de ce restaurateur, nous n’avions comme choix que la paella du Sa Punta ou la langouste-mayonnaise de chez Juanito. La nourriture était bonne chez les deux, mais, au bout d’un moment, le meilleur des plats devient monotone.

Beaucoup d’entre nous commencèrent à aller au Yin-Tang, le nom du nouveau restaurant. C’était un endroit toujours animé. En plus de ça, le Hongrois possédait une excellente collection de disques accompagnée d’un système de sonorisation plus qu’adéquat. C’était un endroit voué à la réussite.

Je commençai à y manger cinq fois environ par semaine.

Ma femme était charmante, mais n’avait rien d’un cordon bleu. J’étais l’un des réguliers du Hongrois.

Ce ne fut qu’au bout d’une semaine que je remarquai le serveur.

Il était jeune, pas plus de seize ou dix-sept ans, et je crois qu’il était indonésien. Il avait un teint du plus pur olive et ses cheveux et ses sourcils étaient noirs comme de la suie. Il était mince, gracieux et vif. C’était un plaisir de le regarder s’affairer à servir les plats et à changer les disques.

Tout ce qu’il y a de plus bénin, n’est-ce pas ? Mais la suite s’avéra plus complexe, plus sombre et moins innocente.

Comme je disais, j’admirais sa grâce et sa beauté tout comme un homme peut admirer les attributs d’un autre homme. Mais, une semaine plus tard, je me surpris à suivre d’un peu trop près les charmantes lignes de sa joue, la fierté de son port de tête, la disposition de ses épaules et de son dos et le contour exquis de ses fesses.

Et je commençai à me raconter des histoires… Je me disais que j’admirais ce garçon comme on admirerait une statue grecque, ou les silhouettes héroïques de Michel-Ange. Je me disais que mon attrait n’était qu’esthétique et rien d’autre. Et je continuais d’aller au restaurant presque chaque soir manger mon rijstaffel, qui est l’une des cuisines les plus engraissantes de la Terre.

Vers la fin du mois, profondément atterré, je me rendis compte que je m’étais amouraché du serveur. Je m’aperçus que je désirais le toucher, lui caresser les cheveux, effleurer les contours de son corps et lui faire d’autres choses, encore plus terribles.

Je n’ai jamais été un homosexuel. Je n’ai jamais eu aucun motif de me considérer comme un homosexuel en puissance. J’ai toujours eu d’agréables relations sexuelles avec les femmes et je n’ai même jamais pu comprendre comment un homme pouvait jouir du corps d’un autre homme.

Maintenant, malheureusement, je le savais.

Si cette prise de conscience ne m’inspira aucune honte, ce fut seulement en raison de l’acuité de mon obsession. Chaque soir, je me rendais au restaurant et y demeurais aussi longtemps que la décence m’y autorisait. Le chef se mit à me servir des rations supplémentaires que je mangeais, tout reconnaissant d’avoir une excuse pour rester plus longtemps.

Et le garçon ? Je ne peux pas concevoir qu’il fût ignorant de mes pensées. Je ne peux pas concevoir qu’il n’y eût de sa part réciprocité. Car, au fil des jours et des mois, il se démenait comme un diable à travers le restaurant, changeant les disques, vidant des cendriers déjà propres, s’affichant de façon plutôt impudique.

Nous échangions souvent des regards pleins de sous-entendus. A ce moment-là, ma femme était rentrée aux Etats-Unis. Le chef était aveugle à tout sauf à la consommation du rijstaffel. Et le garçon et moi nous nous dévorions des yeux. Nos intentions étaient claires, mais nous n’échangions jamais un mot, nous ne nous touchions jamais.

Bien entendu, je pris du poids. Qui aurait pu s’envoyer un ou deux kilos de rijstaffel chaque soir sans en prendre ? Je pris du poids insensiblement, sous l’emprise de mon obsession et de mon dégoût de moi-même. Je négligeais mes amis, je ne prêtais aucune attention à mon aspect extérieur. Chaque soir, je quittais le restaurant l’estomac grinçant sous le poids de cette nourriture surépicée. Je me couchais, rêvais du garçon et attendais avec impatience le lendemain soir où je pourrais le voir à nouveau.

Nos regards s’enhardirent, devinrent plus enflammés. Parfois, en apportant les plats, il laissait sa main sur la table, comme pour me défier de la toucher. Et je me raclais la gorge, réprouvant du regard cette provocation impudique.

Emporté par cette folie, je ne sais jusqu’à quand tout cela aurait pu continuer, ni où cela nous aurait menés. Je perdais de ma timidité, de mon orgueil, et je n’étais pas loin de m’adresser au garçon directement. C’est alors que, tout à fait par hasard, je remarquai quelque chose.

J’étais le seul client restant du restaurant.

Je réfléchis à cela, le soupesai en profondeur. J’avais laissé tomber mes amis au cours des derniers mois, ou bien eux m’avaient laissé tomber. Mais pourquoi ne venaient-ils plus manger au restaurant ?

J’y allais soir après soir et, chaque fois, j’étais le seul client. Pourtant, la qualité de la nourriture ou de la musique ne s’était en rien amoindrie, à ma connaissance. Rien n’avait changé, sauf moi.

Je vis alors quelque chose. Cela me frappa un soir semblable à tous les autres soirs, alors que je me débattais péniblement au milieu de mes énormes portions rituelles. Je vis que j’avais monstrueusement grossi au cours des mois écoulés. Et, l’espace d’un instant, je pus me voir de l’extérieur : je vis un homme d’une grossièreté repoussante assis dans un petit restaurant. Un homme gras à vous soulever le cœur. Un homme en compagnie duquel vous n’auriez pas mangé pour un empire.

Cela me frappa alors : j’étais la raison de la perte pour le Hongrois de tous ses clients. En effet, quel homme de bon sens aurait souhaité manger là avec moi ? Et, moi, j’y étais tout le temps.

Une vision de ce genre doit entraîner un acte immédiat sous peine d’être perdu à jamais. Je repoussai la table et me levai, non sans difficulté. Le chef et le serveur me dévisageaient. Je commençai à me dandiner vers la porte.

Le chef s’écria : « Y a-t-il quelque chose qui n’aille pas ? »

— « Pas avec la nourriture, » répliquai-je, « avec moi. »

Les yeux baissés, le garçon risqua : « Peut-être vous ai-je offensé…»

— « Bien au contraire, » répliquai-je, « vous m’avez énormément charmé, mais je me suis offensé moi-même au-delà de toute mesure. »

Ils ne comprirent pas. Le chef s’écria : « Ne prendrez-vous même pas une assiette de sate de porc préparé de frais et délicieux ? »

Et le serveur ajouta : « Il y a un nouveau disque d’Armstrong que vous n’avez pas encore entendu. »

Je m’arrêtai à la porte. Je dis : « Merci beaucoup à vous deux. Vous êtes bien aimables. Mais la vérité est que je suis en train de me détruire sous vos propres yeux. Je pars à présent achever cette tâche tout seul. »

Ils me dévisagèrent, ébahis, incrédules. Je sortis du restaurant en me dandinant, je me rendis à mon appartement, je fis une petite valise et trouvai un taxi pour me conduire à la ville d’Ibiza. J’arrivai juste à temps pour le vol de nuit à destination de Barcelone.

Des années ont passé depuis lors. Le temps et la distance m’ont dépouillé de mon obsession. J’ai bien été amoureux depuis, mais jamais d’un autre garçon.

J’habite maintenant à San Miguel de Allende, au Mexique, avec ma femme (pas celle qui m’avait accompagné à Santa Eulalia) et nos deux enfants.

Je me suis souvent demandé ce qu’il était advenu du chef et du serveur. Je présume qu’ils ont continué leur affaire, avec succès. Ils sont toujours à Santa Eulalia, pour autant que je sache. À moins que, bien entendu, mon péché de luxure ne les ait en quelque sorte détruits.

Je regrette sincèrement mon péché.

J’essaie toujours de devenir écrivain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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