Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ?
Au nombre de mes lecteurs figure un de ces types cultivés, un Historien Marxiste. Assis dans son fauteuil moelleux, il feuillette ; arrivé à l’endroit où nous bâtissions le Bour, il ôte ses lunettes, tapote sur la page en question avec un truc plat, genre règle, et il branle du chef :
« Nous y voilà. Ça, oui, j’y crois. Parce que votre histoire de zéphyr de Dieu sait quelle révolution, tintin ! Il ne pouvait pas y avoir chez vous de révolution, car pour ça il faut une nécessité historique. Tandis qu’avec vous autres, les “politiques”, comme on dit, voyez, on en a retiré plusieurs milliers de la circulation, et qu’est-ce que ça a donné ? N’ayant plus figure humaine, privés de toute dignité, sans famille, sans liberté, sans vêtement, sans nourriture, qu’est-ce que vous avez fait ? Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas révoltés ?
– Nous gagnions notre ration de pain. Vous l’avez bien vu : nous bâtissions une prison.
– Et vous faisiez bien. Bâtir était exactement ce qu’il fallait faire. C’était pour le bien du peuple. C’était la seule décision correcte. Mais ne vous donnez pas pour autant le nom de révolutionnaires, mes petits amis ! Pour faire la révolution, il faut être lié avec la seule et unique classe d’avant-garde…
– Mais à ce moment, tous tant que nous étions, nous étions bien des ouvriers ?…
– Ça n’a r-r-rien à voir. C’est une pinaillerie objective. Ce qu’est une né-ce-ssi-té, vous vous le représentez ? »
Parbleu, il me semble bien que oui. Parole d’honneur, je me le représente. Je me représente que s’il existe depuis quarante ans des camps de plusieurs millions d’hommes, eh bien, c’est justement ça, une nécessité historique. Ça fait trop de millions, dans le cas qui nous intéresse, et trop d’années pour que la chose puisse être expliquée par un caprice de Staline, la malice de Béria, la confiance et la naïveté d’un parti dirigeant éclairé sans discontinuer par la lumière de la Doctrine d’Avant-garde. Seulement, celle-là, cette nécessité-là, je ne vais pas la jeter à la face de mon contradicteur. Il me sourirait gentiment et me dirait que là n’est pas la question, en l’occurrence, que je sors du sujet.
Il voit que je suis décontenancé, que je me représente mal la nécessité, et il explique :
« Les révolutionnaires, voyez-vous, ont pris d’assaut le tsarisme, ils l’ont balayé. Tout simplement. Et il aurait fait beau voir qu’il essaie, le Nicolas, de coffrer ainsi ses révolutionnaires ! De leur accrocher des numéros à leur vêtement ! De les…
– Exact. Il ne l’a pas essayé. Il ne l’a pas essayé et c’est uniquement pour cette raison qu’ont survécu ceux qui, après lui, ont essayé d’en faire autant.
– Mais c’est qu’il ne pouvait pas essayer ! Il ne pouvait pas ! »
Exact aussi, si ça se trouve : il ne voulait pas et, en plus, il ne pouvait pas.
À s’en tenir à l’interprétation des Cadets, couramment admise (je ne dis pas : l’interprétation socialiste), l’histoire russe tout entière n’est qu’une succession de tyrannies. Tyrannie des Tatars. Tyrannie des princes de Moscou. Cinq siècles de despotisme bien de chez nous sur le modèle oriental et d’esclavage franc et enraciné. (États généraux, commune rurale, cosaquerie libre ou paysans du Nord, rien de tout cela n’a existé.) Que ce soit Ivan le Terrible, Alexis le Très Clément, Pierre le Brutal ou Catherine de Velours, que ce soit même Alexandre II, jusqu’à la Grande Révolution de Février tous les tsars n’ont jamais su faire qu’une chose : écraser. Écraser leurs sujets comme des scarabés, comme des chenilles. Le système courbait ses sujets, révoltes et insurrections étaient invariablement écrasées.
Mais… il y a un mais ! Écrasées, mais pas tout à fait ! Écrasées, mais pas dans le sens hautement technique que nous connaissons aujourd’hui. Par exemple, les simples soldats qui se trouvaient dans le carré des décembristes ont tous jusqu’au dernier été pardonnés quatre jours plus tard. (Comparez avec Berlin en 1953, Budapest en 1956, Novotcherkassk en 1962 : nos soldats fusillés non pour s’être soulevés, mais pour avoir refusé de tirer sur une foule sans armes.) Et seulement cinq exécutions capitales pour les officiers insurgés, – peut-on se représenter une chose pareille à l’époque soviétique ? Chez nous, en serait-il réchappé un seul ?
Et ni Pouchkine ni Lermontov ne se sont vu attribuer de temps de peine pour leur littérature insolente, Tolstoï n’a pas été effleuré du doigt pour avoir sapé ouvertement les assises de l’État. « Où te serais-tu trouvé, le 14 décembre, à Pétersbourg ? », demande Nicolas Ier à Pouchkine. Pouchkine répond en toute sincérité : « Place du Sénat ». Et il est pour cela… renvoyé chez lui. En attendant, aussi bien nous autres qui avons expérimenté sur notre propre peau le système de la machine judiciaire que nos amis les procureurs, nous comprenons parfaitement ce que valait la réponse de Pouchkine : article 58, paragraphe 2, insurrection armée, dans le cas le plus favorable par le détour de l’article 19 (intention), – c’est-à-dire sinon le poteau, en tout cas pas moins d’un billet de dix. Et nos Pouchkine à nous les ont bel et bien reçus dans les gencives, leurs temps de peine, ils sont allés dans les camps et ils y sont morts. (Goumiliov n’a même pas eu besoin d’aller jusque dans un camp, une balle de tchékiste lui a réglé son compte.)
La guerre de Crimée – de toutes nos guerres la plus heureuse pour la Russie – ne nous a pas seulement apporté l’affranchissement des paysans et les réformes d’Alexandre ; en même temps qu’elles, la Russie a vu naître une puissante opinion publique.
Extérieurement suppurait encore et même s’étendait le bagne sibérien, apparemment s’organisaient les prisons de transit, marchaient les convois de prisonniers, siégeaient les tribunaux. Mais qu’est-ce à dire ? les tribunaux siègent, siègent, et Véra Zassoulitch, qui avait tiré sur le chef de la police de la capitale (!)… est acquittée ??… (La facilité avec laquelle fut libérée Zassoulitch a roulé d’elle-même jusqu’à la facilité avec laquelle fut édifiée la Grande* Maison de Léningrad, juste au même endroit…) En outre, Véra Zassoulitch n’avait pas acheté en personne un revolver pour tirer sur Trépov, quelqu’un l’avait fait à sa place, ensuite on avait échangé l’arme contre un plus gros calibre, prévu pour tirer sur les ours, – et le tribunal ne demande même pas qui était l’acheteur, où se trouvait cette personne. Un complice de ce type n’était pas considéré par les lois russes comme un criminel. (Selon les lois soviétiques, il était bon pour la suprême, directement.)
Il y eut sept attentats à la vie d’Alexandre II lui-même (Karakozov1 ; Soloviov ; près d’Alexandrovsk ; non loin de Koursk ; la bombe de Khaltourine ; la mine de Tétiorka ; Grinévitski). Alexandre II marchait dans Pétersbourg (soit dit en passant, sans escorte) la peur aux yeux, « comme une bête traquée » (témoignage de Léon Tolstoï, qui avait rencontré le tsar dans l’escalier d’un immeuble privé2). Et que croyez-vous qu’il ait fait ? Ruiné et déporté la moitié de Pétersbourg, comme ce fut le cas après le meurtre de Kirov ? Voyons, cela ne pouvait même pas lui venir à l’esprit. Appliqué des mesures prophylactiques de terreur massive ? Fait régner partout la terreur, comme en 1918 ? Pris des otages ? La notion même n’existait pas. Coffré les personnes douteuses ? enfin, comment peut-on faire une chose pareille ?!… Procédé à des milliers d’exécutions ? D’exécutions, il y en eut cinq. Pendant toute cette période, il n’y eut même pas trois cents condamnations. (Alors que, n’eût-il été perpétré qu’un seul attentat contre Staline, à combien de millions d’âmes cet acte ne nous serait-il pas revenu ?)
En 1891, écrit le bolchévik Olminski, dans toute la prison des Croix il était l’unique politique. Transféré à Moscou, il fut de nouveau le seul à la Taganka. Aux Boutyrki seulement, la veille de leur départ, ils se retrouvèrent plusieurs !… (Et un quart de siècle plus tard, la révolution de Février trouva dans le château-prison d’Odessa sept politiques, à Moghiliov trois.)
Avec chaque année de civilisation et de littérature libre grandissait l’opinion publique, invisible mais redoutée des tsars ; ils ne tenaient déjà plus ni les rênes ni la crinière, et Nicolas II eut pour destin de se retenir à la croupe et à la queue.
Il n’avait pas le courage de l’action. Et ni lui ni les dirigeants choisis par lui n’avaient plus d’esprit de décision lorsqu’il s’agissait de combattre pour leur pouvoir. Ils n’écrasaient plus, ils se contentaient de comprimer légèrement, puis de relâcher. Ils ne cessaient de regarder de droite et de gauche et de prêter l’oreille : que va dire l’opinion publique ?
Nicolas II interdit l’activité de renseignement dans les unités militaires, considérant qu’elle faisait injure à l’armée. (Si bien que nul ne savait en haut lieu quelle propagande y sévissait.) Et si on n’envoyait chez les révolutionnaires que de maigres informateurs et se contentait de leurs rapports indigents, c’est que le gouvernement se considérait comme lié par la légalité et qu’il ne pouvait pas arrêter simplement tous les suspects (comme on le ferait à l’époque soviétique) sans se préoccuper de formuler des accusations concrètes.
Voyez le célèbre Milioukov, ce leader des Cadets qui a persisté, pendant trente ans de régime soviétique, à se glorifier d’avoir donné « l’avis de tempête, signal de la révolution » (le 1er/14 novembre 1916) avec son « bêtise ou trahison ? ». En 1900, il s’était rendu coupable de bien peu de chose : professeur d’université et prenant la parole dans une réunion politique étudiante (un professeur dans ce type de rassemblement !), il avait développé l’idée (alors que l’étudiant Savinkov se trouvait parmi les auditeurs) que la dynamique du mouvement révolutionnaire menait inévitablement, puisque le pouvoir ne lui cédait pas, à la terreur. – Mais ce n’est pas là de l’incitation, n’est-ce pas ? Et ce ne sont pas non plus des intentions conduisant à… ? C’est l’habituelle faiblesse des libéraux radicaux pour la terreur (tant qu’elle n’est pas dirigée contre eux). Voici donc Milioukov en détention préventive rue Chpalernaïa. (On a également saisi dans son appartement un projet de nouvelle constitution.) Il reçoit aussitôt, dans sa prison, une masse de fleurs, de douceurs, de nourritures diverses apportées par ses sympathisants. Et, bien entendu, il a accès à tous les livres de la Bibliothèque Publique. Une brève instruction – et pendant qu’elle se déroule, précisément, un étudiant assassine le ministre de l’Instruction publique (deux mois se sont écoulés depuis la fameuse réunion), mais cela n’est absolument pas pris en compte et n’aggrave pas le sort de l’inculpé. Il attendra la sentence en liberté, pourvu que ce soit hors de Pétersbourg. Où donc vivre ? Eh bien, mais au bout du quai de la gare d’Oudelnaïa, l’endroit est considéré comme n’étant plus la ville. On voit Milioukov à Pétersbourg presque chaque jour, tantôt au Fonds littéraire, tantôt à la rédaction de La Richesse russe. Il reçoit même, pendant cette période, l’autorisation d’effectuer un voyage… en Angleterre. Voici enfin la sentence : six mois à la prison des Croix. (Et, là non plus, il ne reste jamais sans narcisses et sans livres de la Bibliothèque Publique.) Mais il ne fait que trois mois : sur intervention de Klioutchevski (« la science a besoin de lui »), le tsar le libère. (Ce même tsar que Milioukov traitera plus tard de « vieux despote » et accusera mensongèrement de trahir la Russie.) Et bientôt on le laisse de nouveau partir pour l’Europe et l’Amérique afin de monter là-bas l’opinion publique contre le gouvernement russe.
L’un des mauvais génies de la révolution de Février, Himmer-Soukhanov, fut « expulsé » de Pétersbourg au printemps 1914 – si fermement qu’il continua à travailler sous son vrai nom au ministère de l’Agriculture (sans parler du fait qu’il passait souvent la nuit dans son appartement).
Comment fut assassiné, en 1907, le chef de la Direction générale des prisons Maximovski ? La Direction se trouvait dans le même immeuble que des appartements privés et n’était presque pas gardée. Un soir, hors de ses heures de service, Maximovski reçut en toute confiance une femme qui demandait à le voir – et elle le tua.
Lorsque le directeur du Département de la police, Lopoukhine, dévoila aux révolutionnaires le secret d’Azef, on ne trouva dans le Code pénal aucun article permettant de le juger : le régime n’était même pas protégé contre la divulgation des secrets d’État. (On se décida quand même à le condamner en vertu d’un article approchant, – et ensuite les voix d’or des avocats flétrirent pendant longtemps ce procès comme « la honte du régime tsariste ». Les libéraux estimaient qu’il n’y avait pas là matière à procès.)
Le pouvoir ne faisait qu’agacer et exciter ses adversaires, justement à force de couardes demi-mesures.
Les héros de l’époque étaient si loin d’attendre du régime pénitentiaire quoi que ce fût de sérieux que Bogrov, qui n’avait pas hésité à assassiner Stolypine, cerveau et gloire de la Russie, cria bien fort « vous me faites mal ! » lorsqu’on lui passa les menottes.
Et combien débonnaire était le régime des prisons, on peut en juger d’après le plan d’évasion de l’anarchiste kiévien Ioustine Jouk, en 1907 (la chose ne se fit pas, uniquement à cause d’une dénonciation venue, semble-t-il, de Bogrov) : pendant une interruption de séance (dans un procès politique !), Jouk (un terroriste) se rendrait dans les toilettes de la cour, où son escorte, bien entendu (!) ne le suivrait pas (même pour rester seulement à proximité). Dans les toilettes l’attendraient un baluchon de vêtements civils et un instrument pour se débarrasser de ses fers (voilà ce qui était possible dans la cour d’un palais de justice !).
Le pouvoir persécutait les révolutionnaires juste assez pour leur donner le temps de lier connaissance dans les prisons, pour les tremper, pour nimber leurs têtes d’une auréole. Mais nous qui disposons de la règle graduée authentique, celle qui donne l’échelle, nous sommes en mesure d’affirmer hardiment que le gouvernement tsariste n’a pas persécuté, non, il a dorloté avec sollicitude les révolutionnaires, pour sa propre perte. L’indécision, la faiblesse du gouvernement tsariste sautent aux yeux de quiconque a fait en personne l’expérience d’un système judiciaire véritablement sans ratés.
Examinons ne serait-ce que la biographie de Lénine, bien connue de tout le monde. Au printemps de 1887, son propre frère est exécuté pour attentat contre Alexandre III3. Comme le frère de Karakozov, le voici frère d’un régicide. Et qu’en résulte-t-il ? La même année, en automne, Vladimir Oulianov entre à l’Université impériale de Kazan et, pour comble, à la faculté de Droit. Étonnant, non ?
À la vérité, dans le courant de la même année universitaire, Vladimir Oulianov est exclu de l’Université. Mais exclu pour avoir organisé une assemblée antigouvernementale d’étudiants. Autrement dit, le frère cadet d’un régicide incite les étudiants à l’insubordination ? Qu’est-ce que ça lui aurait valu chez nous ? Mais d’être fusillé, voyons, sans aucun doute (et pour les autres, vingt-cinq ou dix ans par tête de pipe !). Là, on l’exclut de l’Université. Quelle cruauté ! Et, par-dessus le marché, on l’exile… À Sakhaline4 ? Non, dans la propriété de famille de Kokouchkino, où il se rend de toute façon pour les vacances d’été. Il veut travailler : on lui donne la possibilité… d’abattre des arbres dans la taïga ? Non, de s’exercer à la pratique du droit à Samara, tout en participant à des cercles illégaux (et en luttant contre l’aide de la société civile aux victimes de la famine de 1891). Puis, de passer en candidat extérieur les examens de l’université de Saint-Pétersbourg. (Et les fiches de renseignements, alors ? À quoi pense la Section spéciale ?)
Et voici que, quelques années plus tard, ce révolutionnaire, le plus jeune de tous, est arrêté pour avoir créé dans la capitale une « Union de lutte pour la libération », rien que ça, et avoir à plusieurs reprises tenu aux ouvriers des discours « séditieux », rédigé des tracts. On le torture, on le fait mourir de faim ? Non, on lui fabrique un régime favorable au travail intellectuel. Pendant son séjour à la maison d’arrêt de Saint-Pétersbourg, où il est demeuré un an et où on lui a remis par dizaines les livres qui lui étaient nécessaires, il a écrit la majeure partie du Développement du capitalisme en Russie et, en outre, fait tenir – légalement, par l’intermédiaire de la procurature ! – ses Études économiques à la revue marxiste Novoïé slovo [Parole nouvelle]. En prison, il a droit à des repas de régime payants, sur commande, à du lait, à de l’eau minérale en provenance d’une pharmacie, à des colis familiaux trois fois par semaine. (De même, Trotsky, à Pierre-et-Paul, a pu coucher sur le papier le premier projet de la théorie de la révolution permanente.)
Mais ensuite, bien sûr, on le fusille par décision de la Troïka ? Non, il n’écope même pas d’une peine de prison, il est assigné à résidence. En Iakoutie, pour le restant de ses jours ? ? Non, dans la région bénie de Minoussinsk, et pour trois ans. On l’y transporte menotté, en wagon-zak ? Vous n’y êtes pas du tout ! Il fait le voyage comme un citoyen libre, trois jours durant il vadrouille encore sans obstacle dans Pétersbourg, ensuite dans Moscou, il faut bien tout de même qu’il laisse des instructions secrètes, qu’il établisse des contacts, qu’il préside une réunion des révolutionnaires restant sur place. Pour gagner le lieu de son assignation à résidence, il est également autorisé à voyager à ses frais, autrement dit, en compagnie des voyageurs libres ; transfert en convoi, prison de transit, tout cela Lénine n’y a pas goûté une seule fois lors du trajet aller pour la Sibérie (ni naturellement lors du trajet retour). Puis, à Krasnoïarsk, il a encore besoin de travailler quelque temps en bibliothèque, deux mois, pour mettre la dernière main au Développement du capitalisme, et ce livre, œuvre d’un assigné à résidence, est publié sans la moindre difficulté de la part de la censure (allons, mesurez ça à notre aune) ! Mais de quels moyens dispose-t-il pour vivre dans son village lointain, où il ne va pas trouver de travail ? Eh bien, il a demandé à être entretenu aux frais de l’État, et on lui verse plus qu’il n’a besoin, quoique sa mère soit suffisamment bien pourvue et lui envoie tout ce qu’il demande. Impossible de créer des conditions de vie meilleures que celles qui furent faites à Lénine au cours de son unique relégation. Une nourriture saine d’un bon marché exceptionnel, viande en abondance (un mouton pour une semaine), du lait, des légumes, plaisirs de la chasse sans restriction aucune (il est mécontent de son chien : on se prépare pour de bon à lui en envoyer un de Pétersbourg ; dévoré à la chasse par les moustiques, il commande des gants glacés), guérison de ses maux d’estomac et de ses autres affections d’adolescence, embonpoint rapide. Aucune obligation, pas de travail de bureau, aucune corvée, et même sa femme et sa belle-mère ne se fatiguent pas : pour deux roubles et demi par mois, une petite paysanne de quinze ans exécute dans leur famille toutes les tâches ingrates. Lénine n’a eu besoin d’aucun gain littéraire, il a refusé toutes les propositions qui lui venaient de Pétersbourg de se charger d’un travail littéraire rémunéré : il n’a publié et écrit que ce qui pouvait lui valoir une renommée d’auteur.
Assignation purgée (il aurait pu « s’évader » sans la moindre difficulté, par prudence il ne l’entreprit pas). Prolongation automatique ? relégation perpétuelle ? Pourquoi, voyons ? ç’eût été contraire à la loi. On lui permet de vivre à Pskov, défense seulement de se rendre dans la capitale. Mais il va à Riga, à Smolensk. Il n’est pas filé. Alors, avec son ami (Martov), il transporte jusqu’à la capitale un panier de littérature illégale, et (là, ils en rajoutent, tous les deux) en passant carrément par Tsarskoïé Sélo, où le contrôle est spécialement sévère. À Saint-Pétersbourg, il se fait prendre. S’il ne transporte plus le panier, il a sur lui une lettre à Plékhanov, écrite à l’encre sympathique et non encore révélée, qui contient tout le projet de création de l’Iskra, – mais les Gendarmes* ne se donnent pas un pareil tintouin : arrêté, il passe trois semaines dans une cellule, la lettre est entre leurs mains et reste non révélée.
Et par quoi donc se solde cette équipée hors de Pskov ? Par vingt ans de bagne, comme chez nous ? Non, par ces trois semaines au poste ! Après quoi, on le relâche complètement, il peut voyager à travers la Russie, préparer les centres de diffusion de l’Iskra, et partir ensuite pour l’étranger organiser l’édition elle-même (« la police ne voit pas d’inconvénient » à lui délivrer un passeport pour l’étranger) !
Bagatelles que tout cela ! Une fois en émigration, il enverra en Russie, pour une encyclopédie (« Granat ») un article sur Marx ! qui y sera publié5. Et ce ne sera pas le seul.
Enfin, il dirigera des activités subversives depuis un patelin autrichien, tout près de la frontière russe, et vous vous rendez compte : on n’enverra pas de barbouzes pour le kidnapper et le ramener vivant. Rien pourtant n’aurait été plus facile.
De la même façon, on peut suivre à la trace la faiblesse et l’indécision des persécutions tsaristes dans la biographie de tout social-démocrate important (et en particulier de Staline, mais là viennent s’insinuer des soupçons supplémentaires). Prenez Kaménev : lors d’une perquisition à Moscou, en 1904, on lui confisque une « correspondance compromettante ». À l’interrogatoire, il refuse de donner des explications. Et c’est tout. Et il est expulsé… dans la localité de résidence de ses parents.
Les SR, il est vrai, ont été persécutés beaucoup plus brutalement. Mais ça veut dire quoi, « plus brutalement » ? Étaient-ils minces, les chefs d’accusation qui pesaient sur Guerchouni (arrêté en 1903) ? sur Savinkov (en 1906) ? Ils avaient dirigé l’assassinat des personnages les plus importants de l’empire. Mais ils ne furent pas exécutés. Et on répugna encore plus à exécuter Maria Spiridonova, qui avait descendu à bout portant un simple conseiller d’État (grand bruit dans toute l’Europe pour sa défense) : elle fut envoyée au bagne6. Et si chez nous, en 1921, l’écraseur des paysans révoltés de la région de Tambov avait été abattu par une lycéenne de dix-sept ans, hein ! combien de milliers de lycéens et d’intellectuels n’eussent pas été sur-le-champ, sans autre forme de procès, passés par les armes dans la vague « en retour » de terreur rouge ?
Une mutinerie dans la flotte (à Svéaborg), où trouvent la mort plusieurs centaines de soldats innocents, – c’est huit fusillés et huit cents condamnés à des peines de réclusion. (Quelques-uns d’entre eux seront libérés par la révolution de Février du bagne légendaire de Zérentouï, où on ne découvrira que vingt-deux bagnards politiques.)
Comment étaient châtiés les étudiants (pour une grande manifestation à Pétersbourg en 1901), Ivanov-Razoumnik s’en souvient : la prison de Pétersbourg rappelait un pique-nique d’étudiants : éclats de rire, chansons en chœur, libre circulation d’une cellule à l’autre. Ivanov-Razoumnik eut même le toupet de demander au directeur de la prison d’aller assister à un spectacle de la tournée du Théâtre d’Art de Moscou : autrement, son billet était perdu ! Ensuite il fut condamné à la « relégation » à Simféropol (on lui avait donné le choix), et il arpenta, sac au dos, la Crimée.
À propos de la même époque, Ariadna Tyrkova écrit : « L’instruction de notre affaire était en cours, et le régime pénitentiaire n’était guère rigoureux. » Les officiers du Corps des Gendarmes leur proposaient des repas commandés chez Donon, le meilleur restaurant. Au témoignage de l’infatigable fureteur Bourtsev, « les prisons à Pétersbourg étaient beaucoup plus humaines qu’en Europe ».
Léonide Andreïev, pour avoir rédigé à l’adresse des ouvriers de Moscou un appel à l’insurrection armée (!) en vue de renverser (!) l’autocratie… passa en détention quinze jours entiers ! (Lui-même avait le sentiment que c’était bien peu, et il en rajoutait : trois semaines.) Voici des notes de son journal intime en ces jours7 :
« La cellule d’isolement ! Eh bien non, ce n’est pas si mal. J’arrange mon lit, j’approche le tabouret, la lampe, je pose mes cigarettes, une poire… Je lis, je mange ma poire : tout à fait comme chez moi… Et je m’amuse. C’est le mot : je m’amuse. » « Monsieur ! hé, monsieur ! » l’appelle par le guichet le surveillant. Il a une masse de livres. Des billets qui lui viennent des cellules voisines.
Dans l’ensemble, Andreïev admet que, sous le rapport des locaux et de la nourriture, l’existence qu’il menait en cellule était meilleure que celle qu’il avait comme étudiant.
À cette époque, Gorki, au bastion Troubetskoï, écrit Les Enfants du soleil.
Quand la révolution de 1905-1907 fut retombée, nombre de ses acteurs, genre Diatchkov-Tarassov et Anna Rak, n’attendirent pas qu’on les arrête : ils partirent simplement pour l’étranger, – et on les vit revenir en héros après février, pour bâtir la vie nouvelle. Les exemples se comptent par centaines.
L’oligarchie dirigeante bolchévique a publié sur son propre compte une autopublicité passablement impudente sous la forme du tome 41 de l’encyclopédie « Granat » : Les Hommes politiques de l’URSS et de la révolution d’Octobre. Autobiographies et biographies. À lire n’importe laquelle, on est frappé, si l’on mesure à notre aune, de voir à quel point ils s’en tiraient à bon compte avec leur activité révolutionnaire. Et, en particulier, combien favorables étaient leurs conditions de détention. Prenez Krassine : « Il s’est toujours rappelé avec grand plaisir le temps de son emprisonnement à la Taganka. Après les premiers interrogatoires, les Gendarmes le laissèrent en paix (mais pourquoi donc ? – a.s.) et il consacra tous ses loisirs involontaires au travail le plus opiniâtre : il apprit l’allemand, lut dans l’original presque toutes les œuvres de Schiller et de Goethe, s’initia à Schopenhauer et à Kant, étudia à fond la logique de Stuart Mill, la psychologie de Wundt… », etc. Comme lieu de relégation, Krassine jette son dévolu sur Irkoutsk, autrement dit la capitale de la Sibérie, sa ville la plus civilisée.
Radek, prison de Varsovie, 1906 : « … six mois de prison, que je passai magnifiquement à faire du russe, à lire Lénine, Plékhanov, Marx… j’écrivis là mon premier article… et ne fus pas peu fier lorsque je reçus [en prison] le numéro de la revue de Kautsky qui le contenait. »
Ou bien, en sens inverse, Sémachko : « La réclusion [Moscou, 1895] fut extraordinairement pénible » : après trois mois de prison, exilé pour trois ans… dans sa ville natale de Iélets !
La renommée acquise en Occident par l’« horrible Bastille russe » a justement été l’œuvre de gens amollis en prison comme Parvus, par le biais de ses souvenirs enjolivés, au sentimentalisme ampoulé, écrits pour se venger du tsarisme.
Cette même ligne, on peut la suivre chez des personnages de moins haute volée, tout au long de milliers de biographies particulières.
J’ai justement sous la main une encyclopédie, qui tombe mal, il est vrai, puisque littéraire, et ancienne par-dessus le marché (1932), avec des « erreurs ». En attendant que lesdites erreurs soient effacées, je prends au hasard la lettre « K ».
Karpenko-Kary. Étant secrétaire de la police municipale (!) à Iélizavetgrad, fournissait les révolutionnaires en passeports intérieurs. (Je traduis in petto dans notre langue : un employé du bureau des passeports en fournissait à une organisation clandestine !) Ce qui lui vaut d’être… pendu ? Non pas : assigné à résidence pour… 5 (cinq) ans… dans son propre domaine ! Autrement dit, en villégiature. Devenu écrivain.
Kirillov V.T. Participe au mouvement révolutionnaire des marins de la mer Noire. Passé par les armes ? Bagne à perpétuité ? Non pas : trois ans d’assignation à résidence à Oust-Syssolsk. Devenu écrivain.
Kassatkine I.M. Étant en prison, écrit des récits, et les journaux les publient ! (Chez nous, même si on a purgé sa peine, on n’arrive pas à se faire publier.)
Karpov Ievtikhi, après deux (!) assignations à résidence, se voit confier la direction du théâtre impérial Alexandra et du théâtre de Souvorine. (Chez nous, primo il n’aurait pas été admis à résider dans la capitale, secondo la Section spéciale ne l’aurait même pas laissé engager comme souffleur.)
Krjijanovski, en plein déchaînement de la réaction stolypinienne, revient de relégation et (tout en restant membre du Comité central clandestin) amorce, sans le moindre obstacle, une carrière d’ingénieur. (Heureux, chez nous, s’il avait pu se caser comme serrurier dans une MTS.)
Encore que Krylenko ne soit pas entré dans l’Encyclopédie littéraire, il n’est que juste de se souvenir de lui à l’occasion de la lettre « K ». Tout au long de son bouillonnement révolutionnaire, il a eu par trois fois « la chance d’éviter l’arrestation8 » ; six fois arrêté, il a purgé, en tout, quatorze mois. En 1907 (année de réaction, notons-le), il est accusé de propagande au sein de la troupe et de participation à une organisation de type militaire – mais acquitté par le Tribunal des forces armées de la Région ! En 1915, « pour s’être soustrait à ses obligations militaires » (or il est officier et c’est la guerre !), ce futur commandant suprême (et assassin d’un autre commandant suprême) est puni… d’un envoi dans une unité du front (qui n’avait rien de disciplinaire) ! (Voilà comment le gouvernement tsariste se proposait à la fois de vaincre les Allemands et d’éteindre la révolution…) Et c’est à l’ombre de ses ailes non rognées de procureur que, quinze années durant, les condamnés de tant et tant de procès furent traînés pour recevoir leur balle dans la nuque.
Au cours de cette même « réaction stolypinienne », le gouverneur de la province de Koutais, V.A. Starosselski, qui fournissait directement les révolutionnaires en armes et en passeports intérieurs, leur révélait les plans de la police et des troupes gouvernementales, … s’en tira, semble-t-il, avec deux semaines de détention9.
Qu’il traduise dans notre langue, celui qui a assez d’imagination !
Durant cette même période de « réaction », paraît légalement la revue philosophique et socio-politique bolchévique Mysl [La Pensée]. Et les « réactionnaires » Vékhi [Jalons] écrivent ouvertement : « l’autocratie invétérée », « le mal du despotisme et de l’esclavage », – ça ne fait rien, allez roulez, on a le droit chez nous !
Les rigueurs, alors, étaient insupportables. Un retoucheur de photos de Yalta, V.K. Ianovski, avait dessiné l’exécution des mutins de l’« Otchakov » et exposé le dessin dans sa vitrine (tenez, comme si, par exemple, on s’avisait en ce moment d’exposer Pont-des-Maréchaux certains épisodes de l’écrasement des insurgés de Novotcherkassk.) Qu’a donc fait le gouverneur de la ville de Yalta ? En raison de la proximité de Livadia, il agit avec une particulière férocité : premièrement, il enguirlanda Ianovski ! Deuxièmement, il détruisit… non, pas l’atelier de photo de Ianovski ni non plus le dessin représentant l’exécution, mais… une copie dudit dessin. (On me dira : c’est Ianovski qui a été malin. J’en prends bonne note, n’empêche que le gouverneur n’a tout de même pas fait démolir sous ses yeux la vitrine.) Troisièmement, Ianovski se vit infliger le plus atroce des châtiments : tout en continuant à habiter Yalta, défense de se montrer dans la rue… au passage de la famille impériale.
Bourtsev, dans une revue de l’émigration, traînait dans la boue jusqu’à la vie intime du tsar. De retour dans sa patrie (en 1914, par élan patriotique)… il est fusillé ? Une année incomplète de prison avec des privilèges pour recevoir des livres et se livrer à des travaux écrits.
Quant à Abram Gotz, il était pendant cette même guerre relégué à Irkoutsk et… dirigeait un journal de la tendance Zimmerwald, c’est-à-dire opposée à la guerre.
On laissait la hache tailler impunément. Une hache qui finirait par arriver à ses fins.
En 1929, au contraire, quand Chliapnikov, leader de l’« opposition ouvrière », métallo depuis toujours, fut envoyé pour la première fois en relégation (à Astrakhan), ce fut « sans le droit d’avoir des contacts avec les ouvriers » et même sans pouvoir occuper un emploi d’ouvrier, comme il l’aurait voulu.
Et le menchévik Zourabov, auteur d’un scandale à la Deuxième Douma d’Empire (en dénigrant l’armée russe) ne fut même pas expulsé de la séance. Alors que son fils ne put jamais sortir des camps soviétiques à partir de 1927. Vous avez là l’échelle des deux époques.
Lorsque Toukhatchevski eut été, comme on dit, « réprimé* », non seulement toute sa famille fut taillée en pièces et coffrée (je ne mentionne pas le fait que sa fille a été exclue de son Institut), mais on arrêta ses deux frères ainsi que leurs épouses, ses quatre sœurs ainsi que leurs maris, tous ses neveux et nièces furent dispersés dans des orphelinats, on remplaça leurs noms par ceux de Tomachévitch, Rostov, etc. Sa femme fut fusillée dans un camp du Kazakhstan, sa mère demandait l’aumône dans les rues d’Astrakhan et y mourut10. Et on peut dire la même chose des parents de centaines d’autres illustres fusillés. Ça, ça s’appelle persécuter !
La principale particularité, justement, des persécutions (des non-persécutions) du temps des tsars était sans doute que les parents du révolutionnaire ne pâtissaient en rien. Natalia Sédova (la femme de Trotsky) retourne en Russie sans entraves en 1907, à une époque où Trotsky est un criminel condamné. N’importe quel membre de la famille Oulianov (lesquels, à différentes époques, avaient quasi tous connu l’arrestation), à n’importe quel moment reçoit l’autorisation de partir pour l’étranger. Alors que Lénine était considéré comme un « criminel recherché par la police » pour ses appels à l’insurrection armée, sa sœur Anna, tout ce qu’il y a de plus légalement et régulièrement, lui envoyait des mandats à Paris à son compte du Crédit Lyonnais. Et la mère de Lénine comme celle de Kroupskaïa reçurent de l’État, leur vie durant, une retraite élevée en raison du grade de leurs maris défunts, équivalent civil de général d’une part, officier de l’autre, – et on aurait eu un mal fou à imaginer qu’elles pussent être brimées.
C’est au sein, justement, de pareilles conditions d’existence que Tolstoï en vint à fortifier en lui la conviction que la liberté politique est inutile et que la seule chose nécessaire est le perfectionnement moral.
Bien sûr que la liberté n’est pas nécessaire à celui qui l’a déjà. Nous en tombons bien d’accord, nous aussi : le fond du problème, en fin de compte, ce n’est pas la liberté politique, certes ! Le but de l’évolution de l’humanité n’est pas une liberté vide. Pas même non plus une heureuse organisation politique de la société, certes encore ! L’essentiel, bien sûr, ce sont les fondements moraux de la société ! seulement cela, c’est déjà la fin, mais au début ? Mais comme premier pas ? Iasnaïa Poliana, à l’époque, était un club de pensée grand ouvert. Si Iasnaïa Poliana avait été mise en blocus comme, à Léningrad, l’appartement d’Akhmatova à l’époque où l’on demandait ses papiers à chaque visiteur, si on lui avait serré la vis comme à nous tous sous Staline, quand trois personnes avaient peur de se retrouver ensemble sous un même toit, – dans ce cas Tolstoï aurait lui aussi réclamé la liberté politique.
À l’époque la plus terrible de la « terreur stolypinienne », le journal libéral Rous [Notre Russie] imprimait sans empêchement à la une, en gros caractères : « Cinq exécutions capitales !…. Vingt exécutions capitales à Kherson ! » Tolstoï sanglotait, disait qu’on ne pouvait plus vivre, qu’il était impossible de rien se représenter de plus horrible11.
Revoyons la liste de Byloïé, déjà mentionnée : 950 exécutions capitales en six mois12.
Nous prenons ce numéro de Byloïé. Nous observons qu’il a été publié (en février 1907) au cœur même des huit mois (19 août 1906 – 19 avril 1907) de la « justice militaire » stolypinienne et qu’il a été composé à partir de données publiées par les agences télégraphiques russes. Eh bien, c’est comme si à Moscou, en 1937, les journaux avaient publié les listes des fusillés, comme s’il était sorti un bulletin récapitulatif, – et que le NKVD ait simplement battu des paupières.
En second lieu, cette période de huit mois de « justice militaire », sans pareille en Russie ni avant, ni après, ne put être prolongée, car semblable justice n’aurait pas reçu la ratification de l’« impuissante », de la « docile » Douma d’Empire (Stolypine ne se risqua pas même à la soumettre à la discussion).
En troisième lieu, l’instauration de cette « justice militaire » reposait sur le fondement suivant : au cours des six derniers mois avaient eu lieu « d’innombrables assassinats de membres de la police pour des raisons politiques », de nombreuses agressions contre des fonctionnaires13, un déferlement dans tout le pays de brigandage politico-crapuleux ou simplement crapuleux, d’assassinats, d’actes terroristes culminant avec la bombe de l’île des Pharmaciens, où les combattants pour la liberté avaient tué ou blessé grièvement d’un seul coup soixante personnes. Or « si l’État n’oppose aucune résistance aux actes de terrorisme, c’est la notion même d’État qui se perd ». Alors le gouvernement Stolypine, dans son impatience, dans sa hargne contre les cours d’assises avec leurs méandres parcourus sans hâte, avec leur barreau puissant, non limité dans son action (rien à voir avec notre tribunal de province ou le conseil de guerre de notre Région militaire, docile au premier coup de téléphone), avait entrepris de museler les révolutionnaires (et les purs et simples bandits tirant dans les fenêtres des trains de voyageurs, tuant des habitants pour trois ou quatre kopecks) au moyen des laconiques cours martiales. (Avec, au demeurant, les restrictions que voici : une cour martiale pouvait être installée uniquement en un lieu où avait été décrétée la loi martiale ou l’état de surveillance extraordinaire ; elle se réunissait uniquement sur constatation de traces fraîches – pas plus de vingt-quatre heures – d’un crime et en cas d’évidence de l’action criminelle.)
Si les contemporains ont été tellement abasourdis et indignés, c’est que la chose était inhabituelle en Russie !
Dans la situation du pays en 1906-1907, il nous apparaît que c’est aux révolutionnaires terroristes qu’il revient d’endosser la responsabilité de la « terreur stolypinienne ».
Cent ans après la naissance de la terreur révolutionnaire russe, nous pouvons désormais dire sans hésitation que cette pensée terroriste, ces actions ont été une cruelle erreur des révolutionnaires, elles ont fait le malheur de la Russie et ne lui ont rien apporté que gâchis, douleur et débordement de victimes.
Refeuilletons voir, quelques pages en arrière, ce même numéro de Byloïé. Voici l’une des premières proclamations de 1862, de laquelle tout est sorti :
« Que voulons-nous ? le bien, le bonheur de la Russie ; accéder à une vie nouvelle, meilleure, est chose impossible sans qu’il y ait des victimes, car nous n’avons pas le temps d’attendre : ce qu’il nous faut, c’est une réforme rapide et pour bientôt !14 »
Quelle voie erronée ! Ces zélateurs, ils ne pouvaient pas attendre, aussi ont-ils donné la permission de faire des victimes pour rapprocher l’heure de la prospérité universelle ! Ils ne pouvaient pas attendre, et nous voici aujourd’hui, les arrière-petits-fils, cent quinze ans après, non pas au même point qu’eux (l’émancipation des paysans), mais beaucoup, beaucoup en arrière.
Reconnaissons que les terroristes ont été les précurseurs et les partenaires des cours martiales de Stolypine.
Ce qui fait pour nous que l’époque de Stolypine et celle de Staline n’ont rien de comparable, c’est que, de notre temps, la justice sommaire n’a été pratiquée que d’un côté : on faisait voler les têtes en tout et pour tout pour un soupir échappé d’une poitrine et même pour moins qu’un soupir15.
« Rien de plus horrible », s’écriait Tolstoï ? Et pourtant, il est si facile de se représenter plus horrible ! Plus horrible, c’est quand les exécutions ont lieu non pas de temps à autre dans une ville bien connue de tout le monde, mais partout et chaque jour, et à raison non pas de vingt, mais de deux cents à chaque fois, et les journaux n’en soufflent mot ni en gros ni en petits caractères, ils répètent que « la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie ».
On vous démolit la physionomie et on dit que vous étiez né comme ça.
Non, nous n’étions pas comme ça ! Pas du tout comme ça, encore que l’État russe fût déjà considéré comme le plus oppresseur d’Europe.
Les années Vingt et Trente de notre siècle ont approfondi l’idée que les hommes se font des différents degrés de la compression. Cette poussière terrestre, cette matière terrestre qui semblaient à nos ancêtres comprimées jusqu’à la limite, sont aujourd’hui représentées par les physiciens comme un tamis percé de trous. Un grain de plomb entouré de cent mètres de vide, voilà le modèle de l’atome. On a découvert le monstrueux « conditionnement nucléaire » : concentrer tous les grains-noyaux en les sortant de leurs cent mètres de vide. Un dé à coudre de substance ainsi conditionnée pèse autant qu’une de nos locomotives terrestres. Mais ce conditionnement lui-même est encore par trop semblable à de la plume : les protons empêchent de comprimer le noyau comme il le faudrait. Si on arrive à comprimer les seuls neutrons, un timbre-poste d’un pareil « conditionnement neutronique » pèsera cinq millions de tonnes.
Eh bien, c’est comme ça, sans même avoir besoin de s’appuyer sur les progrès de la physique, que l’on nous a nous aussi comprimés !
Par la bouche de Staline, le pays a été appelé, une fois pour toutes, à renoncer à la mansuétude [blagodouchié]. Or Dahl désigne ainsi « la bonté de l’âme, sa faculté d’aimer, la miséricorde, la tendance à vouloir le bien de tous ». Voilà à quoi les bolchéviks nous ont invités à renoncer, et nous avons cessé en toute hâte… de vouloir le bien de tous ! Chacun s’est contenté désormais de sa propre mangeoire.
L’opinion publique russe, au début du siècle, sécrétait un air de liberté. Ce n’est pas au moment où se déchaînait le Pétrograd de Février que le tsarisme a été vaincu, c’est bien avant. Il était déjà renversé sans retour du jour où il fut admis dans la littérature russe que mettre en scène un personnage de Gendarme ou de sergent de ville avec la plus mince parcelle de sympathie était un trait de flagornerie digne des Cent-Noirs. Du jour où le fait non seulement de leur serrer la main, non seulement de les connaître, non seulement de leur adresser un signe de tête dans la rue, mais même de les effleurer de sa manche en passant sur le trottoir, sembla déjà une honte.
Tandis que chez nous, aujourd’hui, les bourreaux devenus chômeurs et munis d’une affectation spéciale dirigent… la littérature et la culture. Ils ordonnent qu’on les célèbre, eux, comme des héros légendaires. Et cela s’appelle chez nous, Dieu sait pourquoi, du patriotisme.
L’opinion publique. J’ignore comme la définissent les sociologues, mais il m’apparaît clairement qu’elle ne peut être constituée qu’à partir des opinions individuelles s’influençant mutuellement, exprimées librement et de façon totalement indépendante de l’opinion du gouvernement, de celle du Parti, ou de la voix de la presse.
Et tant qu’il n’existera pas dans ce pays d’opinion publique indépendante, rien ne nous garantit que tout cet anéantissement sans cause de nombreux millions d’hommes ne se répétera pas, qu’il ne recommencera pas n’importe quelle nuit, chaque nuit, cette nuit, – tenez, celle qui va suivre la journée d’aujourd’hui.
La Doctrine d’Avant-garde, comme nous l’avons vu, ne nous a pas protégés de cette peste.
Mais je vois que mon contradicteur grimace, me fait des clins d’œil, branle du chef : primo, les ennemis vont nous entendre ! secundo, à quoi bon élargir autant le débat ? Car la question était bien plus étroite : non pas – pourquoi avons-nous été coffrés ? non plus – pourquoi ceux qui restaient en liberté ont-ils laissé commettre cette iniquité ? Ceux-là, comme chacun sait, ils « ne se doutaient absolument de rien, ils croyaient simplement le Parti » (expression courante après le XXe Congrès), ils croyaient que quand des peuples entiers sont déportés en vingt-quatre heures, eh bien, c’est la faute auxdits peuples. La question de mon contradicteur est ailleurs : une fois au camp, où nous aurions pu nous douter de quelque chose, pourquoi, nous qui étions là-bas, avons-nous supporté la faim, avons-nous plié, nous sommes-nous laissé faire et n’avons-nous point lutté ? Eux qui ne marchaient pas sous escorte, qui avaient la liberté de leurs bras et de leurs jambes, ils sont excusables de n’avoir pas combattu : ils ne pouvaient tout de même pas sacrifier leur famille, leur situation, leur salaire, leurs droits d’auteur. Moyennant quoi, à présent, ils publient des considérations critiques et nous adressent des reproches : nous qui n’avions plus rien à perdre, pourquoi nous sommes-nous accrochés à notre ration de pain et n’avons-nous point combattu ?
La réponse, j’y conduisais moi-même mon raisonnement. Si nous nous sommes laissé faire dans les camps, c’est parce qu’il n’existait pas d’opinion publique dans le pays.
Car, d’une façon générale, quels sont les moyens de résistance pensables pour un détenu, de résistance au régime auquel on le soumet ? D’évidence, les voici :
1. La protestation ;
2. La grève de la faim ;
3. L’évasion ;
4. La révolte.
Or donc, comme aimait à s’exprimer le Défunt, chacun voit clairement (et ceux pour qui ça n’est pas clair, on peut le leur démontrer) que les deux premiers moyens sont efficaces (et que les geôliers les craignent) uniquement à cause de l’opinion publique ! Sans elle, ils nous rigolent au nez avec nos protestations et nos grèves de la faim.
Voici qui fait beaucoup d’effet : devant les autorités de la prison, déchirer sa chemise sur soi-même, comme Dzerjinski, et obtenir ainsi satisfaction de ses exigences. Mais ça n’est le cas que s’il existe une opinion publique. Sinon – un bâillon dans la bouche et il ne vous reste plus qu’à payer pour la chemise de l’administration.
Rappelons-nous simplement un cas célèbre au bagne de la Kara à la fin du siècle dernier. On vient d’annoncer aux politiques que, dorénavant, ils sont justiciables des châtiments corporels. Nadejda Siguida (elle a donné une gifle à un officier… pour le forcer à prendre sa retraite !) doit être fouettée la première. Elle prend du poison et meurt, uniquement pour ne pas être passée par les verges. À sa suite, trois femmes encore s’empoisonnent et meurent ! Dans la baraque des hommes se proposent quatorze volontaires pour le suicide, mais tous ne réussissent pas leur coup16. Résultat : les châtiments corporels sont abolis radicalement et pour toujours ! Les politiques avaient misé sur la peur qui s’emparerait des autorités pénitentiaires. Car, n’est-ce pas, la nouvelle de la tragédie de la Kara parviendrait jusqu’en Russie, jusque dans le monde entier.
Mais appliquons-nous ce modèle : nous ne pourrons que verser des larmes de mépris. Gifler le chef du service d’ordre ? Et encore quand ce n’est pas toi qui as été offensée ? Et qu’est-ce qu’il y a de si terrible à se faire un peu tanner la peau des fesses ? Moyennant quoi, tu vas rester en vie ! Et qu’est-ce qu’elles ont, tes camarades, à avaler du poison ? Et les quatorze hommes itou ? On ne vit qu’une fois, non ? Et ce qui compte, c’est le résultat ! On te donne à manger et à boire : à quoi ça rime de dire adieu à la vie ? Si ça se trouve, il va y avoir une amnistie, on va introduire les crédits de peine…
Voilà de quelles hauteurs nous, les prisonniers, sommes dégringolés. Voilà comme nous avons chu.
Mais comme, de leur côté, nos geôliers se sont élevés ! Ah non, ce ne sont plus les nigauds de la Kara ! Ça n’est pas eux qui demanderaient qu’un détenu enquête sur leur cas ! À supposer même qu’aujourd’hui nous nous soyons repris, que nous ayons regagné les hauteurs – avec quatre femmes et quatorze bonshommes –, nous aurions tous été fusillés avant que de nous être procuré du poison. (Et puis, d’ailleurs, d’où pourrait-il bien sortir, ce poison, dans une prison soviétique ?) Et ceux qui auraient eu le temps de s’empoisonner n’auraient fait que faciliter le travail des autorités. Quant aux autres, eh bien, ils auraient justement été passés par les verges, pour non-dénonciation. Et, bien entendu, le bruit de l’incident ne se serait même pas répandu au-delà des limites de la zone.
Là est le fond du problème, là est leur force : le bruit ne s’en serait pas répandu ! Et s’il l’avait fait, ça n’aurait pas été bien loin, une vague rumeur, non confirmée par les journaux, flairée par les mouchards, autant dire rien. Aucune vague d’indignation publique n’aurait jailli ! Alors, à quoi bon se faire du mauvais sang ? À quoi bon prêter l’oreille à nos protestations ? Vous voulez vous empoisonner ? ne vous privez pas.
S’agissant de nos grèves de la faim, la vanité en a été suffisamment montrée dans la première partie.
Et les évasions ? L’histoire nous a conservé le récit de plusieurs évasions sérieuses hors des prisons tsaristes. Toutes, notons-le, étaient dirigées et réalisées depuis l’extérieur : par d’autres révolutionnaires, camarades de parti des candidats à l’évasion, avec, en outre, dans les détails d’exécution, l’aide de nombreux sympathisants. Aussi bien l’évasion elle-même que la mise à l’abri et l’évacuation des évadés voyaient la participation de nombreuses personnes. (« Bien sûr ! » me coince l’Historien Marxiste. « Parce que la population était pour les révolutionnaires et que l’avenir leur appartenait ! – Et peut-être aussi, répliquerai-je modestement, parce que tout cela n’était qu’un jeu amusant sans conséquences judiciaires ? agiter un mouchoir par la fenêtre, permettre au fugitif de passer la nuit dans votre chambre, le grimer ? On n’était pas pour autant traduit en justice. Piotr Lavrov venait de s’évader de son lieu de relégation : le gouverneur de Vologda [Khominski]… délivra alors à sa compagne un certificat de départ – pour lui permettre de rattraper son bien-aimé… Et même, tenez, pour avoir fabriqué de faux passeports intérieurs, on était relégué dans son propre domaine. Les gens n’avaient pas peur – est-ce que vous savez d’expérience ce que ça veut dire ? À propos, comment se fait-il que vous n’y ayez pas été ? – Vous savez, c’était une loterie17… »)
Au demeurant, il existe des témoignages d’une autre sorte. Tout le monde a été obligé de lire sur les bancs de l’école La Mère de Gorki ; peut-être quelqu’un en a-t-il retenu la description des mœurs de la prison de Nijni-Novgorod : les surveillants ont des pistolets rouillés, ils s’en servent pour enfoncer des clous dans une cloison, on n’éprouve aucune difficulté à appliquer une échelle contre le mur d’enceinte de la prison et à rejoindre le monde libre en toute tranquillité. Et voici ce qu’écrit Rataïev, haut fonctionnaire de la police : « La relégation n’existait que sur le papier. La prison n’existait pas du tout. Étant donné le régime pénitentiaire d’alors, le révolutionnaire qui échouait en prison continuait sans le moindre empêchement son activité antérieure… Le comité révolutionnaire de Kiev, incarcéré au grand complet à la prison, dirigeait le mouvement de grève en ville et lançait des appels à la population18. »
Actuellement, je n’ai pas la possibilité de réunir des données sur la façon dont étaient gardés les hauts lieux du bagne tsariste, mais je n’ai pas entendu dire qu’on y ait tenté de ces évasions désespérées, avec une chance sur cent mille, qu’a connues notre bagne à nous. D’évidence, les bagnards n’éprouvaient aucune nécessité de courir des risques : ils n’étaient menacés ni d’une mort prématurée par épuisement à des travaux pénibles, ni d’un grossissement immérité de leur temps ; la seconde moitié de leur peine devait être purgée en relégation et ils remettaient l’évasion à ce moment-là.
De leur lieu de relégation, justement, sous les tsars, seuls les paresseux, semble-t-il, ne s’évadaient pas. Peu fréquents, de toute évidence, étaient les pointages à la police, faible la surveillance, aucun poste de contrôle sur les routes et les voies ferrées ; aucun assujettissement quotidien, quasi policier, au lieu de travail ; l’argent ne manquait pas (ou bien on pouvait s’en faire envoyer), les lieux de relégation n’étaient pas très éloignés des fleuves et des grand-routes ; encore un coup, rien ne menaçait ceux qui aidaient l’évadé, et lui-même ne risquait, si on le rattrapait, ni d’être tué au cours de la capture, ni d’être passé à tabac, ni de prendre vingt ans de bagne, comme chez nous. D’ordinaire, quand on était repris, on réintégrait son lieu de départ, avec son ancien temps de peine. Un point, c’est tout. À tous les coups l’on gagne, en somme. Le départ de Fastenko pour l’étranger (1re partie, chap. 5) est typique de ce genre d’entreprise. Mais plus typique encore peut-être est l’évasion, depuis la région de Touroukhansk, de l’anarchiste A.P. Oulanovski. En cours de voyage, à Kiev, il lui suffit d’entrer dans la salle de lecture des étudiants et de demander Qu’est-ce que le progrès ? de Mikhaïlovski pour que les étudiants le nourrissent, lui fournissent un gîte pour la nuit et de l’argent pour prendre un billet. Pour gagner l’étranger, voici comment il s’y prit : il grimpa tout bonnement à l’échelle de coupée d’un bateau étranger – où n’était postée, n’est-ce pas, aucune patrouille du MVD ! – et trouva refuge près de la chambre de chauffe. Encore plus merveilleux : pendant la guerre de 14, il revint volontairement en Russie et, tenez-vous bien, à Touroukhansk, son ancien lieu de relégation ! Espion étranger ? À fusiller ? Parle, fumier : qui t’a recruté ? Non pas. Sentence du juge de paix : pour absence de trois ans à l’étranger – ou bien trois roubles d’amende, ou bien un jour de bouclage. Trois roubles étant une grosse somme, Oulanovski préféra la journée de bouclage.
Helfand-Parvus, l’auteur du subversif Manifeste financier (décembre 1905), chef de fait du Soviet pétersbourgeois des Députés ouvriers en 1905 fut… écartelé ? non, condamné à 3 (trois) ans de relégation dans la région de Touroukhansk, et il aurait pu s’évader dès Krasnoïarsk (les prisonniers « avaient été envoyés en ville faire des provisions », Léon Deutsch en profita pour ne pas revenir, mais Parvus baya aux corneilles. Il fit route jusqu’à Iénisseïsk, c’est seulement là qu’il soûla son unique escorteur et prit congé. Il dut refaire pour rien le trajet en sens inverse, déguisé en paysan, et souffrit de son entourage de moujiks, de la saleté, des puces. Ensuite il vécut de nouveau à Pétersbourg, puis il partit pour l’étranger.
Nos évasions à nous, depuis celles des Solovki à bord d’une frêle nacelle voguant sur la mer ou dans une soute au milieu des rondins jusqu’aux élans suicidaires, insensés, désespérés hors des camps staliniens de la dernière époque (plusieurs chapitres leur sont, plus loin, consacrés), nos évasions ont été des entreprises de géants, mais de géants voués à la mort. Jamais n’avait été dépensé autant d’audace, d’imagination, de force de volonté pour les évasions d’avant la révolution, mais celles-là réussissaient facilement, les nôtres – presque jamais.
« Parce que vos évasions, de par leur essence de classe, étaient réactionnaires. »
Réactionnaire, vraiment, l’élan d’un homme pour cesser d’être un esclave et un animal ?…
Si elles ne réussissaient pas, c’est parce que le succès d’une évasion, dans ses dernières étapes, dépend de l’état d’esprit de la population. Or notre population avait peur d’aider les évadés, elle allait même jusqu’à les vendre, par intérêt ou idéologie.
La voilà bien, l’opinion publique !…
Quant aux révoltes de détenus, aux révoltes qui soulèvent des trois, cinq, huit mille hommes, l’histoire de nos révolutions n’en a pas connu du tout.
Nous, nous en avons connu.
Mais, toujours en vertu de la même malédiction, les plus grands efforts et les plus grands sacrifices ont abouti chez nous aux résultats les plus insignifiants.
Parce que la société n’était pas prête. Parce que, sans opinion publique, une révolte, même dans un camp immense, ne dispose d’aucune voie d’extension.
Si bien qu’à la question : « Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ? », il est temps de répondre : mais nous ne nous sommes pas laissé faire ! Vous en lirez l’histoire : nous ne nous sommes pas du tout laissé faire.
Dans les Camps spéciaux, nous avons hissé le drapeau des politiques, nous sommes devenus des politiques !
1- Puisqu’il est question de Karakozov : Karakozov avait un frère. Le frère de celui qui avait tiré sur le tsar ! Ajustez ça à nos mesures. Eh bien, voici quel fut son châtiment : « Ordre de porter dorénavant le nom de Vladimirov. » Et il ne fut victime d’aucune mesure de restriction, ni dans ses biens, ni dans le choix d’un lieu de résidence.
2- Léon Tolstoï vu par ses contemporains, 2 volumes, t. 1, Éditions littéraires d’État, Moscou, 1955, p. 180.
3- Soit dit en passant, il fut établi au cours de l’enquête judiciaire qu’Anna Oulianova avait reçu de Vilno un télégramme codé : « Sœur gravement malade », ce qui voulait dire : « On apporte des armes. » Anna ne fut point étonnée, bien qu’elle n’eût aucune sœur résidant à Vilno, et, Dieu sait pourquoi, remit le télégramme à Alexandre. Il est clair qu’elle était complice, chez nous elle eût été bonne pour un billet de dix garanti. Mais Anna ne fit pas même l’objet de poursuites ! Au cours de la même affaire, il fut établi qu’une autre Anna (Serdioukova), une institutrice de Iékatérinodar, savait pertinemment qu’il se préparait un attentat contre le tsar, et qu’elle avait gardé le silence. Qu’est-ce que ça aurait donné, chez nous ? Fusillée. Qu’est-ce qu’elle a eu ? Deux ans…
4- À ce propos, à Sakhaline, il y en a eu, des politiques. Mais comment se fait-il qu’aucun bolchévik un tant soit peu connu (aucun menchévik non plus) n’y ait jamais fait un tour ?
5- Tenez, figurez-vous la Grande Encyclopédie soviétique publiant un article sur Berdiaev écrit par un émigré !
6- Elle fut libérée du bagne par la révolution de Février. En revanche, en 1918, elle fut, à plusieurs reprises, arrêtée par la Tchéka. Elle entra pour de nombreuses années dans la « Grande Patience » des socialistes et séjourna en relégation à Samarcande, Tachkent, Oufa. Ensuite, sa trace se perd dans l’un ou l’autre des isolateurs politiques, elle y est fusillée (une rumeur dit que c’est à Orel). Un livre a été publié sur elle en Occident, avec des photographies : tous ces révolutionnaires effrénés qu’on voit à Samarcande dans la modeste pauvreté soviétique, – pourquoi ne s’évadent-ils pas, à présent ?…
7- Cité d’après le livre de V.L. Andreïev, Enfance (L’écrivain soviétique, Moscou, 1966).
8- Ici et plus loin, d’après son autobiographie dans le Dictionnaire encyclopédique de l’Institut bibliographique russe Granat, 7e édition, t. 41, 1re partie, Moscou, sans date, pp. 237-245.
9- « Le camarade gouverneur », publication de I. Braïnine et F. Limonov, Novy mir [Monde nouveau], 1966, n° 2, pp. 217-236.
10- Je cite cet exemple par égard pour les parents, pour les parents innocents. Toukhatchevski lui-même commence aujourd’hui à être l’objet, chez nous, d’un nouveau culte que je ne me propose nullement de soutenir. Il a moissonné ce qu’il avait semé lorsqu’il dirigeait l’écrasement de Kronstadt et de l’insurrection paysanne de Tambov.
11- Tolstoï vu par ses contemporains, op. cit., t. 1, pp. 232, 233.
12- N. I. Faliev. « Six mois de cours martiales ». Byloïé [Ce qui fut]. Revue consacrée à l’histoire du mouvement de libération. Saint-Pétersbourg, 1907, n° 2 (14), p. 80.
13- Le même article de Byloïé, p. 45, ne nie pas ces faits.
14- Byloïé, 1907, n° 2 (14), p. 82.
15- J’affirme hardiment que, même en ce qui concerne les expéditions punitives extra-judiciaires (écrasement des paysans en 1918-1919, Tambov avant 1921, la Sibérie occidentale avant 1922, le Kouban et le Kazakhstan en 1930), notre époque a largement surpassé, par l’envergure et la technique, les répressions tsaristes.
16- Ié. N. Kovalskaïa et G. F. Osmolovski fournissent des détails qui ne sont pas sans importance (La Tragédie de la Kara [1889], Souvenirs et matériaux, Saint-Pétersbourg, Éditions d’État, 1920 [Bibliothèque de l’Histoire de la Révolution]). Siguida avait frappé l’officier et lui avait craché dessus absolument sans raison, par suite de la « nervosité maladive » qui régnait chez les bagnards. Après cela, on vit un officier du Corps des Gendarmes (Massioukov) demander à un bagnard politique (Osmolovski) qu’il le soumette à une instruction. Et le commandant du bagne (Bobrovski) mourut en se repentant devant les détenus. (Ah, voilà les geôliers scrupuleux qu’il nous faudrait !)
17- Explication de I. Ehrenbourg.
18- Lettre de L. A. Rataïev à N. P. Zouïev, Byloïé, 1917, n° 2 (24), pp. 194, 195. Plus loin est évoquée la situation générale en Russie, dans le monde normal : « Nulle part (sauf dans les capitales – a.s.) il n’existait de corps d’agents secrets ni d’auxiliaires recrutés au sein de la population, dans les cas extrêmes la surveillance était exercée par des sous-officiers du Corps des Gendarmes qui, lorsqu’ils se mettaient en civil, oubliaient parfois de retirer leurs éperons… Dans ces conditions, le révolutionnaire n’avait qu’à transférer hors des capitales le champ de ses activités pour que… [celles-ci] demeurent pour le Département de la police un mystère impénétrable. Ainsi furent créés les foyers les plus authentiques de la révolution ainsi que des pépinières de propagandistes et d’agitateurs… »
Nos lecteurs saisiront sans peine à quel point tout cela est différent de l’époque soviétique. Iégor Sazonov, déguisé en cocher, une bombe sous le tablier de son fiacre, passe une journée devant le perron du Département de la police (!!), guettant le moment favorable pour tuer le ministre Plehve – et personne ne fait attention à lui, personne ne lui pose la moindre question ! Kaliaïev, encore inexpérimenté, tendu, passe une journée debout près de la maison de Plehve sur la Fontanka, persuadé qu’on va l’arrêter, et on ne le touche pas !… Ô, le bon vieux temps du père Krylov !… Faire la révolution comme ça n’a rien de bien sorcier.