1.
Accepte le sacrifice de mes aveux, maniés
par ma langue que tu as modelée et excitée à avouer ton nom.
Guéris tous mes os.
Ils diront : Seigneur, qui te
ressemble ?
Qui se confie à toi ne t’apprend rien de
ce qui se joue en lui.
Ton œil n’exclut jamais un cœur fermé ni
ta main ne fuit la violence des hommes. Que tu désagrèges quand tu
veux par amour ou par vengeance.
Personne ne résiste à ta chaleur.
Mon âme te loue pour t’aimer.
Elle avoue ton amour pour te louer.
Rien n’arrête ni ne tait tes louanges dans
toute ta création. Ni les êtres intelligents qui tournent leurs
lèvres vers toi, ni les êtres animés ni les êtres matériels sur les
lèvres de ceux qui les contemplent.
Et de sa fatigue notre âme se relève en
toi, prenant appui sur ce que tu as fait, pour qu’elle traverse
jusqu’à toi qui as tout fait étonnamment.
Là se trouvent le repos et la vraie
force.
2.
Ils s’en vont, ils fuient. Ennemis
inquiets.
Tu les vois, tu distingues leurs
ombres.
Pour eux tout est beauté mais eux sont
ignobles.
Quel tort t’ont-ils fait ?
En quoi ont-ils déshonoré ton empire,
juste et intègre, du ciel jusqu’en bas ?
Oui, où ont-ils fui en fuyant ton
visage ? Où pour que tu ne les retrouves pas ?
Ils ont fui pour ne plus te voir toi qui
les voyais, et aveugles ils se sont échoués sur toi. Car tu
n’abandonnes rien de ce que tu as fait.
Oui, ils se sont échoués sur toi, injustes
mais justement tourmentés de s’être soustraits à ta douceur, pour
s’échouer sur ta rigueur et tomber sur ton aspérité.
Ils ne savaient peut-être pas que tu es
partout, qu’aucun espace ne te circonscrit, et que tu es même le
seul à être présent à ceux qui ont fui loin de toi.
Qu’ils changent. Qu’ils partent à ta
recherche.
Tu n’es pas comme eux qui ont abandonné
leur créateur : tu n’as pas abandonné ta créature.
Oui, qu’ils changent et tu es là dans leur
cœur, dans le cœur qui se confie à toi, qui se jette en toi et
pleure dans ton sein, au bout de ses chemins difficiles.
Arrangeant, tu essuies leurs larmes. Ils
en pleurent davantage et se réjouissent dans leurs pleurs parce que
toi, Seigneur, et pas n’importe quel homme de chair et de sang,
mais toi, Seigneur, qui les as faits, tu les refais et tu les
consoles.
Où étais-je, moi, quand je te
cherchais ?
Tu étais devant moi mais je m’étais séparé
de moi.
Je ne trouvais ni moi ni encore moins
toi.
3.
Je vais parler à voix haute de mes
vingt-neuf ans sous l’œil de mon Dieu.
Un évêque manichéen venait juste d’arriver
à Carthage. Il s’appelait Faustus
1. Terrible guet-apens
du diable : beaucoup se sont fait piéger par les séductions
d’une douce éloquence. Pour ma part, tout en appréciant cette
éloquence, je la distinguais déjà de la vérité des choses que
j’étais avide d’apprendre. Je ne m’arrêtais pas aux plats dans
lesquels on me servait ces discours en pitance mais à la science du
célèbre Faustus, très renommé chez les siens. Sa réputation l’avait
précédé. J’avais entendu qu’il était fin connaisseur de toutes les
sciences nobles, et particulièrement instruit des disciplines
libérales. Or j’avais lu de nombreux philosophes que je conservais
gravés dans ma mémoire, j’en comparais certains aux interminables
fables des manichéens. Les discours des philosophes, me
semblait-il, étaient plus crédibles dans leur capacité
d’appréhender le cours des âges, même s’ils n’en découvraient
absolument pas qui est le maître.
Tu es grand Seigneur
tu vois le plus bas
tu connais le très haut à distance
tu es proche des cœurs brisés
Et les prétentieux ne te découvrent pas,
même si dans leur habile curiosité ils sont capables de compter les
étoiles et le sable, de mesurer l’espace sidéral, et de suivre à la
trace la course des astres.
4.
Mais en réalité, les philosophes mènent
leurs investigations à l’aide de leur entendement et du génie que
tu leur as donnés. Ils ont fait beaucoup de découvertes et prévu
bien des années avant les éclipses des luminaires, soleil et lune,
avec le jour, l’heure et le degré prévus. Ils ne se sont pas
trompés dans leurs calculs. Tout s’est passé comme ils l’avaient
prédit. Ils ont mis par écrit les règles qu’ils avaient décou
vertes. En les relisant aujourd’hui, on peut prévoir
grâce à ces règles quelle année, quel mois de l’année, quel jour du
mois, et à quelle heure du jour aura lieu l’éclipse et quel sera le
degré de luminosité de la lune ou du soleil. Et tout se passera
comme prévu. Au grand étonnement et à la stupéfaction des hommes
qui ne connaissaient pas ces choses. Mais ceux qui les connaissent
exultent et s’exaltent. Dans leur prétention profane, ils
s’éloignent et s’éclipsent de ta lumière. Ils prévoient bien
longtemps à l’avance l’éclipse future du soleil mais ne voient pas
la leur aujourd’hui !
Les philosophes ne se soucient pas de
chercher l’origine du génie avec lequel ils font leurs
investigations. Et si jamais ils découvrent que c’est toi qui les
as faits, ils ne se donnent pas à toi pour que tu sauves ce que tu
as fait. Ni ils ne sacrifient à toi ce qu’ils ont fait d’eux-mêmes.
Ils n’égorgent ni leurs envolées, ces oiseaux, ni leurs curiosités,
ces poissons de mer, ce désir de courir sur les secrets sentiers
des abîmes, ni leurs vices, ces bêtes des champs. Pour que toi
Dieu, feu dévorant qui consume leurs travaux mortels, tu les
recrées immortels.
5.
Mais ils ne connaissent pas la voie – ta
parole qui a fait et les objets de leurs calculs et eux-mêmes, qui
font les calculs, et le sens avec lequel ils reconnaissent ce
qu’ils calculent, et aussi l’entendement avec lequel ils
calculent.
Mais ta sagesse est incalculable. L’unique
engendré s’est fait pour nous sagesse, justice et sanctification.
Compté parmi nous, il a payé son tribut à César.
Ils ne connaissent pas cette voie par où
descendre d’eux vers lui et par lui monter à lui.
Ils ne connaissent pas cette voie. Ils se
croient très haut avec les astres. Et lumineux. Voici. Ils
s’écroulent à terre. Leur cœur fou s’est obscurci.
Ils disent beaucoup de choses vraies sur
la création et la vérité, l’ouvrière de la création, mais ils ne la
cherchent pas fidèlement et donc ne font pas sa découverte. Et
s’ils la découvrent, même en connaissant Dieu, ils n’honorent pas
Dieu ni ne le remercient, mais se dispersent dans leurs pensées et
disent être des sages en s’attribuant ce qui est à
toi. Ils s’appliquent même dans l’aveuglement de leur
extrême perversité à t’attribuer ce qui est à eux. C’est-à-dire à
concentrer des mensonges sur toi qui es vérité, et à échanger la
gloire du Dieu incorruptible contre un semblant d’image d’homme
voué à la corruption, ou d’oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles.
Ils convertissent ta vérité en mensonge. Vénèrent et servent la
créature en lieu et place du créateur.
6.
Sur la création elle-même, les philosophes
ont dit beaucoup de vérités que j’ai conservées gravées dans ma
mémoire. J’ai découvert avec eux une explication rationnelle par
les nombres, l’ordre des temps, les observations des astres. J’ai
comparé avec ce que disait Mani
2 qui a beaucoup écrit
sur ces choses, et tant déliré. Mais je n’ai trouvé la raison ni
des solstices ni des équinoxes ni des éclipses des luminaires ni de
tout ce que j’avais appris de semblable dans les livres de
l’intelligence contemporaine. En réalité, Mani nous demande de le
croire sur parole. Mais en l’ayant confronté aux raisons
mathématiques et à mes propres observations, je n’ai pas trouvé
d’accord possible. C’était même très différent.
7.
Seigneur Dieu de vérité, il suffirait
alors d’avoir ces connaissances philosophiques pour te
plaire…
Malheureux qui connaissant tout cela ne te
connaît pas.
Heureux qui te connaît même en ne
connaissant rien.
Et qui te connaît et connaît aussi cela
n’en est pas plus heureux. Il est heureux à cause de toi seul, si
en te connaissant il te glorifie tel que tu es, et te remercie, et
ne se disperse pas dans ses propres pensées.
Mieux vaut se savoir propriétaire d’un
arbre et te remercier de son utilité, même sans connaître ni sa
hauteur à la coudée près ni l’étendue de sa largeur, que le mesurer
et compter toutes ses branches sans le posséder ni sans connaître
ni aimer son créateur. Même chose pour
l’homme
fidèle à qui appartiennent les richesses du monde entier : il
n’a rien et pourtant il possède tout, inséparable de toi à qui tout
est soumis. Il ne connaît peut-être pas l’orbite du Septentrion
mais cela vaut mieux que de savoir mesurer le ciel et compter les
astres, peser les éléments, et te négliger toi qui as réglé la
mensuration, le nombre et le poids de tout.
8.
Mais qui a bien pu demander à cet obscur
Mani d’écrire aussi sur ces questions ?
Il n’est pas besoin d’être aussi savant
pour apprendre l’amour fidèle. Oui, tu as dit à l’homme :
Voici. L’amour fidèle c’est la sagesse. Mani aurait pu l’ignorer
tout en connaissant parfaitement le reste. Mais sans connaissance
aucune, il a eu l’audace de prétendre tout enseigner, s’interdisant
alors de connaître la sagesse.
Il est vain de connaître les choses du
monde et de prétendre les enseigner. L’amour vrai c’est d’avouer ce
qu’on sait.
Mani s’est égaré et a beaucoup parlé. Les
vrais savants l’ont confondu, montrant ainsi ce que pouvaient
valoir ses idées sur d’autres questions plus obscures.
Mani n’a pas voulu qu’on le sous-estime.
Il s’est efforcé de faire croire que le Souffle saint qui console,
enrichit tes fidèles, était personnellement en lui, dans la
plénitude de son autorité. En conséquence, chaque fois qu’il était
pris en flagrant délit d’erreur, dans ses discours sur le ciel et
les étoiles, sur les mouvements du soleil et de la lune, ses
audaces, même si elles ne portaient pas sur des points de doctrine
religieuse, apparaissaient comme des sacrilèges. Car en tenant des
propos d’ignorant et de menteur, d’une prétention et d’une vanité
extravagantes, il s’efforçait de les mettre en lui sur le compte
d’une personne divine.
9.
Quand j’entends un chrétien, un frère,
ignorer ou confondre ces choses, je fais preuve de patience. Ce
n’est que l’avis d’un homme, après tout. Je ne vois pas où est le
mal, pourvu qu’il ne croie rien d’indigne sur toi, Seigneur
créateur de tout, même s’il lui arrive d’ignorer la position et
l’état d’un corps créé. Le mal serait au contraire de croire que
ces questions relèvent de la constitution même de la doctrine du
vrai
amour, et d’oser affirmer avec entêtement
ce qu’on ignore. Dès le berceau de la foi, l’amour supporte cette
infirmité comme le ferait une mère, jusqu’à ce que l’homme nouveau
s’élève à la perfection virile et ne puisse plus jamais être
ballotté à tout vent à la moindre théorie.
Au contraire, Mani a osé se faire le
docteur, l’initiateur, le guide et le chef de ceux qu’il
conseillait au point qu’en le suivant ils pensaient suivre non pas
un homme quelconque mais ton Souffle saint. Comment ne pas
reconnaître qu’une si grande folie, convaincue ici ou là de
mensonges, méritait d’être détestée et rejetée ?
Mais à l’époque, je n’avais pas encore
tiré au clair si ses élucubrations permettaient vraiment
d’expliquer l’alternance de jours et de nuits, leur durée plus
longue ou plus courte, l’alternance même du jour et de la nuit, les
éclipses des astres, et les questions du même ordre que j’avais
étudiées dans d’autres livres. Et si par hasard c’était le cas,
j’aurais eu encore un doute : est-ce que c’est bien comme ça
que se passaient les choses ? Pour y croire, je devais m’en
remettre à son autorité qu’il tirait du crédit accordé à sa
sainteté.
10.
Esprit vagabond, pendant neuf ans environ
j’ai écouté les manichéens.
J’ai attendu avec un désir extrême la
venue de ce Faustus. Oui, tous ceux que, au hasard de mes
rencontres, mes objections sur tel ou tel point de discussion
décourageaient, me faisaient valoir cet homme. Dès qu’il viendrait,
il s’entretiendrait avec moi. Toutes ces question, et d’autres
éventuellement plus complexes encore, seraient alors parfaitement
exposées et résolues.
Il a fini par arriver un jour. J’ai alors
fait l’expérience d’un homme agréable, beau parleur – le bavardage
habituel mais beaucoup plus suave. Mais qu’avait besoin ma soif
d’un serviteur des plus aimables et de coupes si précieuses ?
J’avais déjà les oreilles saturées. Ses discours ne m’ont pas paru
meilleurs parce que mieux dits ni plus vrais parce que plus
clairement exprimés. Tout comme on n’est pas plus sage parce qu’on
présente bien et qu’on parle élégamment. Or ceux qui me l’avait
recommandé n’étaient pas de bons juges : ils le trouvaient
prudent et sage parce
qu’il les captivait en
parlant. Mais je m’étais aperçu que pour une autre espèce d’hommes
la vérité devenait suspecte – au point qu’ils refusaient d’y
adhérer – si elle se laissait emporter par de grands et beaux
discours.
Mon Dieu m’avait, lui, déjà instruit par
ses merveilles et ses secrets. Et je crois à ce que tu m’as
instruit parce que c’est vrai, et parce qu’en dehors de toi il n’y
a aucun autre savant qui soit dans le vrai, quels que soient
l’origine et le lieu de sa clarté. J’avais donc déjà appris de toi
qu’une chose dite ne doit ni paraître vraie parce qu’elle est dite
avec éloquence ni fausse parce que les lèvres balbutient
confusément quelques signes. Ni inversement paraître vraie parce
qu’elle est énoncée de façon fruste ni fausse en raison d’un
splendide discours. Il y a tout autant de sagesse et de folie que
d’aliments utiles et inutiles. Et on peut, au choix, se servir des
mots élégants et inélégants comme on peut servir à manger dans de
la vaisselle urbaine ou rustique.
11.
Mais j’avais tant attendu ce grand homme
que je fus ravi par l’exaltation et la passion qu’il mettait dans
ses discussions, par la justesse de ses mots qui venaient
naturellement habiller ses propos. J’étais sous le charme comme
tant d’autres, et plus que beaucoup d’autres je le vantais, je le
portais aux nues. Mon seul regret était de ne pas pouvoir librement
l’approcher, parmi la foule qui l’écoutait, pour partager avec lui
ma perplexité, dans un échange familier et réciproque.
Dès que cela a été possible, j’ai essayé
avec mes proches de retenir son attention, à un moment propice à la
discussion. Et je lui ai révélé les questions qui me préoccupaient.
Je me suis immédiatement trouvé face à un homme très peu au fait
des disciplines libérales, excepté la grammaire et encore !
simplement dans son usage courant. Il avait lu quelques discours de
Cicéron, et de rares livres de Sénèque, deux ou trois poètes, et
les rouleaux de sa secte, bien traduits en latin. À cela s’ajoutait
l’exercice quotidien de la conversation. D’où sa grande éloquence
qu’un esprit tempérant et un certain charme naturel rendaient
d’autant plus convaincante et séduisante.
Est-ce bien comme dans mon souvenir ?
Seigneur mon Dieu, arbitre de ma conscience. Mon cœur et ma mémoire
s’ouvrent à toi. Le secret
caché de ta
providence me guidait. Tu me renvoyais à la face mes erreurs
méprisables pour que je puisse les voir et les haïr.
12.
Quand il devint suffisamment clair pour
moi que Faustus ignorait les arts où j’avais cru qu’il excellait,
j’ai perdu espoir qu’il puisse donner une explication et une
solution à ce qui me préoccupait. Tout en étant ignorant de ces
questions, il aurait pu posséder le vrai amour. Mais pas en étant
manichéen. Leurs livres sont remplis d’interminables fables sur le
ciel et les astres, le soleil et la lune. Or je voulais surtout
faire la comparaison avec les calculs rationnels que j’avais lus
par ailleurs. Une meilleure démonstration se trouvait-elle dans les
livres manichéens ? Ou donnaient-ils une explication au moins
aussi valable ? Je ne croyais déjà plus Faustus capable
d’arbitrer ces questions avec subtilité mais je les ai malgré tout
soumises à son examen et à son jugement. Or très modestement, il
n’a pas osé s’en charger. Il avait conscience de son ignorance et
n’a pas eu honte de l’avouer. Il ne ressemblait pas à tous ces
bavards que j’avais subis et qui s’étaient efforcés de
m’endoctriner en parlant pour ne rien dire. Cet homme avait un cœur
qui, sans être droit avec toi, se méfiait un peu de lui-même. Pas
tout à fait ignorant de son ignorance, il n’a pas voulu être acculé
sans réflexion à une discussion dans laquelle il n’aurait ni
échappatoire facile ni retraite. Cela me l’a rendu d’autant plus
sympathique. Une intelligence capable d’avouer ses propres limites
était plus belle que mon propre désir de savoir. C’est ainsi qu’il
m’est apparu à chaque question un peu difficile ou un peu
subtile.
13.
Mon intérêt pour les écrits manichéens
s’est alors effondré. Et j’ai d’autant plus désespéré de leurs
autres savants qu’à l’occasion de nombreuses questions qui me
tracassaient, cet homme si renommé m’est apparu sous ce jour. J’ai
commencé à passer du temps avec lui, à cause de sa grande passion
pour la littérature, que j’enseignais comme rhéteur à des
adolescents de Carthage. Je partageais avec lui les lectures qu’il
voulait faire parce qu’il en avait entendu parler, ou celles que je
pensais adaptées à son genre d’intelligence. Mais dès que j’ai
connu cet homme,
tous mes efforts pour
progresser dans cette secte se sont avérés nuls. Je n’allais pas
jusqu’à m’en détacher complètement car je n’avais encore rien
trouvé de mieux. J’ai décidé de me contenter provisoirement de
cette situation dans laquelle je m’étais précipité, à moins que par
hasard un meilleur choix ne m’apparaisse.
Faustus, qui a été pour beaucoup un
guet-apens mortel, avait commencé, sans le vouloir et sans le
savoir, à me dégager, moi, de celui dans lequel j’étais pris.
Tes mains, mon Dieu, dans le secret de ta
providence, ne quittaient pas mon âme. Et nuit et jour, ma mère en
pleurant t’offrait pour moi le sang de son cœur.
Tu t’es conduit avec moi d’une manière
extraordinaire. C’est ta façon d’agir. Mon Dieu.
Le Seigneur dirige le pas de l’homme et
choisit sa direction
Quel espoir d’être sauvé si ta main ne
refait pas ce que tu as fait ?
14.
Tu as tout fait pour me persuader d’aller
à Rome et d’y enseigner ce que j’enseignais déjà à Carthage. Je ne
vais pas manquer de t’avouer ce qui décida mon choix – là aussi
nous devons méditer, annoncer tes profonds recoins et ton amour qui
s’offre personnellement à nous.
Ce ne sont pas les encouragements des amis
et leurs promesses de gagner davantage ou d’accroître mon prestige
– même si cela a pu m’influencer – qui m’ont persuadé de me rendre
à Rome. Non, la principale et presque unique raison fut que les
étudiants là-bas, avais-je entendu dire, étaient plus calmes, et
tenus par une stricte discipline. Pas de bandes d’agités qui font
irruption dans la classe d’un autre professeur. Personne n’est
admis en classe sans l’autorisation du professeur. Au contraire, à
Carthage, une horrible permissivité dissolue régnait chez les
étudiants. Ils forçaient l’entrée des classes avec insolence. Comme
des fous furieux, ils perturbaient l’ordre établi au profit
des
élèves. Se livraient à de nombreux méfaits
complètement débiles que les lois interdisaient mais que les
traditions toléraient. Preuve qu’ils étaient d’autant plus à
plaindre : ils se croyaient permis de faire ce que ta loi
éternelle ne laissera jamais faire. Ils pensaient bénéficier d’une
immunité alors que leur propre aveuglement était leur punition et
qu’ils subissaient incomparablement plus de mal qu’ils n’en
faisaient. Et si comme étudiant je n’avais pas voulu être mêlé à
ces coutumes, j’ai dû, comme enseignant, les supporter chez les
autres. Il valait mieux partir là où rien de tout ça n’existait,
selon les témoignages de gens bien informés.
Mais c’est grâce à toi, mon espoir et ma
part sur la terre des vivants, que j’ai quitté ma terre pour sauver
mon âme. À Carthage, tu m’as poussé à m’en arracher, et à Rome, tu
m’as enchanté pour m’y attirer. Tes instruments étaient tous des
hommes amoureux d’une vie morte, auteurs les uns d’extravagances,
les autres de promesses vides. Tu t’es servi dans l’ombre de ma
perversité, et de la leur, pour guider mes pas. Les uns, aveuglés
et enragés, troublaient ma tranquillité ; les autres, bons
vivants et terre à terre, m’invitaient à changer. Moi, d’un côté je
détestais un réel triste sort, et de l’autre je désirais un faux
bonheur.
15.
Pourquoi partir ? Pourquoi m’en
aller ? Tu le savais, Dieu, mais tu ne l’as indiqué ni à moi
ni à ma mère qui a versé des pleurs atroces sur mon départ. Elle
m’a accompagné jusqu’à la mer. J’ai dû ruser avec elle quand elle
s’est violemment accrochée à moi pour me supplier de rester ou de
l’emmener. J’ai inventé un ami que je ne pouvais quitter sous
prétexte que nous attendions le vent ensemble pour naviguer. J’ai
menti à une mère, à cette mère-là, et j’ai fui. Et là encore tu
m’as épargné. Tu m’as évité par amour de sombrer dans les eaux de
la mer, moi qui était si lourd d’exécrables déchets, pour me laver
dans ton eau protectrice et assécher les torrents de larmes des
yeux de ma mère. À cause de moi, chaque jour, elle baignait devant
toi de ses larmes la terre sous ses yeux.
Elle refusait de repartir sans moi. Je
l’ai persuadée alors de passer la nuit dans un lieu proche de notre
navire, consacré à la mémoire du bienheureux Cyprien. Et la nuit
même, je suis parti en cachette. Sans elle.
Elle m’a attendu, pleuré et prié. Et pour
te demander quoi, mon Dieu, avec tant de larmes ? De ne pas me
laisser prendre la mer. Mais dans ta grande sagesse, et tout en
accédant à quelque chose d’essentiel de son désir, sans toutefois
répondre vraiment à son attente, tu as fait de moi ce qu’elle avait
toujours attendu.
Le vent s’est levé. Il a gonflé nos
voiles. Le rivage a disparu du champ de notre vision. Abandonnée au
petit matin, ma mère, folle de douleur, a déversé dans tes oreilles
plaintes et gémissements. Tu les as négligés. Tu m’avais enlevé en
te servant de mon ambition pour mettre fin précisément à cette
ambition. Et le souhait humain de ma mère, tu l’as étrillé d’une
douleur cinglante et juste. Elle aimait que je sois près d’elle,
comme toutes les mères, et plus encore que beaucoup d’entre elles.
Mais elle était inconsciente des joies que tu retirerais pour elle
de mon absence. Inconsciente, elle pleurait et se lamentait. Cette
torture en a fait l’héritière d’Ève. Elle a cherché dans les
gémissements ce qu’elle avait enfanté dans les gémissements. Mais
après avoir accusé ma duplicité et ma cruauté, elle recommença à
intercéder pour moi auprès de toi.
Elle a disparu dans son ordinaire et moi à
Rome.
16.
M’y voici. Accueilli par une maladie
cruelle. Je partais pour les enfers, j’emportais tout le mal que
j’avais commis contre toi, contre moi et contre les autres. Mal
multiple et sévère ajouté aux chaînes du péché
3 originel qui nous
fait tous mourir avec Adam. Tu ne m’avais encore acquitté de rien
avec Christ. Il ne m’avait pas délivré avec sa croix des haines que
j’avais contractées envers toi par mes crimes. Comment aurait-il pu
m’en délivrer avec ce fantôme de croix, fantôme en qui je
croyais ? La mort de son corps me paraissait aussi fausse que
la mort de mon âme était réelle. Et la mort de son corps était
aussi réelle que la vie de mon âme, qui n’y croyait pas, était
fausse.
La fièvre s’aggravait. Je passais. Je
trépassais. Je disparaissais. Pour aller où ? Dans le brasier
et les supplices que méritaient mes actions, selon ta vérité
rigoureuse. Ma mère n’en savait rien. Dans l’absence, elle priait
pour moi. Toi qui es partout présence, tu l’as exaucée. Là où
j’étais, tu as eu pitié de moi. Et mon corps a retrouvé la santé
même si mon cœur était toujours ce fou sacrilège. Au milieu de tant
de dangers, je ne voulais pas de ton baptême. Enfant, j’étais
meilleur en le réclamant au fidèle amour maternel, comme je l’ai
déjà rappelé et avoué. J’avais grandi, mais dans ma lâcheté,
j’étais un fou qui ridiculisait les ordonnances de ta médecine. Tu
ne m’as pourtant pas laissé mourir deux fois. Cette blessure
mortelle aurait frappé le cœur de ma mère, et il n’aurait jamais pu
en guérir. Non, je n’ai pas assez dit quelle place j’occupais dans
son cœur. Ni qu’elle s’inquiétait beaucoup plus pour l’accouchement
de mon âme qu’elle ne l’avait fait pour la naissance de mon
corps.
17.
Je ne vois pas comment elle aurait pu
guérir si ma mort dans ces conditions avait transpercé les
entrailles de son amour. Tant de prières précipitées,
ininterrompues. Pour aller où ? Vers toi ou nulle part. Mais
toi, Dieu de compassion, tu aurais repoussé le cœur broyé et abattu
d’une veuve chaste et réservée, toujours charitable, qui se pliait
aux désirs de tes saints, ne laissait pas un jour passer sans
apporter ses offrandes à ton autel, et deux fois par jour, matin et
soir, se rendait toute affaire cessante à ton assemblée, non pour
écouter des fables vides ou des ragots de vieilles mais pour tes
paroles… Et pour que toi, tu écoutes ses prières. Ses larmes ne
demandaient pas de l’or ou de l’argent, rien de précaire ou de
volatil, mais la délivrance de l’âme de son fils. Et toi, de qui
elle tenait ce qu’elle était, tu l’aurais méprisée et rejetée sans
lui venir en aide ? Certainement pas, Seigneur. Oui, tu étais
bien là et tu as tout entendu. Tu as agi comme tu l’avais décidé et
prévu. Impossible que tu la déçoives par tes visions et tes
réponses – celles dont j’ai déjà fait mémoire et les autres. Elle
les gardait dans la confiance de son cœur, et te les ressortait
toujours dans ses prières comme s’il s’agissait d’écrits de ta
main.
Ton amour est pour toujours. Par tes
promesses, tu acceptes d’être encore le débiteur de ceux dont tu
effaces toutes les dettes.
18.
Tu m’as tiré de cette maladie. Tu as
sauvé, physiquement, le fils de ta servante – le même à qui tu
donnerais un jour une santé meilleure et robuste.
À Rome, en ce temps-là, j’étais toujours
lié à ces saints personnages, tout à la fois faux et faussaires. Je
faisais partie de leurs auditeurs, et il y avait parmi eux celui
chez qui j’étais tombé malade et m’étais rétabli. Je côtoyais aussi
ceux qu’ils appellent leurs élus.
Pour moi, nous n’étions pas les acteurs du
mal. Mais je ne sais quelle autre nature en nous se livrait au mal.
Ma prétention était comblée : j’étais extérieur à la faute. Si
je commettais quelque chose de mal, je n’avouais pas l’avoir fait –
tu aurais alors guéri mon âme puisque je t’avais fait du tort.
J’aimais simplement m’excuser et accuser je ne sais quoi d’autre
qui était avec moi sans être moi. Il n’y avait évidemment qu’un
seul moi mais devenu adversaire de moi-même, parce que mon
infidélité m’avait divisé. Faute inguérissable : je ne
m’imaginais pas responsable du mal. Et crime abominable : je
préférais que toi, Dieu tout-puissant, tu sois vaincu en moi pour
ma perte plutôt que moi l’être par toi pour ma libération.
Tu n’avais toujours pas mis de sentinelle
à ma bouche ni gardé la porte de mes lèvres pour que mon cœur ne
verse pas dans les paroles du mal ni ne cherche des excuses aux
fautes commises avec des criminels. Voilà pourquoi j’étais en
compagnie de leurs élus. Tout en désespérant déjà de ne pouvoir
aller plus loin dans cette fausse connaissance. J’avais décidé de
m’en contenter si je ne trouvais pas mieux, et j’en restais au même
stade dans plus d’indifférence et de négligence.
19.
Et j’en suis venu à penser que ces
philosophes, appelés les Académi-ciens
4, étaient plus avisés
que tous les autres. Selon eux, il fallait douter de tout. L’homme
ne pouvait rien concevoir de vrai. Pour le commun des hommes et
pour moi, qui n’avais pas encore tout compris de leur intention,
c’était un clair résumé de leur pensée. Et je ne me suis
pas caché de réprimer chez mon hôte le trop grand
crédit qu’il accordait, je l’ai bien senti, à la part fabuleuse qui
occupe tant de place dans les livres des Manichéens. J’avais
pourtant avec eux des relations plus amicales qu’avec d’autres
hommes indifférents à leur système. Mais je ne les défendais plus
avec la même énergie qu’autrefois. Mes relations avec eux – Rome en
cachait beaucoup – ralentissaient ma quête d’autre chose. D’autant
que je désespérais de pouvoir découvrir dans ton assemblée,
Seigneur du ciel et de la terre, créateur de tout ce qui est
visible et invisible, le vrai dont ils m’avaient détourné. Pour
moi, croire que tu as la forme d’un corps humain, que tu es borné
aux traits de nos membres physiques, était une pensée extrêmement
dégoûtante. Mais si je voulais me représenter mon Dieu, je ne
savais me représenter qu’une masse physique. Je m’imaginais que
rien ne pouvait exister sinon en cet état : cause majeure et
presque unique de mon inévitable erreur.
20.
Car de là, j’ai cru que le mal était une
sorte de substance du même ordre. Avec sa propre masse répugnante
et informe, appelée terre quand elle est épaisse, ou ténue et
subtile comme un corps aérien, un esprit malin qu’on imagine ramper
sur la terre. Et parce qu’un semblant de piété me forçait à croire
qu’un Dieu bon n’a créé aucune nature mauvaise, j’opposais deux
masses face à face, toutes les deux infinies, la mauvaise plus
étroite, et la bonne plus vaste. Ce fut pour moi le début empesté
d’autres blasphèmes. Tous les efforts de mon esprit pour revenir à
la foi catholique étaient repoussés : la foi catholique ne
correspondait pas à ce que je pensais. Être fidèle, j’imaginais, ô
mon Dieu dont l’amour se manifeste à travers moi, c’était te croire
entièrement infini plutôt que de t’imaginer entièrement fini sur le
modèle d’un corps humain. Mais la masse du mal opposée à toi me
forçait à t’avouer fini. Je préférais donc croire que tu n’avais
créé aucun mal – qui pour moi, dans mon ignorance, était non
seulement substance mais substance corporelle puisque je ne savais
concevoir un esprit autrement que sous la forme d’un corps subtil
qui se dilatait dans l’espace d’un lieu – plutôt que de croire que
la nature du mal, selon ma conception, venait de toi. Notre sauveur
lui-même, ton unique fils engendré, je me le représentais comme
extrait du bloc de ta masse lumineuse pour nous sauver. Ce
que
j’en croyais se limitait à ma vaine
imagination. Impossible de concevoir qu’une nature comme la sienne
puisse naître de Marie, vierge, sans être inextricablement liée à
la chair. Et je ne voyais pas, selon l’image que je m’en faisais,
comment y être lié sans être contaminé. J’avais peur en croyant à
une naissance charnelle d’avoir à croire à une contamination par la
chair.
Aujourd’hui, tes fils spirituels riront de
moi avec douceur et amour s’ils lisent ce passage de mes aveux.
Mais il s’agissait bien de moi.
21.
Et puis je n’imaginais pas qu’on puisse
réfuter leur critique de tes Écritures. Même si parfois j’aurais
vraiment aimé pouvoir en discuter point par point avec un grand
connaisseur de ces livres pour éprouver son interprétation. Déjà, à
Carthage, les discours publics d’un certain Elpidius, qui
argumentait contre les Manichéens, avaient pu m’ébranler. On ne
pouvait pas facilement résister à de tels arguments en faveur des
Écritures. La réponse des Manichéens m’avait paru faible. Ils ne
s’exprimaient pas ouvertement avec facilité, mais uniquement entre
nous, et en secret. Selon eux, les écritures du Nouveau Testament
auraient été falsifiées par des inconnus qui voulaient introduire
la loi juive dans la foi chrétienne. Mais eux-mêmes étaient dans
l’incapacité de produire un seul exemplaire inaltéré.
J’étais surtout tétanisé et suffocant,
écrasé en quelque sorte, car je ne concevais que des corps. J’avais
le souffle coupé sous le poids de ces masses, incapable de respirer
l’air transparent et pur de ta vérité.
22.
Je me suis donc appliqué à entreprendre ce
pour quoi j’étais venu à Rome : enseigner l’art de la
rhétorique. Au début, j’ai réuni chez moi quelques étudiants à qui
je m’étais fait connaître et qui m’ont fait connaître à d’autres.
Or voilà que je découvre à Rome de nouveaux agissements dont je
n’avais pas eu à souffrir en Afrique.
En apparence, les chahuts de jeunes voyous
n’existaient pas ici. Mais on m’a prévenu que d’un jour à l’autre,
pour ne pas avoir à payer leurs honoraires à un professeur,
beaucoup de jeunes se donnaient le mot et partaient chez un autre
professeur, trahissant leur engagement, par appât du gain et au
mépris de toute justice. Je les ai haïs de tout cœur mais d’une
haine encore impure, de peur d’être un jour à mon tour leur
victime. C’était la principale raison de ma haine, et
non l’illégalité de leurs agissements, quelle que soit leur
victime. Ces jeunes répugnants se prostituaient loin de toi. Ils
aimaient les jouets volages du temps, les conquêtes sordides qui
salissent les mains. Ils embrassaient un monde fuyant, et te
méprisaient toi qui tiens bon, qui rappelles pour lui pardonner,
quand elle revient vers toi, cette pute d’âme humaine.
Aujourd’hui encore je hais ces tordus, ces
affreux. Si je les aime, c’est pour les corriger. Pour qu’ils
préfèrent les études à l’argent, et qu’à ces études ils te
préfèrent, Dieu, vérité, promesse d’un bien généreux, paix très
pure. Mais en ce temps-là, dans mon petit intérêt, je choisissais
de ne pas affronter leur méchanceté, plutôt que, dans ton intérêt,
de les faire devenir bons.
23.
C’est alors que Milan demande à Rome, au
préfet de la ville, un professeur de rhétorique. Le voyage serait
aux frais de l’État. Je pose ma candidature, avec l’appui de ceux
que grisaient les vanités manichéennes. Je partais pour m’en
libérer, mais à ce moment-là, ni eux ni moi ne le savions.
L’épreuve du discours imposé réussie, le préfet d’alors, Symmaque,
me fait partir. Et j’arrive à Milan chez l’évêque Ambroise
5.
Adorateur de ton culte, sa notoriété était
universelle. Par son éloquence, il servait à ton peuple la fine
fleur de ton blé, la joie de ton huile, l’ivresse sobre du vin.
Dans mon inconscience, tu me guidais vers lui pour qu’il me guide
sciemment vers toi. Cet homme de Dieu m’adopta comme un père.
L’évêque qu’il était fut ravi de mon lointain voyage.
J’ai d’abord aimé non pas le docteur d’une
vérité que je désespérais de trouver dans ton assemblée, mais
l’homme amical avec moi. Si j’ai écouté avec passion ses discours
publics, ce n’était pas avec l’intention que j’aurais dû avoir. Je
voulais éprouver son talent oratoire, vérifier s’il était bien à la
hauteur de sa renommée, si son débit était plus ou moins
important qu’on ne le proclamait. Suspendu à ses
paroles, attentif, mais négligeant et méprisant le fond. Je
savourais en sa présence de délicieux discours, plus savants que
ceux de Faustus mais de facture moins gaie et moins agréable. Sur
le fond même, aucune comparaison. L’un se perdait dans les
sortilèges manichéens, l’autre enseignait de façon salutaire la
doctrine du salut. Pourtant le salut est loin des criminels – comme
celui que j’étais alors. Mais j’en approchais sans le savoir.
24.
Je ne faisais aucun effort pour apprendre
ce qu’il disait. Uniquement pour entendre la façon dont il parlait.
Dernier souci frivole dans mon désespoir de voir s’ouvrir à l’homme
un accès à toi. Mais mon amour des mots finissait par faire entrer
dans mon esprit ce que je négligeais. Je ne pouvais en effet
complètement dissocier les deux. J’ouvrais mon cœur à l’habileté de
son discours et peu à peu la vérité de ce qu’il disait entrait en
moi. D’abord, j’ai trouvé ses idées défendables. Il était possible
de revendiquer sans honte la foi catholique, alors que j’avais cru
auparavant que rien ne pouvait être opposé aux attaques des
Manichéens. Surtout après l’avoir entendu résoudre, de plus en plus
fréquemment, l’une ou l’autre des énigmes des anciennes Écritures
qui me tuaient quand je les interprétais littéralement. Et à
l’explication spirituelle de nombreux passages de ces livres, je me
reprochais mon désespoir – principalement celui qui m’avait fait
croire que la loi et les prophètes ne résistaient pas à la
détestation et aux sarcasmes. Pourtant, je n’étais pas encore
convaincu d’entrer dans la voie catholique. Elle avait de savants
défenseurs qui réfutaient avec force et sans absurdité les
objections, mais sans pour autant condamner ma position. La défense
des deux parties s’équilibrait. Je ne voyais plus le catholique
vaincu mais je ne voyais pas pour autant de vainqueur.
25.
J’ai alors concentré toute mon énergie à
tenter d’une manière ou d’une autre de convaincre d’erreur les
Manichéens par d’irréfutables démonstrations. Si j’avais pu
concevoir une substance spirituelle, aussitôt toute leur machine se
serait décomposée et serait sortie de mon esprit. Mais je n’y
arrivais pas. Même si pour les réalités physiques de ce monde, et
tout ce qui dans la nature est accessible à nos sens, et
après
de nombreuses considérations et
comparaisons, je faisais davantage confiance aux conceptions d’un
grand nombre de philosophes. Je doutais de tout, comme les
Académiciens (selon l’interprétation qu’on en faisait), ballotté
dans tous les sens. J’ai pris alors la décision d’abandonner au
moins les Manichéens, ne jugeant pas devoir, dans ces temps de
doute, rester dans une secte au-dessus de laquelle je plaçais pas
mal de philosophes – auxquels, parce qu’ils se privaient du nom
libérateur du Christ, je refusais absolument le soin des langueurs
de mon âme.
J’ai décidé alors d’être catéchumène dans
l’assemblée catholique, à laquelle mes parents m’avait recommandé,
tant qu’une certitude ne viendrait pas éclairer la direction de ma
course.
1. Faustus était l’évêque manichéen
de Milev (Mila, en Algérie), ville importante dans l’Antiquité.
Augustin répondra en 400 à son ouvrage rédigé lors de son exil
après sa condamnation (le manichéisme fut persécuté dès la fin du
IVe siècle) par les trente-trois livres du Contra
Faustum.
↵
2. Mani (216-277) originaire de
Babylonie et d’un milieu juif baptiste de Mésopotamie. Il fonde le
manichéisme et rédige de nombreux traités. Il meurt supplicié par
les Perses. Voir note page 99.
↵
3. Peccatum, en latin, a
plusieurs significations. Nous avons choisi d’élargir sa
traduction, de conserver le mot français péché quand il s’agit
directement du concept théologique mais de traduire également par
faute, erreur ou crime, dans la narration proprement
dite.
↵
4. Il s’agit des membres de la
Nouvelle Académie (en référence à l’Académie de Platon). La
doctrine de ces néo-académiciens est proche de celle des
philosophes sceptiques : elle renonce à définir un critère
absolu de vérité. Le scepticisme est une dimension importante de la
pensée dans l’Antiquité tardive.
↵
5. Ambroise fut évêque de Milan. Il
mourut en 397, et n’a donc pu lire les aveux de son
protégé.
↵