Chapitre III

Il y avait de nombreuses réceptions, cet été-là, mais Gilles n’y allait jamais. On le croyait malade, déprimé, solitaire et cela arrangeait bien les choses pour tout le monde  – y compris, pensait-il, pour Nathalie. Elle avait beau être prête à le suivre, il se sentait quand même l’amant d’une femme mariée. Et qui eût pu soupçonner cette femme mariée, irréprochable, de parcourir tous les après-midi soixante kilomètres pour tomber dans le lit d’un neurasthénique ? A Odile qui lui reprochait sa paresse mondaine, il lui avait suffi de répondre «vis-à-vis de Sylvener... » et elle s’était presque excusée, toute rougissante. Souvent le soir, il regardait la petite voiture de Florent disparaître au bout de l’allée vers une fête lointaine, il restait seul dans la grande maison, il traînait dans le salon, ouvrait un livre, tranquille. Ou bien il montait au troisième étage, respirait sur le lit encore défait l’odeur de Nathalie, de l’amour de Nathalie et il restait là allongé, les yeux grands ouverts. Des chauves-souris feutrées fendaient le ciel bleu sombre, les grenouilles commençaient leurs lamentations monotones au bas du jardin, un vent léger, odorant, traversait la pièce ; et une grande paix fraîche tombait sur ce qui avait été leur brûlant champ de bataille. Il rêvait à Nathalie, il ne désirait même pas qu’elle fût là. Parfois il s’endormait, dans son vieux chandail, et c’était le bruit des roues de la voiture sur le gravier qui le réveillait. Il descendait, aidait Florent généralement un peu éméché à descendre, les suivait à la cuisine. «Comment, s’exclamait Odile, tu ne dors pas ?» Mais enchantée d’avoir une oreille plus susceptible de l’entendre que celle de Florent, elle commençait un récit extatique de la soirée qui, à l’entendre, loin d’être donnée par les Couderc, l’avait été par la duchesse de Guermantes. L’Altesse Royale en était invariablement Nathalie, qu’elle appelait toujours dans ses récits «Madame Sylvener » alors qu’elle la nommait par son prénom tous les jours. Mme Sylvener avait donc ce soir-là une robe bleue ravissante et elle avait répondu insolemment au substitut de Brive que..., et le préfet n’avait pas quitté d’un pas Mme Sylvener, etc. S’il n’avait pas passé l’après-midi nu avec elle, Gilles eût fini par entretenir des rêveries de lycéen sur cette Mme Sylvener. Mais souriant, attendri, il écoutait pérorer Odile, se moquait du substitut et essayait d’imaginer le bleu exact de la robe. Odile finissait toujours d’ailleurs, probablement par bonté de cœur, par jeter le voile d’une mélancolie secrète sur la radieuse évocation de Mme Sylvener et Gilles prenait l’air distrait de celui qui. Odile allait enfin se coucher gorgée de romanesque auprès de Florent gorgé de Champagne et ces deux éléments leur assuraient un sommeil rapide.

Il y avait maintenant quinze jours que Gilles était rentré de Paris, et il n’était pas sorti une fois de la maison, sinon le matin, pour accompagner Odile au village voisin, où elle faisait ses achats. Quelque chose s’était arrêté dans son destin : il lui semblait qu’il passerait sa vie ainsi à traîner au soleil, à faire l’amour avec Nathalie l’après-midi et à rêvasser le soir. L’idée que dans deux mois il serait rédacteur politique, débordé, aussi avare de son temps qu’il en était à présent prodigue, et que ce même temps il le passerait dans ce tourbillon gris qu’était Paris, lui semblait proprement absurde. D’ailleurs, avec cette facilité qui le caractérisait depuis longtemps devant certains projets, il n’y pensait même pas. En s’éveillant, il se demandait simplement s’il irait pêcher avec Florent avant déjeuner, si Nathalie serait dans un jour tendre ou exigeant, s’il y avait moyen d’arranger lui-même le volet de la chambre chaude qui dégringolait. Quelquefois aussi, en lisant le journal, il se demandait ce qui pouvait bien pousser un être humain à en découper un autre en dix-huit morceaux, faisant part de sa perplexité à Odile qui poussait des cris de paon tandis que Florent, selon son humeur, se tapait le front de l’index ou mimait un nœud coulant avec sa cravate. Bref, Gilles était heureux, de plus il le savait et il le répétait sur tous les tons à Nathalie avec une mâle fierté. «Tu penses, disait-il, tu penses qu’il y a deux mois, j’étais un type fichu et que maintenant je suis un homme heureux... » II avait dans la voix une sorte d’incrédulité satisfaite qui régulièrement amusait Nathalie ; non moins régulièrement, quand il ajoutait «et c’est grâce à toi », elle battait des paupières, très vite.

Puis vint la soirée Sylvener. Tous les ans, à peu près à la même date, François Sylvener recevait Limoges et ses environs. C’était la soirée la plus élégante de la saison et Odile, jetant toute morale aux orties, se réjouissait depuis dix jours d’y aller. C’était aussi la seule soirée à laquelle Gilles avait décidé de sacrifier sa solitude. Il voulait voir où habitait Nathalie. Il voulait la voir en maîtresse de maison, il s’amusait d’avance.

La maison de François Sylvener était une grande bâtisse du xvme siècle, qui avait dû appartenir toujours à des gens de loi. En plein centre de Limoges, elle s’ouvrait sur un grand jardin extérieur, fort beau, un peu trop éclairé pour la circonstance. Il y avait trop de fleurs aussi, pensait Gilles en montant les marches, et quelque chose qui respirait l’argent. L’argent honnête bien sûr et l’argent de tradition mais l’argent quand même : les gros meubles luisants, les tapis anciens, les grandes glaces à peine teintées, les deux maîtres d’hôtel rougeauds et gênés par leurs gants derrière le buffet, tout cela évoquait une opulence provinciale et bien orchestrée. Et Gilles qui, en tant que journaliste et parisien, avait assisté à des fêtes plus somptueuses et plus folles, souvent données par des fêtards ruinés par ailleurs, se sentait un peu supérieur. Il n’aimait l’argent que gâché. Ce n’était pas le luxe qui était écrasant là, mais l’impression de sécurité. En haut de l’escalier, comme dans les romans 1900, Nathalie et François Sylvener, debout l’un près de l’autre, recevaient leurs invités. Et il y avait dans le regard de Nathalie quand il lui baisa la main un tel souci de lui plaire, une expression qui signifiait si évidemment «tout cela est pour toi » qu’il se sentit honteux tout à coup de sa propre condescendance. Il la félicita aussi chaleureusement que possible de la beauté de sa maison, serra la main de Sylvener et s’engagea dans le grand salon.

Une foule ravie s’y pressait déjà et il dut subir quelques discours, quelques compliments sur sa bonne mine avant de pouvoir émigrer vers ce qui semblait être une bibliothèque. En vérité, il imaginait sans y parvenir Nathalie dans ce fauteuil, au coin de cette cheminée, en face de son mari ; c’était impossible. Nathalie, il ne l’imaginait que renversée dans le grand lit isolé de la chambre chaude, ou allongée dans l’herbe. Dans la bibliothèque, il respira un peu, se dirigea vers le balcon, se heurta à un homme. C’était celui qu’il appelait en lui-même «le petit frère », depuis les récits de Nathalie. Ils ne s’étaient rencontrés qu’une fois mais Pierre Lacour lui tendit aussitôt la main. Le petit frère était singulièrement grand et mâle d’aspect, pensa Gilles, et très beau avec ça. Il se rappela qu’il avait été jaloux de lui ce jour-là et il sourit.

— On désespérait de vous voir, dit Lacour. Vous n’êtes pas très mondain. Je vois votre sœur partout et vous jamais.

— Je ne suis pas très mondain en effet, dit Gilles.

— Est-ce que nos fêtes de province vous ennuient ?

Il y avait une certaine agressivité dans sa voix. Mais Gilles était déjà soucieux de s’en faire un ami :

— Pas du tout. J’ai été fatigué à Paris et je suis là pour me reposer.

Il y eut une seconde de silence puis Pierre Lacour sembla brusquement se décider. Il prit Gilles par le bras :

— Je voudrais vous parler... vous savez que je suis très... euh... ami avec ma sœur ?

— Oui, dit Gilles souriant, je sais.

Il n’allait pas faire l’étonné. Ou ce garçon était au courant de tout ou il ne l’était de rien. De toute façon, il avait quelque chose dans le visage qui plaisait à Gilles, une sorte d’honnêteté maladroite mêlée à beaucoup d’intelligence. Néanmoins, les premiers mots le déconcertèrent :

— Nathalie vous aime, dit-il abruptement. Et j’en suis désolé.

Il s’était détourné pour dire cela et Gilles se demanda un instant s’il avait bien compris :

— Pourquoi en êtes-vous désolé ?

— Parce que je n’ai pas beaucoup d’estime pour vous, je m’excuse de vous le dire.

Ils parlaient à voix mi-basse dans cette pièce obscure, comme deux ennemis projetant un duel secret et inévitable. Le cœur de Gilles se mit à battre :

— Pourquoi ne m’estimez-vous pas ? Je ne vous connais pas.

— Nathalie vous aime, et vous dites que vous l’aimez. Que fait-elle ici ? Croyez-vous que ce soit une petite-bourgeoise habituée à l’adultère ? Croyez-vous que sa situation avec François soit drôle ? La connaissez-vous si mal ?

— Elle a décidé d’attendre la fin de l’été, commença Gilles...

Pierre Lacour eut un geste violent de la main.

— ... Elle n’a rien décidé du tout. Elle pense que vous n’êtes pas sûr de vous, elle ne veut pas vous contraindre. C’est tout. Et depuis un mois elle vit dans ce qu’elle a toujours ignoré : les compromissions. Par votre faute.

Gilles s’énervait. Ce personnage de frère noble allait un peu loin :

— Il ne semble pas que j’aie été sa première aventure...

— Non. Mais sa première passion, sûrement. Et j’en suis désespéré pour elle.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous êtes faible, égoïste, velléitaire...

— Tous les hommes le sont, dit Gilles sèchement.

— Mais tous les hommes ne s’y complaisent pas.

Ils étaient prêts à se taper dessus à présent. Gilles essayait de se calmer. Ce garçon avait raison et tort à la fois. Il respira longuement, lentement :

— Que feriez-vous à ma place ?

Je ne serai jamais à votre place : car si j’étais un autre homme et que Nathalie ne soit pas ma sœur, je l’aurais enlevée depuis longtemps...

Il avait élevé la voix et Gilles sourit :

— Mon Dieu, comme vous l’aimez...

— Ce serait à moi de vous dire ça, non ? Il y eut un silence.

— Mais je l’aime, dit Gilles doucement.

— Alors prenez soin d’elle.

Il n’avait plus ce visage furieux, il avait au contraire un visage implorant et triste, presque résigné, une expression que Gilles avait déjà vue sur le visage de Nathalie. Quelque chose lui tordit le cœur :

— Vous croyez que je dois l’emmener ? Demain ?

— Oui, dit Lacour. Le plus tôt possible. Elle est trop malheureuse.

Ils se fixèrent un instant. A trois pas, on entendait la gaie rumeur de la fête Sylvener. Quelque chose de lyrique, de romanesque souleva Gilles tout à coup :

— Je le ferai, dit-il. Et je prendrai soin d’elle.

Il se voyait déjà traversant la salle de bal, saisissant Nathalie au poignet et l’entraînant sans un mot, parmi les invités stupéfaits. Il voguait en plein XIXe. La voix de Lacour l’arrêta :

— Sylvener est un homme bien. Elle doit le quitter convenablement. S’il est possible de quitter quelqu’un convenablement.

Le souvenir d’Éloïse traversa l’esprit de Gilles et il ne répondit pas.

— N’oubliez jamais qu’elle est absolue, dit Lacour à voix basse, absolue et passionnée.

Et il passa devant Gilles, disparut. Ces quelques minutes avaient été un rêve. Ce garçon devait être un peu fou, à y bien réfléchir. Mais Gilles avait déjà compris. Et en baisant la main de Nathalie, à la fin de la soirée, en la laissant seule en haut de l’escalier, près de son mari, dans sa maison, en réalisant tout à coup que cette femme qui était sienne ne pouvait pas le suivre à la minute même, et qu’elle en était aussi désespérée que lui-même, il prit sa décision.