38.
Cam
Cam sut que ça n’allait pas être une bonne
journée dès qu’il vit la tronçonneuse.
Sa tête était si douloureuse qu’il ne pouvait
savoir où il avait vraiment été frappé. On aurait dit que tous les
membres de sa communauté interne avaient pris les armes contre les
autres et étaient en train de découper son cerveau en
tranches.
La jeune femme assise à côté de la tronçonneuse
soupesait une pierre dans sa main.
— Bien, tu es réveillé, dit-elle. Je
commençais à manquer de pierres.
Il remarqua qu’il y avait des pierres tout
autour de lui. Elle les lui avait jetées dessus pour le réveiller.
Il se redressa sur ses genoux pour soulager la pression sur ses
épaules, surpris que les sutures aient tenu – mais Roberta lui
avait toujours dit que ses sutures étaient plus résistantes que la
chair qu’elles maintenaient.
Il jeta un coup d’œil sur ce qui l’entourait
avant de parler. Il se trouvait dans une grande structure en forme
de dôme faite de pierres et de boue, ou en tout cas elle en avait
l’apparence. Le soleil du matin dardait ses rayons à travers les
trous entre les pierres. C’était bien plus primaire que tout ce
qu’il avait vu dans la réserve. Un monticule de cendres éteintes
depuis longtemps s’élevait au centre, et, de l’autre côté des
cendres, se tenait la fille à la tronçonneuse. La lumière qui filtrait par le trou au
sommet éclairait juste assez son visage pour qu’il reconnaisse la
fille du magasin de guitares.
Son dernier souvenir était qu’il jouait pour
elle. Et maintenant, il était ici. Il ne pouvait que deviner ce qui
s’était produit entretemps.
— Je suppose que ma chanson ne t’a pas
plu.
— Ce n’était pas du tout ta chanson,
répondit-elle.
Il sentait sa colère de l’autre côté de la pièce
comme le souffle d’une explosion radioactive.
— Et, à te regarder, ce n’est pas la seule
chose qui ne t’appartient pas.
Elle se leva, attrapa la tronçonneuse et grimpa
sur le monticule de cendres, tournée vers lui.
Il lutta pour se mettre sur ses pieds. Elle
toucha sa poitrine nue de sa tronçonneuse silencieuse. Il sentit
l’acier froid de la chaîne au repos caresser sa peau. Elle se
servit de son extrémité arrondie pour suivre ses coutures.
— En haut, en bas et autour, ces lignes
vont partout, n’est-ce pas ? Comme les dessins d’un vieux
chaman dans le sable.
Cam ne dit rien tandis qu’elle faisait courir la
tronçonneuse le long de son buste et sur son cou.
— Les lignes du chaman sont censées tracer
la vie et la création, les tiennes servent-elles à ça aussi ?
Es-tu une création ? Es-tu vivant ?
La question.
— C’est à toi d’en décider.
— Es-tu cet homme fabriqué dont j’ai
entendu parler ? Comment t’appellent-ils ? « Cham
Entier » ?
— Quelque chose comme ça.
Elle recula d’un pas.
— Eh bien, tu peux garder tous ces autres
morceaux, Cham. Mais ces mains méritent des funérailles
correctes.
Elle mit alors en route la tronçonneuse, qui se
mit à rugir en expulsant un épouvantable nuage de fumée âcre,
libérant un signal strident qui mit
en alerte toutes les sutures de Cam.
— Freins ! Lumière rouge ! Mur en
briques ! Stop !
— Tu croyais que je n’allais pas m’en
apercevoir quand tu es venu hier soir ?
Ses yeux étaient fixés sur la lame mortelle,
mais il en détacha son regard pour se concentrer sur elle – pour
l’atteindre.
— J’ai été attiré ici. Il a été attiré ici,
et si tu prends ces mains, tu ne l’entendras plus jamais
jouer !
C’était ce qu’il ne fallait pas dire. Son visage
se contracta en une expression de pure haine.
— Je m’y suis déjà habituée. Je m’y
habituerai de nouveau.
Et elle dirigea la lame vers son bras
droit.
Cam ne pouvait rien faire d’autre que se
préparer. Il se prépara au déferlement de douleur, regarda la
chaîne s’approcher, mais alors, au dernier moment, elle fit pivoter
son bras, interrompit l’attaque, et l’élan la fit dévier et couper
sa veste nouée, libérant ainsi son bras droit du poteau.
Elle jeta la tronçonneuse à l’autre bout de la
pièce en hurlant de frustration et Cam lança son bras libre vers
elle. Il avait l’intention de l’attraper par le cou pour la jeter
par terre, mais au lieu de ça, sa main se tendit derrière elle vers
le ruban qui nouait ses cheveux pour les détacher.
Ses longs cheveux noirs jaillirent tandis que le
ruban tombait au sol et elle recula, le dévisageant d’un air
d’incrédulité horrifiée.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
demanda-t-elle. Pourquoi as-tu fait
ça ?
Et tout à coup, Cam comprit.
— Parce qu’il aime que tes cheveux soient
libres. Il tirait toujours sur ton ruban, n’est-ce pas ?
Il libéra un rire soudain comme l’émotion du
souvenir le frappait d’un seul coup, comme un bang
supersonique.
Elle le fixa et son visage était indéchiffrable.
Il ne savait pas si elle allait se mettre à courir, terrifiée, ou
s’emparer de la tronçonneuse. Elle préféra se pencher pour ramasser
son ruban et se redressa, gardant ses distances.
— Que sais-tu d’autre ?
demanda-t-elle.
— Je sais ce que je ressens lorsque je joue
sa musique. Il était amoureux de quelqu’un. Profondément.
Cela lui mit les larmes aux yeux, mais Cam
savait que c’étaient des larmes de colère.
— Tu es un monstre.
— Je sais.
— Tu n’aurais jamais dû être
fabriqué.
— Pas ma faute.
— Tu dis que tu sais qu’il m’aimait, mais
connais-tu seulement mon nom ?
Cam fouilla sa mémoire à la recherche de son
nom, mais il n’y avait ni nom ni images dans son morceau de psyché
de Wil Tashi’ne. Il n’y avait que de la musique, des gestes et une
histoire de toucher déconnectée. Alors, plutôt qu’un nom, il
partagea avec elle ce qu’il savait.
— Tu as une marque de naissance dans le dos
qu’il chatouillait lorsque vous dansiez, dit Cam. Il aimait jouer
avec une boucle d’oreille en forme de baleine. Le contact du bout
de ses doigts, rendu calleux par la guitare, dans le creux de ton
coude te faisait frissonner.
— Assez ! dit-elle en reculant d’un
pas, avant de répéter, plus doucement, assez.
— Je suis désolé. Je voulais juste te
montrer qu’il est encore là… dans ces mains.
Elle resta silencieuse un moment, observa son
visage, ses mains. Puis elle s’approcha, sortit un canif de poche
et coupa la chemise qui le reliait à l’autre poteau.
— Montre-moi, dit-elle.
Alors il tendit la main, abandonna toute pensée
et mit toute sa confiance dans le bout de ses doigts, comme il
l’avait fait pour chercher la clé de son magasin. Il toucha sa
nuque, fit courir son doigt sur ses lèvres et se souvint de leur saveur. Il prit sa joue dans sa
paume ; puis le bout des doigts de son autre main effleura son
poignet, son avant-bras, jusqu’à cet endroit particulier dans le
creux de son coude.
Elle frissonna.
Elle leva alors la lourde pierre qu’elle avait
dissimulée dans son autre main et le frappa sur le côté de la tête,
l’envoyant encore une fois dans le néant.
Lorsqu’il reprit conscience, il était de nouveau
attaché au poteau. Et, une fois encore, seul.
INFO DE DERNIÈRE MINUTE
Aujourd’hui, dans le
Nevada, un camp de collecte a été la cible d’une attaque coordonnée
qui a fait vingt morts, des dizaines de blessés et des centaines de
fragmentés disparus.
Tout a commencé à
11 h 14, heure locale, quand les lignes de communication
du camp de collecte du Froid Printemps ont été coupées, et, le
temps que la communication soit rétablie, une heure plus tard, tout
était terminé. Le personnel a été attaché et maintenu face contre
terre, tandis que les attaquants, armés, libéraient des centaines
d’adolescents violents destinés à la fragmentation.
Les premiers rapports
indiqueraient que le directeur du camp a été exécuté. Alors que
l’enquête est en cours, on pense que Connor Lassiter, aussi connu
comme l’Évadé d’Akron, est responsable de l’attaque.