Chapitre 2

Les gouvernants passent,
 l’Archipel demeure

Il est fort vraisemblable que les Camps spéciaux, conçus par l’esprit de Staline vieillissant, étaient parmi ses enfants chéris. Après tant de recherches dans les domaines éducatif et punitif, le monde avait vu naître enfin ce chef-d’œuvre admirable de maturité : cette organisation uniforme, numérotée, nettement articulée, psychologiquement déjà retranchée du corps de la Mère Patrie, qui avait une entrée mais pas de sortie et qui n’engloutissait que des ennemis, pour ne rendre en échange que des biens matériels et des cadavres. On a même du mal à imaginer la souffrance qu’eût éprouvée, en son âme de créateur, l’Architecte aux vues lointaines, s’il avait dû être témoin de la banqueroute dont fut victime à son tour cette grande œuvre. De son vivant déjà, le système avait été en proie à des secousses, à des flambées soudaines, il s’était couvert de craquelures – mais sans doute la prudence avait-elle empêché qu’on lui fît aucun rapport. Ce système des Camps spéciaux qui, au départ, était une pâte lourde, inerte, sans danger, avait rapidement subi un fort échauffement interne et était passé, en l’espace de quelques années, à l’état de lave volcanique. Si le Coryphée avait encore vécu un an, un an et demi, il serait devenu absolument impossible de lui cacher ces éruptions, et sa pensée fatiguée de vieillard aurait encore dû assumer le poids d’une nouvelle décision : renoncer à son enfant chéri et mélanger à nouveau tous les camps, ou bien, au contraire, couronner l’entreprise en faisant exécuter l’une après l’autre chacune des lettres de l’alphabet avec son lot de mille détenus.

Mais, pleuré à gros sanglots, le Penseur mourut un peu avant. Et bientôt, de sa main déjà roide de cadavre, il entraîna à sa suite, dans un grand bruit, son acolyte encore frais et rose, encore plein de force et de volonté, le ministre de cet Intérieur tellement vaste, embrouillé, inextricable.

Et la chute du Chef de l’Archipel précipita de manière tragique l’effondrement des Camps spéciaux. (Quelle faute historique irréparable ! Étriper le ministre de l’Intime ! Maculer de mazout les épaulettes bleu ciel !)

Les lambeaux de tissu portant les numéros, qui représentaient pourtant la plus grande découverte de la pensée concentrationnaire du xxe siècle, furent précipitamment décousus, mis au rebut, oubliés ! Ce qui enleva déjà aux Camps spéciaux leur sévère uniformité. Mais ça n’était rien encore, quand on pense que les fenêtres des baraques perdirent également leurs barreaux et les portes leurs cadenas, si bien que les Camps spéciaux se retrouvèrent privés des agréables particularités carcérales qui les distinguaient des ITL. (Pour les barreaux, on s’était sans doute trop dépêché – mais on ne pouvait pas non plus rester à la traîne, le moment était tel qu’il fallait prendre ses distances au plus vite !) On vit même – ô crève-cœur ! – le Bour de pierre d’Ekibastouz, qui avait tenu bon contre les insurgés, livré au pic et rasé tout ce qu’il y a de plus officiellement1… Et cependant, tout cela n’est rien encore quand on pense que les Autrichiens, les Hongrois, les Polonais, les Roumains qui se trouvaient dans les Camps spéciaux furent tout simplement remis en liberté du jour au lendemain, nonobstant la noirceur de leurs crimes et les peines de quinze ou vingt-cinq ans dont ils étaient frappés, – ce qui dévalorisa totalement les condamnations aux yeux des détenus. Quand on pense que les limitations de la correspondance, la seule chose grâce à laquelle les pensionnaires d’un Camp spécial se sentaient vraiment enterrés vivants, quand on pense que ces limitations furent levées ! Qu’on alla jusqu’à autoriser les visites ! – c’est terrible à dire : les visites !… (Et, jusque dans le bouillant Kenguir, on entreprit de construire à cet effet de petits pavillons séparés.) Les Camps spéciaux d’hier furent submergés par une telle vague de libéralisme effréné que les détenus furent autorisés à garder et coiffer leurs cheveux (les écuelles d’aluminium se mirent alors à disparaître des cuisines pour revoir le jour sous forme de peignes). Et au lieu d’avoir des comptes personnels et des bons d’achat, les indigènes purent désormais tenir entre leurs mains le même argent que tout le monde, et s’en servir pour payer leurs dépenses comme s’ils vivaient hors de la zone.

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Dans la décharge de Vorkouta

Des êtres insouciants, déraisonnables, détruisaient eux-mêmes le système qui les nourrissait, un système dont on avait mis des dizaines d’années à tresser, tricoter et tordre les fils !

Mais les criminels endurcis qui peuplaient les camps se laissèrent-ils au moins adoucir si peu que ce fût par les faveurs qu’on leur faisait ? Non ! Au contraire ! Montrant bien par là leur nature ingrate et corrompue, ils adoptèrent l’appellation profondément erronée, insultante et vide de sens de « bérianistes » et prirent l’habitude de la jeter, dès que quelque chose ne leur plaisait pas, à la tête des soldats qui les escortaient consciencieusement, à la tête de leurs surveillants pleins de patience, à la tête des tuteurs attentifs à leur bien-être qui assuraient la direction du camp. Or, non seulement c’était amer au cœur des Agents d’exécution, mais, juste après la chute de Béria, c’était même dangereux, parce que cela pouvait être pris par certains comme point de départ d’une accusation.

Aussi le chef de l’un des camps de Kenguir (nettoyé de ses insurgés qu’on avait remplacés par des gens d’Ekibastouz) fut-il contraint d’adresser à ses ouailles, du haut de la tribune, les paroles suivantes : « Écoutez, les gars ! (pendant ces deux courtes années, de 1954 à 1956, on jugea possible d’appeler ainsi les détenus). Vous insultez le personnel de surveillance et les soldats d’escorte en les appelant “bérianistes” ! Je vous prie de ne plus le faire. » Prenant alors la parole, le petit V.G. Vlassov lui répliqua : « Vous entendez ce mot depuis quelques mois seulement et vous vous trouvez insultés. Moi, voici dix-huit ans que votre personnel ne m’appelle jamais autrement que “fasciste”. Vous croyez que ça ne leur fait rien, aux détenus ? » Et le commandant promit que l’appellation de « fascistes » serait désormais proscrite. Donnant, donnant.

Avec toutes ces réformes destructrices et porteuses de mauvais fruits, on peut considérer que l’histoire particulière des Camps spéciaux a pris fin en 1954 et cesser, à partir de cette date, de les distinguer des ITL.

Partout, dans l’Archipel bouleversé de fond en comble, les années 1954-1956 furent une période de laisser-faire, une ère de relâchement inouï, et il connut peut-être alors la plus grande liberté de toute son histoire, si l’on fait abstraction des maisons de détention pour droits-communs du milieu des années 20.

Les directives qui arrivaient, les inspecteurs qui se succédaient rivalisaient d’ingéniosité pour instaurer dans les camps le libéralisme le plus débridé. On supprima l’abattage des arbres pour les femmes ! Oui, ce travail fut décrété, figurez-vous, trop pénible pour elles (bien que trente ans de pratique ininterrompue eussent prouvé qu’il n’en était rien). – On rétablit la libération anticipée sous condition pour les détenus ayant purgé les deux tiers de leur peine. – On se mit, dans tous les camps, à payer les salaires en espèces, et les détenus se ruèrent à la cantine sans que leurs achats fussent contenus dans des limites raisonnables par des dispositions réglementaires ; du reste, quand les dispenses d’escorte étaient si largement accordées, à quoi eût servi un règlement ? avec leur argent, ils pouvaient aussi bien faire leurs courses dans la cité ouvrière. – On installa la radio dans toutes les baraques, on combla les détenus de journaux et de journaux muraux, on nomma dans chaque brigade un responsable à la propagande. Des conférenciers (des colonels !) vinrent faire aux détenus des exposés sur différents sujets – il y en eut même sur la déformation de l’histoire dans les œuvres d’Alexeï Tolstoï –, mais ce n’était pas si simple, pour la direction, que de leur rassembler un public : impossible d’y envoyer les gens à coups de bâton, il fallait avoir recours à des moyens indirects d’action et de persuasion. Et ceux qu’on arrivait à faire entrer dans la salle entretenaient un bourdonnement ininterrompu de conversations particulières, sans écouter le conférencier. – On autorisa les détenus à souscrire à l’emprunt, mais, hormis les bien-pensants, personne n’en fut ému, et les éducateurs se virent tout simplement obligés de prendre les gens par la main pour les mener jusqu’à la table de souscription et leur faire cracher dix malheureux roubles (un rouble de Khrouchtchov). Le dimanche, on se mit à organiser des spectacles communs qui réunissaient les zones masculines et féminines : enfin un endroit où les zeks se rendaient volontiers, achetant même pour l’occasion des cravates à la cantine.

On vit resurgir beaucoup de choses qui appartenaient au trésor le plus ancien de l’Archipel : ce dévouement à la cause commune et cet esprit d’initiative où il avait puisé sa vie, du temps des Grands Canaux. Des « Conseils d’activistes » furent créés, qui comportaient, comme un comité local de syndicat, un secteur formation et production, un secteur culture de masse et un secteur vie pratique, et dont la fonction principale était de lutter pour améliorer la productivité du travail et la discipline. On vit ressusciter les « tribunaux fraternels » investis du droit de distribuer blâmes et amendes et de demander que tel ou tel soit soumis à un régime plus sévère ou privé du bénéfice des deux tiers.

Ces mesures avaient apporté jadis une aide précieuse à la Direction – mais dans des camps qui n’étaient pas passés, comme nos Spéciaux, par l’école des massacres et des insurrections. Cette fois, ce ne fut pas compliqué : le premier président d’un Conseil d’activistes (à Kenguir) fut égorgé, le second fut rossé, et plus personne ne voulut s’engager là-dedans. (Le capitaine de frégate Bourkovski participa, durant cette période, à un de ces conseils, il le fit en toute conscience et par principe, mais avec une grande prudence ; il recevait constamment des menaces de mort et il allait écouter la critique de son action aux réunions que tenait la brigade des bandéristes.)

Cependant, le système des camps branlait de plus en plus sous les coups impitoyables du libéralisme. On institua des « camps à régime allégé » (même Kenguir eut le sien !) : en fait, les détenus n’avaient plus qu’une seule obligation, celle de dormir dans la zone ; ils se rendaient au travail sans escorte, par n’importe quel itinéraire et à l’heure qui leur plaisait (tous s’efforçaient de partir le plus tôt possible et de rentrer le plus tard possible). Le dimanche, un tiers d’entre eux pouvait aller en ville avant le déjeuner, un tiers y allait après, et seul le dernier tiers restait privé de promenade.

Cela ne veut pas dire que la même douceur régnât partout. Il restait des camps disciplinaires, comme le « boucloir général de l’Union » à Anzioba, près de Bratsk, où sévissait toujours Michine, le capitaine sanglant de l’Oziorlag. Durant l’été 1955, on y comptait environ quatre cents pensionnaires (dont Tenno). Mais, là aussi, ce furent finalement les détenus et non les surveillants qui se retrouvèrent maîtres du camp.

Que le lecteur se mette à la place des dirigeants des camps et qu’il dise si, dans ces conditions, on peut faire son travail ! et si on peut compter obtenir un résultat quelconque !

Un officier du MVD que j’eus comme compagnon de train en 1962, lors de mon voyage en Sibérie, caractérisa ainsi toute cette période de la vie des camps : « Une pagaille noire. Ceux qui n’avaient pas envie de travailler n’y allaient pas. Avec leur argent, ils s’achetaient des postes de télévision2. » Lui gardait de cette triste époque un souvenir très sombre.

Car rien de bon ne peut sortir d’une situation où l’éducateur en est réduit à demander au prisonnier de bien vouloir faire ceci ou cela, où il n’a derrière lui ni le fouet, ni le Bour, ni l’échelle de la faim !

Mais – comme si tout cela ne suffisait pas ! – l’Archipel dut encore subir les coups de bélier de la résidence hors-zone : les prisonniers s’en allaient vivre au-dehors, ils pouvaient avoir une maison et une famille, ils recevaient, comme des travailleurs libres, la totalité de leur salaire (on n’opérait plus de retenues pour l’entretien de la zone, de l’escorte, de l’administration du camp), et la seule chose qui les reliait encore au camp était l’obligation de venir pointer tous les quinze jours.

Ça, non, c’était la fin !… La fin du monde ou la fin de l’Archipel, voire celle des deux ensemble ! Et il fallait encore entendre nos organismes juridiques porter aux nues cette résidence hors-zone comme la découverte la plus humaine et la plus moderne du régime communiste3 !

Après tous ces coups portés au système, il semblait qu’il ne restât plus qu’à dissoudre les camps. Consommer la perte de cette grande chose qu’avait été l’Archipel, plonger dans le malheur, disperser et démoraliser des centaines de milliers d’Agents d’exécution avec leurs femmes, leurs enfants et leur petit bétail, réduire à néant leur ancienneté, leurs grades, leurs états de service immaculés !

Et le processus semblait déjà entamé : on commençait à voir arriver dans les camps des « Commissions du Soviet Suprême » dites, plus simplement, « commissions de délestage » qui, écartant les autorités du camp, siégeaient dans la baraque de la direction et rédigeaient des ordres de libération avec la même légèreté irresponsable que s’il se fût agi de mandats d’arrêt.

Une menace mortelle planait sur toute la corporation des Agents d’exécution. Il fallait entreprendre quelque chose ! Car il fallait lutter !

*

Tout événement important dans la vie de la société soviétique est voué à l’un ou l’autre des deux destins suivants : ou bien il sera passé sous silence, ou bien il sera recouvert d’une enveloppe de mensonge. Je suis incapable de citer un événement de quelque importance qui se soit produit dans notre pays et ait échappé à cette fourche fatale.

Il en aura été ainsi pour l’Archipel : la plus grande partie du temps, on a tu son existence, et quand on y a touché, ç’a été pour écrire des mensonges : aussi bien du temps des Grands Canaux qu’en 1956, à propos des commissions de délestage.

Ces commissions, il faut bien dire aussi que nous n’avons même pas eu besoin que les journaux nous bourrent le crâne, ni qu’aucune nécessité extérieure nous y contraigne, pour les entourer d’un mensonge sentimental. Pensez donc ! Comment ne pas être ému jusqu’aux larmes ? nous avions l’habitude d’être accablés même par notre avocat, et voici qu’un procureur prenait notre défense ! Nous nous languissions du monde extérieur, nous sentions qu’une vie nouvelle était en train d’y germer, comme le confirmaient les modifications dont nous étions témoins dans les camps – et soudain une commission magique, munie de pleins pouvoirs, remettait à chacun de nous, après un entretien de cinq à dix minutes, un billet de chemin de fer et un passeport (avec même, pour certains, le droit de vivre à Moscou) ! En vérité, comment aurait-il pu sortir autre chose que des louanges de nos poitrines au souffle rauque, minées par le froid, épuisées ?

Mais élevons-nous un peu au-dessus de cette joie palpitante qui courait aussitôt enfourner ses hardes dans son sac. Voyons : est-ce comme cela que l’on aurait dû mettre fin aux crimes de Staline ? N’aurait-elle pas dû se présenter, cette commission, devant tous les détenus rassemblés, se découvrir et dire :

« Frères ! Nous sommes ici, envoyés par le Soviet Suprême, pour vous demander pardon. Pendant des années, des dizaines d’années, vous avez langui en ce lieu, bien que vous n’eussiez rien à vous reprocher, tandis que nous nous réunissions dans des salles d’apparat, sous des lustres de cristal, sans jamais nous rappeler votre existence. Nous avons docilement entériné tous les décrets inhumains du Mangeur d’hommes, nous sommes les complices des assassinats qu’il a commis. Agréez maintenant, si vous le pouvez, notre repentir tardif. Les portes sont ouvertes et vous êtes libres. Là-bas, sur l’aire d’atterrissage, sont en train de se poser des avions chargés de médicaments, de vivres et de vêtements chauds qui vous sont destinés. Ces avions amènent aussi des médecins. »

Dans les deux cas, il y a libération, mais elle est présentée de manière différente, elle n’a pas le même sens. La commission de délestage, c’est un concierge soucieux de propreté qui suit dans la cour les traces de vomi laissées par Staline et les essuie soigneusement, un point c’est tout. Ce n’est pas cela qui va poser les nouvelles bases morales nécessaires à la vie de la société.

Je cite plus loin le jugement d’A. Skripnikova, avec lequel je suis pleinement d’accord. Les détenus sont convoqués, n’est-ce pas, un à un (comme d’habitude, on sépare les gens les uns des autres !) devant la commission qui siège dans un bureau. Chacun s’entend poser un certain nombre de questions sur le fond de son dossier judiciaire. Les questions sont formulées avec bienveillance, tout à fait aimablement, mais leur but est d’amener le détenu à reconnaître sa faute (ce n’est pas le Soviet Suprême qui doit faire cela, c’est encore et toujours lui, le malheureux détenu !). Il doit rester silencieux, il doit baisser la tête, il doit être l’homme qui est pardonné, non celui qui pardonne ! C’est-à-dire qu’en faisant miroiter devant ses yeux la liberté, on obtient maintenant de lui ce que la torture elle-même n’avait pas réussi à lui arracher. Et dans quel but ? L’enjeu est important : il s’agit de ne relâcher dans le monde extérieur qu’un être timoré. Et puis, second avantage, les procès-verbaux de la commission témoigneront devant l’Histoire que, dans l’ensemble, les gens qui étaient dans les camps avaient quelque chose à se reprocher et que les monstrueuses iniquités dépeintes par certains n’ont jamais existé. (Peut-être y avait-il encore, par-dessus le marché, un petit calcul financier : pas de réhabilitation – pas d’indemnité4.) Pratiquée sous cette forme, la libération des détenus ne faisait pas éclater le système des camps en tant que tel, ne créait pas d’obstacles à l’absorption de nouveaux contingents (poursuivie sans relâche même pendant les années 1956-1957) : il n’en ressortait aucune obligation de les libérer eux aussi.

Et ceux qui, par orgueil, refusaient de se reconnaître coupables ? Eh bien, ceux-là étaient laissés au camp. La chose ne fut pas si rare qu’on pourrait le croire. (Les femmes du Doubravlag qui refusèrent, en 1956, de témoigner du repentir, furent rassemblées et expédiées dans les camps de Kémérovo.)

Skripnikova raconte le cas suivant. Une Ukrainienne de l’Ouest avait écopé de dix ans parce que son mari était bandériste ; on lui demandait maintenant de reconnaître qu’elle se trouvait au camp parce que son mari était un bandit. « Non, vous m’ferez point dire ça. – Dis-le et tu seras libre ! – Non, vous m’ferez point dire ça. C’est point un bandit, c’t’ un OOuN. – Eh bien, puisque tu ne veux rien savoir, reste donc là ! » (Le président de la commission s’appelait Soloviov.) Quelques jours passèrent, et elle reçut la visite de son mari qui revenait du Nord. Sa peine à lui était de vingt-cinq ans, mais il avait reconnu sans difficulté être un bandit et avait été gracié. Il n’apprécia pas du tout la fermeté de sa femme, ce fut une avalanche de reproches : « T’avais qu’à dire que j’suis un diab’, anqu’une queue et des sabots, qu’tu les avais vus. Comment que j’vas faire maintenant anque la maison et les gamins ? »

Rappelons que Skripnikova refusa elle aussi de se reconnaître coupable et qu’elle resta encore trois ans au camp.

Ainsi, l’ère de la liberté elle-même arriva sur l’Archipel en toge de procureur.

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Cependant, la panique des Agents d’exécution n’était pas sans fondement : les années 1955-1956 virent dans le ciel de l’Archipel une extraordinaire conjonction astrale. Ce furent des années fatidiques, qui eussent pu être les dernières de son existence !

Si les hommes revêtus du pouvoir suprême, avec le lourd privilège d’une information complète sur l’état de leur pays, avaient pu encore, durant ces années-là, regarder autour d’eux, frémir d’horreur et éclater en sanglots ! Car le sac sanglant qui est sur leurs épaules, ce sac suinte de partout et leur couvre le dos de taches pourpres ! Les politiques ont été relâchés, soit, – mais les millions de droits-communs, qui les a envoyés là-bas ? N’est-ce pas les rapports de production ? leur milieu de vie ? N’est-ce pas nous-mêmes ?… N’est-ce pas vous ?

Ce qu’il fallait faire, c’était jeter aux orties le programme spatial ! Rayer de vos préoccupations la flotte de Sukarno et la garde personnelle de Kwame Nkrumah ! Prendre au moins le temps de vous asseoir, les poings au menton, et de vous poser des questions : que faire ? Pourquoi nos lois, qui sont les meilleures du monde, se trouvent-elles rejetées par des millions de citoyens ? Qu’est-ce donc qui les pousse à se précipiter sous ce joug meurtrier, et d’autant plus nombreux que le joug est plus insupportable ? Comment s’y prendre pour que ce flot tarisse ? Peut-être, en fait, nos lois ne sont-elles pas ce qu’elles devraient être ? (Là, vous n’auriez pas pu éviter de penser à notre école harcelée, à nos campagnes laissées à l’abandon et à beaucoup de choses qui s’appellent l’injustice tout court, sans allusion aux classes sociales. Et ceux qui ont déjà franchi le pas, comment les faire revenir dans la vie ? Vous ne vous en tirerez pas avec un grand geste à bon marché comme l’amnistie « Vorochilov » : c’est sur chaque individu tombé qu’il faudrait se pencher avec humanité en étudiant à la fois son affaire et sa personnalité.

Car enfin, devons-nous mettre fin à l’Archipel, oui ou non ? Serait-il là pour l’éternité ? Pendant quarante ans, cette pourriture a habité notre corps : cela ne vous suffit pas ?

Eh bien non, figurez-vous ! Cela ne leur suffit pas ! Ces messieurs ont la flemme d’imposer un effort à leurs circonvolutions cérébrales ; quant à leur âme, aucun écho n’en sort. Bah ! l’Archipel peut bien encore rester là une quarantaine d’années ; nous nous occuperons, nous, pendant ce temps, du barrage d’Assouan et de la réunification des Arabes !

Les historiens qui travailleront sur le règne de Nikita Khrouchtchov, sur ces dix ans où il nous sembla soudain que certaines des lois physiques auxquelles nous sommes habitués cessaient de fonctionner ; où, phénomène étrange, les objets se mirent à défier les forces des champs magnétiques et les lois de la pesanteur, – ces historiens ne manqueront pas d’être étonnés par le grand nombre de possibilités qui se sont trouvées réunies un court moment entre les mains de cet homme et par l’usage qu’il en a fait, les manipulant, dirait-on, comme des jouets, pour s’amuser, et les abandonnant ensuite avec insouciance. Revêtu de la plus grande puissance que notre histoire ait connue après celle de Staline – une puissance affaiblie, certes, mais encore énorme –, il l’a utilisée comme l’ours de Krylov qui roulait de-ci, de-là son billot dans le pré, sans but ni profit. La libération de notre pays, à laquelle il eût pu donner un tracé trois fois, cinq fois plus ferme et plus long, il l’a abandonnée comme une bagatelle, sans comprendre la mission qui lui incombait, pour s’occuper des expéditions dans l’espace, de la culture du maïs, des fusées de Cuba, des ultimatums de Berlin, pour s’occuper à persécuter l’Église, à couper en deux les comités de province du parti et à combattre les peintres abstraits.

Jamais il n’a mené jusqu’au bout quoi que ce soit, et la libération de son peuple moins que tout le reste. On avait besoin de le lancer toutes griffes dehors contre l’intelligentsia ? Rien de plus simple. On voulait que les mêmes mains qui venaient de mettre en pièces les camps de Staline s’emploient maintenant à renforcer l’institution ? Ce fut facile à obtenir. Et à quel moment ?

C’est en 1956, l’année du XXe Congrès, que furent prises les premières dispositions restrictives concernant le régime des camps ! Et ce travail fut poursuivi durant l’année 1957 qui vit Khrouchtchov accéder seul à la plénitude du pouvoir.

Mais la corporation des Agents d’exécution n’était pas encore satisfaite. Et, pressentant la victoire, elle passa à la contre-attaque : ça ne pouvait plus continuer ainsi ! Le système des camps, point d’appui du pouvoir soviétique, dépérissait !

L’essentiel des pressions s’exerça, bien entendu, loin de toute publicité : à une table de banquet, dans la cabine-salon d’un avion, au cours d’une partie de barque à la campagne, mais, de temps en temps, la chose transparaissait tout de même à l’extérieur. C’était alors l’intervention du « député » B.I. Samsonov à la session du Soviet Suprême (décembre 1958) : les détenus vivent trop bien, ils sont satisfaits (!) de la nourriture (or ils doivent en être constamment mécontents…), on les traite avec trop de ménagements. (Et dans ce « parlement » qui n’avait pas reconnu ses fautes passées, il ne se trouva évidemment personne pour répliquer à Samsonov.) Ou bien c’était un article ravageur sur « L’homme derrière les barreaux » (1960).

Et sans résister à cette pression ; sans rien approfondir ; sans considérer que, en fait, la criminalité n’avait pas augmenté pendant ces cinq années (et quand bien même elle eût augmenté, c’est dans la structure de l’État qu’il eût fallu en chercher les causes) ; sans rapprocher ces nouvelles mesures de sa propre foi en l’avènement triomphal du communisme, sans étudier la chose dans les détails, sans aller y voir de ses propres yeux, – ce tsar « qui avait passé toute sa vie en voyage » signa sans difficulté le bon qu’on lui tendait, commandant ainsi les clous grâce auxquels l’échafaud, vite reconstruit, retrouva sa forme et sa solidité d’antan.

Et tout cela se passa durant la même année 1961 qui vit Nikita faire un dernier effort pour arracher de terre le char de la liberté. C’est précisément en 1961, l’année du XXIIe Congrès, que fut publié le décret instituant dans les camps la peine de mort pour « les actes de terrorisme commis contre des détenus amendés (c’est-à-dire contre les mouchards) ou contre le personnel de surveillance » (il n’avait jamais été attaqué !), et qu’une séance plénière de la Cour Suprême (tenue en juin 1961) entérina la création de quatre régimes pour des camps qui n’étaient plus maintenant ceux de Staline, mais bel et bien ceux de Khrouchtchov.

Alors qu’il montait à la tribune du congrès pour lancer sa dernière attaque contre la tyrannie carcérale de Staline, Nikita venait tout juste de laisser serrer les écrous d’un système qui ne valait pas mieux. Et il croyait sincèrement que tout cela était compatible et conciliable !…

Les camps d’aujourd’hui sont ceux qu’a entérinés le parti juste avant le XXIIe Congrès. Ils fonctionnent depuis lors sur ces bases.

La différence avec les camps de Staline n’est pas dans le régime de détention, mais dans la composition des effectifs : on n’y trouve plus ces millions et ces millions de Cinquante-Huit. Mais, comme avant, les détenus se comptent toujours par millions et, comme avant, beaucoup sont des êtres sans défense, victimes d’une justice inique et envoyés là uniquement parce que le système veut subsister et qu’ils représentent son gagne-pain.

Les gouvernants changent, l’Archipel demeure.

Il demeure parce que ce régime politique ne saurait subsister sans lui. S’il liquidait l’Archipel, il cesserait lui aussi d’exister.

*

Il n’y a pas d’histoires sans fin. Quiconque fait un récit doit toujours s’interrompre à un moment ou à un autre. Dans la mesure de nos moyens – modestes et insuffisants – nous avons suivi l’histoire de l’Archipel depuis les salves pourpres qui marquèrent sa naissance jusqu’au brouillard rose des réhabilitations. Nous considérons que cette belle période de douceur et de désagrégation, à la veille du renouveau de férocité survenu dans les camps sous Khrouchtchov et à la veille aussi de la publication du nouveau Code pénal, clôt notre récit. La suite trouvera d’autres historiens parmi les gens qui, pour leur malheur, connaissent mieux que nous les camps de Khrouchtchov et de l’après-Khrouchtchov.

Mais ils sont déjà trouvés, ces historiens : ce sont Sviatoslav Karavanski et Anatoli Martchenko5. Et d’autres émergeront encore en quantité, car c’est bientôt, très bientôt qu’on verra arriver en Russie l’ère de la transparence !

À la lecture du livre de Martchenko, par exemple, même le cœur endurci d’un ancien des camps se serre de douleur et d’effroi. Et sa description de la réclusion actuelle nous montre une Prison d’un Type Nouveau plus digne encore de ce nom que celle dont parlaient nos témoins. Nous apprenons que la Corne, la seconde corne du tiourzak (cf. 1re partie, chapitre 12) a poussé une pointe encore plus acérée et l’a fichée encore plus profond dans le cou du prisonnier. En comparant les deux bâtiments de la centrale de Vladimir, celui qui date des tsars et celui de la période soviétique, Martchenko nous montre de manière tangible où s’arrête l’analogie entre les deux époques : le bâtiment des tsars est sec et chaud, le bâtiment soviétique humide et froid (dans les cellules, on a les oreilles qui gèlent ! et jamais on n’ôte son caban), et les fenêtres héritées de l’ancien régime ont été bouchées par quatre rangs de briques – sans oublier les muselières !

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Cependant, Martchenko ne décrit que le Doubravlag, où sont concentrés aujourd’hui les politiques de tout le pays. Or j’ai reçu, moi, toute une documentation sur les camps pour droits-communs, dans une pile de lettres venues de différents endroits, et j’ai une dette à l’égard des auteurs de ces lettres, je leur dois de ne pas garder le silence. Et j’ai une dette aussi à l’égard des droits-communs : je leur ai fait peu de place, jusqu’ici, dans toute l’épaisseur de mon livre.

C’est pourquoi je vais m’efforcer d’exposer ici l’essentiel de ce que je sais sur la situation dans les camps actuels.

Des « camps » ? Mais non, il n’y en a plus ! Telle est la grande innovation de l’ère khrouchtchovienne. Nous sommes délivrés de ce cauchemar hérité de Staline ! Caille, je te baptise brochet : au lieu de camps, nous avons maintenant… des colonies (il y a la métropole et les colonies, les indigènes vivent dans les colonies – n’est-ce pas ainsi que les choses doivent être ?) Donc, plus de Goulag, c’est le Gouitk (le lecteur, s’il a bonne mémoire, se rappelle malgré tout que la chose s’est déjà appelée ainsi dans le temps : rien de nouveau sous le soleil). Quand nous aurons ajouté que le MVD aussi a disparu, remplacé par le MOOP, nous devrons reconnaître que la légalité a maintenant des bases solides et qu’il n’y a plus aucune raison de faire du tapage6.

Ainsi donc, depuis l’été 1961, les camps relèvent des régimes suivants : général, renforcé, sévère, spécial (ce mot de « spécial », depuis 1922, nous ne pouvons plus faire un pas sans lui…). C’est au tribunal rendant la sentence qu’il incombe de déterminer le régime auquel sera soumis le coupable, « compte tenu du caractère et de la gravité du délit qu’il a commis, ainsi que (dit le texte) de sa personnalité ». Cependant, en réalité, les choses sont plus simples et plus rapides : les Cours Suprêmes des républiques, réunies en séance plénière, ont réparti les articles du Code pénal en différentes listes qui permettent de voir tout de suite où doit aller chacun. Voilà pour ce qui concerne les nouvelles condamnations. Mais alors, direz-vous, et la population vivante de l’Archipel, ceux que la réforme de Khrouchtchov a surpris là-bas alors qu’ils étaient « détenus hors-zone », dispensés d’escorte ou en régime allégé ? Eh bien, leur cas a été « examiné » par un tribunal populaire local armé des listes confectionnées par la Cour Suprême (ainsi, sans doute, que de vœux communiqués par les opers du lieu), et ils ont été répartis entre les quatre régimes7.

Ces changements de cap sont si faciles, si allègres, vus du pont supérieur ! À droite toute ! À gauche toute ! – Mais pensez-vous aux poitrines qui doivent les supporter dans la cale muette et sombre ? Représentez-vous qu’on vous a dit, il y a trois ou quatre ans : fondez une famille, construisez-vous une maison, vivez et prospérez ! le communisme est proche – sentez déjà la chaleur de ses rayons ! Depuis, vous n’avez rien fait de mal, or voici soudain des aboiements, voici des cordons de soldats à l’air renfrogné, voici qu’on fait l’appel sur dossiers, et c’est fini : votre famille reste dans la maison inachevée tandis qu’on vous emmène derrière de nouveaux barbelés. « Mais, citoyen-chef, et la bonne conduite ?… Mais, citoyen-chef, et le travail consciencieux ?… » On n’en a rien à foutre, de votre bonne conduite ! On n’en a rien à foutre, de votre travail consciencieux !…

Y a-t-il sur terre une seule administration responsable qui se permette jamais pareils zigzags, pareils sauts de carpe ? Peut-être, à la rigueur, dans certains États africains nouvellement constitués…

Quelle était l’idée directrice de la réforme de 1961 – la vraie, pas celle qu’on a donné pour la galerie ? (Pour la galerie, il s’agissait « d’amener les détenus à mieux s’amender »). À mon avis, c’était celle-ci : priver le détenu de toute indépendance matérielle et personnelle – elle était insupportable aux Agents d’exécution – et le mettre dans une situation telle que le moindre signe fait par le doigt d’un Agent ait une répercussion sur son estomac ; autrement dit, rendre le zek parfaitement maniable et soumis. Ce qui impliquait que l’on mît fin aux dispenses massives d’escorte (pourtant naturelles pour des gens chargés de mettre en valeur des territoires sauvages) et que l’on fît réintégrer la zone à tous les détenus, en leur assignant une nourriture insuffisante et en supprimant ce qui leur permettait d’y apporter un appoint, c’est-à-dire le salaire et les colis.

Or un colis, au camp, ce n’est pas seulement de la nourriture. C’est une envolée morale, c’est une joie bouillonnante, des mains qui tremblent : vous n’êtes pas oublié, vous n’êtes pas seul, on pense à vous ! Dans nos Camps spéciaux, nous pouvions, nous, recevoir un nombre illimité de colis (leur poids maximum de huit kilos était la limite générale imposée par la poste). Certes, nous n’en recevions pas tous, loin de là, et pas à intervalles réguliers, mais cela augmentait inévitablement, malgré tout, la quantité totale de nourriture consommée dans le camp, et nous ne connaissions pas cette lutte à mort contre la faim. À présent, on a institué à la fois une limitation du poids de chaque colis à cinq kilos, et une échelle féroce : selon le régime, pas plus de six, quatre, trois ou deux colis par an. Un détenu qui est au régime commun, le plus avantageux, peut donc recevoir une fois tous les deux mois un colis de cinq kilos, ce qui fait, quand on a déduit le poids de l’emballage et éventuellement celui d’une pièce d’habillement, moins de deux kilos par mois pour la nourriture sous toutes ses formes ! Et au régime spécial, cela fait six cents grammes par mois8

Encore, si on les laissait recevoir cela !…. Mais ces misérables colis eux-mêmes, on n’y a droit qu’après avoir purgé plus de la moitié de sa peine. Et à condition de ne s’être rendu coupable d’aucune « infraction » (c’est-à-dire qu’il faut plaire à l’oper, à l’éducateur, au surveillant et au chat du surveillant) ! Et à condition de remplir la norme à 100 %. Et à condition d’apporter sa contribution à la « vie sociale » de la colonie (c’est-à-dire de prendre part à ces concerts squelettiques dont parle Martchenko ; ou à ces olympiades forcées au cours desquelles les concurrents tombent de faiblesse ; ou encore, ce qui est pire, de seconder servilement le personnel de surveillance).

De quoi vous faire rester en travers de la gorge le peu que vous recevez ! Pour vous remettre ce petit carton qui a pourtant été rempli par votre propre famille, ils exigent encore que vous leur cédiez votre âme !

Réveillez-vous lecteur ! Ce n’est plus l’histoire que je raconte-là – l’histoire, c’est fini, terminé : le livre est refermé. Non, ces choses se passent de nos jours, en ce moment même, alors que nos magasins d’alimentation regorgent de victuailles (du moins dans la capitale) et que vous répondez sincèrement aux étrangers que notre peuple est définitivement sorti de la disette. Voilà comment on rééduque par la faim ceux de nos citoyens qui ont fait un faux pas (et qui souvent n’ont rien à se reprocher : vous avez sans doute fini par croire en la puissance de notre justice !). Ce qu’ils voient en rêve, c’est du pain !

(Notons encore que l’arbitraire des patrons des camps ne connaît pas de limites et échappe à tout contrôle ! Naïve, votre famille vous fait un envoi de journaux ou de médicaments. Eh bien, cela compte pour un colis ! Le procédé est très fréquent, on me le signale de plusieurs endroits différents. Le chef du régime fonctionne comme un robot muni d’une cellule photo-électrique : à chaque objet qui passe, clic ! Et le vrai colis, qui arrive un peu plus tard, est renvoyé à l’expéditeur.)

On veille également avec le plus grand soin à ce que le zek ne puisse pas recevoir, à l’occasion d’une visite, le moindre petit morceau de substance comestible ! Les surveillants y mettent leur point d’honneur et toute leur expérience du métier. Avant l’entrevue, les femmes venant du monde libre sont palpées, fouillées ! (Ce n’est pas interdit, n’est-ce pas, par la Constitution ! Celles qui ne veulent pas se laisser faire, eh bien, elles n’ont qu’à repartir sans avoir vu leur homme.)

Les voies par où l’argent pourrait entrer dans la colonie sont bouchées encore plus hermétiquement : toutes les sommes envoyées par la famille du détenu sont versées sur son compte personnel « en attendant sa libération » (c’est-à-dire que l’État emprunte cet argent au zek pour dix ans, pour vingt-cinq ans, sans lui verser d’intérêts). Et tout l’argent qu’il aura gagné par son travail, il n’en verra pas non plus la couleur.

Voici quelle est l’économie du système : le détenu reçoit en échange de son travail 70 % du salaire que toucherait à sa place un homme libre (pourquoi ? ce qu’il produit aurait-il une autre odeur ? Si cela se passait en Occident, on crierait à l’exploitation et à la discrimination). Déjà 50 % de ce salaire réduit sont prélevés au profit de la colonie (entretien de la zone, des Agents d’exécution et des chiens). Puis on déduit encore de ce qui reste les frais de nourriture et d’habillement (imaginons ce que peut coûter la lavure aux têtes de poissons). Enfin, le reliquat est versé au compte personnel du détenu « en attendant sa libération ». Sur cet argent, il peut dépenser à la cantine du camp 10, 7, 5 ou 3 roubles par mois selon le régime auquel il est soumis. (Mais de Kalikatki, province de Riazan, on se plaint qu’une fois toutes les retenues opérées, les détenus ne se soient même pas retrouvés à la tête de cinq roubles pour cantiner.) Et voici une information tirée des Izvestia, journal du gouvernement (c’était en mars 60, encore à la belle époque, et on comptait encore en roubles légers du temps de Staline) : une jeune fille de Léningrad, Irina Papina, qui avait des abcès à tous les doigts à force de s’échiner à déraciner des souches, rouler des pierres, décharger des wagons, faire du bois de chauffage, gagnait… 10 roubles par mois (1 rouble de Khrouchtchov).

Ensuite, il y a l’utilisation pénitentiaire de la cantine elle-même, que l’indifférence des cantiniers vient encore aggraver. Le régime colonial (c’est bien ainsi qu’il faut dire au lieu de « régime des camps » ? Dites, les linguistes, comment faire si les îles s’appellent maintenant colonies ?…) ayant la propriété de retourner toutes choses, la cantine-avantage s’y mue en cantine-punition : elle devient le point faible du zek, celui sur lequel l’administration va faire porter ses coups. Dans presque toutes les lettres que j’ai reçues de Sibérie et de la province d’Arkhanguelsk, il est question de cela : on utilise la cantine comme sanction ! on en prive les gens pour la moindre peccadille. Ici, c’en est un qui, parce qu’il s’était levé avec trois minutes de retard, s’est vu supprimer le droit de cantiner pour trois mois (les zeks appellent ça « un direct au bide »). Ailleurs, tel autre n’avait pas réussi à finir la lettre qu’il écrivait avant la ronde du soir : privé de cantine pour un mois. Pour tel autre encore, le motif a été « qu’il avait la langue trop bien pendue ». De la colonie à régime sévère d’Oust-Vym, on m’écrit : « chaque jour, c’est une série de sanctions qui privent les gens de la cantine pour un mois, deux mois, trois mois. Sur quatre hommes, il y en a toujours un qui doit être puni pour quelque infraction. Ou bien encore la comptabilité a oublié de vous créditer de votre salaire pour le mois en cours, elle a sauté votre nom dans la liste – et alors, adieu, c’est autant de perdu. » (Il en va tout autrement quand il s’agit de vous jeter au cachot : même si on ne vous a pas embarqué tout de suite, vous ne perdez rien pour attendre.)

Sans doute n’y a-t-il pas là de quoi étonner un vieux zek. Quand les gens n’ont aucun droit, on sait où cela mène.

Je trouve encore ceci dans mon gros tas de lettres : « un détenu peut se voir attribuer pour cantiner deux roubles supplémentaires par mois en récompense de succès dans son travail. Mais, pour y avoir droit, il faut avoir fait quelque chose d’héroïque. »

Vous vous rendez compte comme notre pays place haut le travail : succès éminents = deux roubles par mois (et encore, débloqués de votre propre compte.)

On me raconte également cette histoire qui s’est passée à Norilsk et remonte, il est vrai, à 1957, c’est-à-dire au temps du bienheureux intermède : des zeks non identifiés mangèrent le chien préféré de l’économe, un certain Voronine, et, en manière de représailles, le camp tout entier fut obligé pendant sept mois ( !) « de bosser pour le roi de Prusse ».

Très vrai, tout à fait typique des mœurs insulaires.

Ici, l’Historien Marxiste va me faire des objections : cette affaire n’est qu’un épisode anecdotique, à quoi bon en parler ? Vous avez dit vous-même que seul un détenu sur quatre se rendait coupable d’infractions. Donc, il suffit de se conduire de manière exemplaire et, même au régime sévère, on est assuré d’avoir ses trois roubles par mois : presque un kilo de beurre !

Et comment donc ! On voit que notre historien a eu de la chance à la « loterie » (une chance qu’il a aidée en écrivant de petits articles bien comme il faut) : il n’a jamais fait de camp. Il ne sait pas que c’est déjà bien beau quand on trouve à la cantine du pain, des bonbons pas chers et de la margarine. En général, elle n’a du pain que deux ou trois fois par mois. Comme bonbons, uniquement des sortes chères. Pas question de beurre, pas question de sucre ! Si jamais le cantinier voulait montrer du zèle (mais ça ne risque pas), la Direction serait là pour lui faire comprendre. De la poudre et de la pâte dentifrices, des brosses à dents, du savon, des enveloppes (pas partout, encore, – et en tout cas pas de papier, nulle part : pensez, cela sert à écrire des réclamations !), des cigarettes chères – voilà l’assortiment d’une cantine. Et n’oubliez pas, cher lecteur, que ce n’est pas, comme dans le monde extérieur, une boutique qui ouvre ses volets tous les matins et où vous pouvez prendre vingt kopecks de marchandise aujourd’hui et vingt autres demain. Non ! Voici comment les choses se passent chez nous : la cantine ouvre chaque mois pour deux jours ; vous devez commencer par faire la queue pendant trois heures et, quand vient votre tour (derrière vous, dans le couloir, vos camarades vous pressent), en prendre tout de suite pour tout votre argent – car, ces roubles, vous ne les avez pas entre les mains, le chiffre est simplement indiqué sur un bordereau, et vous devez tout dépenser d’un coup : allez, dix paquets de cigarettes ! allez, quatre tubes de pâte dentifrice !

Le malheureux zek est donc réduit à sa norme d’indigène des colonies (situées, celles-là, au-delà du cercle polaire !). Pain : 700 grammes ; sucre : 13 grammes ; matières grasses : 19 grammes ; viande : 50 grammes ; poisson : 85 grammes. (Et encore, cela, ce sont les chiffres ! la viande et le poisson vont arriver dans un tel état qu’il faudra en jeter presque la moitié.) Ce sont les chiffres, et on ne peut pas les retrouver dans l’écuelle, ils n’y sont jamais. On me décrit ainsi la lavure servie à Oust-Néra : « un breuvage dont le bétail d’un kolkhoze ne voudrait peut-être pas ». On m’écrit de Norilsk : « ce qui domine jusqu’à ce jour, c’est le millet des oiseaux et la grenaille ». Et n’oublions pas la ration disciplinaire : 400 grammes de pain avec quelque chose de chaud une fois par jour seulement.

Il est vrai qu’on attribue dans le Nord un petit supplément de nourriture aux détenus « accomplissant des travaux particulièrement pénibles ». Mais, connaissant les îles, nous savons que ce n’est pas encore si simple de se faire inscrire sur une liste comme celle-là (tous les travaux pénibles ne sont pas « particulièrement pénibles »), et que ce qui tue, c’est justement la « grosse ration »… Voyez le cas de Pitchouguine qui, « tant qu’il a été apte au travail, lavait quarante kilos d’or par saison, transportait sur ses épaules de sept à huit cents traverses par jour, mais se retrouva invalide à sa treizième année de détention – et fut rétrogradé dans la catégorie norme alimentaire réduite ». Il demande s’il doit considérer que son estomac a rétréci…

La question que nous poserons, pour notre part, est celle-ci : ce Pitchouguine, avec ses quarante kilos d’or, combien de diplomates entretenait-il à lui tout seul ? Toute notre ambassade au Népal, certainement, de A jusqu’à Z ! Et ces gens-là ne sont pas à la norme réduite, que je sache ?

De différents endroits, on m’écrit que tout le monde a faim, c’est la disette en permanence. « Beaucoup d’ulcères à l’estomac, de tuberculose. » De la province d’Irkoutsk : « Les jeunes ont la tuberculose, des ulcères à l’estomac. » De la province de Riazan : « Il y a beaucoup de tuberculeux. »

Et il est formellement interdit de se faire cuire soi-même quelque chose, comme nous en avions la possibilité dans les Camps spéciaux. Du reste, se faire cuire quoi ?…

Ainsi, c’est par ce très ancien procédé, la Faim, que les indigènes d’aujourd’hui sont amenés au degré de maniabilité nécessaire.

À cela vient s’ajouter le travail, dont les normes ont été relevées : depuis notre temps, n’est-ce pas, la « productivité » (des muscles humains) a augmenté. La journée, il est vrai, n’est plus que de huit heures. À part ça, on a toujours les mêmes brigades, où les zeks se font marcher les uns les autres. À Kalikatki, on a convaincu les invalides du deuxième groupe d’aller travailler en leur promettant en échange la libération « aux deux tiers », et ces hommes auxquels il manque un bras ou une jambe se sont précipités pour occuper les postes des invalides du troisième groupe, ce qui a permis d’envoyer ces derniers aux généraux.

Mais s’il n’y a pas assez à faire pour tout le monde, si la journée de travail est courte, si, hélas, les dimanches sont libres, si le travail-magicien se refuse à rééduquer pour nous ces déchets de la société, il nous reste encore un autre Magicien : le régime !

D’Oïmiakone et de Norilsk, de camps à régime spécial et à régime renforcé, on m’écrit : tout ce que les détenus peuvent avoir dans leurs effets personnels comme pull-overs, gilets ouatés, bonnets chauds, leur est enlevé – sans parler, bien sûr, des pelisses ! (En 1963 ! En la quarante-sixième année de l’ère nouvelle inaugurée par Octobre !) « On ne nous donne pas de linge chaud et nous n’avons pas le droit de rien mettre de chaud, sous peine d’être envoyés au cachot » (Kraslag, Réchoty). « On nous a tout enlevé, sauf notre linge de corps. Et voici ce qu’on nous a donné : une petite tunique de coton, une veste ouatée, un caban, un bonnet de type Staline sans fourrure. Cela sur l’Indiguirka, dans le rayon d’Oïmiakone, où il faut – 51° pour que la journée soit instrumentée. »

C’est vrai, voyons, comment l’oublier ? Après la Faim, quelle est la force qui a le plus d’action sur un être vivant ? Le Froid, bien entendu, le Froid.

Un moyen de rééducation particulièrement efficace est le spécial, le régime spécial pour OOR (« Ossobo-Opasny-Retsidivist », Récidiviste Particulièrement Dangereux : c’est un cachet que vous appose le tribunal local9). D’abord et avant tout, le détenu doit porter des oripeaux à grandes raies : calot, pantalon et veste à larges bandes bleues et blanches qu’on dirait taillés dans de la toile à matelas. Voilà ce qu’ont trouvé nos penseurs pénitentiaires, les juristes de notre Nouvelle Société, voilà ce qu’ils ont trouvé près de cinquante ans après Octobre ! aux deux tiers du xxe siècle ! à la veille de l’avènement du communisme ! – affubler de défroques de clowns les délinquants réduits à leur merci. (Toutes les lettres montrent que, plus encore que la faim, le froid et les autres vexations imposées par le régime du camp, ce sont ces rayures qui blessent et outragent aujourd’hui les condamnés à vingt-cinq ans.)

Toujours à propos du régime spécial : les baraques ont grilles et cadenas ; leurs murs pourrissent, mais en revanche on a construit un Bour en briques spacieux (bien qu’à part la défonce au thé, il ne se commette plus d’infractions dans le camp : plus d’incidents entre détenus, plus de bagarres, plus de cartes même). Les déplacements à l’intérieur de la zone se font en colonnes et les rangs doivent être parfaits, sinon on ne vous laisse ni entrer nulle part, ni en repartir. Si un surveillant aperçoit dans les rangs quelqu’un qui fume, il lance sur le coupable toute la masse de son corps bien gras ; il culbute sa victime, lui arrache son mégot, la traîne au cachot. Si on ne vous a pas fait partir pour le travail, n’allez pas vous étendre pour vous reposer un peu : les lits doivent être traités comme des objets d’exposition et il est interdit d’y toucher avant le couvre-feu. En juin 1963, instruction fut donnée de biner l’herbe autour des baraques, afin que les détenus ne puissent plus s’allonger là non plus. Et aux endroits où il en reste encore, une pancarte annonce : il est interdit de s’étendre sur l’herbe (province d’Irkoutsk).

Dieu, comme tout cela est familier ! Où l’avons-nous lu ? Où avons-nous, tout récemment, entendu parler de camps de ce genre ? Ne s’agissait-il pas des Camps spéciaux de Béria ? Spéciauxspécial

Dans un camp à régime spécial près de Solikamsk : « au moindre bruit, ils passent par le judas le canon de leurs mitraillettes ».

Et, bien entendu, c’est partout l’arbitraire le plus complet qui préside à l’envoi en Chizo. Ivankine reçut un jour l’ordre de charger dans un camion, à lui tout seul, des dalles qui pesaient chacune 128 kilos. Il refusa et fut gratifié de sept jours.

Dans un camp de Mordovie, en 1964, il revint aux oreilles d’un jeune zek qu’une convention avait été signée – on disait que c’était à Genève, en 1955 – sur l’interdiction du travail forcé dans les lieux de détention. Du coup, il refusa d’aller travailler ! Ce geste inconsidéré lui valut six mois en cellule d’isolement.

Tout ceci relève du génocide, écrit Karavanski.

À moins que les travaillistes de gauche ne trouvent un autre terme ? (Mon Dieu, n’égratignez pas les travaillistes de gauche ! Que nous les mécontentions et c’en est fait de notre réputation !…)

Mais pourquoi rester toujours dans ces tonalités sombres ? Nous voulons être juste et nous allons laisser un jeune Agent d’exécution, sorti de l’École du MVD de Tavda, exprimer son point de vue (recueilli en 1962) : « Auparavant (avant 1961), il fallait dix surveillants dans une salle de conférence, et ils n’arrivaient pas à se faire obéir. À présent, on entend une mouche voler, les détenus eux-mêmes se font mutuellement des observations. Ils ont peur d’être mis à un régime plus sévère. Nous trouvons beaucoup moins de mal à faire notre travail, en particulier depuis le Décret (sur la peine de mort). Il a déjà été appliqué à deux détenus. Avant, n’est-ce pas, vous voyiez tout à coup arriver au poste de garde un homme qui vous tendait un couteau : tenez, prenez, je viens de tuer un salopard… Comment travailler dans des conditions pareilles ? »

Oui, oui, bien sûr, l’air est devenu plus pur. Une femme, professeur dans une des écoles de nos colonies, le confirme : « Un détenu qui a ricané pendant une causerie d’instruction politique sera privé de libération anticipée. Mais si vous faites partie des activistes, vous pouvez bien être le dernier des malotrus : du moment que vous veillez à ce que personne ne jette un mégot par terre ni ne garde son bonnet sur la tête, vous aurez un travail plus facile, des appréciations plus flatteuses dans votre dossier, et plus tard on vous aidera à obtenir une autorisation de résidence là où vous voudrez. »

Le Conseil de la collectivité, la Section d’ordre intérieur (Martchenko nous apprend que ses initiales, SOI, se lisent : Sales Ordures d’Indics), c’est comme nos milices de volontaires, leurs membres portent un brassard rouge : pourchassons les infractions ! aidons les surveillants ! Et le Conseil, pour sa part, a le droit de déposer des demandes de sanctions contre les détenus ! Ceux qui ont un article de condamnation « avec tiers détachable » (libération possible aux deux tiers de la peine) ou « avec moitié détachable » doivent absolument aller proposer leurs services à la Section d’ordre intérieur, sinon la « libération conditionnelle anticipée » leur passera sous le nez. Ceux qui ont un « article bloqué », eux, n’y vont pas : ils n’en ont pas besoin. I.A. Alexeïev écrit à ce sujet : « La grande masse préfère crever à petit feu plutôt que d’entrer dans ces conseils et ces sections. »

Nous commençons déjà à sentir l’atmosphère, n’est-il pas vrai ? Pratiquer au camp le dévouement à la collectivité ! Comme cela développe ce qu’il y a de meilleur dans l’homme (larbinerie, mouchardage, art de jouer des coudes) ! – la voilà, l’échelle de lumière qui mène les détenus au ciel de la guérison totale. Mais comme ses barreaux sont glissants !

Écoutez, par exemple, les doléances d’un certain Oloukhov, de l’ITK-2 de Tiraspol (membre du parti, directeur d’un magasin, arrêté pour malversation) : un jour, lors d’une réunion de travailleurs de pointe, il était intervenu pour attaquer la mauvaise conduite d’un de ses codétenus et « appeller les fils égarés de la Patrie à travailler avec toute leur conscience » ; la salle lui avait répondu par des applaudissements retentissants. Mais à peine s’était-il rassis à son banc qu’un zek s’approcha et lui dit : « Si tu avais parlé comme ça il y a dix ans, espèce de charogne, je t’aurais égorgé illico, à la tribune. Mais maintenant ça n’est plus possible, à cause des lois : si je te faisais la peau, espèce de chienne, on me fusillerait. »

Le lecteur sent-il le lien dialectique qui relie tout cela, sent-il l’unité des contraires, sent-il la progression insensible par laquelle on passe d’une chose à une autre ? Ces gens qui d’un côté déploient une activité débordante au service de la collectivité et de l’autre assoient leur position sur un décret prévoyant la peine de mort… (Et la durée des peines, mon lecteur la sent-il ? « Il y a dix ans » – et l’homme est toujours là. Une époque a eu le temps de passer, elle est finie, révolue – et lui est toujours là…)

Le même Oloukhov parle aussi du détenu Issaïev, un ancien commandant (Moldavie, ITK-4). Issaïev était « l’ennemi intraitable de tous les détenus commettant des infractions au régime », il fit un jour « une intervention au Conseil de la collectivité en attaquant nommément certains d’entre eux », c’est-à-dire en demandant qu’ils soient frappés de sanctions et privés des avantages dont ils jouissaient. Et que se passa-t-il ? « Durant la nuit, l’une de ses bottes militaires en vachette disparut. Il mit donc des brodequins, mais, la nuit suivante, un de ses brodequins disparut à son tour. » Telles sont les formes de lutte indignes auxquelles a recours de notre temps l’ennemi de classe aux abois !…

Évidemment, les manifestations de la vie collective sont une chose traîtresse dont le maniement réclame du savoir-faire. Certains incidents peuvent être un poison violent pour les détenus. Celui-ci, par exemple, qui eut pour héros Vania Alexeïev. Pour la première fois, une assemblée générale de tout le camp devait avoir lieu, et elle devrait s’ouvrir à vingt heures. Mais à vingt-deux heures, l’orchestre jouait toujours et la séance n’était pas commencée, bien que les officiers fussent installés sur la scène. Alexeïev invita l’orchestre à « se reposer » et les autorités à dire quand débuterait la séance. Réponse : elle n’aura pas lieu. Alexeïev : en ce cas, nous autres prisonniers allons tenir par nos propres moyens une assemblée sur le thème : notre vie et notre temps. Un murmure d’assentiment monta de la foule des prisonniers et les officiers quittèrent précipitamment la scène. Alexeïev monta à la tribune, un cahier à la main, et commença à parler du culte de la personnalité. Mais un certain nombre d’officiers revinrent en trombe, le chassèrent de la tribune, dévissèrent les lampes et firent redescendre de force ceux des détenus qui étaient déjà montés sur la scène. Les surveillants avaient reçu l’ordre d’arrêter Alexeïev, mais il leur dit : « Citoyens surveillants, je sais que vous êtes komsomols. Vous avez bien entendu que je disais la vérité. Allez-vous donc lever la main sur la conscience morale de la grande idée léninienne ? » Malgré tout, la conscience morale de la grande idée eût été coffrée sans retard si des zeks caucasiens n’avaient abrité Alexeïev dans leur baraque, le sauvant ainsi, pour une nuit, de l’arrestation. Il fit un temps de cachot, après quoi son intervention fut consignée dans son dossier comme antisoviétique. Le Conseil de la collectivité demanda à l’administration qu’Alexeïev fût mis à l’isolement pour propagande antisoviétique. Armée de cette requête, l’administration s’adressa alors au tribunal populaire et Alexeïev se retrouva avec trois ans de boucloir.

Dans le travail accompli au sein des colonies d’aujourd’hui pour orienter correctement les esprits, les séances hebdomadaires d’éducation politique jouent un rôle extrêmement important. Elles sont dirigées par des officiers, les chefs de détachements (unités comptant deux cents à deux cent cinquante personnes). Chaque séance est consacrée à un sujet précis, par exemple : l’humanisme de notre régime politique, la supériorité de notre système, les réalisations de l’État socialiste de Cuba, l’éveil de l’Afrique coloniale. Ces questions suscitent un vif intérêt parmi les indigènes, elles les aident à mieux observer le régime de la colonie et à mieux travailler. (Bien sûr, tous ne comprennent pas les choses comme il faut. Quelqu’un m’écrit d’Irkoutsk : « Dans un camp où règne la faim, on nous parle de l’abondance de produits alimentaires dont jouit notre pays. On nous parle de la mécanisation qui pénètre partout, alors que nous, au travail, nous ne voyons que le pic, la pelle, le bard, et mettons notre dos à contribution. »

Lors d’une séance d’éducation politique, Vania Alexeïev avait déjà fait des siennes avant l’histoire narrée plus haut. Il avait demandé la parole et déclaré : « Vous êtes, vous, des officiers du MVD ; nous autres, détenus, sommes des criminels du temps du culte de la personnalité ; nous sommes donc tous ici des ennemis du peuple qui devons essayer de mériter le pardon de nos concitoyens en travaillant avec abnégation. Et je vous propose sérieusement, camarade commandant, de mettre le cap sur le communisme ! » À la suite de cela, on inscrivit dans son dossier : « état d’esprit empreint d’un antisoviétisme malsain ».

La lettre de cet Alexeïev, venue de l’OustVymlag, est très longue, le papier s’effrite sous les doigts et les lignes sont toutes pâles, j’ai mis six heures à la déchiffrer. Que ne contient-elle pas ! En particulier, ce raisonnement de portée générale : « Qui se trouve actuellement dans les colonies, ces antres de l’esclavage ? Des hommes bouillants, intransigeants, une couche de notre peuple que la société a rejetée de son sein… Le bloc des bureaucrates a naufragé cette jeunesse bouillante qu’il était dangereux d’armer d’une théorie sur la justice dans les rapports sociaux… Les zeks sont des enfants du prolétariat rejetés par la société et devenus la propriété des ITL. »

La radio est elle aussi une aide importante, si on l’utilise correctement (non pas la musique, non pas les pièces qui parlent d’amour, mais les émissions éducatives). Comme tout le reste, la radio est dosée selon les régimes : de deux ou trois heures pour le régime spécial à la journée continue pour le régime général10.

Et puis, il y a encore les écoles (évidemment, voyons ! nous préparons les détenus, comme vous le savez, à se réinsérer dans la société !). Seulement, « tout cela n’est qu’une carcasse vide, une construction en trompe-l’œil… Les gars y vont contraints et forcés, on leur ôte toute envie de s’instruire en se servant du Bour comme moyen de persuasion » ; de plus, « ils sont gênés devant les femmes libres qui font la classe, car eux-mêmes sont vêtus de haillons ».

C’est un tel événement, pour un prisonnier, que de voir une femme en chair et en os !

Inutile de le dire, une rééducation correcte, en particulier si elle s’adresse à des adultes, en particulier si elle dure des dizaines d’années, ne peut s’opérer que sur la base de la séparation des sexes bério-stalinienne instaurée après la guerre et tenue dans l’Archipel pour un principe immuable. L’influence que les deux sexes exercent l’un sur l’autre, cette influence où le genre humain tout entier voit un facteur de progrès moral et d’épanouissement, voilà une chose qui ne saurait être tolérée sur l’Archipel, car alors les indigènes vivraient « comme en maison de repos ». Et plus nous approchons de la grande lueur du communisme qui baigne déjà la moitié du ciel, plus nous devons nous montrer opiniâtres à séparer les délinquants des délinquantes et à leur assurer ainsi la pleine mesure des souffrances nécessaires à leur guérison11.

À notre époque où les citoyens ne sont nullement privés d’information et de droits, tout le bel édifice de la rééducation coloniale est placé sous le contrôle de la population : le lecteur n’a pas oublié, je pense, les commissions de surveillance ? elles n’ont jamais été supprimées.

Elles sont constituées « par les soins des organes locaux ». Mais, pratiquement, dans les cités de travailleurs libres établies en ces endroits sauvages, qui va vouloir entrer dans les commissions et qui va y être admis, sinon les femmes des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire ? Ce sont tout simplement des comités de femmes qui font ce que disent leurs maris.

Dans les grandes villes, cependant, ce système peut parfois donner des résultats inattendus. Une communiste nommée Galina Pétrovna Filippova fut chargée par son comité de rayon d’entrer dans la commission de surveillance de la prison d’Odessa. Elle commença par se débattre : « Je ne veux rien avoir à faire avec les criminels ! » et il fallut la pression de la discipline du parti pour qu’elle finisse par accepter. Mais quand elle y fut, cela devint une vraie passion ! Derrière les murs de la prison, elle trouva des hommes, et parmi eux tellement d’innocents, tellement aussi de coupables repentis ! Dès le début, elle tint à ce qu’on la laisse parler seule avec les détenus (sur ce point, elle se heurta à une grande résistance de la part de l’administration). Certains zeks restaient plusieurs mois à la regarder avec des yeux méchants, puis s’adoucissaient. On la vit bientôt se rendre à la prison deux, trois, quatre fois par semaine, y rester jusqu’au couvre-feu, refuser de partir en vacances – si bien que ceux qui l’avaient envoyée là commencèrent à s’en mordre les doigts. Elle se précipita dans les différentes instances pour parler du problème des peines de vingt-cinq ans (cette peine n’existe plus dans le code, mais il y a des gens qui la portent toujours au cou), de la réinsertion des anciens détenus dans le monde du travail, des assignations à résidence. Au sommet, elle trouva ou bien des gens complètement pris au dépourvu (ainsi le chef de la Direction des lieux de détention de la RSFSR, un général, lui assura, en 1963, qu’il n’existait pas, dans le pays, de personnes condamnées à des peines de vingt-cinq ans, et le plus drôle est qu’apparemment son ignorance était sincère !), ou bien des gens parfaitement informés, qui lui opposaient alors une résistance forcenée. Le ministère ukrainien du Maintien de l’ordre et les instances du parti se mirent à la persécuter, à la harceler. Et toute leur commission fut dissoute à cause des requêtes écrites quelle avait présentées en faveur des détenus.

Cela leur apprendra à ennuyer les maîtres de l’Archipel ! À mettre des bâtons dans les roues aux Agents d’exécution ! Vous vous souvenez, nous l’avons appris de leur propre bouche : « c’est toujours le même personnel qui assure le service actuellement, ils sont seulement peut-être dix pour cent de plus ».

Oui, mais peut-être qu’ils ont subi un profond bouleversement intérieur ? Qu’ils sont pénétrés, maintenant, de bons sentiments à l’égard de leurs malheureux pupilles ? Car enfin, tous les journaux, toutes les revues le disent. Je n’ai pas relevé spécialement ces passages-là, mais nous avons lu (au chapitre 1) quelques lignes de la Litératournaïa Gazéta consacrées aux gardiens de camp d’aujourd’hui, si attentifs, tels qu’on peut les voir à la station de Iertsévo. Et tout récemment encore, la même Litératournaïa Gazéta (3.3.1964) a donné la parole au chef d’une colonie :

« Les éducateurs, il est facile d’en dire du mal ; il est déjà beaucoup moins simple de les aider, mais ce qui est vraiment difficile, c’est d’en trouver : des gens vivants, instruits, qui aient des besoins intellectuels (absolument indispensables, les besoins intellectuels) ainsi que de l’intérêt et des dons pour ce métier… Il est nécessaire qu’on leur crée de bonnes conditions de vie et de travail… Je sais combien leur traitement est modeste, et immensément longues les journées qu’ils font… »

Comme on aimerait finir ainsi en douceur et s’en tenir là ! On pourrait vivre tranquille, se consacrer à l’art ou – c’est encore plus sûr – à la science… Mais les lettres sont là, ces maudites lettres toutes froissées, tout usées, sorties des camps « par la gauche » ! Et qu’écrivent-ils, ces ingrats, sur les gens qui se mettent à leur service de tout leur cœur, au long de ces journées de travail interminables ?

Ivakine : « Vous parlez avec un éducateur de ce qui fait votre plus grand tourment et vous voyez que vos paroles rebondissent sur le drap gris de sa capote. Malgré vous, l’envie vous prend de lui dire : “Puis-je vous demander comment se porte votre vache ?” Car il passe plus de temps à l’étable qu’avec ses pupilles. » (Kraslag, Réchoty)

L…n : « Les surveillants sont toujours les mêmes brutes obtuses, le chef du régime est un Volkovoï tout craché. Impossible de discuter avec un surveillant : c’est tout de suite le cachot. »

K…n : « Les chefs de détachement emploient pour nous parler l’argot des truands : charogne, chienne, mecton, on n’entend que ça. » (Station de Iertsévo : quelle coïncidence !)

K…ï : « Le chef du régime est un frère jumeau de votre Volkovoï, bien qu’il nous batte à coups de poings et non à coups de fouet ; il regarde en dessous, comme un loup… Notre chef de détachement était autrefois oper et il entretenait comme indicateur un voleur auquel il payait chaque dénonciation avec de la drogue… Tous ceux qui, à l’époque précédente, battaient, torturaient et mettaient à mort les détenus, ont tout simplement été mutés dans d’autres camps où ils occupent des postes légèrement différents. » (Province d’Irkoutsk)

I.G. Pissarev : « Rien que comme adjoints directs, un chef de colonie a déjà six personnes. Les bons à rien se font expulser de tous les chantiers, alors ils se réfugient là… Toutes les brutes obtuses des anciens camps travaillent toujours, ces messieurs vont jusqu’à l’âge de la retraite et restent même après. Ils n’ont pas maigri. Ils n’ont jamais considéré et ne considèrent toujours pas les détenus comme des êtres humains. »

V.I.D…v : « À Norilsk, BP 288, il n’y a pas un seul “nouveau” : ce sont toujours les mêmes bérianistes. Toujours les mêmes bérianistes aussi que l’on nomme dans les postes libérés par des départs en retraite (chassés en 56, ils reviennent ainsi)… Ancienneté doublée, traitements relevés, longs congés, bonne nourriture. Chaque année de service leur est comptée pour deux ans et ils caressent le projet de prendre leur retraite à trente-cinq ans… »

Pitchouguine : « Nous avons dans notre commando douze à treize garçons costauds, équipés de pelisses de cuir tanné qui leur battent presque les talons, de bonnets de fourrure, de bottes de feutre modèle militaire. Pourquoi ne s’en vont-ils pas dans les mines ou dans les terres vierges, où ils trouveraient leur vocation, et ne laissent-ils pas leur place ici à des hommes plus âgés ? Non, même en prenant une de ces grosses chaînes qu’on voit sur les bateaux de la Volga, vous ne les ferez pas aller là-bas. Ce sont sans doute eux, ces gros frelons, qui ont fait savoir en haut lieu que les zé-ka étaient inamendables : en effet, du jour où il y aurait moins de zé-ka les effectifs des gardiens seraient réduits. »

Et les zeks continuent donc à planter des pommes de terre pour les autorités, à arroser leurs potagers, à soigner leurs bêtes, à confectionner des meubles pour leurs maisons.

Mais alors, qui a raison ? qui faut-il croire ? va s’écrier, saisi d’angoisse, le lecteur non préparé.

Les journaux, bien sûr ! Croyez les journaux, lecteur. Faites toujours confiance à nos journaux.

*

Les emvédistes sont une force. Et jamais ils ne céderont de plein gré. S’ils ont tenu bon en 56, ils vont encore tenir et tenir.

Ils ne représentent pas seulement les organes de rééducation par le travail. Ni le ministère du Maintien de l’ordre. Nous avons vu quel empressement mettent à les soutenir aussi bien les journaux que les députés.

C’est qu’ils sont en fait une armature. Une armature sur laquelle reposent beaucoup de choses.

Mais ils n’ont pas seulement la force, ils ont aussi des arguments. Ce n’est pas si facile de discuter avec eux.

J’ai essayé.

À vrai dire, je n’y avais jamais songé. Mais ces lettres m’y ont contraint, ces lettres absolument inattendues qui émanaient des indigènes d’aujourd’hui. Ils s’adressaient à moi, pleins d’espoir : je devais parler ! je devais prendre leur défense ! obtenir pour eux des conditions plus humaines !

Parler : oui, mais à qui ? sans compter que je n’arriverais même pas à me faire écouter… Si nous avions la liberté de la presse, j’aurais publié tout le lot : voilà, les choses sont dites, et maintenant passons à la discussion !

Au lieu de cela, me voici (en janvier 1964) transformé en un solliciteur clandestin et timide qui avance d’un pas mal assuré dans les couloirs des administrations, se penche pour parler aux guichets des bureaux délivrant les laissez-passer, sent sur lui le regard désapprobateur et soupçonneux des militaires de garde. Un écrivain qui s’occupe des affaires publiques, s’il veut obtenir que des hommes appartenant aux sphères gouvernementales daignent, aussi absorbés qu’ils soient, lui prêter leurs oreilles pour une demi-heure, doit le demander comme un honneur et une faveur insignes.

Cependant, ce n’est encore pas là que réside la principale difficulté. Le plus difficile pour moi, c’est, comme jadis à la réunion des brigadiers d’Ekibastouz, de décider de quoi parler et quelle langue employer.

Ma pensée véritable, telle qu’elle est exposée dans ce livre, il serait à la fois dangereux et parfaitement vain de la découvrir. Cela reviendrait en tout et pour tout à leur livrer ma tête dans le silence feutré d’un bureau : la société n’aurait pas entendu ma voix, les assoiffés de justice n’en sauraient jamais rien et je n’aurais pas fait avancer les choses d’un millimètre.

Mais alors, que dire ? Au fur et à mesure que je franchis leurs seuils de marbre étincelants comme des miroirs, au fur et à mesure que je monte leurs escaliers aux tapis caressants, je m’impose volontairement un certain nombre d’entraves fondamentales, j’accepte d’avoir la langue, les oreilles, les paupières traversées par des fils de soie qui vont tous ensuite se fixer à mes épaules, à la peau de mon dos et à celle de mon ventre. Il me faut au minimum admettre les principes suivants :

1. Gloire au Parti pour tout ce qui a été, est et sera. (Donc, la politique pénitentiaire dans son ensemble ne saurait être erronée. Je ne dois pas oser douter que l’Archipel soit nécessaire dans son principe. Et pas question d’affirmer que « la plupart des détenus sont là pour rien »).

2. Les hauts fonctionnaires avec lesquels je vais m’entretenir sont tout dévoués à leur tâche, ils se préoccupent du sort des détenus. Impossible de les accuser d’insincérité, d’indifférence, de défaut d’information (puisqu’ils se donnent corps et âme à leur travail, comment ignoreraient-ils quoi que ce soit ?).

Les motifs de mon intervention à moi sont beaucoup plus suspects : qui suis-je ? pourquoi me suis-je chargé de cette démarche, alors que je n’y ai aucune obligation professionnelle ? N’aurais-je pas quelque sale but intéressé ?… Comment se fait-il que je me mêle de ces affaires, puisque le Parti n’a pas besoin de moi pour tout voir et tout régler au mieux ?

Afin d’avoir une assise un peu plus solide, je choisis le mois où je suis proposé pour le prix Lénine, et me voici donc avançant sur les cases de l’échiquier comme un pion plein d’avenir : qui sait s’il ne va pas devenir tour ?

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Soviet Suprême de l’URSS. Commission des propositions de lois. J’apprends que cette commission est occupée depuis plusieurs années à élaborer le nouveau Code du redressement par le travail, destiné à régir toute la vie future de l’Archipel et à remplacer celui de 1933, ce code qui a existé sans exister, qui n’a peut-être même jamais été rédigé. Et on me ménage une entrevue avec ces hauts personnages, pour permettre à l’enfant de l’Archipel que je suis de faire connaissance avec leur sagesse et de leur présenter la pauvre verroterie de ses idées.

Ils sont huit. Quatre d’entre eux sont d’une jeunesse qui étonne : au mieux, ces garçons viennent de finir leurs études supérieures, peut-être même ne les ont-ils pas terminées. Comme elle est rapide, leur ascension vers le pouvoir ! avec quelle aisance ils se tiennent dans ce palais tout en marbre et en parquets où je n’ai été admis qu’avec un grand luxe de précautions ! Le président de la commission, Ivan Andreïevitch Baboukhine, est un homme entre deux âges qui paraît le brave type absolu. On a l’impression que si ça ne tenait qu’à lui, tous les habitants de l’Archipel seraient renvoyés dès demain dans leurs foyers. Mais son rôle va se réduire à ceci : durant tout l’entretien, il restera assis à l’écart, sans rien dire. Les plus mordants, ce sont deux petits vieux ! deux petits vieillards sortis de Griboïédov,

Aïeux du temps de Catherine,

De la bataille d’Otchakov,

De la conquête de Crimée,

oui, ceux-là mêmes, en chair et en os, figés par la sclérose dans ce qu’ils ont appris jadis, – et je suis prêt à parier que depuis le 5 mars 1953 ils n’ont même pas ouvert un journal, puisque rien ne pouvait plus se produire qui eût la moindre influence sur leurs idées ! L’un d’eux porte un veston bleu : il me semble voir un uniforme de cour bleu ciel du temps de Catherine, et je distingue même la marque qu’y a laissée, quand il l’a dévissée, la grande étoile d’argent qui devait lui couvrir la moitié de la poitrine. Dès l’abord, ma personne tout entière et la démarche que j’accomplis éveillent chez ces deux petits vieux une réprobation totale, mais on sent qu’ils ont décidé de se montrer patients.

Il est déjà dur de parler quand on a trop à dire. Là, j’ai de surcroît tous ces fils tendus sur moi : au moindre mouvement, je les sens.

Cependant, ma tirade de base est toute prête et elle ne contient rien, je crois, qui puisse exercer une traction sur les fils. En voici l’argument : d’où vient cette idée (je ne veux pas envisager qu’elle vienne d’eux) que les camps risquent de se transformer en maisons de repos et que si l’on n’y installe pas en maîtres la faim et le froid, on va voir s’y instaurer une sorte de béatitude ? Je les prie de bien vouloir se représenter, malgré l’insuffisance de leur expérience personnelle, la palissade serrée que dressent autour du détenu les privations et vexations qui découlent de sa condition même : être loin de son pays natal ; vivre avec des gens qu’on n’a pas envie d’avoir autour de soi ; ne pas vivre avec les gens qu’on a envie d’avoir autour de soi (parents, amis) ; ne pas voir grandir ses enfants ; être arraché à son cadre habituel, à sa maison, et privé de ses objets familiers – même de la montre qu’on portait au poignet ; savoir son nom perdu, déshonoré dans l’esprit des gens ; ne pas pouvoir se déplacer librement ; ne pas pouvoir, en général, travailler dans sa spécialité ; subir la pression constante des étrangers, voire des ennemis que sont les autres détenus, avec leur expérience, leurs idées, leur manière de vivre différentes des vôtres ; être privé de l’influence adoucissante de l’autre sexe (sans parler de l’aspect physiologique des choses) ; et même ne plus pouvoir compter que sur des secours médicaux incomparablement moins bons. En quoi cela rappelle-t-il les établissements du bord de la mer Noire ? Pourquoi a-t-on si peur que les camps deviennent des « maisons de repos » ?

Non, cette idée n’a pas d’impact sur leur os frontal. Bien calés sur leurs chaises, ils n’ont pas bougé d’un pouce.

Puisque c’est ainsi, j’élargis encore ma question : voulons-nous réinsérer ces gens dans la société ? Si oui, pourquoi leur faisons-nous mener une vie de réprouvés ? Pourquoi les régimes de détention consistent-ils à humilier systématiquement les prisonniers et à les épuiser physiquement ? Quel intérêt cela présente-t-il pour l’État qu’ils soient transformés en invalides ?

Voilà, j’ai vidé mon sac. Et eux de m’expliquer alors mon erreur : je me représente mal le contingent actuel, je juge sur des impressions anciennes, je suis en retard sur la vie. (Oui, c’est en effet mon point faible : je ne vois pas les gens qui sont là-bas en ce moment.) Ce sont des récidivistes isolés, et, pour eux, tout ce que j’ai énuméré ne constitue pas le moins du monde une privation. La seule chose qui puisse venir à bout de ces gens-là, ce sont les régimes actuels. (Les fils tirent, tirent : ils sont plus compétents que moi, ils savent mieux que moi qui se trouve là-bas.) Les réinsérer dans la société ?… Mais oui, bien sûr, mais oui, bien entendu, répètent les petits vieux comme des pantins de bois, et ce que j’entends, c’est : non, bien sûr ! qu’ils finissent donc de crever là-bas, cela fera moins de tracas pour nous, et pour vous aussi.

Les régimes ? L’un des petits vieux rescapés d’Otchakov – il est procureur, c’est celui qui est en bleu ciel avec la marque de l’étoile sur la poitrine, il a sur la tête des petites bouclettes blanches clairsemées et ressemble même un peu à Souvorov – me répond ainsi :

« Nous avons déjà commencé à sentir l’effet en retour de l’introduction des régimes sévères. Au lieu de deux mille assassinats par an (ici, on peut dire ces choses), il n’y en a plus que quelques dizaines. »

Un chiffre important : je le note discrètement. Ce sera sans doute le principal profit que je retirerai de cette entrevue.

Pour discuter des régimes, il faudrait bien entendu savoir qui sont les détenus. Il faudrait des dizaines de psychologues et de juristes qui aillent là-bas et s’entretiennent librement avec les zeks – après on pourrait parler. Pourquoi ils sont eux-mêmes au camp, pourquoi leurs camarades y sont, c’est justement une chose que mes correspondants ne me disent pas12. En cette année 1964, les parents des zeks avalent encore leurs larmes chacun de son côté. La société moscovite ne connaît pas encore le détail de la vie des camps (Ivan Dénissovitch, ça parle du « passé ») ; elle-même est encore timide, sans cohésion, aucun mouvement ne s’y dessine. Tout est muet et sourd presque comme avant, sous Staline.

La partie générale de la discussion est close, nous passons aux questions particulières. Mais la commission a son siège fait d’avance, tout est déjà décidé, ces gens n’ont nul besoin de moi, ils éprouvent seulement une légère curiosité à mon égard.

Les colis ? On va conserver dans le nouveau Code la limitation à cinq kilos et l’échelle en vigueur actuellement. Je leur suggère de doubler au moins le nombre de colis autorisé dans chaque catégorie et de porter le poids maximum à huit kilos : « ils ont faim, vous comprenez ! qui a jamais rééduqué les gens par la faim ?! »

« Comment cela, ils ont faim ? » C’est, dans la commission, une indignation unanime. « Nous y avons été nous-mêmes et nous avons vu évacuer les restes de pain par camions entiers ! » (pour nourrir les cochons des surveillants).

Que puis-je faire ? Je veux m’écrier : « Vous mentez ! Ce n’est pas possible ! » mais aussitôt une douleur aiguë traverse ma langue qu’un fil passant par-dessus l’épaule relie à mon postérieur. Je ne dois pas rompre la convention : ils sont bien informés, sincères et attentifs. Vais-je leur montrer les lettres de mes zeks ? Pour eux, ce ne seraient que chiffons de papier, et ces petits bouts de feuilles usés et froissés auraient l’air ridicules et dérisoires sur le tapis rouge qui couvre la table.

« L’État n’a cependant rien à perdre à ce qu’il y ait plus de colis !

– Mais ce droit, qui en userait ? objectent-ils. Essentiellement les familles riches (on se permet en ce lieu d’employer le mot de “riches”, car il faut raisonner en hommes d’État réalistes). Les détenus qui ont su voler du bien et le mettre à l’abri avant de se faire prendre. Donc, augmenter le volume des colis reviendrait à défavoriser les familles laborieuses ! »

Comme les fils me coupent, comme ils me déchirent ! C’est là une convention infrangible : les intérêts des couches laborieuses passent avant tout. La commission elle-même n’est là que pour servir les couches laborieuses.

Je sens bien que j’ai perdu tout esprit de repartie. Je ne sais que leur objecter. Si je leur dis : « non, vous ne m’avez pas convaincu ! » – que voulez-vous que cela leur fasse ? suis-je leur patron ?

J’insiste encore :

« La cantine ! Que fait-on du principe socialiste de rémunération : à travail fait, salaire payé ? »

La parade est immédiate :

« Il faut bien qu’ils se constituent un fonds de libération ! Autrement, ils se feront entretenir par l’État à leur sortie du camp. »

Oui, l’intérêt de l’État passe avant : il y a un fil pour cela, impossible de bouger. Impossible d’envisager que le salaire des zeks puisse être augmenté aux dépens de l’État.

« Que le repos du dimanche, au moins, soit sacré !

– C’est prévu, nous le spécifions.

– Mais il y existe des dizaines de procédés pour gâcher aux gens leur dimanche sans les faire sortir de la zone. Spécifiez bien qu’on devra laisser les détenus tranquilles !

– Le Code ne peut pas contenir de règlements aussi détaillés. »

La journée de travail est de huit heures. Je dis mollement quelques mots pour proposer sept heures, mais intérieurement j’ai moi-même l’impression d’exagérer : ça n’est plus douze heures, ça n’est même pas dix heures, que leur faut-il encore ?

« La correspondance, c’est un lien entre le détenu et la société socialiste ! (voyez quels arguments j’ai appris à manier). Ne lui imposez pas de limitations. »

Mais ils ne peuvent pas revenir encore là-dessus. Ils ont déjà fixé une échelle, moins draconienne que celle que nous avons connue… Ils me montrent aussi l’échelle des visites, qui comprend des visites « individuelles » de trois jours, – quand je pense que, des années durant, nous n’en avons pas eu une seule, d’aucune sorte… comment un homme peut-il supporter cela ? Leur échelle me paraît même douce, j’ai du mal à me retenir de leur en faire compliment.

Je suis fatigué. Les fils me tiennent de partout, impossible de faire un mouvement. Ma présence ici est inutile. Il faut partir.

Et puis, somme toute, quand on est dans cette pièce claire où règne un air de fête, assis dans un de ces fauteuils à écouter ruisseler leurs discours, les camps ne paraissent plus du tout horribles, ils ont même l’air rationnels. Ces restes de pain évacués par camions entiers… On ne va tout de même pas lâcher sur la société, toutes griffes dehors, ces êtres effrayants ? Je revois des gueules de caïds du milieu… Voici dix ans que j’en suis sorti : comment puis-je deviner qui se trouve là-bas actuellement ? Mes frères les politiques ont été relâchés, semble-t-il. Les nations aussi…

Le second des horribles petits vieux désire connaître mon avis sur les grèves de la faim : je ne peux qu’approuver, n’est-ce pas, l’alimentation par sonde, puisque la ration administrée ainsi est plus riche que la soupe du camp13 ?

Je me dresse comme un ours sur mes pattes de derrière et je leur lance à la tête des rugissements sur le droit des zeks non seulement à faire la grève de la faim, car c’est leur unique moyen de défense, mais même à se laisser mourir de faim.

Mes arguments leur paraissent extravagants. Et comme je suis attaché de partout, je ne peux pas leur parler du lien nécessaire entre les grèves de la faim et l’opinion publique d’un pays.

Je repars fatigué, moulu : je suis même légèrement ébranlé, alors qu’eux ne le sont pas le moins du monde. Ils feront tout à leur idée, et le Soviet Suprême entérinera à l’unanimité.

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Vadim Stépanovitch Tikounov, ministre du Maintien de l’ordre public. Fantastique ! Je vais, moi, le minable bagnard Chtch-232, faire la leçon au ministre de l’Intérieur sur la manière de tenir l’Archipel !…

Quand on approche du cabinet ministériel, tous les colonels qu’on rencontre ont la tête ronde et un corps blanc bien soigné, ce qui ne les empêche pas d’être très vifs dans leurs mouvements. Dans le bureau du secrétaire principal, il n’y a pas de porte qui mène plus loin. On voit, en revanche, une énorme armoire vitrée avec des rideaux de soie ramassés en fronces de l’autre côté des glaces : cette armoire où deux cavaliers pourraient entrer de front, c’est le tambour qui mène au cabinet du ministre. Une pièce où on pourrait faire asseoir deux cents personnes, et sans les serrer.

Le ministre lui-même a un embonpoint maladif, une grosse mâchoire, un visage en forme de trapèze qui va s’élargissant vers le menton. Durant toute notre conversation, il garde une attitude strictement officielle et m’écoute sans le moindre intérêt, par devoir.

Je lui ressers la même tirade sur la « maison de repos ». Et je pose les mêmes questions d’ordre général : n’est-ce pas notre devoir commun (à lui et à moi !) que de redresser les zeks ? (ce que je pense, moi, du « redressement », je l’ai dit dans la quatrième partie). Et quelles sont les raisons du tournant de 1961 ? pourquoi ces quatre régimes ? Je lui répète tout ce qui est consigné dans ce chapitre, ces mornes histoires de nourriture, de cantine, de colis, de vêtements, de travail, ces plaintes contre l’arbitraire, contre le visage que montrent les Agents d’exécution. (Je n’ai pas voulu apporter les lettres elles-mêmes, de peur qu’on me les chope ici ; j’en ai recopié des extraits sans indiquer le nom des auteurs.) Je parle peut-être quarante minutes ou une heure, très longtemps, étonné moi-même qu’il m’écoute.

Il m’interrompt de temps en temps, mais chaque fois pour approuver ou repousser d’emblée une affirmation. Il ne m’oppose pas une réfutation écrasante. J’attendais un mur d’orgueil, mais il est beaucoup plus doux que cela. Il est de mon avis sur beaucoup de points ! Il est d’accord pour que les sommes à dépenser à la cantine soient augmentées ; pour que les détenus reçoivent plus de colis et sans que leur composition soit réglementée comme veut le faire la Commission des propositions (mais tout cela ne dépend pas de lui, c’est le nouveau Code du redressement, et non le ministre, qui doit en décider) ; il est d’accord pour que les détenus puissent faire cuire leurs provisions personnelles (mais ils n’en ont pas, de provisions personnelles) ; pour que la correspondance et les envois d’imprimés ne soient plus limités (mais cela représente un gros surcroît de travail pour la censure des camps) ; il est aussi contre les excès de zèle sytle Araktcheïev, avec déplacements effectués constamment en rangs (cependant, il serait maladroit d’intervenir : la discipline est facile à démanteler, mais difficile à instaurer) ; il admet que l’herbe qui pousse dans la zone ne devrait pas être binée (ce qui s’est passé au Doubravlag était différent : les détenus s’étaient aménagé, figurez-vous, à côté des ateliers de pelleterie, de petits potagers où ils allaient travailler pendant la pause, chacun avait là deux à trois mètres carrés de tomates ou de concombres – le ministre a ordonné que tout cela soit immédiatement rasé et liquidé, et il en est fier ! Je lui dis : « le lien qui unit l’homme à la terre a une valeur morale », à quoi il réplique : « les potagers individuels développent l’instinct de propriété »). Le ministre daigne même frémir lorsque j’évoque la chose horrible que l’on a faite en forçant à rentrer derrière les barbelés les détenus « hors-zone ». (Je n’ose lui demander quelle était alors sa fonction et comment il a combattu cette mesure.) Mieux encore : il reconnaît que les conditions de détention sont plus dures actuellement que du temps d’Ivan Dénissovitch !

S’il en est ainsi, je n’ai plus rien à lui expliquer ! Notre entretien est sans objet. (Et lui, de son côté, n’a aucune raison de prendre en note des suggestions présentées par un homme qui n’occupe aucun poste officiel.)

Que puis-je lui suggérer ? de vider l’Archipel en accordant à tous les détenus la dispense d’escorte ? ma langue s’y refuse : c’est une utopie. Et puis, dès qu’une question a de l’ampleur, elle ne dépend de personne en particulier, c’est un écheveau de serpents qui zigzague entre de multiples administrations sans relever vraiment d’aucune.

Le ministre, cependant, soutient avec tout le poids d’une conviction bien assise que l’uniforme rayé est indispensable pour les récidivistes (« si vous saviez le genre d’individus que c’est ! »). Et il est purement et simplement blessé par les reproches que j’adresse au personnel de surveillance et aux soldats d’escorte : « Il se produit une confusion dans votre esprit, ou bien c’est votre propre histoire qui vous fait voir les choses sous un angle particulier. » Il m’assure qu’il n’y a pas moyen d’amener les gens à s’engager dans le personnel de surveillance, parce que les avantages ont été supprimés. (J’ai envie de m’écrier : « C’est un signe de santé morale que personne, dans le peuple, ne veuille faire ce métier ! » – mais je suis aussitôt arrêté par les fils avertisseurs qui me tirent sur les oreilles, sur les paupières, sur la langue. Je rate d’ailleurs l’occasion de lui faire remarquer que ce sont seulement les sergents et les caporaux qui font défaut : des officiers, il y en a en veux-tu, en voilà.) On en est réduit à prendre des garçons qui font leur service militaire. Le ministre me déclare avec assurance que la grossièreté est le fait des seuls détenus et que le personnel de surveillance est toujours d’une extrême correction.

Lorsqu’on voit une telle divergence entre les lettres écrites par de pauvres zeks insignifiants et les paroles prononcées par un ministre, qui doit-on croire ? Il est clair que ce sont les détenus qui mentent.

Du reste, il cite à l’appui de ses dires ses propres observations : il va dans les camps, lui, et moi non. Ne voudrais-je pas y aller ? Il nomme Krioukovo, le Doubravlag. (Le fait qu’il ait proposé tout de suite ces deux camps indique clairement qu’ils doivent être arrangés à la Potiomkine. Et puis, en qualité de quoi irais-je ? De contrôleur envoyé par le ministère ? Du coup, je n’oserais même plus lever les yeux pour regarder les zeks… Je refuse…)

Le ministre oppose à mes critiques l’insensibilité des zeks et leur indifférence aux attentions qu’on a pour eux. On arrive, par exemple, à la colonie de Magnitogorsk, on leur demande : « De quoi avez-vous à vous plaindre ? », et tout ce qu’ils savent faire, c’est de répondre en chœur, devant leur chef de camp : « De rien ! » Alors qu’ils sont mécontents en permanence.

Le ministre cite comme « aspects remarquables de la rééducation opérée par les camps » les phénomènes suivants :

– la fierté d’un détenu que son chef de camp avait complimenté pour son travail sur machine-outil ;

– la fierté éprouvée par les pensionnaires de tel camp à l’idée que leur production (des bouilloires pour collectivités) étaient destinée à l’héroïque Cuba ;

– le compte rendu d’activité d’un Soviet d’ordre intérieur (SOI : Sales Ordures d’Indics) et sa réélection ;

– l’abondance des fleurs (propriété d’État) au Doubravlag.

Son principal souci est d’arriver à créer dans chaque camp une base industrielle. Il estime que si on développe les travaux intéressants, les évasions cesseront14. (Quand je lui objecte « la soif de liberté qui est dans la nature de l’homme », il ne comprend même pas ce que je veux dire.)

Je m’en vais plein d’une conviction lasse : cet écheveau n’a pas de bout ; je n’ai pas fait avancer les choses de l’épaisseur d’un cheveu, et les binettes vont continuer à arracher l’herbe qui pousse. Je m’en vais écrasé par la divergence des conceptions que les êtres humains ont de la réalité. Jamais le zek ne comprendra le ministre tant qu’il n’aura pas pris possession de ce cabinet d’où je sors, et jamais le ministre ne comprendra le zek tant qu’il n’aura pas été expédié derrière les barbelés, qu’on ne lui aura pas piétiné son petit potager et qu’à la place de la liberté on ne lui aura pas proposé l’apprentissage du travail sur machine-outil.

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Institut d’étude des causes de la criminalité. J’eus là un entretien intéressant avec deux sous-directeurs cultivés et un certain nombre de chercheurs. Des gens vivants qui avaient des idées personnelles et qui discutaient aussi entre eux. Ensuite, dans le couloir, l’un des deux sous-directeurs, V.N. Koudriavtsev, qui me raccompagnait, me fit ce reproche : « Non, malgré tout, vous ne tenez pas compte de tous les points de vue. Tolstoï, lui, l’aurait fait… » Et soudain, il m’entraîna par surprise vers une nouvelle porte : « Venez donc faire la connaissance de notre directeur. Il s’appelle Igor Ivanovitch Karpets. »

Cette visite n’était pas prévue. Nous avions déjà parlé de tout, pourquoi recommencer encore ? Enfin, bon, j’entrai le saluer. Ah bien oui ! si j’en attendais des civilités ! J’eus peine à croire que les sous-directeurs et les chefs de sections que je venais de voir avaient pour supérieur cet homme-, que c’était lui qui dirigeait tout le travail scientifique de la maison. (Et je ne devais apprendre que plus tard le plus intéressant : j’avais devant moi le vice-président de l’association internationale des juristes démocrates !)

Il se leva pour m’accueillir d’un air d’hostilité méprisante (les cinq minutes que dura notre conversation, je crois bien que nous les passâmes debout) – comme si j’avais terriblement insisté pour obtenir cette entrevue et qu’il avait fini par me l’accorder de guerre lasse. Son visage exprimait premièrement le bien-être de l’homme repu ; deuxièmement, la fermeté ; troisièmement, le dédain (cela, c’était pour moi). Sans égard pour son beau complet, il portait, vissé sur la poitrine comme une décoration, un insigne de grande taille : celui-ci représentait un glaive vertical dont la pointe, tout en bas, transperçait quelque chose, et on y lisait les trois lettres : MVD. (C’est un insigne très important. Il désigne son porteur comme un homme possédant depuis particulièrement longtemps « mains propres, cœur ardent, tête froide ».)

« Qu’y a-t-il ? de quoi s’agit-il ? » Et il fronçait les sourcils.

Je n’avais nul besoin de lui parler, mais puisque j’étais entré, je répétai un peu, par politesse, ce que j’avais expliqué aux autres.

« Ah, ah ! » Le juriste démocrate semblait entendre tout ce que je ne disais pas. « Libéraliser ? Du su-sucre pour les zé-ka ?! »

Et, d’un seul coup, alors que je ne m’y attendais plus, je reçus toutes les réponses que j’avais cherchées en vain au milieu des marbres et des grandes vitres étincelantes.

Relever le niveau de vie des détenus ? Impossible ! Car les travailleurs libres qui les côtoient seraient alors plus mal lotis qu’eux, ce qu’on ne saurait admettre.

Accepter des colis fréquents et volumineux ? Impossible ! Car cela aurait une mauvaise influence sur les surveillants qui ne reçoivent pas, eux, de vivres venant de la capitale.

Faire des remontrances au personnel de surveillance, l’éduquer ? Impossible ! Nous tenons trop à lui. Personne ne veut faire ce métier, or nous ne pouvons pas payer de gros salaires et les avantages ont été supprimés.

Nous n’appliquons pas aux détenus le principe socialiste de rémunération du travail ? Ils se sont eux-mêmes rayés de la société socialiste.

« Mais notre but est bien tout de même de les ramener à une vie normale !?…

– Les ramener à une vie normale ???… s’écrie le porte-glaive étonné. Le camp n’est pas fait pour cela. Le camp est un châtiment ! »

Châtiment ! Le mot emplit toute la pièce. Châtiment !!

Châ-â-âtiment !!!

Le glaive vertical est là, qui frappe, qui transperce, – inextirpable !

CHÂ-TI-MENT !!

 

L’Archipel a été, l’Archipel demeure, l’Archipel sera !

 

Sur qui se vengerait-on, autrement, de devoir constater que la Théorie d’Avant-garde s’est trompée ? que les générations montantes ne sont pas conformes au schéma prévu ?

1- Si bien que nous ne pourrons pas y ouvrir un musée.

2- S’ils ne travaillaient pas, comment avaient-ils de l’argent ? Si c’était dans le Nord et, qui plus est, en 1955, d’où sortaient ces postes de télévision ? Bon, enfin, je ne l’ai pas interrompu, trop content de l’écouter parler.

3- Découverte déjà décrite, qui plus est (en même temps que les « crédits » et la « libération anticipée sous condition »), par Tchékhov dans Sakhaline : les bagnards appartenant à la catégorie « en voie d’amendement » avaient le droit de se bâtir une maison et de se marier.

4- À propos, il y a eu au début de 1955 un projet d’indemnisation couvrant toutes les années de détention, ce qui était parfaitement naturel et a été appliqué dans d’autres pays d’Europe de l’Est. Mais cela faisait moins de gens, et détenus moins longtemps ! Chez nous, quand on eut fait le calcul, on poussa un grand cri : « Ce serait ruineux pour l’État ! » Et on s’arrêta à une indemnité de deux mois.

5- Sv. Karavanski, La Requête, Samizdat, 1966.

Anatoli Martchenko, Mon témoignage, Samizdat, 1968. (Le livre a été publié en Russie en 1991 par les éditions « L’ouvrier moscovite ». – NdR)

6- Il est intéressant de voir que cette institution, malgré les louanges publiques dont son activité n’a jamais cessé d’être l’objet, est travaillée intérieurement par on ne sait quelle recherche et se montre incapable de rester longtemps dans la peau d’une même appellation : cela lui pèse, elle éprouve constamment le besoin de se glisser dans une peau neuve. C’est ainsi que nous avons été gratifiés du MOOP. On a l’impression que c’est tout à fait nouveau, n’est-ce pas, que cela sonne frais à l’oreille ? Eh bien non, il faut toujours que cette langue à l’esprit retors vous embrouille et vous trahisse. Dans ce ministère du Maintien (Okhrana) de l’ordre public, on retrouve l’Okhranka des tsars. Fatalité des mots ! Comment leur échapper ?

7- Et le « degré d’amendement » de chacun, comment a-t-on fait pour en tenir compte dans cette opération ? – On ne s’en est pas occupé, voyons ! Vous nous prenez pour des ordinateurs ? S’il fallait tenir compte de tout !

8- Ces conditions imposées par le régime pénitentiaire, ainsi que les suivantes, n’ont cessé de se durcir au cours des années Soixante et Soixante-dix. (Note de 1980.)

9- Cela me rappelle une abréviation de l’époque précédente que je n’ai jamais trouvé le temps de citer jusqu’ici : qu’est-ce que c’est, un OLJIR ? Un camp spécial pour femmes de traîtres à la Patrie, « Ossoby Laguer Jon Izmennikov Rodiny » (la chose a existé).

10- De quoi courir se réfugier dans un spécial, sous la défroque rayée !…

11- C’est le ministre du Maintien de l’ordre en personne (Tikounov : je vais bientôt parler de mon entrevue avec lui) qui m’a raconté ceci : lors d’une visite individuelle (qui s’est donc passée dans un pavillon fermé et a duré trois jours), une mère venue voir son fils lui a tenu lieu d’épouse. Un sujet antique : on se rappelle cette fille qui nourrissait son père avec le lait de ses seins. Mais Monsieur le Ministre ne pensait absolument pas, quand il évoquait avec une grimace les mœurs répugnantes de ces sauvages, à ce que ça peut représenter pour un garçon célibataire d’être condamné à ne voir aucune femme pendant vingt-cinq ans.

12- Comment se faire une idée de tous ces récidivistes si divers ? Tenez, dans la colonie de Tavda, il y a un vieillard de quatre-vingt-sept ans, ancien officier du tsar et sans doute aussi de l’armée blanche. En 1962, il a fini la dix-huitième année de son second billet de vingt. Il porte une barbe en éventail et travaille comme contrôleur dans un atelier de moufles. Peut-être, malgré tout, est-ce un peu beaucoup, quarante ans de prison, pour expier des convictions de jeunesse ? – Et combien sont-ils, ces destins qui ne ressemblent pas aux autres !

13- Il aura fallu Martchenko pour nous apprendre leur nouveau procédé : verser par la sonde de l’eau bouillante afin de détériorer l’œsophage.

14- D’autant plus que, comme nous le savons par Martchenko, on ne cherche plus à rattraper les évadés : on se contente de les tirer comme des lapins.