Chapitre II

Il y avait encore quelques salons bleus à Limoges, de plus en plus rares, et celui des Rouargue était un des derniers. Il y avait eu, en effet, une sorte de toquade générale pour le velours bleu d’ameublement dans cette ville, des années auparavant et certaines familles, pour des raisons généralement financières  – ou de fidélité  –, les avaient conservés. En entrant dans le salon des Rouargue, Gilles eut ainsi l’impression que son enfance lui sautait à la tête, il revit mille goûters, mille heures d’ennui à attendre les parents sur un pouf, mille rêveries à base de bleu passé. Mais déjà la maîtresse de maison, rosé et blanche, le serrait sur son cœur.

— Gilles... mon petit Gilles... il y a vingt ans que je ne vous ai vu... mais vous savez que nous lisons tous vos articles, mon mari et moi, nous ne vous perdons pas de vue... bien sûr, nous ne sommes pas forcément d’accord, car nous avons toujours été un peu réactionnaires  – ajouta-t-elle comme pour signaler un petit travers  – mais nous vous suivons... vous êtes parmi nous pour longtemps ?... Un peu d’anémie ? m’a dit Odile... Quelle joie de vous avoir !... Venez, que je vous présente à tout le monde.

Bousculé, ahuri, Gilles se laissait embrasser, palper, féliciter par la vieille dame. Le salon était plein de gens debout, à l’exception de trois vieillards piqués sur des chaises, et la panique commença à envahir Gilles. Il jeta un coup d’œil furieux vers sa sœur mais celle-ci, enchantée, toutes voiles dehors, cinglait dans le salon en se jetant au cou de parfaits inconnus. «Je ne suis pas venu ici depuis combien de temps ? pensa Gilles. Mon Dieu, depuis la mort de mon père, cela fait quinze ans, mais qu’est-ce que je fais ici ?» II suivit la vieille dame, se pencha sur dix mains, en serra douze autres, essayant de sourire chaque fois, mais regardant à peine ces visages inconnus, bien que plusieurs femmes fussent jolies et bien habillées. Il finit par se réfugier près d’un vieux monsieur assis qui lui déclara avoir été un des vieux amis de son père et lui demanda ce qu’il pensait de la situation politique avant de commencer à la lui expliquer. Gilles faisait semblant d’écouter, légèrement penché vers le vieillard, lorsque Mme Rouargue le saisit par la manche :

— Edmond, dit-elle, cessez d’accaparer notre jeune ami. Gilles, je voudrais vous présenter à Mme Sylvener. Nathalie, voici Gilles Lantier.

Gilles se retourna et se trouva face à face avec une femme grande, belle, qui lui souriait. Elle avait des yeux verts hardis, des cheveux roux, quelque chose d’arrogant et de généreux à la fois dans le visage. Elle lui sourit, dit «bonsoir » d’une voix basse, et s’éloigna aussitôt. Il la suivit des yeux, intrigué. Dans ce petit salon bleu, fané et vieillot, elle détonnait bizarrement, avec son air de flamme.

— C’est une question de prestige..., reprenait l’intarissable Edmond... Ah, vous regardez la belle Mme Sylvener ? La reine de notre ville... Ah, si j’avais votre âge !... Pour en revenir à la politique extérieure d’un pays comme le nôtre...

Le dîner fut interminable. Placé à l’autre bout de la table, Gilles voyait de temps en temps la belle Mme Sylvener jeter un regard vers lui, un regard calme, réfléchi, qui contrastait avec son attitude générale. Elle parlait beaucoup, on riait beaucoup autour d’elle, et Gilles la regardait avec une légère ironie. Elle devait vraiment se sentir la reine du Limousin, et avoir envie de plaire à ce Parisien inconnu, journaliste de surcroît. Cela l’aurait bien distrait, dans le temps, une liaison de quinze jours avec la femme d’un magistrat de province ; il en aurait fait un joli récit, à la Balzac, aux amis en rentrant. Mais il n’en avait pas la moindre envie. Il regardait ses propres mains sur la nappe, maigres et inutiles, il avait envie de partir.

Dès la fin du dîner, il alla se blottir près d’Odile comme un enfant et elle vit ses traits tirés, le tremblement de ses mains, l’expression presque suppliante de ses yeux. Pour la première fois, elle eut vraiment peur pour lui. Elle s’excusa auprès de Mme Rouargue et, tirant Florent légèrement éméché, ils filèrent à l’anglaise, autant que ce puisse être possible dans un salon de province. Au fond de la voiture, Gilles, tassé sur lui-même, grelottant, se rongeait les ongles. Il ne recommencerait jamais une expédition pareille, il se le jurait bien.

Quant à Nathalie Sylvener, elle l’aima dès qu’elle le vit.