Bienvenue à Pékin.

- C'est un plaisir, et un honneur pour moi de pouvoir à nouveau visiter votre ancien et beau pays, dit le diplomate américain, manifestant ainsi un respect et une servilité de bon aloi, jugea le leader chinois.

- C'est toujours un plaisir de recevoir un ami ", poursuivit Xu, répétant sa leçon. Rutledge s'était déjà rendu en Chine dans le cadre de ses attributions, mais jamais à la tête d'une délégation. Il était connu du ministre chinois des Affaires étrangères pour être un diplomate qui avait gravi peu à peu les échelons de la hiérarchie, un peu comme chez eux - un simple technocrate, mais de haut rang. Le chef du Politburo leva son verre : " Je bois à la réussite et au climat de cordialité de nos négociations. "

Rutledge sourit et leva son verre à son tour : " Moi de même, monsieur. "

Appareils photos et caméras saisirent l'instant. La presse circulait entre les invités. Les opérateurs se contentaient pour l'instant de prendre des "

plans d'ambiance ", comme l'aurait fait n'importe quel amateur avec son Caméscope. Ils embrassaient la salle en plan artificiellement large, pour que les téléspectateurs puissent mieux apprécier les couleurs, avec quelques plans rapprochés de sièges sur lesquels personne n'était censé

s'asseoir et des vues en gros plan des principaux invités en train de boire et de se faire des politesses - on appelait ça la " prise B ", dont le but était de montrer aux téléspectateurs à quoi pouvait ressembler une grande réception officielle au climat qualifié de " cordial ". La véritable couverture de l'événement serait assurée par les types comme Barry Wise et les autres commentateurs politiques, qui se chargeraient de raconter ce que les images étaient incapables de révéler.

Puis l'émission repasserait aux studios de CNN à Washington, installés au pied de la colline du Capitule, d'o˘ d'autres commentateurs discuteraient de ce qu'on avait bien voulu laisser filtrer, avant de gloser sur ce que, dans leur infinie sagesse, ils estimaient être la politique à suivre par les …tats-Unis. Le président Ryan regarderait tout ceci à l'heure du petit déjeuner, en

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lisant les journaux et les résumés concoctés par son service de presse. Il ne manquerait pas dans l'intervalle d'émettre quelques commentaires laconiques à l'attention de sa femme, commentaires dont elle pourrait éventuellement discuter au déjeuner avec ses collègues de l'hôpital Johns Hopkins, dont ils discuteraient à leur tour avec leurs épouses, mais cela n'allait jamais plus loin. En ce sens, les opinions personnelles du président demeuraient le plus souvent un mystère.

La soirée s'acheva à l'heure prévue et les Américains regagnèrent l'ambassade dans leurs voitures officielles.

"Alors, qu'est-ce que vous pouvez nous raconter, hors micro ? demanda Barry à Rutledge, dans le sanctuaire de la banquette arrière de la Lincoln rallongée.

- Pas grand-chose, à vrai dire, répondit le sous-secrétaire d'…tat. Nous avons écouté tout ce qu'ils avaient à nous dire, et réciproquement, et on partira là-dessus.

- Ils veulent obtenir l'application de la clause de la nation la plus favorisée. L'auront-ils ?

- Ce n'est pas à moi d'en décider, Barry, et vous le savez. " Rutledge était trop fatigué par sa journée et le décalage horaire pour pouvoir tenir en ce moment une discussion argumentée. Il ne se fiait pas à ce qu'il pourrait l‚cher en de telles circonstances et s'imaginait que Wise le savait fort bien. Raison pour laquelle il faisait pression sur lui.

" Alors, de quoi allez-vous parler ?

- Il est évident que nous aimerions voir les Chinois nous ouvrir un peu plus leurs marchés et tenir un peu mieux compte de nos objections, en particulier celles concernant les violations des brevets et de la propriété

intellectuelle dont ont pu se plaindre récemment les entreprises américaines.

- L'affaire Dell ? "

Rutledge acquiesça. " Oui, précisément. " Puis il b‚illa. " Excusez-moi...

Le vol interminable... vous savez ce que c'est.

- J'étais dans le même avion, remarqua Barry Wise.

- Eh bien, peut-être que vous tenez mieux le coup que moi, hasarda Rutledge. Pouvons-nous remettre cette discussion à demain ou après-demain ?

- Comme vous voudrez ", concéda le reporter de CNN. Il 382

n'aimait pas trop ce connard prétentieux, mais c'était une source d'information. De toute manière, le trajet n'avait pas été long. La délégation officielle descendit à l'ambassade et les limousines reconduisirent les journaleux jusqu'à leurs hôtels.

L'ambassade pouvait héberger l'ensemble de la délégation officielle, surtout pour éviter que ce qui pourrait se dire soit enregistré par les micros du MSE qui truffaient toutes les chambres d'hôtel de la capitale.

Même s'ils n'étaient pas logés comme des princes, Rutledge avait néanmoins une chambre confortable. Ici, le protocole avait oublié Mark Gant qui ne bénéficiait que d'une petite chambre (mais avec toutefois un lit confortable), et d'une salle de bains avec douche dans le couloir. Il choisit de prendre un bain chaud suivi d'une de ces gélules de somnifère distribuées par le médecin qui accompagnait la délégation. Elle était censée lui garantir huit bonnes heures de sommeil, ce qui devrait suffire à

le recaler avec l'heure locale d'ici le matin. La journée devait commencer par un solide petit déjeuner de travail, un peu comme pour les astronautes avant le départ d'une navette, une tradition américaine presque aussi bien ancrée que la bannière étoilée au-dessus du Fort McHenry.

Nomuri vit l'arrivée de la délégation commerciale à la télévision chinoise, qu'il regardait surtout pour affiner ses compétences linguistiques. Il y avait du progrès, même si la nature tonale du mandarin le rendait légèrement cinglé. Il avait cru jadis que le japonais était difficile mais, comparé au guoyu, c'était de la petite bière. Il détailla les visages, en essayant de les identifier. Le commentateur chinois lui fournit des indices, même s'il trébucha lourdement sur " Rutledge ". Enfin, les Américains massacraient bien les noms chinois, eux aussi, à l'exception des plus simples, comme Ming et Wang ; du reste, chaque fois que Ming écoutait un homme d'affaires américain tenter de se faire comprendre des autochtones, elle manquait s'étrangler. Le speaker poursuivait son commentaire en évoquant la position chinoise sur les négociations commerciales et toutes les concessions que l'Amérique devrait faire à la Chine - après tout, ne se montrait-elle pas généreuse en permettant aux Américains de dépen-383

ser leurs dollars sans valeur en échange des précieux produits fabriqués par la Chine populaire ? En cela, la Chine ressemblait fort au Japon quelques années plus tôt, mais le nouveau gouvernement japonais avait ouvert ses marchés. Même si la balance des échanges était encore à

l'avantage du Japon, la compétition équitable avait fait taire les critiques américaines bien que les voitures japonaises fussent toujours moins bien accueillies en Amérique qu'elles avaient pu l'être naguère. Mais ça passerait, Nomuri en était s˚r. Si l'Amérique avait une faiblesse, c'était de pardonner et d'oublier trop vite. De son côté, il avait toujours admiré les juifs. Ils n'avaient toujours pas oublié l'Allemagne et Hitler.

C'était bien la moindre des choses. Sa dernière pensée avant de sombrer dans le sommeil fut pour se demander comment le nouveau logiciel tournait sur l'ordinateur de Tchai... si Ming l'avait bien installé. Il décida de s'en assurer sur-le-champ.

Il se releva, alluma son portable et... oui ! le système de Tchai était dépourvu du logiciel de transcodage mais il transmettait bel et bien le contenu du disque. OK, impec, ils avaient des linguistes à Langley pour se faire les dents dessus. Il n'avait pas envie de s'y frotter et se contenta donc de rapatrier les fichiers avant de retourner au lit.

" Merde ! " observa Mary Pat. Presque tous les fichiers étaient indéchiffrables mais ils émanaient d'une deuxième source Sorge. C'était évident en remontant l'itinéraire qu'ils avaient emprunté sur le Net. Elle se demanda si Nomuri faisait son cinéma ou s'il avait réussi à tomber une deuxième secrétaire travaillant dans les hautes sphères du gouvernement chinois. Ce ne serait pas vraiment la première fois qu'un agent en mission manifestait une telle vigueur sexuelle, mais ce n'était pas non plus la norme. Elle imprima le document, le sauvegarda sur disque, demanda à un linguiste de monter le lui traduire. Puis elle récupéra la dernière prise de Songbird. «a devenait presque aussi régulier que l'édito du Washington Post et autrement plus passionnant. Elle se cala dans son fauteuil et entreprit de lire la traduction des dernières notes du ministre Fang Gan consignées par Ming.

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II allait sans doute évoquer les négociations commerciales, espérait-elle, et pour y participer, nul doute qu'il... bref, ce ne pouvait qu'être un truc important, estima la DAO. Elle devait bientôt découvrir avec surprise l'étendue de son erreur d'appréciation.

23 Retour aux choses sérieuses

DES oufs au bacon, du pain grillé et des pommes de terre sautées, plus du café de Colombie. Gant était juif mais pas respectueux du rite et il se régala du bacon. Tout le monde était debout et lui parut en forme. Les "

gélules noires " distribuées par le gouvernement (tous les appelaient comme ça, sans doute une tradition quelconque qu'il ignorait) avaient été

manifestement efficaces, et même les sous-fifres avaient l'oil vif et la queue frétillante. Il nota que la plupart des discussions tournaient autour du championnat de la NBA. Les Lakers semblaient de nouveau imbattables.

Gant vit que Rutledge était au bout de la table et devisait aimablement avec l'ambassadeur Hitch, un type à l'air flegmatique. Puis un employé

d'ambassade nettement plus speedé se pointa avec une chemise en kraft aux marges bordées d'un liséré rayé rouge et blanc. Il la tendit à

l'ambassadeur Hitch qui l'ouvrit aussitôt.

Gant se rendit compte immédiatement qu'il s'agissait de documents confidentiels. On n'en voyait pas fréquemment au Trésor, mais parfois quand même, et il avait reçu l'habilitation ULTRA-CONFIDENTIEL/ACC»S R…SERV… dans le cadre de ses fonctions au sein du cabinet personnel du ministre. Donc, il s'agissait de renseignements envoyés par Washington pour les négociations. quelle en était la teneur au juste, il ne pouvait le voir, et ne savait pas s'il le verrait jamais. Il se demanda s'il pourrait essayer de faire jouer ses influences mais en dernier ressort, c'était à Rutledge d'en décider, et il ne tenait pas à offrir à ce petit con 386

du Département d'…tat une occasion de montrer qui était le m‚le dominant du troupeau. La patience était une vertu qu'il cultivait depuis toujours et ce n'était qu'une occasion de plus de la mettre en pratique. Il retourna à son petit déjeuner, puis décida de se lever pour refaire le plein au buffet. Le déjeuner à Pékin risquait de n'être guère appétissant, même s'il se tenait dans les locaux de leur ministère des Affaires étrangères, o˘ ils se sentiraient obligés d'exhiber leurs spécialités nationales les plus exotiques... et il ne courait pas vraiment après les pénis de panda frits aux pousses de bambou confites. Au moins, le thé qu'ils servaient était-il acceptable, mais même le meilleur des thés n'était pas du café.

" Mark ? " Rutledge leva les yeux et lui fit signe de venir. Gant s'approcha avec son assiette regarnie d'oufs au bacon.

" Ouais, Cliff ? "

L'ambassadeur Hitch lui fit de la place pour s'asseoir et un maître d'hôtel arriva avec un couvert propre. Le gouvernement savait vous mettre à l'aise, quand il voulait. Il demanda un supplément de pommes de terres sautées avec du pain grillé. Un nouveau pot de café arriva, comme par enchantement.

" Mark, ça vient de tomber de Washington. Ce sont des informations classées ultra-confidentiel...

- Ouais, je sais. Je n'ai même pas le droit de les voir et encore moins de m'en souvenir. Alors, est-ce que je peux les voir, maintenant ? "

Rutledge acquiesça et lui glissa les papiers. " qu'est-ce que vous dites de ces chiffres du commerce extérieur ? "

Gant prit une bouchée de bacon et s'arrêta de mastiquer presque aussitôt. "

Merde, ils sont si bas ? O˘ sont-ils donc allés claquer tout ce fric ?

- qu'est-ce que ça signifie ?

- Cliff, dans le temps, le Dr Samuel Johnson l'a exprimé ainsi : "quoi que vous puissiez avoir, dépensez moins." Eh bien, les Chinois n'ont pas écouté

ce conseil. " Gant feuilleta les pages. " II n'est indiqué nulle part à

quoi ils l'ont consacré.

- Essentiellement à des dépenses militaires, me suis-je laissé dire, intervint l'ambassadeur Hitch. Ou à tout ce qui peut avoir des applications dans ce domaine, surtout l'électronique. Aussi

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bien les produits finis que les machines permettant de les fabriquer.

J'imagine que c'est un type d'investissement co˚teux.

- «a peut l'être, en effet ", confirma Gant. Il décida de reprendre le dossier au début. Il vit qu'il avait été transmis avec le système de cryptage Tapdance. «a en faisait un vrai br˚lot. Tapdance n'était utilisé

que pour les matériels les plus sensibles à cause de ses inconvénients techniques... donc, c'était du renseignement de première bourre, estima Télescope. Puis il vit pourquoi... quelqu'un devait avoir placé des micros dans les bureaux de très hauts responsables chinois pour récupérer ce genre d'information... " Bon Dieu...

- qu'est-ce que ça veut dire, Mark ?

- «a veut dire qu'ils dépensent leur argent plus vite qu'il n'entre et qu'ils l'investissent en majeure partie dans des secteurs non commerciaux.

Merde, ça veut dire qu'ils se comportent comme certains des imbéciles qu'on a au gouvernement. Ils pensent que l'argent est un truc qui apparaît quand on claque des doigts, qu'on peut le dépenser aussi vite, et qu'il suffit de claquer à nouveau des doigts pour en avoir encore... Ces gens-là vivent en dehors de la réalité, Cliff. Ils n'ont aucune idée des règles de la circulation monétaire. " II marqua un temps d'arrêt. Il était allé trop loin. Un habitué de Wall Street comprendrait son laÔus mais sans doute pas ce Rutledge. " Je vais dire ça autrement. Ils savent que cet argent provient du déséquilibre de leur balance commerciale avec les …tats-Unis et ils semblent manifestement croire que ce déséquilibre est un phénomène naturel, qu'ils peuvent imposer simplement parce qu'ils sont ce qu'ils sont. Ils estiment que le reste du monde leur en est redevable. En d'autres termes, si c'est ce qu'ils croient, les négociations s'annoncent difficiles.

- Pourquoi ? " insista Rutledge. L'ambassadeur Hitch, nota-t-il en revanche, hochait déjà la tête. Il devait avoir mieux compris ces barbares chinois.

" Les gens qui tiennent ce genre de raisonnement ne comprennent pas que les négociations sont basées sur des concessions réciproques. Mais ici, celui qui parle a l'air convaincu qu'il obtiendra tout ce qu'il veut parce qu'on le lui doit, point final. C'est en gros ce qu'a d˚ se dire Hider à

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Munich. Je veux, vous me donnez, je suis content. On ne va quand même pas se coucher devant ces salauds ?

- Ce ne sont pas mes instructions, confirma Rutledge.

- Eh bien, devinez quoi... Ce sont celles qu'a reçues votre homologue chinois. qui plus est, leur situation économique est de toute évidence bien plus précaire qu'on ne l'avait de prime abord envisagé. Vous devriez dire à

la CIA d'améliorer le recrutement dans leur service de renseignements financiers ", observa Gant. Il vit alors le regard de l'ambassadeur glisser vers un type à l'autre bout de la table, sans doute le responsable du bureau local de la CIA.

" Mesurent-ils la gravité de leur situation ? demanda Rutledge.

- Oui et non. Oui, car ils savent qu'ils ont besoin de devises fortes pour réaliser leurs plans d'investissement. Non, car ils pensent pouvoir continuer indéfiniment, qu'un déséquilibre est naturel dans leur cas parce que... parce que quoi ? Parce qu'ils se prennent pour la race supérieure ?

" lança Gant.

Encore une fois, ce fut l'ambassadeur Hitch qui opina. " On a baptisé cela le complexe de l'Empire du Milieu. Oui, monsieur Gant, ils se voient réellement ainsi : dans leur esprit, c'est aux autres peuples de venir à

eux pour leur donner, et pas à eux d'aller mendier auprès des autres. Un jour, cela signera leur perte. Il y a là une arrogance institutionnelle...

pour ne pas dire raciale, qu'il est difficile de décrire et plus encore de quantifier. " Puis Hitch se pencha vers Rutledge. " Cliff, nous allons avoir une journée intéressante. "

Gant réalisa aussitôt que ce n'était pas vraiment une bénédiction pour le sous-secrétaire d'…tat.

" Ils devraient être en train de prendre le petit déjeuner, à l'heure qu'il est ", nota le secrétaire d'…tat Adler en sirotant son cognac dans le salon Est.

La réception s'était fort bien déroulée - en fait Jack et Cathy Ryan trouvaient ces obligations aussi ennuyeuses que la rediffusion d'une série télévisée des années cinquante, mais elles faisaient autant partie de la fonction présidentielle que le discours

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annuel sur l'état de l'Union. Au moins le dîner était-il réussi -si l'on pouvait compter sur quelque chose à la Maison-Blanche, c'était sur la qualité de la cuisine - mais les convives étaient des gens de Washington.

Pourtant, même si Ryan ne l'appréciait pas à sa juste mesure, il y avait eu là aussi un progrès manifeste par rapport aux années antérieures. Naguère le Congrès était peuplé en majorité de politiciens dont l'ambition dans la vie était le " service public ", noble expression qui avait été usurpée par des individus qui considéraient un salaire annuel de cent trente mille dollars comme un revenu princier - c'était bien moins que ce que pouvait gagner n'importe quel cancre écrivant des logiciels pour une boîte de jeux informatiques, et bougrement moins que ce qu'on pouvait se faire en travaillant à Wall Street. Bon nombre d'entre eux aujourd'hui, surtout à la suite des discours prononcés par le président dans tout le pays, avaient réellement servi le public en accomplissant un travail utile jusqu'à ce que, écourés par les machinations politiciennes, ils décident de se prendre quelques années sabbatiques pour réparer l'épave qu'était devenue Washington, avant de retrouver le monde réel du travail productif. La Première Dame avait passé une bonne partie de la soirée à discuter avec le nouveau sénateur de l'Indiana, dans la vie chirurgien pédiatrique de bonne réputation, qui consacrait tous ses efforts actuels à remettre sur pied les programmes de soins médicaux publics avant que ses collègues ne tuent un trop grand nombre des citoyens auxquels ils étaient censés porter assistance. Sa plus grande t‚che était de convaincre les médias qu'un médecin pouvait en savoir autant que les lobbyistes de Washington sur la meilleure façon de soigner les malades, une litanie dont il avait rebattu les oreilles de Surgeon une bonne partie de la soirée.

" Ces trucs que nous a passés Mary Pat devraient pouvoir aider Rutledge.

- Je suis content que ce gars soit là pour les lui traduire. Cliff risque d'avoir une journée agitée pendant qu'on digère la bouffe et la gnôle, Jack.

- Est-ce qu'il est à la hauteur de la t‚che ? Je sais qu'il était proche d'Ed Kealty. On ne peut pas dire que ça plaide en sa faveur.

- Cliff est un bon technicien, observa Adler après une autre gorgée de cognac. Et il a reçu des instructions claires, plus d'excellentes données pour l'aider tout du long. Des informations de la même qualité que celles fournies par Jonathan Yardley à nos gars lors des négociations sur le traité naval de Washington. Sans avoir vraiment leurs cartes sous les yeux, nous voyons comment ils pensent, et c'est quasiment aussi bien. Alors, oui, je pense qu'il a l'étoffe suffisante pour ce boulot, sinon je ne l'aurais pas envoyé là-bas.

- que vaut notre ambassadeur sur place ? demanda Ryan.

- Cari Hitch ? Un type super. Diplomate de carrière, un vrai pro. Pas loin de la retraite mais ce type est comme un bon ébéniste : il ne saura peut-

être pas dessiner les plans de toute la maison, mais il te réalisera une cuisine parfaite - et tu sais, je m'en contente volontiers pour un diplomate. Du reste, dessiner la maison, c'est votre boulot, monsieur le président !

- Ouais ", observa Ryan. Il fit signe à un huissier qui leur apporta un pichet d'eau glacée. Il avait assez picolé pour ce soir et Cathy recommençait à le taquiner avec ça. Ce que c'est que d'avoir épousé une toubib... " Ouais, Scott, mais à qui je dois m'adresser quand je ne sais plus quoi faire, merde ?

- Ben ça, j'en sais rien ", admit Eagle. Un trait d'humour, peut-être ? "

Essaie de faire tourner les tables et de convoquer Thomas Jefferson et George Washington. " II se tourna en rigolant et finit son cognac. " Jack, essaie juste de faire ton putain de boulot sans chercher à te mettre la pression. Tu te débrouilles très bien. Fais-moi confiance.

- Je déteste ce boulot, confia Swordsman en adressant un sourire amical à

son secrétaire d'…tat.

- Je sais. C'est sans doute pour ça que tu l'accomplis aussi bien. Le ciel nous protège d'un type qui cherche à briguer la plus haute fonction publique. Merde, regarde-moi... Tu crois vraiment que j'ai voulu être secrétaire d'…tat ? C'était bien plus marrant de bouffer à la cafétéria avec mes potes et de r‚ler contre le pauvre connard qui occupait le poste.

Mais à présent... merde, c'est moi, le connard... C'est pas juste, Jack. Je suis un mec qui bosse.

- ¿ qui le dis-tu !

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- Eh bien, regarde les choses comme ça : quand tu rédigeras tes Mémoires, tu toucheras une grosse avance de ton éditeur. Président par accident... ce sera ça, le titre ? hasarda Adler.

- Scott, tu sais que t'es drôle quand t'as bu. Au moins, je pourrai me mettre à peaufiner mon jeu au golf.

- qui a prononcé la formule magique ? intervint le vice-président Jackson en se joignant à la conversation.

- Ce type n'arrête pas de m'étriller, r‚la Ryan. Il me donnerait des envies de meurtre. C'est quoi, ton handicap, maintenant ?

- Je joue pas tant que ça, Jack... il est descendu à six-sept.

- Ce mec va finir par devenir pro... pour le Tournoi des retraités, dit Jack.

- En tout cas, Jack, je te présente mon père. Son avion était en retard et il a raté la présentation officielle des invités, expliqua Robby.

- Révérend Jackson, on a enfin réussi à se rencontrer. " Jack prit la main du pasteur noir. Pour la cérémonie d'investiture, il était à l'hôpital avec une crise de coliques néphrétiques, ce qui avait sans doute été encore moins drôle que la prestation de serment.

" Robby m'a dit le plus grand bien de vous.

- Votre fils est pilote de chasse, monsieur, et ces gars ont tendance à

l'exagération. "

Le pasteur ne put qu'en rire. " Oh, ça je sais, monsieur le président, je sais.

- Comment avez-vous trouvé le dîner ? " s'enquit Ryan. Hosiah Jackson avait largement dépassé les soixante-dix ans, trapu comme son fils, avec une tendance à l'embonpoint, mais il émanait de lui cette immense dignité qui semble accompagner tous les prêtres noirs.

" Bien trop riche pour un vieillard, monsieur le président, mais je me suis régalé quand même.

- T'en fais pas, Jack ! P'pa ne boit pas ", intervint Tomcat. Au revers de sa veste de smoking, il avait fixé un petit insigne : ses Ailes d'Or de l'aéronavale. Robby ne cesserait jamais d'être pilote de chasse.

" Et tu devrais faire comme lui, fils ! La marine t'a donné de bien mauvaises habitudes, la vantardise, par exemple. "

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Jack dut voler au secours de son ami. " Monsieur, un pilote de chasse qui ne se vante pas est interdit de vol. Et du reste, comme l'a dit Dizzy Dean : si on peut y arriver, ce n'est pas de la vantardise. Robby peut y arriver... enfin c'est ce qu'il dit.

- Ils ont entamé les négociations à Pékin ? demanda Robby avec un coup d'oil à sa montre.

- D'ici une petite demi-heure, répondit Adler. «a risque d'être intéressant, ajouta-t-il en songeant aux documents Sorge.

- Je veux bien le croire, approuva le vice-président Jackson, en saisissant le message. Vous savez, c'est pas facile d'aimer ces gens.

- Robby, tu n'as pas le droit de dire une chose pareille, rétorqua son père. J'ai un ami à Pékin.

- Oh ? " Son fils n'était pas au courant. La réponse était tombée comme une bulle papale.

" Oui. Le révérend Yu Fa An, un excellent pasteur baptiste, formé à Oral Roberts. Mon ami Gerry Patterson a fait ses études avec lui.

- Pas un poste facile pour un prêtre... ou un pasteur, j'imagine ", observa Ryan.

Le pasteur se sentit atteint dans sa dignité. " Monsieur le président, je l'envie. Prêcher la Parole du Seigneur, o˘ que ce soit, est déjà un privilège, mais le faire en terre paÔenne est une bénédiction rare.

- Du café ? " s'enquit un huissier. Hosiah en prit une tasse, y ajouta de la crème et du sucre. " Excellent, observa-t-il aussitôt.

- C'est un de nos petits avantages, p'pa, indiqua Jackson fils avec affection. Il est encore même meilleur que celui de la Navy... enfin, nos serveurs sont recrutés dans la marine. C'est du Blue Mountain de la JamaÔque, précisa-t-il. Pas loin de quarante billets la livre.

- Seigneur, Robby, va pas le crier sur les toits. Celui-là, les médias ne s'en sont pas encore aperçus ! avertit le président. D'ailleurs, je me suis renseigné. On l'achète en gros, il revient à trente-deux la livre si on le prend en caisses.

- Ouah, la super-affaire ! " railla le vice-président.

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Une fois achevée la cérémonie d'accueil, la session plénière débuta sans tambour ni trompette. Rutledge s'assit, salua de la tête les diplomates chinois de l'autre côté de la table, et commença son allocution. Elle débutait par les amabilités d'usage, aussi prévisibles que le générique au début d'un film.

" Les …tats-Unis, poursuivit-il, entrant dans le vif du sujet, sont préoccupés par certains points gênants de nos relations commerciales mutuelles. Le premier semble être l'incapacité de la Chine populaire à

respecter son engagement antérieur à reconnaître les conventions et traités internationaux sur le dépôt des marques, la propriété intellectuelle et les brevets. Tous ces points ont été déjà discutés et négociés en détail lors de réunions précédentes, et nous avions pensé que ces divergences avaient été aplanies avec succès. Hélas, ce ne semble pas être le cas. " II poursuivit en citant plusieurs exemples précis, qui, expliqua-t-il, illustraient bien le problème mais ne constituaient en rien une liste complète de ses " préoccupations ".

" De la même manière, poursuivit Rutledge, les engagements à ouvrir le marché chinois aux produits américains n'ont pas été respectés. Ce qui a entraîné un déséquilibre de la balance commerciale qui dessert nos relations mutuelles. Le déficit actuel approche les soixante-dix milliards de dollars, et c'est une situation que les …tats-Unis d'Amérique ne sont pas prêts à accepter.

" En résumé, l'engagement de la Chine populaire à honorer les obligations des traités internationaux et des accords bilatéraux avec les …tats-Unis n'a pas été suivi d'effets. La législation américaine reconnaît que notre pays est en droit d'adopter légalement les pratiques commerciales des autres nations. C'est la désormais célèbre loi de réforme du commerce extérieur, promulguée par le gouvernement américain depuis plusieurs années déjà. Je suis par conséquent au regret d'informer le gouvernement de la Chine populaire que les …tats-Unis comptent désormais appliquer cette loi aux échanges commerciaux avec la République populaire de Chine, à moins que les accords déjà conclus auparavant ne soient appliqués immédiatement", conclut Rutledge. Immédiatement était un terme qu'on n'utili-394

sait pas souvent dans le discours diplomatique. " J'en ai fini avec ma déclaration liminaire. "

Dans son coin, Mark Gant faillit se demander si les autres n'allaient pas bondir au-dessus de la table en chêne verni en brandissant sabres et coutelas, sitôt finie l'intro de Rutledge. Il avait jeté le gant en termes vigoureux qui n'étaient pas destinés à ravir ses interlocuteurs. Mais le diplomate menant les négociations pour le camp adverse (c'était Shen Tang, leur ministre des Affaires étrangères) n'avait pas plus réagi que s'il venait de découvrir une erreur de cinq dollars à son désavantage sur une note de restaurant. Pas même un regard. Non, il continua de consulter ses propres notes, avant enfin de lever la tête lorsqu'il sentit venir la conclusion du laÔus introductif. Ses yeux étaient aussi dépourvus de sentiment ou d'émotion que ceux du visiteur d'une galerie d'art examinant le tableau que son épouse voulait lui faire acheter pour masquer une fissure au mur du salon.

" Monsieur Rutledge, merci pour votre déclaration, commença-t-il à son tour.

" La Chine populaire veut tout d'abord souligner le plaisir qu'elle a à

vous recevoir, et tient à ce qu'on lui rende acte de son désir d'entretenir des relations amicales avec l'Amérique et le peuple américain :

" Nous ne pouvons, toutefois, concilier ce désir sincère d'entretenir des relations amicales avec son initiative de reconnaître en la province renégate de l'île de Taiwan la nation indépendante qu'elle n'est pas. Une telle initiative vise à exacerber nos divergences, attisant les flammes au lieu de contribuer à les éteindre. Notre peuple n'acceptera jamais cette ingérence manifeste dans les affaires intérieures de la Chine et... "

Rutledge leva la main pour l'interrompre. Cette infraction au protocole scandalisa à tel point le diplomate qu'il se tut.

" Monsieur le ministre, intervint Rutledge, le but de cette réunion est de discuter de commerce. La question de la reconnaissance diplomatique de la République de Chine sera bien mieux traitée en d'autres circonstances. La délégation américaine ne souhaite pas se laisser entraîner sur ce terrain aujourd'hui. " Façon diplomatique de dire : " Vous pouvez le prendre et vous le carrer o˘ je pense. "

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" Monsieur Rutledge, vous ne pouvez pas dicter à la République populaire ce que doivent être ses problèmes et ses préoccupations ", observa le ministre Chen, sur un ton aussi égal que s'il discutait du prix de la laitue au marché. Les règles d'une telle réunion étaient simples : le premier qui perd contenance a perdu.

" Eh bien, poursuivez donc, si vous n'avez pas le choix ", répondit Rutledge, d'une voix lasse. Tu me fais perdre mon temps, mais de toute façon, on me paie, que je bosse ou pas, proclamait son attitude.

Gant comprit la dynamique de l'ouverture : les deux pays avaient un ordre du jour et chacun essayait d'ignorer celui de l'autre pour mieux prendre le contrôle de la séance. On était aussi loin que possible d'une réunion d'affaires et plus proche d'une joute verbale - et pour faire le parallèle avec une autre joute, amoureuse, celle-ci, c'était comme si deux amants se retrouvaient au lit et ne trouvaient rien de mieux, en guise de préliminaires, que de se battre autour de la télécommande. Gant avait déjà

vu toutes sortes de négociations, du moins l'avait-il cru jusqu'ici, mais là, c'était un truc entièrement inédit et pour lui, carrément bizarre.

" Les bandits renégats de Taiwan font, de par leur histoire et leur héritage, partie intégrante de la Chine, et la République populaire ne peut ignorer cet affront délibéré à notre statut national perpétré par le régime de Ryan.

- Monsieur Shen, le gouvernement des …tats-Unis a de tout temps soutenu les gouvernements démocratiquement élus. Cela fait partie de notre éthique nationale depuis au moins deux siècles. Je rappellerai à la République populaire que nous vivons sous le même régime parlementaire depuis largement aussi longtemps. Cela peut paraître bref au regard de l'histoire chinoise, mais je vous rappellerai en outre que lorsque l'Amérique élisait son premier président et son premier Congrès, la Chine était gouvernée par un monarque héréditaire. Le régime en vigueur dans votre pays a changé bien des fois depuis cette époque mais pas celui des …tats-Unis. De sorte que nous sommes fondés, en notre qualité de nation indépendante au regard du droit international, mais aussi au titre du droit moral que nous 396

accorde le fait d'être une forme de gouvernement durable et par conséquent légitime, aussi bien à agir comme nous l'entendons qu'à soutenir les gouvernements similaires au nôtre. Le gouvernement de la République de Chine est démocratiquement élu, et par conséquent il mérite le respect des pouvoirs choisis eux aussi par le peuple, comme l'est le nôtre. quoi qu'il en soit, monsieur le ministre, le but de cette réunion est de discuter de commerce. Allons-nous le faire, ou bien continuer à perdre notre temps à

palabrer de questions hors de propos ?

- Rien ne pourrait être plus à propos que le manque fondamental de respect manifesté par votre gouvernement - dois-je dire par le régime Ryan ? -

envers le gouvernement de notre pays. La question de Taiwan est d'une importance capitale pour... " Et de continuer à ronronner ainsi durant quatre minutes d'horloge.

"Monsieur Shen, les …tats-Unis n'ont rien d'un "régime", quel qu'il soit.

Nous sommes une nation indépendante au gouvernement librement élu par ses citoyens. Cette forme de gouvernement que nous avons décidé d'adopter quand votre pays était encore dirigé par la dynastie mandchoue mériterait que vous envisagiez de la copier à l'avenir, pour le plus grand bien de votre peuple. Et maintenant, allons-nous revenir à l'ordre du jour ou bien désirez-vous continuer à perdre votre temps et le mien à discuter d'un sujet pour lequel je n'ai reçu aucune instruction et qui par ailleurs m'intéresse fort médiocrement ?

- Nous ne nous laisserons pas rabrouer d'une façon aussi cavalière ", rétorqua Shen, ce qui lui attira aussitôt le respect de Rutledge pour cette maîtrise inattendue de sa langue natale.

Le diplomate américain se carra contre le dossier de sa chaise, considéra poliment son interlocuteur et se mit à songer aux projets de son épouse pour la redécoration de la cuisine, dans leur maison de Georgetown. C'était bien un camaÔeu de vert et de bleu qu'elle avait choisi ? Pour sa part, il préférait les tons ocre, mais il avait bien plus de chances d'avoir le dernier mot à Pékin qu'à Georgetown. Malgré une vie entière passée dans la diplomatie, il n'était pas en mesure d'avoir le dernier mot face à Mme Rutledge pour des questions comme la décoration intérieure...

397

La discussion se poursuivit de la sorte durant une heure et demie, au terme de laquelle vint la première suspension de séance. On servit du thé et un en-cas, tandis que les participants sortaient par les grandes portes-fenêtres pour gagner le jardin. C'était la première aventure de Gant dans l'univers diplomatique et il était sur le point d'apprendre comment les choses se déroulaient vraiment. Les délégués se réunirent par paire, un Américain, un Chinois. On pouvait les distinguer de loin sans peine : tous les Chinois sans exception fumaient, un vice partagé seulement par deux membres de la délégation américaine, qui semblaient apprécier de pouvoir s'y livrer dans ce pays. Ils étaient peut-être des terroristes en matière commerciale, nota le fonctionnaire des finances, mais ils ne l'étaient pas en matière de santé.

" qu'en pensez-vous ? " demanda une voix. Gant se retourna et retrouva le même petit homme qui l'avait tanné la veille durant la réception. Il s'appelait Xue Ma, se souvint Gant. ¿ peine plus d'un mètre cinquante, des yeux de joueur de poker, des talents de comédien. Plus intelligent qu'il n'en donnait l'impression, surtout. Bon, comment était-il censé réagir ?

Dans le doute, décida Gant, autant se rabattre sur la vérité.

" C'est la première fois que je participe à des négociations diplomatiques.

C'est d'un ennui profond, répondit Gant en buvant une gorgée de son (infect) café.

- Eh bien, c'est normal, nota Xue.

- Vraiment ? «a ne se passe pas ainsi dans les affaires. Comment arrivez-vous à des résultats ?

- Toute entreprise a ses méthodes, observa le Chinois.

- Je suppose. Pouvez-vous m'en dire plus ? demanda Télescope.

- Je peux essayer.

- Pourquoi cette fixation sur Taiwan ?

- Pourquoi cette fixation des Nordistes contre les Sudistes, lors de votre guerre de Sécession ? rétorqua Xue, tout aussi habile.

- Bon, d'accord, mais au bout de cinquante ans, pourquoi ne pas tirer un trait et repartir à zéro ?

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- Nous ne pensons pas en de tels termes, lança Xue avec un sourire supérieur.

- OK, mais en Amérique, on appelle ça se complaire dans le passé. " Et prends ça dans les dents, sale Chinetoque ! " Ce sont nos compatriotes.

- Mais ils ont choisi de ne pas l'être. Si vous voulez les récupérer, alors faites que ce soit avantageux pour eux. Par exemple, en parvenant ici à la même prospérité que celle qu'ils ont réussi à obtenir là-bas. " Arriéré de communiste.

" Si l'un de vos enfants faisait une fugue, ne chercheriez-vous pas à le faire revenir ?

- Sans doute, mais j'essaierais de l'attirer, pas de le menacer, surtout si je n'ai pas les moyens d'exercer une menace efficace. " Et votre armée est aussi merdique que vous.

C'est en tout cas ce que lui avaient indiqué les réunions préparatoires avant qu'ils ne prennent l'avion.

" Mais si d'autres encourageaient votre enfant à s'enfuir et à défier son père, est-ce que vous n'émettriez pas d'objection ?

- …coutez, mon vieux..., commença Gant, en essayant de masquer la colère qui bouillait en lui (enfin, il espérait). Si vous voulez faire des affaires, faites-les. Si vous voulez bavarder, on peut aussi. Mais mon temps est précieux, comme celui de notre pays, et on peut garder le bavardage pour un autre jour. " Et c'est à cet instant que Gant réalisa que, non, décidément, il n'était pas un diplomate. " Comme vous le voyez, je ne suis pas doué pour ce genre d'échanges. Nous avons des gens qui le sont, mais je n'en fais pas partie. Je suis de ces Américains qui bossent sur du concret et gagnent de l'argent concret. Si ça vous amuse, libre à

vous, mais ce n'est pas mon cas. La patience est une excellente vertu, je suppose, mais pas quand elle entrave la réalisation de l'objectif, et je pense qu'il y a un petit détail qui échappe à votre ministre.

- Lequel, monsieur Gant ?

- C'est nous qui aurons ce que nous sommes venus chercher à l'issue de ces négociations ", dit Gant au petit Chinois, avant de se rendre compte aussitôt qu'il venait de commettre une bourde monumentale. Il finit son café, bredouilla une excuse, prétextant d'avoir à se rendre aux toilettes.

Il en profita toutefois

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pour se laver les mains avant de ressortir. Il retrouva Rutledge, tout seul, en train d'admirer les plantes du jardin. " Cliff, je crois que j'ai gaffé, confessa Gant.

- Comment cela ? demanda le sous-secrétaire d'…tat, avant d'écouter son collègue. N'en faites pas une montagne. Vous ne lui avez rien dit de plus que je ne leur ai déjà dit. C'est juste que les finesses du langage diplomatique vous échappent encore.

- Mais ils vont croire qu'on est impatients, ce qui nous rend vulnérables, non ?

- Pas si c'est moi qui me charge de parler en séance, répondit Rutledge avec un doux sourire. Ici, je suis Jimmy Connors à TUS Open, Mark. C'est moi qui ai le service.

- Les autres pensent pareil.

- Certes, mais nous avons l'avantage : ils ont plus besoin de nous que nous d'eux.

- Je croyais que vous n'aimiez pas adopter ce genre d'attitude avec vos interlocuteurs, observa Gant, intrigué.

- On ne m'a pas demandé d'aimer, juste de faire ce qu'on m'a dit, et gagner, c'est toujours un plaisir. " II s'abstint d'ajouter qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de rencontrer le ministre Shen, et n'avait par conséquent aucun " bagage personnel " pour l'entraver, comme c'était trop souvent le cas de certains diplomates connus pour placer les relations d'amitié au-dessus de l'intérêt de leur pays. Ils se justifiaient en général en se disant que l'autre salaud leur revaudrait ça la fois suivante, ce qui servirait en définitive les intérêts du pays. La diplomatie avait toujours été une affaire personnelle, un détail souvent négligé par les observateurs qui prenaient ces techniciens verbeux pour des robots.

Les cendriers avaient été vidés et les bouteilles d'eau renouvelées par les domestiques qui étaient sans aucun doute des employés politiquement fiables ou plus probablement des espions professionnels, dont la présence s'expliquait par le fait que leur gouvernement ne prenait jamais le moindre risque... ou en tout cas s'y efforçait. C'était en réalité un g‚chis de personnel qualifié, mais savoir utiliser la main-d'ouvre à bon escient n'avait jamais été la préoccupation essentielle des communistes.

Le ministre Shen alluma une cigarette et fit signe à Rutledge 400

de commencer. Il revint à l'Américain que Bismarck conseillait jadis le cigare lors des négociations, parce que certains trouvaient son épaisse fumée irritante, ce qui procurait un avantage psychologique au fumeur.

" Monsieur le ministre, les mesures commerciales de la République populaire sont décidées par un nombre réduit de personnes et ces mesures sont motivées par des raisons politiques. Nous autres Américains pouvons le comprendre. Ce que vous, en revanche, n'arrivez pas à saisir, c'est que notre gouvernement est réellement issu du suffrage populaire, et que notre peuple exige de nous voir redresser notre balance commerciale. L'incapacité

de la République populaire à ouvrir son marché aux produits américains nous co˚te de nombreux emplois. Or, dans notre pays, la mission du gouvernement est de servir le peuple, pas de le diriger, raison pour laquelle nous devons traiter ce déficit des échanges de manière efficace.

- Je partage entièrement cette idée qu'un gouvernement doit servir les intérêts du peuple et c'est pour cette raison que nous devons également considérer les souffrances que la question de Taiwan impose aux citoyens de mon pays. Ceux qui devraient être nos concitoyens ont été séparés de nous, et les …tats-Unis ont contribué à cette séparation d'avec nos parents... "

Le plus remarquable, songea Rutledge, c'était que ce vieux con radoteur n'ait pas encore crevé à force de fumer ces horreurs. Par leur aspect et leur odeur, elles ressemblaient aux Lucky Strike qui avaient emporté son grand-père à l'‚ge de quatre-vingts ans. Même si cela n'avait pas été un décès propre à conforter les thèses d'un médecin : papy Owens conduisait son arrière-petit-fils à la gare de Boston quand, au moment d'en allumer une, elle lui avait échappé pour tomber sur ses genoux et c'est en voulant la récupérer qu'il avait fait un écart du mauvais côté de la route. Et comme grand-père n'avait pas cru non plus à l'efficacité des ceintures...

Le vieux bougre fumait comme un pompier, allumant chaque clope au mégot de la précédente, tel Bogart dans un film des années quarante. Enfin, peut-

être était-ce la manière des Chinois d'appliquer leur politique de contrôle démographique... une manière pour le moins sordide.

" Monsieur le ministre des Affaires étrangères, commença 401

Rutledge dès que fut venu son tour, le gouvernement de la République de Chine est issu d'élections libres et équitables. Aux yeux de l'Amérique, cela suffit à le rendre légitime. " II se garda d'ajouter que le gouvernement de Chine populaire était par conséquent illégitime, mais l'idée planait sur la salle comme un nuage noir. "Et cela rend le gouvernement en question digne de mériter la reconnaissance des nations, comme vous n'aurez pas pu manquer de le remarquer au cours de l'année écoulée.

" La politique de notre pays est de reconnaître de tels gouvernements. Et nous ne changerons pas une politique fondée sur de fermes principes pour répondre aux voux de pays tiers qui ne les partagent pas. Nous pourrons discuter jusqu'à ce que vous soyez à court de cigarettes, mais la position de mon gouvernement sur ce point restera inébranlable. Aussi, pouvez-vous admettre le fait et permettre à cette réunion de passer à un ordre du jour plus productif ou bien voulez-vous continuer à ressasser cette vieille scie jusqu'à ce que tout le monde s'endorme ? Vous avez le choix, bien entendu, mais ne vaut-il pas mieux travailler de manière fructueuse ?

- Il est hors de question que l'Amérique dicte à la République populaire ce qui ne regarde qu'elle. Vous prétendez avoir des principes et nous avons les nôtres, nous aussi : l'importance que nous attachons à notre intégrité

territoriale en fait partie. " Pour Mark Gant, le plus dur était de garder un masque impassible. Il devait faire comme si tout cela était à la fois logique et primordial, quand il aurait préféré de loin pianoter sur son ordinateur pour examiner les cours de la Bourse, voire, à tout prendre, bouquiner en douce sous le rebord de la table. Mais il ne pouvait quand même pas faire ça. Il devait faire semblant de trouver ce cirque passionnant, ce qui, en cas de succès, pourrait lui valoir une nomination aux prochains Oscars dans la catégorie du meilleur second rôle : " Pour avoir réussi à rester éveillé lors du concours le plus ennuyeux depuis les championnats d'Iowa de pousse de gazon, le gagnant est... " II s'efforça de ne pas se dandiner sur sa chaise, mais ça ne fit que lui donner des fourmis dans le fessier, et ces sièges n'avaient pas été dessinés pour convenir au sien. Peut-être à ceux de ces Chi-402

nois maigrichons, mais s˚rement pas à celui d'un pro élevé à Chicago, qui aimait se régaler au déjeuner d'un sandwich au corned-beef arrosé d'une bière et qui ne faisait pas assez d'exercice. Le confort de son postérieur réclamait un siège plus large et plus mou, mais il n'en avait pas. Il essaya de trouver un sujet pour l'intéresser. Il décida que le ministre des Affaires étrangères avait une peau affreuse, comme si son visage avait pris feu et qu'un ami avait essayé d'éteindre les flammes avec un pic à glace.

Gant essaya de s'imaginer cet événement fictif sans sourire. Puis il s'avisa que Shen fumait bien trop, allumant ses clopes en utilisant de vulgaires pochettes d'allumettes au lieu d'un briquet. Peut-être faisait-il partie de ces gens qui oublient partout leurs affaires, ce qui expliquerait aussi pourquoi il utilisait des stylos jetables bon marché plutôt qu'un accessoire plus en rapport avec son rang et son statut. Donc, cet important fils de pute avait souffert d'acné juvénile galopante et c'était une tête de linotte... ? Voilà qui méritait bien un sourire ironique, tandis que le ministre continuait de ronronner dans un anglais passable. Ce qui suscita une nouvelle réflexion. Il disposait d'un récepteur HF avec écouteur pour la traduction simultanée. Est-ce qu'il pourrait le régler pour capter plutôt une radio locale ? Ils devaient bien avoir une station musicale quelconque à Pékin... quand vint le tour de Rutledge, ce fut presque aussi pénible. L'exposé de la position officielle des …tats-Unis était aussi répétitif que celui des Chinois, plus raisonnable peut-être, mais pas moins chiant. Gant se dit que deux avocats discutant d'une affaire de divorce devaient débiter le même genre de conneries. Comme les diplomates, ils étaient payés à l'heure, pas au résultat. Les diplomates et les avocats...

les deux faisaient la paire, songea Gant. Il ne pouvait même pas regarder sa montre. La délégation américaine devait présenter un front parfaitement lisse et uni, pour montrer à ces barbares chinois que les Forces de la Vérité et de la Beauté étaient d'une résolution inébranlable. Ou quelque chose de cet acabit. Il se demanda s'il aurait une impression différente lors d'une discussion avec des Anglais, par exemple, quand les interlocuteurs s'exprimaient en gros dans la même langue, mais ce genre de négociation devait s'effectuer

403

par téléphone ou par courrier électronique et non avec tout ce cirque officiel...

Le déjeuner arriva presque à l'heure prévue, avec tout au plus dix minutes de retard parce que Shen déborda de son temps de parole, ce qui était à

prévoir. La délégation américaine fila comme un seul homme vers les toilettes, o˘ personne ne dit mot par peur des micros cachés. Puis tous ressortirent dans le jardin et Gant s'approcha de Rutledge.

" Alors c'est comme ça que vous gagnez votre vie ? demanda le trader, non sans une bonne dose d'incrédulité.

- J'essaie. Ces discussions se déroulent plutôt bien, observa le sous-secrétaire d'…tat.

- quoi ? s'écria Gant, interloqué.

- Ouais, enfin, leur ministre des Affaires étrangères mène les négociations, c'est-à-dire que nous jouons avec leur équipe première, expliqua Rutledge. Cela signifie que nous serons en mesure de déboucher sur un véritable accord au lieu de nous taper une succession d'allers et retours entre les sous-fifres et le Politburo - ces intermédiaires peuvent vraiment foutre la merde. Il reste toujours un risque, bien s˚r. Shen devra défendre ses positions tous les soirs avec eux, et peut-être même déjà à

l'instant o˘ nous parlons : il est invisible. Je me demande du reste à qui il rend compte au juste. Nous ne pensons pas qu'il a de réels pouvoirs plénipotentiaires, mais plutôt que le reste de ses collègues anticipe toutes ses réactions. Comme les Russes dans le temps. C'est le problème avec leur système : personne ne fait vraiment confiance à personne.

- Vous êtes sérieux ? demanda Télescope.

- Absolument. C'est ainsi qu'ils fonctionnent.

- Mais c'est ahurissant ! observa Gant.

- Pourquoi selon vous l'Union soviétique s'est-elle cassé la gueule ? nota Rutledge, amusé. Ils n'ont jamais pu agir efficacement à quelque niveau que ce soit parce qu'ils n'étaient pas foutus d'exercer convenablement le pouvoir dont ils étaient investis. C'était assez triste, en fait. Enfin, ils se débrouillent nettement mieux aujourd'hui.

- Alors, comment se déroulent les pourparlers ? Enfin, selon vous ?

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- Si la seule chose qu'ils trouvent à nous reprocher est Taiwan, leur contre-argumentation sur le commerce risque d'être faiblarde. Taiwan est une affaire réglée, et ils le savent. Il se peut qu'on conclue avec eux un traité de défense mutuelle d'ici moins d'un an, et ils le savent aussi sans doute. Ils ont d'excellents informateurs sur place.

- Comment en êtes-vous si s˚r ?

- Parce que nos amis de Taipei ont tout fait pour. On a toujours intérêt à

ce que l'adversaire en sache un maximum. Cela facilite la compréhension mutuelle, évite les malentendus et quantité d'erreurs d'interprétation... "

Rudedge marqua un temps. " Je me demande ce qu'ils ont prévu pour le déjeuner. "

Bon Dieu, se dit Gant. Puis il remercia le ciel de n'avoir pour mission ici que de donner des conseils économiques à ce diplomate. Ils se livraient entre eux à un jeu si différent de tout ce qu'il avait pu connaître jusqu'ici qu'il se faisait l'effet d'un chauffeur routier arrêté à une cabine téléphonique pour passer des ordres en Bourse avec son ordinateur portable-Lés journalistes des infos se pointèrent au déjeuner pour compléter leurs plans d'ambiance, à coup d'images de diplomates devisant aimablement sur des sujets comme la météo et la cuisine - les téléspectateurs s'imagineraient bien s˚r qu'ils traitaient d'affaires d'…tat, quand en fait la moitié des conversations lors de telles rencontres tournaient autour de l'éducation des enfants ou de l'éradication du chiendent sur la pelouse.

Tout cela n'était en réalité qu'une forme de statagème qui n'était pas sans rappeler d'autres pratiques, comme Gant commençait seulement à l'entrevoir.

Il vit Barry Wise s'approcher de Rutledge, sans micro ni caméra à

proximité.

" Alors, comment ça se passe, monsieur le ministre ? demanda le reporter.

- Très bien. En fait, nous avons eu une excellente séance d'ouverture ", l'entendit répondre Gant. quel dommage, songea Télescope, que le public ne puisse pas voir ce qui se passait vraiment. Ce serait un succès d'audimat.

Côté délire, n'importe quelle émission comique paraîtrait aussi drôle que Le Roi Lear

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et, côté animation, le championnat du monde d'échecs aurait des airs de championnat du monde de boxe poids lourds. Mais toutes les activités humaines avaient leurs règles et celles-ci étaient simplement différentes.

"Voici notre copain", observa le flic quand la voiture démarra. C'était Suvorov/Koniev avec sa Mercedes classe C. La plaque minéralogique correspondait, tout comme le visage aperçu aux jumelles.

Provalov avait réussi à mettre sur le coup la fine fleur de la police locale, avec même un renfort du Service fédéral de la sécurité, ex-Deuxième Direction principale de l'ex-KGB, les tra-queurs d'espions professionnels qui avaient mené la vie dure aux agents étrangers en mission à Moscou. Ils étaient toujours aussi bien équipés, et même s'ils ne bénéficiaient plus du budget d'an-tan, il n'y avait rien à redire à leur formation.

Le problème, bien s˚r, était qu'ils en étaient parfaitement conscients et qu'ils en concevaient une certaine arrogance corporatiste qui ne manquait pas d'irriter gravement ses collègues de la Brigade criminelle. Malgré

tout, ils restaient des alliés bien utiles. C'était un total de sept véhicules qui assurait la surveillance. En Amérique, le FBI aurait mobilisé

en plus un hélicoptère mais Michael Reilly n'était pas là pour faire ce genre d'observation condescendante, au plus grand soulagement de Provalov.

L'Américain était devenu un ami, un mentor doué en matière d'enquête criminelle, mais il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin. Des camions équipés de caméras vidéo étaient là pour enregistrer l'opération et toutes les voitures avaient deux agents pour que la conduite n'interfère pas avec la surveillance. Ils suivirent Suvorov/Koniev jusqu'au centre de Moscou.

Derrière, dans son appartement, une autre équipe avait déjà forcé la serrure et investi les lieux. Ce qui s'y déroula était aussi bien réglé

qu'un ballet du BolchoÔ. Une fois dans la place, les inspecteurs s'immobilisèrent, scrutant l'appartement en quête

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de mouchards éventuels, des trucs aussi innocents qu'un cheveu coincé dans une porte de placard pour révéler que quelqu'un l'avait ouverte. Provalov avait enfin récupéré le dossier de Suvo-rov au KGB et il avait la liste de tous les trucs qu'on lui avait enseignés - il s'avéra que sa formation avait été complète et que l'intéressé avait obtenu des notes, disons, passables la plupart du temps : pas assez remarquables pour lui valoir une chance d'aller opérer comme agent " secret " chez l'" Ennemi principal ", à

savoir les …tats-Unis, mais assez bonnes toutefois pour qu'il devienne spécialiste de l'espionnage diplomatique ; il avait passé l'essentiel de son temps à éplucher les informations recueillies par d'autres, mais il allait parfois se mouiller sur le terrain pour recruter et " mettre en place " des agents. ¿ cette occasion, il avait noué des contacts avec toutes sortes de diplomates étrangers, y compris trois Chinois qui lui avaient servi à recueillir des informations diplomatiques mineures : en gros, des bruits de couloir, mais qu'on considérait malgré tout comme utiles. Sa dernière mission à l'extérieur s'était déroulée de 1989 à 1991, à l'ambassade d'Union soviétique à Pékin, o˘ il avait une fois encore tenté

de recueillir des informations diplomatiques, visiblement avec un certain succès cette fois-ci. Personne à l'époque n'avait mis en doute cette prouesse, nota Provalov, peut-être parce qu'il avait déjà remporté quelques victoires mineures contre le corps diplomatique de ce même pays alors qu'il était en poste à Moscou. Son dossier indiquait qu'il savait écrire et parler le chinois, des compétences acquises à l'école du KGB qui avait fait de lui un sinologue.

Une des difficultés des missions d'espionnage était que ce qui paraissait suspect était souvent innocent, et que ce qui paraissait innocent pouvait bien être suspect. Un espion était censé établir le contact avec des ressortissants ou d'autres espions étrangers, et celui-ci pouvait alors exécuter une manoeuvre qu'on qualifiait de " retournement ", consistant à

transformer un adversaire en informateur. Le KGB avait procédé ainsi bien souvent, et une partie du prix à payer était que vos propres agents pouvaient en être victimes, moins encore quand vous aviez le dos tourné que quand vous les surveilliez. La période 1989-1991 avait été celle de la glasnost, l'ouverture qui avait détruit l'Union soviétique 407

aussi s˚rement que la petite vérole avait anéanti les tribus primitives. En ce temps-là, le KGB avait lui aussi ses problèmes, se rappela Provalov, alors imaginons que les Chinois aient recruté Suvorov ? L'économie chinoise venait tout juste de redémarrer à l'époque, ils avaient des fonds à

distribuer, peut-être pas autant qu'avaient toujours semblé en avoir les Américains, mais assez cependant pour app‚ter un fonctionnaire soviétique menacé par la perspective de perdre bientôt son emploi.

Mais qu'avait fait Suvorov, depuis ? Il conduisait désormais une Mercedes, et ce n'était pas le genre de cadeau qu'on trouvait dans une pochette-surprise. La vérité était qu'ils n'en savaient rien, et que le découvrir n'allait pas être évident. Klementi Iva-novitch Suvorov, alias Ivan lourevitch Koniev, ne payait pas d'impôts sur le revenu, mais cela ne le mettait qu'à égalité avec la majorité des citoyens russes qui ne voulaient pas se laisser emmerder par de telles futilités. Et là non plus, ils n'avaient pas voulu interroger ses voisins. On était en ce moment même en train de vérifier leur identité pour voir si l'un d'eux n'aurait pas été un ancien du KGB et donc, peut-être, un allié du suspect. Non, il n'était surtout pas question de lui mettre la puce à l'oreille.

L'appartement semblait " propre " au sens policier du terme. Dès lors, ils entamèrent la fouille. Le lit était en désordre. Suvo-rov/Koniev était un homme et donc pas franchement soigneux. Le mobilier et les objets étaient toutefois de qualité, pour l'essentiel de fabrication étrangère. Beaucoup d'appareils électroménagers allemands - une mode répandue chez les Russes aisés. Les enquêteurs qui portaient des gants de chirurgien ouvrirent le frigo pour procéder à un examen visuel (réfrigérateurs et congélateurs étaient des cachettes réputées). Rien de spécial. Puis les tiroirs de la commode. Le problème était qu'ils avaient un temps limité et que dans n'importe quel logement il y avait trop d'endroits pour planquer des trucs

- qu'ils soient roulés dans une paire de chaussettes ou glissés à

l'intérieur d'un rouleau de papier hygiénique. Ils ne s'attendaient pas à

trouver grand-chose mais ils devaient au moins faire cet effort - il était plus compliqué d'avoir à expliquer à ses supérieurs pourquoi on ne l'avait pas fait que de justifier l'intérêt d'envoyer une équipe d'enquêteurs g‚cher leur temps précieux de professionnels qualifiés.

Ailleurs, on mettait le téléphone sur écoute. Ils avaient bien songé à

placer des caméras ultra-miniaturisées. Elles étaient si faciles à

dissimuler que seul un génie paranoÔaque serait susceptible de les trouver, mais leur installation prenait du temps (le plus dur était de faire courir les c‚bles jusqu'au poste de surveillance), or du temps, ils n'en avaient pas. Résultat, le chef de groupe avait un portable dans sa poche de chemise, et la vibration de la sonnerie l'avertirait du retour de leur gibier, auquel cas ils remballeraient et fileraient en vitesse.

Il était à douze kilomètres de là. Derrière lui, les voitures de filature se relayaient, échangeant leur place avec l'habileté des avants de l'équipe nationale de foot enfonçant la défense adverse. Dans le véhicule de commandement. Provalov observait tout en écoutant le chef de la section du KGB/SVR, le Service fédéral de sécurité, guider ses hommes par radio à

l'aide d'une carte. Toutes les voitures étaient sales et c'étaient des modèles anonymes, relativement anciens, qui auraient pu appartenir à des fonctionnaires municipaux ou des chauffeurs de taxis clandestins, prompts à

foncer et manouvrer pour se planquer au milieu de leurs semblables. En général, le second occupant était installé sur la banquette arrière, pour simuler le client d'un taxi, tandis que les chauffeurs avec leur portable pouvaient communiquer avec leur base sans éveiller les soupçons. «a, nota le chef du SFS à l'intention du flic, c'était un des avantages des nouvelles technologies.

Puis leur vint le signal annonçant que le sujet venait de s'arrêter et de garer sa voiture. Les deux véhicules de surveillance en contact visuel poursuivirent leur route, laissant de nouveaux collègues s'approcher et s'immobiliser.

" II descend, annonça un commandant du Service fédéral de sécurité. Je le suis à pied. " Le commandant était jeune pour son grade, preuve qu'il était précoce et prometteur. L'homme était en outre séduisant, vingt-huit ans, tenue chic et co˚teuse, comme cette nouvelle génération d'hommes d'affaires moscovites. Il avançait en parlant au téléphone avec animation, tout le 408

409

contraire d'un flic effectuant une filature discrète. Cela lui permit de se rapprocher à moins de vingt mètres du sujet pour épier le moindre de ses gestes. Et il fallait bien son regard d'aigle pour saisir une manouvre des plus élégantes. Suvorov/Koniev s'assit sur un banc, la main droite déjà

glissée dans sa poche de pardessus, tandis que de la gauche, il dépliait le quotidien du matin qu'il avait pris en sortant de la voiture - et c'est ce qui mit aussitôt la puce à l'oreille du commandant. Le journal était l'accessoire favori de l'espion, il permettait de cacher sa main pendant qu'elle opérait, à l'instar du prestidigitateur qui agite ostensiblement une main tandis que l'autre réalise en fait le tour. Et c'était si bien fait qu'un homme non averti n'aurait jamais pu saisir le geste. Le commandant alla s'installer sur un banc voisin, composa un autre numéro bidon sur son portable et feignit de parler à un associé, puis il vit le sujet de sa surveillance se lever et regagner avec une désinvolture étudiée la Mercedes garée au bord du trottoir.

Le commandant Efremov appela un vrai numéro sitôt que le sujet fut éloigné

de cinquante mètres. " Ici Pavel Gregorievitch, je reste pour voir ce qu'il a laissé ", annonça-t-il à la base. Il croisa les jambes, alluma une cigarette, attendant que le sujet soit remonté en voiture puis ait redémarré. Dès que la voiture fut hors de vue, Efremov se dirigea vers l'autre banc et t‚tonna en dessous. Oui ! Un plot magnétique. Suvorov y recourait depuis un certain temps. Il avait collé un disque métallique sous les lattes en bois peint en vert, ce qui lui permettait d'y fixer une boîte aux lettres : un réceptacle magnétique d'environ un centimètre d'épaisseur, lui révéla sa main t‚tonnante. Leur sujet était bel et bien " actif". Il venait d'exécuter un dépôt.

¿ cette nouvelle, Provalov éprouva le même frisson que lorsqu'on est le témoin oculaire d'un crime. Là, il s'agissait d'un crime contre la s˚reté

de l'…tat. Ils le tenaient. Désormais, ils pouvaient à tout moment l'arrêter. Mais ils n'en feraient rien, bien s˚r. Le chef des opérations assis à côté de lui ordonna à Efremov de récupérer la " boîte aux lettres "

pour examen. Ils devraient faire vite, parce qu'il fallait la remettre en place. Ils ne tenaient que l'un des deux membres du duo d'espions. L'autre allait venir effectuer la récupération.

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C'était l'ordinateur. Obligé. Ils l'allumèrent. En parcourant le disque, ils y trouvèrent quantité de dossiers mais l'un d'eux, notèrent-ils presque aussitôt, contenait un fichier crypté. Le programme de chiffrement était inédit pour eux. Il était américain, et ils en relevèrent le nom. Ils ne pouvaient guère faire mieux pour l'instant... Ils n'avaient pas sous la main de disquette pour recopier le fichier crypté. Cela, ils pourraient toujours y remédier et ils en profiteraient alors pour recopier aussi le programme de chiffrement. Ensuite, il faudrait qu'ils placent un mouchard dans le clavier. Cela leur permettrait de récupérer le mot de passe de Suvorov pour décrypter le fichier. Cette décision prise, l'équipe de fouille quitta l'appartement.

La phase suivante était quasiment réglée comme du papier à musique. Ils reprirent la filature de la Mercedes avec toujours le même ballet de véhicules mais le changement intervint quand un camion-benne (toujours la forme de vie dominante dans les rues de Moscou) s'approcha. Le sujet gara aussitôt la berline allemande et sortit d'un bond, juste le temps de fixer un bout de papier adhésif à un réverbère avant de remonter en voiture. Il ne s'attarda même pas à scruter les alentours, comme s'il avait effectué

une opération de routine.

Mais ce n'était pas le cas. Il venait de poser un fanion, un signal destiné

à prévenir un correspondant inconnu que la boîte aux lettres contenait quelque chose. Passant à pied ou en voiture, ledit inconnu aviserait le ruban et saurait alors o˘ aller. Donc, il leur fallait examiner immédiatement le réceptacle et le remettre en place au plus vite pour ne pas avertir l'espion ennemi que sa petite manouvre avait été déjouée. Cela, il ne le fallait le faire qu'en toute dernière extrémité, parce que ce genre d'opération était comme de détricoter le chandail sur la peau d'une jolie femme. On ne s'arrêtait de tirer le fil que lorsque les nibards étaient dévoilés, confia le commandant du SFS à Provalov.

24 Infanticide

quoi, ça ? demanda le président lors de la réunion matinale.

- Une nouvelle source Sorge, baptisée Fauvette. J'ai peur qu'elle ne soit pas aussi bonne du point de vue renseignement, même si elle nous révèle malgré tout certains... détails sur leurs ministres ", ajouta le Dr Goodley, avec une délicatesse feinte.

qui que soit cette Fauvette, vit Ryan, elle - pas de doute, en effet, c'était une femme - tenait un journal très intime. Elle aussi travaillait avec le ministre Fang Gan ; celui-ci semblait manifestement entichée d'elle, et même si ce sentiment n'était pas exactement réciproque, la femme ne manquait pas de consigner en détail ses activités. Toutes ses activités, nota Ryan dont les yeux s'arrondirent.

" Dites à Mary Pat qu'elle pourra toujours fourguer ça à Hus-tler, si elle veut, mais franchement, merde, j'ai pas besoin de ça à huit heures du matin.

- Elle a cru bon de le joindre pour vous situer le genre de la source, expliqua Ben. Le matériel n'est pas aussi étroitement ciblé que celui que nous fournit Songbird, mais MP pense que c'est très révélateur sur le caractère du bonhomme, ce qui est toujours utile, sans compter qu'il y a malgré tout un certain contenu politique lié aux détails concernant la vie sexuelle de Fang. Il apparaît que c'est un homme de... ma foi, d'une vigueur fort estimable, j'imagine, même si la jeune femme en question 412

préférerait de toute évidence un amant plus jeune. Or, il se trouve qu'elle en avait un mais ce Fang lui a flanqué la trouille.

- Possessif, le vieux salopard, nota Ryan en parcourant le passage. Enfin, j'imagine qu'à cet ‚ge, on se raccroche à ce qu'on peut. Est-ce que ça nous révèle quelque chose ?

- Monsieur, cela nous révèle quelque chose sur le type d'individus qui prennent les décisions là-bas. Ici, on les qualifierait de prédateurs sexuels.

- Dont nous avons quelques spécimens dans la fonction publique, nous aussi

", observa Ryan. La presse venait de sortir un scandale analogue impliquant un sénateur.

" Enfin, pas dans ce bureau, fit remarquer Goodley à son président.

- C'est que votre président est marié à une chirurgienne. qui sait manier les instruments tranchants, observa Ryan avec un sourire ironique. Donc, l'histoire de Taiwan, hier, n'était qu'une ruse parce qu'ils n'ont pas encore trouvé comment régler leurs problèmes de balance commerciale ?

- Apparemment, et en effet, cela semble un peu bizarre, MP pense par ailleurs qu'ils pourraient avoir une source ici, à un échelon mineur. Selon elle, ils en savent un petit peu plus qu'ils ne pourraient en avoir appris par la seule lecture de la presse.

- Oh, parfait, r‚la Jack. Alors, qu'est-ce qui s'est passé ? Les entreprises japonaises ont fourgué aux Chinois leurs anciens informateurs ?

"

Goodley haussa les épaules. " On ne peut pas encore dire.

- Demandez à Mary Pat d'en toucher un mot à Dan Mur-ray. Le contre-espionnage est l'affaire du FBI. Est-ce qu'il faut réagir tout de suite ou est-ce que cela risque de compromettre Songbird ?

- Ce n'est pas à nous d'en juger, monsieur, rappelant au chef de l'…tat qu'il était certes compétent, mais pas à ce point en la matière.

- Ouais, à un autre que moi. quoi d'autre ?

- La commission sénatoriale sur le renseignement aimerait vouloir mettre son nez dans la situation russe.

- Charmant. O˘ est le problème ?

- Ils semblent nourrir des doutes sur la fiabilité de nos amis 413

moscovites. Ils redoutent qu'ils n'exploitent les revenus de l'or et du pétrole pour reconstituer l'URSS et peut-être menacer l'OTAN.

- L'OTAN s'était étendue de quelques centaines de kilomètres vers l'est, la dernière fois que j'ai regardé. La zone tampon ne risque plus d'atteindre nos intérêts.

- Au détail près que nous sommes désormais tenus de défendre la Pologne, crut bon de rappeler Goodley à son patron.

- Je n'ai pas oublié. Eh bien, dites au Sénat de débloquer les fonds pour acheminer une brigade motorisée à l'est de Varsovie. On pourrait s'installer dans une des anciennes bases soviétiques, non ?

- Si les Polonais nous y autorisent. Ils ne semblent pas s'inquiéter outre mesure, monsieur.

- Sont sans doute plus préoccupés par les Allemands, hein ?

- Correct, et ils ont un précédent historique.

- quand les Européens remarqueront-ils que la paix a fini par se faire une bonne fois pour toutes ? demanda Ryan, les yeux au ciel.

- Leur mémoire est chargée de pas mal de souvenirs historiques, certains fort récents, monsieur le président.

- J'ai bien un voyage prévu en Pologne, n'est-ce pas ?

- Oui, dans pas longtemps. Ils sont en train d'établir votre itinéraire.

- OK. Je dirai de vive voix au président polonais qu'il peut compter sur nous pour surveiller les Allemands. S'ils s'avisent de faire un écart... eh bien, on leur reprendra Chrysler. " Jack but une gorgée de café, regarda sa montre. " Autre chose ?

- «a devrait être tout pour aujourd'hui. "

Le président lui adressa un regard malicieux. " Et dites à Mary Pat que si jamais elle me transmet d'autres billets de la Fauvette, je veux qu'elle y joigne les photos.

- Ce sera dit, monsieur ", se marra Goodley.

Ryan reprit le rapport et le relut, plus lentement cette fois, entre deux gorgées de café et deux ricanements mais quelques grognements aussi. La vie était autrement plus facile quand il était le gars qui préparait ces rapports au lieu d'être celui qui devait se les carrer. Pourquoi ?

N'aurait-ce pas d˚ être l'inverse ?

414

Avant, c'était lui qui devait trouver les réponses et anticiper les questions, mais à présent que d'autres s'en chargeaient pour lui... sa t

‚che s'avérait paradoxalement plus difficile. Merde, ça ne tenait pas debout. Peut-être, conclut-il, parce que, après lui, l'information ne remontait pas plus haut. C'était à lui de prendre les décisions et donc, quelles que soient les options et les analyses émanant des échelons inférieurs, elles débouchaient en fin de compte sur lui. C'était analogue à

la conduite d'une voiture : son voisin pouvait lui dire de tourner à droite à la première rue, mais c'était lui qui était au volant et qui devait effectuer le virage, et si jamais quelqu'un lui rentrait dedans, c'est sur lui que ça retomberait. Durant quelques instants, Jack se demanda s'il ne serait pas plus compétent, un ou deux échelons plus bas dans le processus de décision, se livrant au travail d'analyse, dictant avec confiance ses recommandations... mais gardant toujours présent à l'esprit qu'un autre recevrait les louanges en cas de réussite et les reproches en cas d'échec.

C'est dans cette déconnexion des conséquences que résidaient la tranquillité et la sécurité. Mais c'était là un discours de pleutre, se dit Ryan. S'il y avait à Washington quelqu'un de plus apte que lui à prendre les décisions, il ne l'avait pas encore rencontré, et même si c'était là

faire preuve d'arrogance, il l'assumait.

Mais il aurait quand même d˚ y avoir quelqu'un de plus apte, se redit Jack, alors qu'approchait l'heure de son premier rendez-vous de la journée, et ce n'était pas sa faute s'il n'y en avait pas. Il consulta son agenda. Toute la journée était consacrée à des conneries politiques... excepté que c'était tout sauf des conneries. Toutes les décisions qu'il prenait dans ces murs affectaient d'une manière ou de l'autre la vie de ses concitoyens et cela suffisait à les rendre importantes, pour eux comme pour lui. Mais qui avait décidé de faire de lui le papa de la nation ? qu'est-ce qui le rendait si malin ? Les gens derrière son dos, ceux qui se trouvaient de l'autre côté des épaisses fenêtres du Bureau Ovale, tous attendaient de lui qu'il prît les bonnes décisions, et que ce soit en famille au dîner ou entre amis lors d'une partie de cartes, ils ne manqueraient pas de r‚ler et de se plaindre de celles qui leur déplairaient, comme s'ils savaient mieux que lui... ce qui était toujours facile à dire, de loin. Ici, c'était 415

une autre chanson. Et voilà pourquoi Ryan devait s'appliquer aux moindres détails, jusqu'aux menus des cantines - et ça, c'était pas de la tarte. Si vous aviez le malheur de donner aux gamins ce qu'ils aimaient, les nutritionnistes r‚laient en réclamant qu'on leur serve des baies et des racines saines et biologiques, quand la majorité des parents auraient sans doute choisi des hamburgers et des frites parce que c'était ce que les gamins mangeraient de toute façon alors que la nourriture, même saine, ne leur serait pas d'une grande utilité s'ils n'y touchaient pas. Il avait déjà eu l'occasion d'aborder le sujet une ou deux fois avec Cathy, et ils étaient sur la même longueur d'onde : elle laissait leurs propres gosses se gaver de pizzas tant qu'ils voulaient, prétendant que c'était riche en protéines et que d'ailleurs les enfants avaient un métabolisme qui leur permettait d'absorber à peu près n'importe quoi sans effet nuisible, mais elle reconnaissait volontiers que cette opinion la mettait en porte à faux avec ses collègues de Johns Hopkins. Alors, qu'était censé penser Jack Ryan, président des …tats-Unis et bardé de diplômes - docteur en philosophie de l'histoire, licencié en économie mais aussi expert-comptable agréé (celui-là, il n'arrivait même plus à se rappeler pourquoi il avait pris la peine de le passer) -, quand les experts (y compris celle qui était son épouse) étaient en désaccord ? Cette réflexion suscita un autre grognement. C'est alors que l'interphone bourdonna et que Mme Sumter lui annonça l'arrivée de son premier rendez-vous de la journée. Jack avait déjà

envie de lui taper une cigarette mais il ne pouvait pas faire ça avant d'avoir un trou dans son emploi du temps, parce que seuls Mme Sumter et quelques-uns de ses gardes du corps avaient le droit de savoir que le président des Etats-Unis souffrait, par intermittence, de ce genre de vice.

Bon Dieu, se répéta-t-il, comme si souvent à l'orée de sa journée de travail, qu'est-ce que je suis venu faire dans cette galère ? Puis il se leva, fit face à la porte, grand sourire accueillant estampillé

présidentiel, cherchant à se rappeler qui diable venait en premier pour discuter des subventions agricoles aux fermiers du Dakota du Sud.

416

L'avion, comme d'habitude, décollait d'Heathrow. Cette fois, c'était un Boeing 737, le vol jusqu'à Moscou étant relativement court. Les hommes de Rainbow occupaient toute la première classe, ce qui devrait ravir le personnel de cabine (même s'ils ne s'en doutaient pas encore) car ces passagers se montreraient d'une simplicité et d'une courtoisie exceptionnelles. Assis à côté de son beau-père, Chavez regardait docilement la vidéo donnant les consignes de sécurité, même si les deux hommes étaient conscients que si leur appareil devait s'aplatir à huit cents à l'heure, il ne leur serait guère utile de savoir o˘ se trouvait l'issue de secours la plus proche. Mais ce type d'événement était assez rare pour qu'on puisse l'ignorer. Ding sortit le magazine du filet devant lui et le feuilleta dans l'espoir d'y trouver un article intéressant. Il avait déjà acheté tous les produits disponibles au catalogue de la " boutique volante ", non sans provoquer parfois l'amusement apitoyé de son épouse.

" Alors, le petit bonhomme fait des progrès pour marcher ? s'enquit Clark.

- Ma foi, l'enthousiasme qu'il manifeste pour ce genre d'exercice fait plaisir à voir, ce grand sourire chaque fois qu'il arrive à rallier la table basse depuis la télé, comme s'il venait de remporter le marathon, de décrocher la médaille d'or, un baiser de Miss Amérique et son billet pour Disneyland.

- Les plus grandes choses sont faites d'une accumulation de petites, Domingo, observa Clark, alors que leur appareil entamait son roulage. Et l'horizon est plus proche quand on est aussi petit.

- Je suppose, monsieur C. Mais c'est quand même marrant... et assez mignon, concéda-t-il.

- Alors, c'est pas si pénible d'être le père d'un petit bonhomme, pas vrai ?

- J'ai pas à me plaindre, reconnut Chavez en abaissant son dossier maintenant que le zinc avait décollé.

- Comment se débrouille l'ami Ettore ? " Retour au boulot, décida Clark.

Ces histoires de grand-père, c'était bon un temps.

" Sa condition s'améliore. Il lui fallait un petit mois pour prendre le rythme. Il s'est fait un peu chahuter, mais dans l'en-417

semble, il l'a bien pris. Tu sais, il est malin. Un bon instinct tactique, surtout pour un flic, même pas un soldat.

- tre flic en Sicile, c'est pas vraiment la même chose que se taper des rondes sur Oxford Street, sais-tu ?

- Ouais, je suppose... mais en simulateur, il n'a pas encore fait une erreur de décision de tir, et ça c'est pas mal du tout. Le seul à avoir fait aussi bien jusqu'ici, c'est Eddie Priée. " Le simulateur d'entraînement d'Hereford ne faisait pas de cadeau dans sa présentation des scénarios tactiques possibles, au point qu'il n'hésitait pas à présenter un gamin de douze ans qui ramassait un AK-47 pour vous sulfater si vous ne faisiez pas gaffe. L'autre plan diabolique était une femme portant un bébé

qui se trouvait récupérer le pistolet d'un terroriste abattu avant de se tourner innocemment pour affronter les Hommes en noir. Ding avait déjà

réussi à l'abattre une fois, pour retrouver le lendemain matin sur son bureau une poupée de son, la figure tartinée de ketchup. Chez les membres de Rainbow, le sens de l'humour était une tradition très développée, quoique un brin perverse.

" Bon, alors qu'est-ce qu'on est censés faire, au juste ?

- L'ancienne Huitième Direction du KGB, leur service de protection rapprochée des personnalités, expliqua John. Ils redoutent une recrudescence du terrorisme intérieur... les Tchétchènes, je suppose, mais aussi des éléments d'autres nationalités désireuses de sortir du giron de la Russie. Alors, ils veulent qu'on les aide à former leurs gars à traiter la menace.

- quel est leur niveau ? " demanda Chavez.

Rainbow Six haussa les épaules. " Bonne question. Le personnel est composé

d'anciens membres du KGB, mais avec une formation de Spetsnaz, sans doute des militaires de carrière, pas les appelés qui font leur service de deux ans dans l'Armée rouge. Tous ont le grade d'officier mais avec une affectation de sergent. J'imagine qu'ils sont intelligents, convenablement motivés, sans doute en assez bonne condition physique, et qu'ils comprendront la mission. Cela dit, seront-ils à la hauteur de la t‚che ?

Sans doute pas, estima John. Mais d'ici quelques semaines, on devrait déjà

les avoir mis sur la bonne voie.

- Bref, on va jouer les instructeurs ? "

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Clark acquiesça. " C'est ce que j'ai cru comprendre, ouais.

- Pas mal ", commenta Chavez, alors qu'apparaissait le menu du déjeuner.

Pourquoi les repas servis dans les avions ne correspondaient-ils jamais à

votre attente ? C'était un dîner, pas un déjeuner. qu'est-ce qu'ils avaient contre les hamburgers et les frites ? Oh, enfin, ils pourraient toujours se boire une bonne bière. Un truc qu'il avait fini par apprécier chez les Anglais, c'était leur bière. De ce côté, il doutait d'avoir la même chance avec les Russes.

L'aube sur Pékin était aussi sinistre que le promettait la pollution de l'air, estima Gant. Pour une raison inexplicable, son horloge biologique s'était redécalée, malgré les gélules noires et le sommeil à heures fixes.

Il s'était retrouvé éveillé aux premières lueurs de l'aube qui luttaient pour traverser une brume aussi épaisse qu'à Los Angeles les plus mauvais jours. Il n'y avait certainement pas d'Agence de protection de l'environnement dans ce pays ; pourtant ils n'avaient pas encore beaucoup de voitures... Le jour o˘ ça arriverait, la Chine pourrait résoudre son problème de surpopulation en la gazant à grande échelle. Il n'avait pas suffisamment voyagé pour savoir si c'était un problème spécifique aux pays marxistes - cela dit, il n'en restait plus des masses pour trouver des contre-exemples... Gant n'avait jamais fumé - c'était un vice qui avait quasiment disparu du milieu des traders, o˘ le stress des journées de travail habituelles suffisait amplement pour vous tuer sans apport extérieur - et ce niveau de pollution le faisait pleurer.

Comme il n'avait rien à faire et des masses de temps pour ça - une fois réveillé, il n'avait jamais pu se rendormir -, il décida d'allumer sa lampe de chevet et de parcourir certains des documents, dont la plupart lui avaient été donnés sans qu'on espère vraiment qu'il les lise. Le but de la diplomatie, avait un jour expliqué M. Spock dans Star Trek, était de prolonger une crise. Et il ne faisait pas de doute qu'en la matière, le discours sinuait assez pour qu'en comparaison le Mississippi paraisse aussi droit qu'un faisceau laser, mais comme un fleuve, il fallait bien au bout du compte qu'il débouche quelque part.

419

Ce matin, toutefois... qu'est-ce qui l'avait réveillé ? Gant regarda par la fenêtre, avisa la tache rosé orangé qui se formait à l'horizon, derrière les immeubles à contre-jour. Il les trouvait moches mais il savait que c'était juste parce qu'il n'y était pas habitué. Les vieilles b‚tisses de Chicago n'étaient pas franchement le Taj Mahal, et les baraques à charpente en bois de sa jeunesse n'étaient pas non plus le palais de Buckingham.

Malgré tout, le sentiment d'exotisme restait dominant. O˘ que porte son regard, tout lui paraissait étranger et il n'avait pas encore l'esprit assez cosmopolite pour surmonter cette impression première. Elle avait quelque chose d'une musique de fond dans un centre commercial : pas tout à

fait là, mais jamais vraiment absente. Il y décelait presque un pressentiment, mais il écarta cette idée. Rien ne motivait une appréhension quelconque. Il ignorait encore que les événements ne tarderaient pas à le démentir.

¿ son hôtel, Barry Wise était déjà levé, attendant qu'on lui monte son petit déjeuner - l'établissement appartenait à une chaîne américaine et le menu était une assez bonne approximation de son équivalent américain. Le bacon local serait sans doute différent mais même les poules chinoises pondaient des oufs, sans aucun doute. Son expérience de la veille avec les petits pains n'avait guère été concluante et Wise était de ceux qui ont besoin d'un solide breakfast pour attaquer la journée du Jbon pied.

¿ la différence de la plupart des correspondants et journalistes des chaînes américaines, Wise cherchait le sujet original. Son producteur était un partenaire, pas un donneur d'ordres. Il y voyait l'origine de ses nombreuses récompenses, même si sa femme bougonnait chaque fois qu'elle devait dépoussiérer tous ces foutus trophées exposés derrière le bar du sous-sol.

Il avait besoin d'un sujet inédit pour aujourd'hui. Son public américain risquait de se lasser s'il leur resservait images d'archives et plans d'ambiance pour illustrer des commentaires sur les négociations commerciales. Il avait besoin de couleur locale, un truc susceptible d'aider les Américains à entrer en résonance

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avec les autochtones. Pas évident, d'autant qu'ils avaient eu leur dose d'histoires de restaurants chinois qui étaient à peu près le seul truc du pays avec lequel la majorité des Américains étaient familiarisés. quoi, alors ? que pouvaient avoir en commun l'Américain moyen et le citoyen de la République populaire de Chine ? Pas grand-chose, estima Wise, mais il devait bien y avoir quelque chose d'exploitable. Il était debout quand le petit déjeuner arriva, contemplant le paysage par la baie vitrée tandis que le serveur rapprochait du lit la desserte à roulettes. Il se trouva qu'ils s'étaient emmêlés avec sa commande, du jambon à la place du bacon, mais le jambon avait l'air correct et il laissa passer, donnant même un pourboire au garçon avant de retourner s'asseoir.

quelque chose, se répéta-t-il en se servant du café, mais quoi ? Ce ne serait pas la première fois qu'il serait confronté à ce problème. Les écrivains reprochaient souvent aux journalistes leur tendance à la "

créativité ", mais le processus était bien réel. Trouver des sujets intéressants était doublement plus dur pour les journalistes parce qu'au contraire des romanciers, ils ne pouvaient pas inventer. Ils devaient utiliser le réel, et le réel se montrait parfois pénible. Barry Wise t

‚tonna dans le tiroir de la table de nuit pour en sortir ses lunettes... et là, surprise !

Enfin, pas tant que ça. C'était une tradition bien ancrée dans n'importe quel hôtel américain : la Bible Gideon. Si elle était là, c'était sans doute uniquement parce que les propriétaires et les gérants étaient américains et qu'ils avaient d˚ passer un accord avec cette organisation chrétienne... mais quel drôle d'endroit pour trouver une Bible. La Chine populaire n'était pas précisément couverte d'églises. Y avait-il tant de chrétiens que ça ? Humph. «a valait le coup d'enquêter. Il y avait peut-

être là matière à un sujet... En tout cas, c'était toujours mieux que rien.

Cette décision vaguement prise, il attaqua son petit déj. ¿ l'heure qu'il était, son équipe devait être en train de se réveiller. Il demanderait à

son producteur de lui trouver un pasteur quelconque, voire un prêtre catholique. Un rabbin, ce serait peut-être trop espérer. Cela voudrait dire aller chercher du côté de l'ambassade d'IsraÎl, et là, c'était de la triche, pas vrai ?

421

" Comment s'est passée ta journée, Jack ? " demanda Cathy. La soirée était imprévue. Ils n'avaient rien à faire, pas de dîner politique, pas de discours, pas de réception, pas de pièce ou de concert au Kennedy Center, pas même une réception intime de vingt ou trente personnes dans la partie résidentielle de la Maison-Blanche, réceptions que Jack détestait et Cathy adorait, parce qu'ils pouvaient y inviter les gens qu'ils connaissaient et qu'ils aimaient bien, ou en tout cas ceux qu'ils avaient envie de rencontrer. Jack n'avait rien contre les soirées proprement dites, mais il estimait que l'étage des chambres de la Maison (comme l'appelaient ses gardes du corps) était le seul espace privé qui lui restait - même leur résidence de Peregrine Cliff au bord de la baie de Chesapeake avait été

rééquipée par la Sécurité. Désormais, elle était dotée de diffuseurs anti-incendie, d'au moins soixante-dix lignes téléphoniques, d'un système d'alarme digne d'un site d'entreposage d'armes nucléaires, et d'une annexe pour loger le détachement de gardes du corps qui s'y déployait les week-ends, lorsque les Ryan décidaient de voir s'ils avaient toujours une maison o˘ se retirer quand ils en avaient par-dessus la tête de croupir dans ce musée officiel.

Mais ce soir, rien de tout cela. Ce soir, ils étaient presque redevenus des gens comme tout le monde. La différence était que si Jack voulait une bière ou un verre, il ne pouvait pas aller se servir à la cuisine. Pas question.

Interdit. Il devait le demander à l'un des huissiers de la Maison-Blanche, qui prendrait l'ascenseur pour aller le chercher soit aux cuisines du sous-sol, soit au bar de l'étage supérieur. Il aurait pu bien s˚r insister pour se préparer lui-même sa boisson, mais cela e˚t été insultant pour les huissiers, et même si ces hommes, en majorité noirs (d'aucuns disaient qu'ils descendaient en droite ligne des esclaves personnels d'Andrew Jackson), ne s'en formaliseraient pas, il semblait bien inutile de les vexer. De toute façon, Ryan n'avait jamais été du genre à faire faire son boulot par les autres. Oh, bien s˚r, c'était sympa d'avoir ses chaussures cirées tous les soirs par un gars qui n'avait rien d'autre à branler et qui en retirait un confortable salaire aux frais du contribuable, mais ça lui semblait tout simplement déplacé de se faire servir ainsi, comme une tête couronnée, quand son père avait été simple inspecteur à la Brigade criminelle de Baltimore et qu'il lui avait fallu une bourse pour intégrer l'université de Boston. …tait-ce à cause de ses origines ouvrières et de son éducation ? Sans doute des deux, estima Ryan. Ces racines expliquaient aussi son comportement actuel, assis dans un fauteuil, un verre à la main, devant la télé, comme s'il était un individu normal -

pour changer.

L'existence de Cathy était en définitive celle qui avait le moins changé

dans la famille, hormis qu'elle se rendait désormais au travail en hélico, un VH-60 Blackhawk des marines, luxe auquel ni la presse ni les contribuables ne voyaient d'objection - surtout pas depuis que Sandbox ("

Bac à sable ", son pseudo pour la Sécurité), alias Katie Ryan, avait été

victime d'une attaque terroriste contre sa crèche. Les grands étaient partis regarder la télévision de leur côté et Kyle Daniel (Sprite, " Lutin

") était endormi dans son berceau. Et c'est pour cela que le Dr Ryan (nom de code Surgeon, " Chirurgien ") était elle aussi installée dans son fauteuil devant la télé, pour réviser ses bulletins de santé quotidiens tout en consultant une revue médicale car pour elle la formation permanente n'était pas un vain mot.

" Comment ça se passe à l'hôpital, chérie ?

- Plutôt pas mal, Jack. Bernie Katz a eu une autre petite-fille. Il n'arrête pas d'en parler.

- Duquel de ses gosses ?

- Mark. Il s'est marié il y a deux ans. On est allés à la cérémonie, rappelle-toi.

- Ah, l'avocat ? " Jack s'en souvenait vaguement, ça datait du bon vieux temps, avant cette maudite présidence.

" Ouais. Son autre fils, David, est toubib - il est à Yale, il termine son internat de chirurgien thoracique.

- Je le connais, celui-ci ? " II était incapable de se souvenir.

" Non. Il a fait ses études en Californie. ¿ l'UCLA. " Elle tourna la page de la dernière livraison du New England Journal of Médiane, puis décida de la corner. Elle avait trouvé un article intéressant sur une nouvelle découverte en matière d'anesthésie. Il faudrait qu'elle en discute à midi avec un des professeurs. Elle avait l'habitude de déjeuner avec ses collègues des différents services pour se tenir au fait de l'actualité

médicale. La pro-

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chaîne grande avancée, selon elle, serait en neurologie. Un de ses collègues de Hopkins avait découvert un médicament qui semblait provoquer la régénération des cellules nerveuses endommagées. Si cela débouchait, c'était le Nobel à tous coups. Ce ne serait jamais que le neuvième décroché

par la faculté de médecine de l'université Johns Hopkins. Pour sa part, ses travaux sur les lasers chirurgicaux lui avaient déjà valu un prix Lasker -

la plus haute distinction médicale en Amérique - mais ils n'avaient pas été

assez fondamentaux pour qu'elle ait droit au voyage de Stockholm. Elle ne s'en formalisait pas. L'ophtalmologie n'était pas une discipline pour la recherche théorique mais rendre la vue aux gens était bougrement gratifiant. Peut-être que le seul avantage de l'accession de Jack à la fonction présidentielle et de son statut de Première Dame était qu'elle avait désormais une bonne chance d'obtenir la direction de l'Institut Wilmer quand Bernie Katz déciderait de raccrocher (et s'il l'envisageait).

Elle pourrait toujours pratiquer - il était exclu qu'elle y renonce -, mais elle aurait en même temps la possibilité de superviser la recherche dans son domaine, de décider de l'attribution des subventions de recherche, des grandes orientations à prendre, et elle était convaincue d'y faire du bon travail. Alors, peut-être qu'après tout cette histoire de présidence n'était pas un g‚chis total.

Son seul vrai problème était que les gens s'attendaient à la voir se fringuer comme un top model, et si elle avait toujours aimé s'habiller, se transformer en mannequin de défilé ne l'avait jamais attirée. Elle estimait bien suffisant de pouvoir porter de belles robes du soir lors de ces fichues réceptions officielles auxquelles elle était tenue d'assister (et sans avoir à sortir un sou de sa poche, puisque toutes les robes étaient offertes par leurs créateurs). Du reste, la presse féminine n'appréciait pas trop ses choix vestimentaires habituels, comme si le port de la blouse blanche de laboratoire était une lubie personnelle - non, c'était son uniforme, au même titre que celui des marines en faction aux portes de la Maison-Blanche, et elle le portait avec la même fierté qu'eux. Peu de femmes (ou d'hommes, d'ailleurs) pouvaient se targuer d'être parvenus au faîte de leur profession. Elle, si.

En définitive, la soirée s'était avérée tout à fait agréable. Elle n'avait rien contre la passion de son époux pour la chaîne Histoire, même quand il se mettait à Jbougonner devant telle ou telle erreur dans un documentaire.

¿ supposer d'ailleurs que ce soit lui qui ait raison et le réalisateur qui ait tort... Son verre de vin était vide et comme elle n'avait rien de prévu pour le lendemain, elle fit signe à l'huissier de la resservir. La vie aurait pu être plus désagréable. Et puis, ils avaient eu cette terrible alerte avec ces salopards de terroristes mais gr‚ce à la chance et surtout à ce fantastique agent du FBI qu'Andréa Priée avait épousé, ils avaient survécu et elle doutait que pareil incident puisse se reproduire. Son détachement personnel de gardes du corps était là pour y veiller. Et son chef, l'inspecteur principal Roy Altman, inspirait autant de confiance dans sa t‚che qu'elle estimait en inspirer dans la sienne.

" Et voilà, Dr Ryan, dit le chambellan en lui présentant le verre rempli.

- Merci, George. Comment vont les enfants ?

- L'aînée vient d'être acceptée à Notre-Dame, répondit-il avec fierté.

- C'est magnifique. Elle a choisi quoi, comme discipline principale ?

- Médecine.

- Excellent. Si jamais je peux l'aider en quoi que ce soit, faites-le-moi savoir, d'accord ?

- Oui, m'dame, volontiers. " George savait qu'elle ne blaguait pas. Les Ryan étaient très aimés du personnel, malgré leur gaucherie vis-à-vis de tout le tralala. Il y avait une autre famille dont s'occupaient les Ryan, la veuve et les enfants d'un sergent de l'armée de l'air dont personne ne semblait bien saisir le rapport avec eux. Et Cathy s'était chargée personnellement de deux enfants de membres du secrétariat qui souffraient de problèmes oculaires.

" qu'est-ce que tu as de prévu pour demain, Jack ?

- Une allocution au Congrès des VFW, les anciens combat-1. Vétérans ofForeign Wars : association américaine des anciens combattants d'outre-mer. Créée en 1901 et possédant des délégations dans tous les …

tats, elle a son siège à Kansas City, Missouri (N. d. T.).

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tants d'outre-mer, à Atlantic City. J'y fais un saut en hélico après déjeuner. Pas mal, le discours que m'a pondu Callie.

- Je la trouve un peu bizarre.

- Elle est différente, admit le président, mais elle fait du bon boulot. "

Encore heureux, s'abstint de remarquer Cathy, que je n'ai pas à m'en taper trop de mon côté... Pour elle, un discours ça se limitait à expliquer à son patient comment elle allait lui réparer les yeux.

" Un nouveau nonce apostolique a été nommé à Pékin, indiqua le producteur.

Un Italien, le cardinal Renato DiMilo. Un vieux bonhomme, je ne sais rien de lui.

- Eh bien, peut-être qu'on peut aller faire un tour à la nonciature et le rencontrer, réfléchit tout haut Barry pendant qu'il nouait sa cravate. T'as l'adresse et le numéro de téléphone ?

- Non, mais notre contact à l'ambassade peut nous retrouver ça vite fait.

- File-lui un coup de bigo ", ordonna Wise d'une voix douce. Les deux hommes bossaient ensemble depuis onze ans, et c'est ensemble qu'ils avaient esquivé les balles et gagné ces trophées, ce qui n'était pas si mal pour deux anciens sergents des marines.

" D'ac. "

Wise jeta un coup d'oil à sa montre. Le timing était parfait, il pourrait préparer tranquillement son sujet, le balancer sur le satellite et Atlanta le monterait et le diffuserait à l'heure du petit déjeuner en Amérique. «a devrait largement occuper sa journée dans ce pays de sauvages. Merde, pourquoi ne pouvaient-ils pas organiser leurs négociations sur le commerce en Italie ? Il gardait un souvenir ému de la cuisine italienne, du temps o˘

il servait avec la flotte de Méditerranée. Et des Italiennes. Elles avaient un faible pour l'uniforme des marines. Enfin, elles n'étaient pas les seules.

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Une chose que ni le cardinal DiMilo ni monseigneur Schepke n'avaient réussi à apprécier, c'étaient les petits déjeuners à la chinoise, qui étaient totalement étrangers à ce que les Européens pouvaient servir pour commencer la journée. C'est pourquoi tous les matins, Schepke préparait le petit déjeuner avant l'arrivée du personnel chinois, leur laissant juste la vaisselle, ce qui était bien suffisant pour les deux prélats. L'un et l'autre avaient déjà dit leur première messe qui les obligeait à se lever dès six heures du matin, un peu comme des soldats, s'était souvent dit le vieil Italien.

Le quotidien matinal était VInternational Herald Tribune, un peu trop américano-centriste à son go˚t mais enfin, le monde était imparfait. Au moins le journal donnait-il les résultats de foot, et les deux hommes s'y intéressaient de près - c'était un sport que Schepke pouvait en outre encore pratiquer quand l'occasion se présentait. DiMilo, qui avait été lui-même un assez bon centre dans le temps, se contentait désormais de regarder et commenter les matches.

L'équipe de CNN avait son camion de reportage, un fourgon américain importé

en Chine depuis une éternité. Il était équipé d'une mini-parabole d'émission, un petit miracle technologique qui leur permettait d'être en contact instantané avec tous les points du globe par le truchement des satellites de communication. Sa seule limite était qu'elle ne pouvait fonctionner quand le véhicule était en mouvement, mais un technicien s'occupait déjà de résoudre ce problème, ce qui constituerait un avantage indéniable, parce qu'une équipe mobile risquait moins les interférences d'éventuels brouillages, quel que soit le pays o˘ elle devait opérer.

Ils disposaient également d'un GPS, qui leur permettait de se localiser partout, et de s'orienter dans toutes les villes dont ils avaient le plan sur CD-Rom. Avec ça, ils pouvaient se rendre à n'importe quelle adresse plus vite même qu'un chauffeur de taxi. Et gr‚ce à leur téléphone mobile, ils pouvaient obtenir ladite adresse, en l'occurrence auprès de l'ambassade américaine, qui avait celle de toutes les légations étrangères, parmi lesquelles

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la nonciature o˘ logeait le représentant du pape. Le téléphone leur permit également d'avertir de leur arrivée. Ce fut une voix chinoise qui répondit, suivie d'une autre à l'accent allemand, ce qui les surprit, mais toujours est-il que l'homme leur annonça qu'ils étaient les bienvenus.

Barry Wise avait son costume-cravate habituel et c'est donc un homme à

l'aspect soigné (encore un souvenir des marines) qui frappa à la porte.

Comme de juste, ce fut un autochtone (il avait failli dire indigène, mais c'était un rien raciste) qui l'accueillit et l'invita à entrer. Le premier Occidental qu'ils rencontrèrent n'avait pas l'air d'un cardinal : trop jeune, trop grand, et par trop germanique.

" Enchanté, je suis monseigneur Schepke.

- Bonjour, je suis Barry Wise, de CNN.

- Oui, fit Schepke avec un sourire. Je vous ai souvent vu à la télévision.

qu'est-ce qui vous amène ici ?

- Nous sommes venus couvrir les négociations commerciales sino-américaines mais nous avons décidé de chercher d'autres sujets d'intérêt. Nous avons découvert avec surprise que le Vatican avait une mission diplomatique en Chine. "

Schepke invita Wise dans son bureau et lui indiqua un fauteuil confortable.

" Je suis ici depuis plusieurs mois mais le cardinal n'est arrivé que récemment.

- Pourrai-je le rencontrer ?

- Certainement, mais son éminence est en ce moment en communication téléphonique avec Rome. Pouvez-vous patienter quelques minutes ?

- Bien entendu ", lui assura Wise. Il considéra l'évêque. L'homme était de carrure athlétique, imposant, très allemand. Wise s'était rendu à de nombreuses reprises dans ce pays, et il s'y était toujours senti un peu mal à l'aise, comme si le racisme qui avait engendré l'Holocauste était toujours latent, tapi et prêt à rejaillir. Dans une tenue différente, il aurait pu prendre Schepke pour un soldat, pourquoi pas un marine. L'homme semblait en bonne condition physique, plein d'intelligence, fin observateur, incontestablement.

" ¿ quel ordre appartenez-vous, si ce n'est pas indiscret ?

- La Société de Jésus ", répondit le prélat.

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Un jésuite. «a expliquait tout. " En Allemagne ?

- Correct, mais je suis désormais installé à Rome, à l'université Robert Bellarmine, et l'on m'a demandé d'accompagner ici son éminence, pour mes compétences linguistiques. " Son anglais était légèrement américanisé mais sans une once de canadianisme, grammaticalement parfait et d'une prononciation remarquablement précise.

Et pour ton intelligence, ajouta Wise, in petto. Il savait que le Vatican disposait d'un service de renseignements respecté, sans doute le plus ancien du monde. Donc, cet évêque était à la fois espion et diplomate, décida Wise.

" Je ne vous demanderai pas combien de langues vous parlez. Je suis s˚r que vous me battez à plates coutures ", observa le reporter. Il n'avait jamais vu ou entendu parler d'un jésuite idiot.

Sourire aimable de l'évêque. " C'est ma fonction. " Puis il avisa le standard téléphonique. Le témoin venait de s'éteindre. Schepke s'excusa pour entrer dans le bureau, puis il ressortit : " Son éminence va vous recevoir. "

Wise se leva et suivit le prêtre allemand. L'homme qu'il découvrit était corpulent et furieusement italien. Il n'était pas en soutane mais portait une veste et un pantalon, une chemise (ou était-ce un gilet ?) rouge sous le col clérical. Le correspondant de CNN ne se souvenait plus si le protocole exigeait qu'il baise l'anneau du prélat mais le baisemain n'était pas son truc, de toute façon, aussi opta-t-il pour la franche poignée de main, à l'américaine.

" Bienvenue à la nonciature, dit le cardinal DiMilo. Vous êtes notre premier journaliste américain. Je vous en prie... " II le convia à

s'asseoir.

" Merci, éminence. " Wise se souvenait au moins du terme à employer.

" Comment pouvons-nous vous venir en aide ?

- Ma foi, nous sommes dans la capitale pour couvrir les négociations commerciales... et nous cherchions un sujet de reportage sur la vie à

Pékin. Nous venons d'apprendre que le Vatican avait une ambassade et nous avons aussitôt pensé que nous pourrions avoir un entretien avec vous, éminence.

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- Magnifique, observa DiMilo avec un gracieux sourire sacerdotal. On trouve certes un petit nombre de chrétiens occidentaux à Pékin, mais ce n'est quand même pas Rome. "

Wise sentit une petite lumière s'éteindre. " Et des chrétiens chinois ?

- Nous n'en avons jusqu'ici rencontré que quelques-uns. Nous devons justement en voir un cet après-midi, du reste, un pasteur baptiste du nom de Yu.

- Vraiment ? " C'était une surprise. " Un baptiste autochtone ?

- Tout à fait, confirma Schepke. Un brave type, il a même fait ses études en Amérique, à l'université Oral Roberts.

- Un Chinois sorti d'Oral Roberts ? " s'étonna Wise avec une certaine incrédulité, tandis qu'un voyant EXCLUSIF ! se mettait aussitôt à clignoter dans sa tête.

" Oui, c'est assez peu commun, n'est-ce pas ? " observa DiMilo.

Il était déjà peu commun qu'un pasteur baptiste et un cardinal de l'…glise catholique s'adressent la parole, songea Wise, mais que cela se produise en ce lieu était aussi incongru que de voir un dinosaure arpenter les pelouses de Washington. S˚r qu'Atlanta allait apprécier.

" Pouvons-nous vous accompagner ? " demanda le correspondant de CNN.

La terreur la prit peu après son arrivée au travail. Elle s'y attendait, mais ce fut malgré tout une surprise, et f‚cheuse. Ce premier élancement dans le bas-ventre. La dernière fois, près de six ans plus tôt, la douleur avait annoncé la naissance de Ju-Long ; là aussi, cela l'avait surprise, mais cette grossesse-là était autorisée, et pas celle-ci. Elle avait espéré

que les contractions commenceraient le matin, mais un dimanche, chez elle, quand ils pourraient se débrouiller, elle et son mari, sans complications supplémentaires; seulement les bébés arrivaient quand ils l'avaient décidé, en Chine comme ailleurs, et celui-ci ne ferait pas exception à la règle. La question était de savoir si l'…tat lui laisserait le temps de pousser son premier cri, si bien que le

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premier élancement, le premier signe de contraction déclencha en elle un sentiment de terreur à la perspective de ce meurtre toujours possible.

C'était la culmination de ces semaines d'insomnies et de cauchemars qui la trouvaient au matin trempée de sueur. Ses collègues avaient vu son visage et s'interrogeaient. quelques filles de l'atelier avaient deviné son secret, même si elle n'en avait jamais discuté avec elles. Le miracle était que personne ne l'ait dénoncée - ce qui avait été sa plus grande frayeur -

mais ce n'était pas le genre de choses qu'on pouvait s'infliger entre femmes. Certaines avaient également donné naissance à des filles qui étaient mortes " accidentellement " un ou deux ans après, pour satisfaire le désir de leur mari d'avoir un héritier m‚le. C'était un autre aspect de la vie en Chine populaire qu'on abordait rarement dans les conversations, même entre femmes.

Et tandis que Yang Lien-Hua parcourait du regard l'atelier, elle sentait ses muscles annoncer que le travail était imminent, et tout ce qu'elle pouvait espérer, c'était que ça cesse, qu'elle ait un répit. Juste cinq heures, le temps de pouvoir rentrer chez elle accoucher ; ce ne serait peut-être pas aussi pratique qu'un week-end, mais ce serait toujours mieux qu'ici. " Fleur de lotus " se dit qu'elle devait se montrer forte et résolue. Elle ferma, les yeux, se mordit la lèvre, essaya de se concentrer sur sa t‚che, mais les élancements se transformèrent bientôt en sensation de gêne. Puis viendrait la douleur sourde, suivie par les vraies contractions qui l'empêcheraient de rester debout et à ce moment... quoi donc ? C'était son incapacité à prévoir les prochaines heures qui déformait ses traits plus encore que ne pourrait le faire la douleur. Elle redoutait la mort, et même si cette peur est commune à tous les êtres humains, la sienne concernait une vie qui était une part d'elle-même, sans être vraiment la sienne. Elle redoutait de la voir mourir, de la sentir mourir, de sentir disparaître une ‚me pas encore née, et même si elle était appelée à rejoindre Dieu, ce n'était certainement pas Son intention. Elle avait besoin de son conseiller spirituel. Elle avait besoin de son mari, quon.

Mais plus encore du révérend Yu. Comment pouvait-elle faire ?

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L'installation de la caméra fut rapide. Les deux hommes d'…glise observèrent les préparatifs avec intérêt, car c'était pour eux un spectacle inédit. Dix minutes plus tard, l'un comme l'autre furent déçus par les questions. Ils avaient déjà pu voir Wise sur le petit écran et s'attendaient à mieux de sa part. Ils ne se doutaient pas que le sujet qui l'intéressait se trouvait à quelques kilomètres et une petite heure de là.

" Bien, dit Wise une fois terminée l'interview prétexte. Pouvons-nous vous accompagner chez votre ami ?

- Mais certainement ", répondit son éminence en se levant. Il s'excusa parce que même les cardinaux devaient parfois se rendre aux toilettes avant de monter en voiture, en tout cas ceux qui avaient son ‚ge. Mais le prélat réapparut bientôt et rejoignit Franz. Ce dernier allait encore une fois prendre le volant, au grand désappointement de leur chauffeur et domestique qu'ils soupçonnaient d'être un indic du ministère de la Sécurité. La camionnette de CNN les suivit alors qu'ils sinuaient dans les rues avant de s'arrêter devant la modeste demeure du révérend Yu Fan An. Ils n'eurent aucun mal à se garer. Les deux prêtres catholiques descendirent et sonnèrent à la porte du pasteur. Yu nota qu'ils portaient un gros paquet.

" Ah ! s'exclama Yu avec un sourire étonné quand il leur ouvrit. qu'est-ce qui vous amène ici ?

- Mon ami, nous avons un cadeau pour vous ", répondit son éminence en lui tendant le paquet. C'était de toute évidence une grosse Bible, mais sans être original, le cadeau était néanmoins agréable. Yu les invita à entrer, puis il avisa les Américains.

" Ces reporters nous ont demandé s'ils pouvaient se joindre à nous, expliqua monseigneur Schepke.

- Mais bien s˚r ", dit aussitôt Yu, en se demandant si Gerry Patterson aurait l'occasion de voir le reportage, et qui sait même, son lointain ami Hosiah Jackson. Mais ils attendirent pour installer leurs caméras qu'il ait d'abord ouvert son cadeau.

Ce que fit Yu après s'être assis à son bureau ; découvrant l'objet, il leva les yeux, affichant une surprise considérable. Il s'était certes attendu à

une Bible, mais celle-ci avait d˚ co˚ter plusieurs centaines de dollars.

C'était une édition de la Bible anglaise de 1611, traduite en mandarin...

et magnifiquement

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illustrée. Yu se releva et contourna le bureau pour étreindre son collègue italien.

" que le Seigneur vous bénisse pour ce présent, Renato, dit-il avec une émotion profonde.

- Nous Le servons l'un et l'autre de notre mieux. J'y ai pensé et il m'a semblé que c'était un objet que vous aimeriez avoir ", répondit DiMilo comme il l'aurait fait remarquer à un brave curé de paroisse à Rome, parce que, en fin de compte, c'était bien ce qu'était Yu... Pas loin, en tout cas.

Dans son coin, Barry Wise se maudit de n'avoir pas filmé la scène. " On ne voit pas souvent une telle amitié entre catholiques et baptistes ", observa le journaliste.

Yu se chargea de répondre et cette fois, la caméra tournait : " Nous avons le droit d'être amis. Après tout, on bosse pour le même patron, comme vous diriez en Amérique. " II reprit la main de DiMilo et la serra chaleureusement. Il était rare qu'on lui fasse un cadeau venant du cour, et c'était si étrange de le recevoir ici, à Pékin, des mains d'un homme que certains de ses collègues américains traiteraient de papiste, et qui plus est, de papiste italien. La vie avait donc bien un but. La foi du révérend Yu était assez ancrée pour qu'il ait eu rarement des doutes à ce sujet, mais se le voir confirmer de temps en temps était une bénédiction.

Les contractions étaient trop rapides, et trop fortes. Lien-Hua les endura le plus longtemps possible, mais au bout d'une heure, elle eut l'impression d'avoir le ventre criblé de balles. Ses genoux se dérobaient. Elle fit de son mieux pour se maîtriser, rester debout, mais c'était trop. Son teint devint cireux, et elle s'effondra sur le sol en béton. Une collègue arriva aussitôt. Mère également, elle saisit d'emblée.

" Tu es à terme ?

- Oui. " Un " oui " émis dans un sanglot douloureux.

" Je file prévenir quon. " Et elle fonça aussitôt. C'est à cet instant précis que les choses se g‚tèrent pour Fleur de lotus.

Le contremaître remarqua une ouvrière qui courait, et il tourna aussitôt la tête pour en découvrir une autre, prostrée au

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sol. Il s'approcha, tel un badaud après un accident de la circulation, moins par désir de porter secours que par curiosité. Il avait rarement prêté attention à Yang Lien-Hua. Elle s'acquittait convenablement de sa t

‚che, sans trop s'attirer de cris ou de reproches, et elle était appréciée de ses collègues ; c'était à peu près tout ce qu'il savait d'elle, et il estimait n'avoir pas besoin d'en savoir plus. Pas de sang. Il ne s'agissait donc pas d'un accident ou des suites d'une défaillance mécanique. Bizarre.

Il la toisa quelques secondes, nota son inconfort et se demanda ce dont elle pouvait souffrir, mais il n'était ni médecin ni infirmier et ne désirait pas se mêler de ça. Bien s˚r, si elle avait saigné, il aurait essayé de lui mettre un pansement, de lui poser un garrot, mais ce n'était pas le cas, aussi resta-t-il planté là sans rien faire, en bon responsable, faisant sentir sa présence, mais sans aggraver la situation. Il y avait une aide-soignante à l'infirmerie, à deux cents mètres de là. L'autre fille avait sans doute couru la chercher.

Le visage de Lien-Hua se crispa après quelques minutes relativement paisibles, alors que survenait une autre contraction. Il vit ses paupières se serrer, ses traits p‚lir, sa respiration se transformer en halètement.

Oh, comprit-il soudain, c'est donc ça. Comme c'était bizarre. Il était censé être au fait de ces questions, afin d'être en mesure de prévoir les remplacements de poste. Puis il s'aperçut d'autre chose. Ce n'était pas une grossesse autorisée. Lien-Hua avait enfreint la loi et ce n'était pas censé

se produire, et cela pouvait avoir des retombées préjudiciables sur son atelier et sur lui, en tant que contremaître... lui qui voulait pouvoir se payer une voiture un jour...

" qu'est-ce qui se passe ? " lui demanda-t-il. Mais Yang Lien-Hua n'était pas en état de lui répondre. Les contractions se rapprochaient bien plus vite que pour la naissance de Ju-Long. Pourquoi ça n'a pas pu attendre samedi ? Pourquoi le Seigneur veut-il que mon enfant soit mort-né ? Elle faisait de son mieux pour prier entre deux douleurs, faisait tout son possible pour se concentrer, pour implorer la miséricorde de Dieu et son aide en ces instants de douleur, de terreur et d'épreuve, mais tout ce qu'elle voyait autour d'elle ne faisait que renforcer ses craintes. Elle ne lisait nul secours dans les yeux de

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son contremaître. Puis elle entendit à nouveau une cavalcade et, en relevant la tête, vit quon approcher, mais avant qu'il n'arrive à sa hauteur, le contremaître l'avait intercepté.

" que se passe-t-il ici ? lança l'homme, avec toute la rudesse du petit chef. Ta femme fait un bébé dans mon atelier ? Et un bébé non autorisé ? "

C'était à la fois une question et une accusation. "Ju hai!" - " Salope ! "

quon, quant à lui, voulait ce bébé autant que sa femme. Il ne lui avait pas avoué les terreurs qu'il partageait avec elle, parce qu'il avait trouvé

cela indigne d'un homme, mais cette dernière remarque du contremaître fut la goutte qui fit déborder le vase. Retrouvant ses réflexes de militaire, quon lui expédia un coup de poing, accompagné d'une imprécation de son cru : " Pok gai ! " Littéralement, " Tombe dans la rue " mais en l'occurrence, c'était plutôt : " Dégage, connard ! " Le contremaître s'entailla le cr‚ne en tombant, petit plaisir pour quon qui se vengeait ainsi de l'insulte faite à sa femme. Mais il avait d'autres soucis dans l'immédiat.

Il releva son épouse et la soutint de son mieux pour l'aider à rejoindre l'endroit o˘ étaient garés leurs vélos. Mais à présent, que faire ? Comme elle, quon aurait préféré que ça se passe sous leur toit o˘, dans le pire des cas, elle pourrait se faire porter malade. Mais là, il ne pouvait pas plus arrêter le processus qu'empêcher la terre de tourner. Il n'avait même pas le temps ou l'énergie de maudire le ciel. Il devait affronter la réalité comme elle se présentait, cahin-caha, à chaque seconde, et aider de son mieux sa femme bien-aimée.

" Oui, confirma Yu en dégustant son thé. ¿ l'université Oral Roberts dans l'Oklahoma. J'ai d'abord passé un diplôme d'ingénieur-électricien, puis j'ai fait un doctorat de théologie avant d'être ordonné prêtre.

- Je vois que vous êtes marié, nota le reporter en indiquant une photo au mur.

- Ma femme est repartie à Taiwan, s'occuper de sa mère qui est souffrante.

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- Alors, comment avez-vous fait connaissance ? demanda Wise, évoquant l'amitié entre Wu et le cardinal.

- C'est à l'initiative de Fan An, expliqua ce dernier. C'est lui qui est venu accueillir un nouveau venu dans... eh bien, on pourrait dire dans sa branche. " DiMilo faillit ajouter qu'ils aimaient bien boire ensemble mais il se retint, de peur de nuire à la réputation du pasteur devant ses paroissiens ; beaucoup de baptistes en effet refusaient d'absorber toute forme d'alcool. " Comme vous pouvez l'imaginer, les chrétiens ne sont pas si nombreux dans cette ville et ils doivent se serrer les coudes.

- Ne trouvez-vous pas étrange qu'un catholique et un bap-tiste se témoignent une telle amitié ?

- Pas du tout, répondit aussitôt Yu. qu'y aurait-il d'étrange ? Ne sommes-nous pas unis dans la même croyance ? " DiMilo acquiesça vigoureusement à

l'énoncé de cet article de foi aussi sincère qu'imprévu.

" Et qu'en pensent vos fidèles ? " s'empressa de demander alors le journaliste américain.

Le garage à bicyclettes devant l'atelier était fort encombré car bien rares étaient les ouvriers chinois à posséder une voiture, mais alors que quon aidait Lien-Hua à en gagner l'extrémité, ils furent repérés par un des vigiles de l'usine. Celui-ci faisait sa ronde, très imbu de sa personne, au guidon de son triporteur motorisé, un engin encore plus indispensable à son statut social que son uniforme et son insigne. Ancien sergent, comme quon, dans l'Armée populaire de libération, il n'avait jamais perdu son sens de l'autorité et cela se sentait dans sa façon de s'adresser aux autres.

" Stop ! lança-t-il depuis son scooter. que se passe-t-il ? " quon se retourna. Lien-Hua, qui venait d'avoir une nouvelle contraction, avait les genoux fléchis, le souffle court, et il devait presque la traîner jusqu'à

leurs vélos. Soudain, il comprit que ça ne marcherait pas. Il était tout simplement impossible qu'elle arrive à pédaler. Ils étaient à onze rues de leur immeuble. Il pourrait sans doute l'aider à monter jusqu'à leur appartement, mais comment l'amènerait-il jusque-là ?

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" Ma femme... elle est malade ", dit quon, peu désireux (et redoutant) d'exposer la réalité du problème. Il connaissait ce vigile, son nom était Zhou Jinglin, et le type lui paraissait plutôt bon bougre : " J'essaie de la raccompagner à la maison.

- O˘ habites-tu, camarade ?

- Cité de la Longue Marche, au 72. Tu peux nous aider ? " Zhou les examina.

La femme paraissait mal en point. Même si son pays ne valorisait pas l'initiative personnelle, c'était une camarade en difficulté, et l'on était censé manifester sa solidarité, et par ailleurs leur appartement n'était qu'à une douzaine de rues, même pas un quart d'heure de trajet avec son engin lent et pétaradant. Il prit sa décision, fondée sur la solidarité

ouvrière.

" Charge-la à l'arrière, camarade !

- Merci, camarade ! " Et quon fit passer sa femme vers l'arrière du triporteur, la prit sous les fesses pour la hisser et la déposer dans le plateau en acier rouillé, derrière la cabine. Il monta à ses côtés, puis, d'un geste de la main, fit signe à Zhou de redémarrer vers l'ouest. Cette dernière série de contractions se révélait violente. Lien-Hua haletait, puis elle laissa échapper un cri, au grand désarroi de son mari, mais hélas, surtout, du conducteur qui, se retournant, découvrit une femme se tenant le ventre, en proie aux plus vives douleurs. Ce n'était certainement pas beau à voir et Zhou, s'étant déjà résolu à prendre une initiative, décida qu'il était peut-être temps d'en prendre une seconde. Leur itinéraire empruntait la rue Meishuguan et passait donc juste devant l'hôpital de Longfu qui, comme la plupart des CHU de Pékin, avait un service des urgences. Cette femme allait très mal, c'était une camarade, un membre de la classe ouvrière qui méritait son aide. Il se retourna. Comme tout bon mari, quon s'efforçait de réconforter son épouse, mais il ne pouvait pas faire grand-chose tandis que le triporteur cahotait sur la chaussée inégale à vingt kilomètres-heure.

Oui, décida Zhou, il devait le faire. Il tourna doucement le guidon pour virer, emprunta la rampe plus adaptée à des camions de livraison qu'à des ambulances et s'arrêta.

Il fallut plusieurs secondes à quon pour se rendre compte qu'ils avaient stoppé. Il regarda autour de lui, prêt à aider sa

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femme à descendre, quand il vit qu'ils n'étaient pas devant son immeuble.

Désorienté par les trente minutes qu'il venait de vivre dans l'affolement, il ne comprit pas o˘ ils se trouvaient, jusqu'au moment o˘ il vit une femme en uniforme émerger de la porte. Elle portait une espèce de bandeau autour de la tête -une infirmière ? …taient-ils à l'hôpital ? Non, il ne pouvait pas laisser faire ça.

Yang quon descendit, rejoignit Zhou. Il allait lui faire remarquer qu'il s'était trompé, qu'ils n'avaient rien à faire ici, mais les aides-soignants témoignaient d'une célérité peu coutumière

- comme par un fait exprès, c'était le calme plat aux urgences

- et une civière arriva aussitôt, poussée par deux hommes. Yang quon essaya de protester mais il fut refoulé sans ménagement par les deux robustes brancardiers, tandis que Lian-Hua était déposée sur la civière et conduite à l'intérieur avant qu'il ait eu le temps de dire ouf. Il inspira un bon coup, leur emboîta le pas et fut aussitôt intercepté par deux employés qui lui demandèrent les renseignements indispensables pour remplir le formulaire d'admission, le figeant aussi s˚rement (mais bien plus ignominieusement) qu'un homme armé d'un fusil.

En salle d'urgence, une femme médecin et une infirmière regardèrent les brancardiers transférer la jeune femme sur une table d'examen. Il ne leur fallut que quelques secondes pour saisir la situation. Elles échangèrent un regard. quelques secondes encore et elle était débarrassée de son bleu de travail, exposant son ventre distendu, aussi manifeste que le soleil levant. Il était tout aussi manifeste qu'elle était en plein travail et qu'il n'y avait pas réellement urgence. On pouvait la conduire à

l'ascenseur et la faire monter à l'étage, o˘ se trouvait le service d'obstétrique. La toubib rappela les brancardiers et leur dit de transférer la patiente. Puis elle se rendit au téléphone pour prévenir ses collègues de la maternité. Sa " mission " accomplie, elle retourna en salle de garde feuilleter un magazine en fumant une cigarette.

" Camarade Yang ? demanda un autre fonctionnaire, plus haut placé.

- Oui ? répondit le mari inquiet, encore bloqué dans la salle d'attente par les deux employés de l'accueil.

- On conduit votre femme à l'étage, dans le service d'obstétrique. Mais..., ajouta l'employé, il y a un problème.

- Lequel ? demanda quon, devinant la réponse, mais espérant malgré tout un miracle.

- Nous n'avons aucune trace dans nos dossiers de la grossesse de votre épouse. Vous dépendez pourtant de notre district sanitaire... vous habitez bien au 72, cité de la Longue Marche ?

- Oui, c'est là que nous habitons ", balbutia quong, cherchant désespérément un moyen de se sortir de ce piège. Il n'en voyait nulle part.

" Ah. " Le fonctionnaire hocha la tête. " Je vois. Merci. ¿ présent je dois passer un coup de fil. "

C'était le ton sur lequel il venait de prononcer cette dernière phrase qui terrifia quon : Ah oui, je dois vérifier qu'on a bien sorti la poubelle. Ah oui, le carreau est cassé, je vais essayer de trouver un vitrier. Ah oui, une grossesse non autorisée, je vais appeler là-haut les prévenir de tuer le bébé dès son apparition.

¿ l'étage, Lien Hua pouvait lire la différence dans leurs regards. Au moment de l'accouchement de Ju-Long, il y avait de la joie, de l'impatience dans le regard des infirmières qui l'assistaient. On devinait les sourires qui plissaient les yeux au coin des masques chirurgicaux... mais pas cette fois-ci. quelqu'un était entré alors qu'elle était dans la salle de travail numéro 3, avait glissé un mot à l'infirmière ; celle-ci avait rapidement tourné la tête vers la table o˘ était installée Lien-Hua et, dans ses yeux, la compassion avait soudain laissé place à... autre chose. Lien-Hua n'aurait su dire quoi exactement mais elle en comprit le sens. Même si elle y répugnait, l'infirmière était prête à aider celui qui se chargerait de la t‚che, parce qu'elle le devait. La Chine était un pays o˘ les gens faisaient ce qu'on leur ordonnait de faire, quel que soit leur avis ou leur sentiment. Lien-Hua sentit venir une autre contraction. Le bébé voulait 439

naître, sans savoir qu'il était voué à la destruction au nom de l'…tat.

Mais le personnel hospitalier le savait. Avec Ju-Long, ils s'étaient tenus tout près d'elle, veillant à ce que tout se passe bien. Pas cette fois.

Cette fois, ils se tenaient à l'écart, préférant ne pas entendre les cris d'une mère qui se battait pour faire venir... la mort.

Au rez-de-chaussée, quon avait compris, lui aussi. Il lui revenait à

présent le souvenir de son premier-né, Ju-Long, le contact de son petit corps entre ses bras, ses gazouillis, son premier sourire... ses premiers efforts pour s'asseoir, ramper, se redresser, ses premiers pas dans leur petit appartement, ses premiers mots... mais leur petit Grand Dragon était mort, broyé sous les roues d'un autobus. Un destin funeste l'avait arraché

à ses bras et jeté sur la chaussée comme une épave, un détritus... et voilà

que l'…tat s'apprêtait à assassiner son deuxième enfant. Et tout cela allait se produire juste au-dessus de lui, à quelques mètres à peine, sans qu'il y puisse rien... Ce sentiment d'impuissance n'était pas inconnu des citoyens de Chine populaire o˘ la loi d'en haut était la loi, même quand elle s'opposait aux plus profondes aspirations humaines. Les deux forces luttaient dans l'esprit de l'ouvrier Yang quon. Ses mains tremblaient alors qu'il se débattait avec ce dilemme. Il plissait les yeux, fixant sans le voir le mur de la salle, mais le fixant quand même... une solution, il devait bien y avoir une solution...

Voilà : il y avait un taxiphone. Et il avait des pièces. Et il se rappelait le bon numéro. Alors Yang quon décrocha le combiné et composa le numéro, incapable de trouver en lui les ressources pour modifier lui-même le destin, mais espérant les trouver chez un autre...

" Je vais répondre, dit en anglais le révérend Yu, qui se leva et sortit décrocher le téléphone.

- C'est quelqu'un, hein ? remarqua Wise en s'adressant aux deux prêtres catholiques.

- Un homme remarquable, convint le cardinal DiMilo. Un 440

bon pasteur pour ses ouailles, et l'on ne peut guère espérer mieux. "

Monseigneur Schepke tourna la tête en remarquant le ton de Yu au téléphone.

Il y avait un problème, et à l'entendre, un problème sérieux. quand le pasteur réintégra le salon, son visage était éloquent.

" qu'est-ce qui se passe ? " s'enquit Schepke dans son mandarin sans faille. Peut-être valait-il mieux tenir les journalistes américains en dehors de tout cela.

" Une des paroissiennes, expliqua Yu en récupérant son veston. Elle est enceinte, elle est même en train d'accoucher... mais sa grossesse n'était pas autorisée et son mari redoute qu'à l'hôpital ils ne tentent de tuer le nouveau-né. Je dois y aller.

- Franz, was giebt's hier ? " demanda DiMilo en allemand. Le jésuite répondit en grec ancien pour être vraiment s˚r que les Américains ne pigent pas.

" Nous vous en avons déjà parlé, éminence, expliqua monseigneur Schepke dans la langue d'Aristote. Il s'agit proprement d'un meurtre et cette décision n'a que des prétextes idéologiques et politiques. Yu veut aller aider les parents à empêcher cette abomination. "

DiMilo réagit en moins d'une seconde. Il se leva, tourna la tête. " Fa An ?

- Oui, Renato ?

- Puis-je venir vous épauler ? Peut-être que notre statut de diplomates présentera enfin un intérêt pratique ", déclara son éminence dans un mandarin compréhensible bien que mal accentué.

La réaction du pasteur fut tout aussi rapide : " Oui. Excellente idée !

Renato, on ne peut pas laisser mourir cet enfant ! "

Si le désir de procréer est le plus fondamental chez l'homme, alors il n'y a guère de motivation plus grande pour un adulte que de se porter au secours d'un enfant en danger. Pour cela, des hommes n'hésitent pas à se précipiter dans un immeuble en flammes ou à se jeter à l'eau. Dans le cas présent, trois hommes d'…glise allaient se rendre dans un hôpital public pour défier le pouvoir de la nation la plus peuplée de la terre.

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" que se passe-t-il ? demanda Wise, surpris par ces brusques changements de langue et la soudaine agitation des trois prélats.

- Une urgence pastorale. Une des paroissiennes de Yu est à l'hôpital. Elle a besoin de sa présence auprès d'elle et nous allons avec lui pour l'aider dans ses devoirs pastoraux ", expliqua le cardinal. Les caméras tournaient toujours mais c'était le genre de séquence qui sautait au montage. Oh, et puis tant pis, se dit Wise.

" C'est loin d'ici ? On peut vous aider ? Vous voulez qu'on vous conduise ?

"

Yu réfléchit et décida qu'il ne pourrait pas faire avancer son vélo aussi vite que la camionnette des Américains. " C'est très aimable à vous.

Volontiers.

- Eh bien dans ce cas, allons-y. " Wise se leva et se dirigea vers la porte. Son équipe remballa le matériel en quelques secondes et lui emboîta le pas.

L'hôpital Longfu s'avéra être situé à moins de trois kilomètres, le long d'une artère nord-sud. Le b‚timent, estima Wise, avait d˚ être dessiné par un architecte aveugle, tant sa laideur le désignait sans conteste comme un édifice public, même dans ce pays. Les communistes avaient d˚ liquider dans les années cinquante tous les individus dotés d'un sens esthétique, et depuis, plus personne n'avait osé occuper la place vacante. Comme la plupart de leurs confrères, les journalistes de CNN déboulèrent à la porte de l'hôpital avec la détermination d'une unité de l'antigang. Le cadreur avait la caméra à l'épaule, le preneur de son était à côté de lui, Barry Wise et le producteur fermaient la marche, l'oil aux aguets, cherchant le bon angle de prise de vues. qualifier le hall de sinistre était une litote.

Une prison d'…tat au Mississippi avait une atmosphère plus riante, sans parler de l'odeur de désinfectant, celle qui fait se recroqueviller les chiens dans la salle d'attente du vétérinaire et pousse les enfants à

s'accrocher désespérément à votre cou en redoutant l'imminence de la piq˚re.

Pour sa part, Barry Wise redoubla de vigilance. Cette vigilance, il la devait à son entraînement de marine, même s'il n'avait jamais participé à

des opérations de combat. Une nuit de janvier à Bagdad, il s'était mis à

regarder par la fenêtre quarante

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minutes avant que les premières bombes ne soient larguées par les avions furtifs, et il avait continué d'observer jusqu'à ce que le b‚timent que les stratèges de l'Air Force avaient baptisé la tour AT&T soit touché de plein fouet.

Wise saisit le bras du producteur et lui dit de garder l'oil ouvert.

L'autre ex-marine acquiesça. Il avait été frappé par la résolution soudaine qui se lisait sur le visage des trois hommes d'…glise, eux qui avaient été

si cordiaux jusqu'à ce que retentisse le téléphone. Pour que le vieux cardinal italien fasse une tête pareille, il devait se passer quelque chose de sérieux, estimèrent les deux journalistes, et ça, ça faisait toujours un bon sujet, alors qu'ils n'étaient qu'à quelques secondes de leur faisceau satellite avec Atlanta. Tels des chasseurs à l'aff˚t du moindre froissement de branchages dans la forêt, les quatre journalistes de CNN guettaient l'apparition du gibier, prêts à mitrailler.

" Révérend Yu ! " s'écria Yang quon, en se précipitant vers eux - il courait presque.

" …minence, voici mon paroissien, M. Yang.

- Buon giorno ", dit aimablement DiMilo. Du coin de l'oil, il vit les journalistes filmer, mais en prenant soin de se tenir à l'écart, témoignant d'une discrétion à laquelle il ne s'attendait guère. Pendant que Yu discutait avec Yang, il rejoignit Barry Wise pour lui exposer la situation.

" Vous avez raison de dire que les relations entre catholiques et baptistes ne sont pas toujours aussi amicales qu'il le faudrait, mais sur cette question, nous faisons corps. ¿ l'étage, des fonctionnaires de ce gouvernement s'apprêtent à mettre à mort un bébé. Nous voulons lui sauver la vie. Franz et moi allons tout faire pour.

- Cela pourrait avoir des conséquences, avertit Wise. On ne rigole pas avec le personnel de sécurité de ce pays, j'ai déjà eu l'occasion de le constater. "

DiMilo était tout sauf impressionnant. Il était petit, ‚gé, avec une bonne quinzaine de kilos en trop. Il avait le cr‚ne dégarni, la peau flasque. Il devait être essoufflé après avoir monté ces deux volées de marches. Et pourtant, le cardinal mobilisa tout ce qu'il avait de force virile pour se métamorphoser sous les yeux mêmes de l'Américain. Le sourire cordial et les manières

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douces se dissipèrent comme de la vapeur dans l'air froid. ¿ présent, on aurait dit plutôt un général sur le champ de bataille.

" La vie d'un enfant innocent est en jeu, signor Wise. " II n'eut pas besoin d'en aire plus. Sur quoi, il rejoignit son collègue chinois.

" Tu l'as eu ? demanda Wise en se tournant vers son cadreur, Pète Nichols.

- Je veux, mon neveu ! " lança l'intéressé, l'oil collé à son viseur.

Yang pointa le doigt. Yu se précipita. DiMilo et Schepke lui emboîtèrent le pas. ¿ l'accueil, le responsable décrocha un téléphone et appela quelqu'un.

L'équipe de CNN suivit les autres dans l'escalier pour gagner l'étage.

Contre toute attente, le service d'obstétrique était encore plus sinistre que le rez-de-chaussée. Ils entendirent les cris, les pleurs et les gémissements des femmes en train d'accoucher parce qu'en Chine, le système de santé publique ne g‚chait pas ses médicaments pour des femmes en couches. Wise avisa le père du bébé qui s'était immobilisé dans le couloir, cherchant à distinguer dans cette cacophonie les cris de sa femme.

Apparemment sans succès, car il st. dirigea vers le bureau de la surveillante.

Wise n'avait pas besoin de comprendre le chinois pour saisir la teneur de leur discussion. Le père, Yang, avec le soutien du révérend Yu, exigeait de savoir o˘ se trouvait son épouse. La surveillante leur demandait ce qu'ils venaient fiche ici et leur intimait l'ordre de déguerpir immédiatement.

Yang, le dos raidi, tant par la dignité que par la terreur, refusa de bouger et réitéra sa question. Une fois encore, l'infirmière lui enjoignit de décamper. ¿ ce moment, Yang enfreignit pour de bon le règlement en se penchant au-dessus du u>mptoir pour empoigner la surveillante par le col.

Visiblement, elle était scandalisée jusqu'au tréfonds de son être qu'on puisse avec une telle outrecuidance défier l'autorité de l'…tat. Elle es,saya de reculer mais il la tenait ferme et, pour la première fois, elle vit que la peur avait disparu de ses yeux, remplacée par une rage meurtrière, parce que, pour Yang, l'instinct de survie venait de jeter bas tout le conditionnement social inculqué depuis trente-six ans. Sa femme et son

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enfant étaient en danger et pour eux, ici et maintenant, il serait prêt à

affronter à mains nues un dragon cracheur de feu, et tant pis pour les conséquences ! L'infirmière prit la tangente en lui indiquant un endroit sur sa gauche. Yang s'y dirigea, les ecclésiastiques sur ses talons, l'équipe de CNN à leur suite. De son côté, l'infirmière se t‚ta le cou en toussant pour retrouver sa respiration, encore trop surprise pour avoir peur, cherchant encore à comprendre comment et pourquoi on avait osé

enfreindre ses ordres.

Yang retrouva Lien-Hua dans la salle de travail numéro 3. Les murs étaient de briques vernissées jaunes ; le carrelage était de même couleur, mais, avec l'usure des ans, il avait viré au gris-brun.

Pour Fleur de lotus, le cauchemar avait été interminable. Seule, toute seule dans cet antre de la vie et de la mort, elle avait senti les contractions fusionner en une violente crampe de tous les muscles abdominaux, qui poussait l'enfant par le col de l'utérus vers un monde qui ne voulait pas de lui. Elle l'avait lu sur le visage des infirmières, ce chagrin, cette résignation qu'elles devaient arborer dans les autres services de l'hôpital quand la mort venait leur prendre un patient. Toutes avaient appris à accepter l'inéluctable et elles essayaient de s'en abstraire, parce que ce qu'on réclamait d'elles répugnait tant à leur instinct que le seul moyen de le supporter était... d'être ailleurs. Mais ce pauvre stratagème ne marchait pas, et même si elles ne se l'avouaient entre elles que du bout des lèvres, quand elles rentraient chez elles après une journée de travail, elles se jetaient sur leur lit pour pleurer des larmes amères à l'idée de ce qu'en tant que femmes, elles avaient d˚ faire subir à des nouveau-nés. Certaines étreignaient ces petits cadavres d'enfants qui n'auraient jamais la chance de pousser leur premier cri, cherchant par ce geste dérisoire à témoigner une tendresse féminine à un être qui ne saurait jamais ce que c'est, sinon par le contact avec les esprits des autres bébés assassinés qui devaient errer en ces lieux.

D'autres versaient dans l'excès contraire, jetant les bébés à la poubelle, comme ces rebuts qu'ils étaient aux yeux de l'…tat.

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Mais même pour ces infirmières, ce n'était jamais l'objet de plaisanteries

- à vrai dire, elles n'en parlaient jamais, sinon peut-être pour indiquer que leur t‚che était remplie ou préciser à la rigueur : " II y a une femme au 4 qui a besoin de 1!'injection. " Lien-Hua ressentit les sensations mais, pis, elle devina les pensées et son ‚me implora la miséricorde divine. …tait-ce si mal d'être mère, même si elle avait le tort de fréquenter l'église ? …tait-ce si mal d'avoir un deuxième enfant pour remplacer celui que le sort lui avait arraché ? Pourquoi l'Etat lui refusait-il la joie d'être mère ? N'y avait-il aucune issue ? Elle n'avait pas tué son premier enfant, comme on le faisait dans tant d'autres familles chinoises. Elle n'avait pas assassiné son petit Grand Dragon, avec ses yeux noirs et brillants, son rire comique et ses petites mains tendues. Une autre force l'avait arraché à son étreinte, et elle désirait en avoir un autre, elle en avait besoin, de tout son être. Rien qu'un. Elle ne demandait pas grand-chose. Elle ne tenait pas à élever deux enfants de plus. Non, rien qu'un seul. Un seul qui puisse la téter et lui sourire le matin. Elle en avait besoin. Elle travaillait dur pour l'…tat, ne réclamait pas grand-chose en échange, mais ça, elle le réclamait. C'était son droit absolu d'être humain.

Mais à présent, seul le désespoir l'habitait. Elle essaya de retenir les contractions, d'empêcher l'accouchement de se produire, mais elle aurait aussi bien pu tenter d'arrêter la marée avec une pelle. Son petit venait au monde. Elle le sentait. Elle le lisait sur les traits de la sage-femme.

Celle-ci regarda sa montre et se pencha vers la porte de la salle de travail, agitant le bras à l'instant précis o˘ Lien-Hua luttait contre le réflexe qui la poussait à terminer la mise au monde, et ainsi livrer son enfant à la Faucheuse. Elle luttait, contrôlait sa respiration, essayait de maîtriser ses muscles, haletant au lieu de respirer profondément, luttant encore et toujours, mais c'était un combat perdu d'avance. Elle le savait bien, à présent. Son mari restait invisible, au lieu d'être là pour la protéger. Il avait été assez fort pour l'amener ici, mais pas assez pour les protéger de leur sort, elle et son enfant. Avec le désespoir vint la relaxation. Le moment était venu. Elle reconnut la sensation pour l'avoir vécue auparavant. Inutile de lutter désormais. Il était temps de se rendre.

Le médecin-accoucheur vit la sage-femme agiter le bras. C'était toujours plus facile pour un homme, aussi était-ce le plus souvent à eux que revenait de donner l'" injection ". Il prit dans la réserve la seringue de 50 ce puis se rendit à l'armoire à pharmacie, la déverrouilla et en sortit la grande bouteille de formaldéhyde. Il emplit la seringue, ne prit même pas la peine d'évacuer les bulles - l'injection étant destinée à tuer, une telle précaution était superflue. Il retourna dans le couloir et se rendit à la salle de travail numéro 3. Il avait pratiqué et réussi une césarienne délicate quelques heures auparavant et s'apprêtait à terminer sa journée de travail par cette intervention. «a ne lui plaisait pas. Il le faisait parce que c'était son boulot, que c'était la politique de l'…tat. quelle idiote, faire un bébé sans autorisation. C'était entièrement sa faute à elle, non ?

Elle connaissait la loi. Tout le monde la connaissait. Il était impossible de l'ignorer. Mais elle l'avait enfreinte malgré tout. Cependant, on ne la punirait pas. Pas vraiment elle, en tout cas. Elle n'irait pas en prison, elle ne perdrait pas son travail, n'aurait pas à payer d'amende. Elle rentrerait simplement chez elle, l'utérus dans le même état que neuf mois auparavant : vide. Elle serait un peu plus ‚gée, un peu plus sage, et saurait que si cela devait se reproduire, ce serait infiniment mieux de subir un avortement au deuxième ou au troisième mois, avant de risquer de s'attacher. Sans aucun doute, c'était bien plus satisfaisant que d'avoir à

subir pour rien l'épreuve de l'accouchement. C'était triste, mais bien des choses dans la vie étaient tristes, et cette épreuve, elles l'avaient toutes choisie. Le médecin avait choisi d'être médecin, et la femme du 3

avait choisi d'être enceinte.

Il entra au 3, le masque sur le visage, parce qu'il ne voulait pas risquer de donner à la femme la moindre infection. C'est pour cela qu'il utilisait une seringue stérile, au cas o˘ il déraperait et la piquerait par erreur.

Bien.

Il s'installa sur le tabouret qu'utilisent les obstétriciens tant pour les accouchements que pour les avortements tardifs. La procédure utilisée en Amérique était un peu moins désagréable. Perforer la fontanelle, aspirer le cerveau, broyer le cr‚ne, puis

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extraire le fotus avec bien moins de difficulté et par suite de conséquences traumatisantes pour la femme.

Bien.

Il l'examina. Le col était parfaitement dilaté et effacé. Oui, effectivement, la tête apparaissait. Petite chose chevelue. Mieux valait patienter encore une minute ou deux pour qu'une fois qu'il aurait accompli sa t‚che, elle puisse expulser le fotus en une seule poussée. Il était un peu trop concentré sur sa t‚che pour entendre l'agitation dans le couloir.

Yang ouvrit lui-même la porte. Et il la découvrit là, sur la table gynécologique. C'était la première que voyait Yang quon, et cette façon de relever et d'écarter les jambes des femmes lui évoqua d'emblée une entrave destinée à faciliter les viols. Sa femme avait la tête rejetée en arrière, l'empêchant de voir apparaître le nouveau-né et c'est alors qu'il comprit pourquoi.

Le médecin-accoucheur était là... Et dans sa main, il y avait une grande seringue emplie de...

... Ils arrivaient à temps ! Yang quon bouscula le docteur et le fit choir de son tabouret. Il se précipita vers son épouse.

" Je suis là ! Le révérend Yu est venu avec moi, Lien. " C'était comme une lumière surgissant dans les ténèbres.

" quon ! " s'écria Lien-Hua, sentant l'envie de pousser et finalement désireuse de le faire.

Et puis voilà que la situation se compliqua encore. L'hôpital disposait de son personnel de sécurité mais, alerté par l'employé à l'accueil, l'un des vigiles avait appelé la police qui, elle, était armée. Les deux agents apparus au bout du corridor furent d'abord désarçonnés par la présence de ces étrangers munis d'un équipement vidéo. Puis ils les ignorèrent pour se ruer dans la salle de travail o˘ ils découvrirent une femme en train d'accoucher, un médecin par terre et quatre hommes, dont deux étaient également des étrangers !

" Bon sang, qu'est-ce qui se passe ici ! beugla le chef, l'intimidation restant l'instrument de contrôle essentiel en Chine populaire.

- Ces individus m'empêchent de travailler ! " répondit le doc-448

teur, criant à son tour. S'ils n'intervenaient pas rapidement, le fichu bébé allait naître et respirer et, dès lors, il ne pourrait plus... "

quoi ? lança le flic.

- La grossesse de cette femme n'était pas autorisée et il est de mon devoir d'éliminer le fotus. Ces gens m'empêchent d'opérer. Veuillez-les faire sortir. "

Les flics ne se le firent pas dire deux fois. Ils se tournèrent vers les intrus : " Vous allez sortir immédiatement ! ordonna le chef, tandis que son subordonné portait déjà la main à son arme de service.

- Non ! s'écrièrent aussitôt en chour Yang quon et Yu Fa An.

- Le docteur l'a ordonné, vous devez obéir ", insista le flic. Il n'avait pas l'habitude qu'on résiste à ses ordres. " Vous allez sortir maintenant !

"

Le docteur crut y voir le signal pour achever sa t‚che répugnante et ainsi pouvoir rentrer chez lui. Il redressa le tabouret et le remit en position.

" Vous n'allez pas faire ça ! " Cette fois, c'était Yu, avec toute l'autorité morale que pouvaient lui donner son éducation et son statut.

" Allez-vous le faire sortir ? " gronda le toubib.

Debout près de la tête de sa femme, quon était mal placé pour faire quoi que ce soit. Sous ses yeux horrifiés, il vit le docteur saisir la seringue et rajuster ses lunettes. ¿ cet instant précis, sa femme, qui avait paru absente depuis deux minutes, inspira un grand coup et se mit à pousser.

" Ah ", fit le docteur. La tête du bébé était entièrement dégagée et tout ce qu'il avait à faire...

Comme bien des ecclésiastiques, le révérend Yu avait eu l'habitude de côtoyer le mal et il le considérait avec le même flegme que bien des policiers aguerris, mais voir un bébé se faire assassiner sous ses yeux était tout simplement intolérable. Il bouscula l'un des policiers et, saisissant le médecin par la nuque, il le fit basculer sur la droite et se jucha sur lui.

" Tu l'as eu ? demanda Barry Wise dans le corridor.

- Ouaip ! " confirma son cadreur.

Ce qui outrait le jeune flic n'était pas l'agression contre le toubib mais plutôt le fait que ce... ce citoyen ait osé porter la main sur un membre de la police populaire. Scandalisé, il

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dégaina son pistolet et la situation jusqu'ici confuse devint soudain mortelle.

" Non ! " s'écria le cardinal DiMilo en se précipitant vers le jeune flic.

Ce dernier se tourna vers l'origine du cri et découvrit un gwai - un étranger - ‚gé et bizarrement attifé, qui se jetait sur lui avec une expression hostile. Sa réaction immédiate fut de lui assener de sa main libre un gauche en pleine figure.

Le cardinal Renato DiMilo n'avait pas reçu de coup de poing depuis qu'il était écolier et l'atteinte à son statut de religieux et de diplomate n'en fut que plus choquante... surtout venant de ce gamin ! Il recula sous la violence du coup avant de repousser son agresseur, désireux de se porter au secours du pasteur, de l'aider à éloigner du bébé prêt à naître le docteur assassin. Celui-ci, en équilibre sur un pied, brandissait sa seringue à la verticale. Le cardinal s'en empara et l'expédia contre le mur. Elle ne se brisa pas, car son corps était en plastique, mais l'aiguille métallique se plia.

Si les flics avaient mieux saisi ce qui se passait, ou s'ils avaient été

mieux formés, ils en seraient restés là. Mais ce n'était pas le cas et ils insistèrent. Le chef avait dégainé son pistolet type 77. Il s'en servit pour flanquer un coup de crosse sur la nuque de l'Italien mais le coup, mal porté, ne fit que le déséquilibrer et lui entailler le cuir chevelu.

Ce fut au tour de monseigneur Schepke d'intervenir. Son cardinal, l'homme qu'il était de son devoir de servir et protéger, venait d'être agressé. Il était prêtre. Il ne pouvait pas recourir à la force. Il ne pouvait pas attaquer. Mais il pouvait se défendre. Ce qu'il fit, saisissant l'arme du policier pour la redresser et la dévier. Mais à ce moment le coup partit et même si la balle alla s'aplatir contre la dalle en béton du plafond, le bruit dans la salle exiguÎ fut assourdissant.

Le plus jeune des deux flics crut soudain que son collègue était agressé.

Il pivota, tira, mais rata Schepke et atteignit le cardinal DiMilo dans le dos. La balle de calibre 30 le transperça, endommageant la rate. La douleur surprit DiMilo mais ses yeux restaient fixés sur le bébé en train d'apparaître.

Le fracas de la détonation avait fait sursauter Lien-Hua et la poussée qui suivit fut un pur réflexe. Le bébé émergea et serait tombé la tête la première si le révérend Yu n'avait pas tendu les

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mains pour le recueillir, sauvant sans doute ainsi la vie du nouveau-né. Il se retrouva couché sur le flanc et c'est alors qu'il découvrit que le second coup de feu avait grièvement blessé son ami catholique. Tenant toujours le bébé, il se redressa tant bien que mal et lança au jeune policier un regard vengeur.

" Huai Dan ! " s'écria-t-il. Bandit ! Oubliant le nourrisson dans ses bras, il se jeta sur le jeune policier confus et terrifié.

Aussi machinalement qu'un robot, ce dernier tendit le bras et, froidement, logea une balle dans le front du pasteur baptiste.

Yu pivota et tomba sur la forme tassée du cardinal, atterrissant sur le dos, de sorte que sa poitrine amortit la chute pour le nouveau-né.

" Range ça ! " s'écria l'aîné des flics à son jeune partenaire. Mais le mal était fait. Le révérend Yu était mort, le sang s'écoulait à flots de son occiput en maculant le carrelage sale.

Le docteur fut le premier à réagir intelligemment. Le bébé était né et il ne pouvait plus le tuer. Il le prit entre les bras du cadavre de Yu, et le tint par les pieds, s'apprêtant à lui taper sur le postérieur mais il cria tout seul. Bien, songea le toubib aussi machinalement que le jeune flic avait tiré, cette folie aura eu au moins un résultat positif. qu'il ait été

prêt à tuer moins d'une minute auparavant était un tout autre problème.

¿ ce moment, ce n'était qu'un tissu non autorisé. ¿ présent, c'était un citoyen à part entière de la République populaire et son devoir de médecin était de le protéger. La contradiction ne le troubla pas outre mesure parce qu'elle était inédite pour lui.

Suivirent plusieurs secondes o˘ chacun essaya de saisir ce qui était arrivé. Monseigneur Schepke vit que Yu était mort. Il ne pouvait avoir survécu à pareille blessure. Il devait reporter toute sa sollicitude sur le cardinal.

" …minence ", dit-il en s'agenouillant pour lui redresser la tête sur le carrelage ensanglanté.

Le cardinal Renato DiMilo était étonné de souffrir aussi peu car il savait que sa mort était proche. La rate était pulvérisée, l'hémorragie interne était mortelle. Il n'avait plus le temps de se pencher sur son passé ou d'envisager le futur immédiat, mais malgré tout, s'exprima une dernière fois sa mission pastorale : " L'enfant, Franz, l'enfant ? demanda-t-il d'une voix hachée.

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- Le bébé vit ", répondit au mourant monseigneur Schepke. Sourire apaisé. "

Bene ", souffla Renato avant de fermer les yeux pour la dernière fois.

Le plan final de l'équipe de CNN montrait le bébé posé sur la poitrine de sa mère. Ils ignoraient le nom de cette femme au visage empreint de confusion mais quand elle sentit sa fille, ses traits se métamorphosèrent alors que son instinct maternel reprenait le dessus.

" On a intérêt à se tirer vite fait, Barry, suggéra le cadreur dans un souffle.

- Je crois que t'as raison, Pète. " Wise sortit à reculons et prit à gauche pour regagner l'escalier au bout du couloir. Il tenait désormais un sujet digne de lui rapporter un Emmy. Il avait rarement vu un drame humain d'une telle intensité et il fallait que ce témoignage sorte, et qu'il sorte vite.

Dans la salle de travail, l'aîné des flics hochait la tête, les oreilles carillonnant encore, cherchant toujours à saisir ce qui avait bien pu arriver, quand il se rendit compte que l'intensité de la lumière avait baissé : la caméra était partie ! Il devait faire quelque chose. Il se redressa, sortit en trombe, regarda sur sa droite et vit le dernier Américain disparaître dans la cage d'escalier. Abandonnant son jeune collègue, il se précipita dans cette direction, s'engagea dans l'escalier et dévala les marches.

Wise traversa le hall, menant son équipe vers l'entrée principale devant laquelle était garé leur fourgon-émetteur. Ils y étaient presque quand un cri les fit se retourner. C'était le flic le plus ‚gé, la quarantaine environ. Il avait à nouveau dégainé son pistolet, suscitant la surprise et l'inquiétude parmi les gens dans le hall.

" Continuez ", lança Wise à ses gars. Ils poussèrent les portes et sortirent. Le fourgon les attendait, avec son antenne satellite rabattue sur le toit : la clef de la diffusion de leur reportage.

" Stop ! ordonna le flic, qui apparemment connaissait au moins un mot d'anglais.

- OK, les mecs, on se la joue hyper-relax, lança Wise aux trois autres.

- On maîtrise ", répondit Pète, le cadreur. Il n'avait plus la caméra à

l'épaule et gardait les mains discrètement planquées. Le flic rengaina son arme et s'approcha, la main tendue. Il

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lança : " Donnez-moi bande ! Donnez-moi bande ! " Son accent était épouvantable.

" Cette bande m'appartient ! protesta Wise. Elle est à moi et à ma société.

"

L'anglais du flic n'était pas bon à ce point. Il se contenta de répéter : "

Donnez-moi bande !

- OK, Barry, dit le cadreur. Je l'ai... "

II souleva la caméra, pressa la touche EJECT et éjecta la cassette Bêta qu'il tendit à l'agent de police, l'air vaincu et renfrogné. Le flic la prit, visiblement satisfait, et tourna les talons pour réintégrer l'hôpital.

Il était bien loin de se douter que comme n'importe quel cameraman d'actualité, Pète Nichols était capable d'opérer une substitution avec autant de maestria qu'un joueur de poker à Las Vegas. Il adressa un clin d'oil à Barry Wise et les quatre hommes s'engouffrèrent dans la camionnette.

" On la balance tout de suite ? demanda le producteur.

- T‚chons de ne pas trop nous faire remarquer, suggéra Wise. On s'éloigne d'abord un peu. "

Ce qu'ils firent, vers l'ouest en direction de la place Tienan-men, o˘ la présence d'une camionnette de reportage munie d'une parabole émettrice n'avait rien d'incongru. Wise était déjà à son téléphone-satellite pour appeler Atlanta.

" Ici le mobile de Wise, à Pékin, avec un sujet à transmettre, annonça-t-il dès qu'il fut en ligne.

- Hé, Barry, répondit une voix familière. Ici Ben Golden. qu'est-ce que tu nous as trouvé ?

- Un truc br˚lant ! indiqua Wise à son chef de régie, à l'autre bout de la planète. Un double meurtre et une naissance... L'un des types qui s'est fait descendre est un cardinal, pas moins que le nonce apostolique à Pékin.

L'autre est un pasteur baptiste chinois ; ils ont été abattus tous les deux devant notre objectif. T'as peut-être intérêt à prévenir le service juridique.

- Putain ! observa Atlanta.

- On se prépare à te balancer le sujet brut, afin que tu le récupères tout de suite. Moi, je bouge pas. On causera ensuite. Mais rapatrie la vidéo d'abord.

- Bien reçu. On reste en attente sur le canal 06.

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- Zéro Six, Pète " indiqua Wise à son cadreur qui s'occupait également de la liaison montante.

Nichols était accroupi près du panneau de contrôle. " Paré... la cassette est mise... je cale l'émetteur sur le Six... Je lance la bande... top transmission... top ! " Aussitôt, le signal en bande Ku fila vers le ciel jusqu'au satellite qui orbitait à 35 800 kilomètres à la verticale des îles de l'Amirauté, dans la mer de Bismarck.

CNN ne prend pas la peine de crypter ses signaux vidéo. Cela complique inutilement les liaisons techniques et peu de gens s'amusent à pirater un signal qu'ils peuvent aussi facilement récupérer gratis sur le c‚ble ou le satellite quelques minutes après, voire en direct avec juste quatre secondes de décalage.

Mais celui-ci était transmis à une heure inhabituelle, ce qui était du reste aussi bien pour le siège d'Atlanta car cela laisserait aux responsables de la chaîne le temps de le visionner. Une fusillade n'était peut-être pas le reportage idéal à servir à l'Américain moyen pour accompagner ses Rice Crispies.

Il fut également récupéré par les services secrets qui tiennent CNN en très haute estime, et n'ont de toute façon pas coutume de disséminer l'information. Mais celle-ci parvint malgré tout au WHOS, le Service des interceptions de la Maison-Blanche, une structure essentiellement militaire installée au sous-sol de l'aile Ouest. Là, l'officier de permanence était juge de son importance. S'il était classé critique, le président devait en être averti dans le quart d'heure, ce qui impliquait de le réveiller surle-champ, une décision qu'on ne prenait pas à la légère quand il s'agissait du commandant en chef. Un simple classement Flash pouvait attendre un peu plus... disons... (l'officier de permanence regarda la pendule murale)...

ouais, jusqu'au petit déjeuner. Alors, on appela plutôt le conseiller à la sécurité auprès du président, le Dr Benjamin Goodley. ¿ lui de voir s'il devait prévenir son chef. Après tout, il appartenait au Service national du renseignement.

" Ouais ? " rugit Goodley au bout du fil ; il venait de lorgner l'heure sur son radio-réveil.

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" Dr Goodley, ici les Interceptions. On vient de capter un truc de CNN à

Pékin qui va s˚rement intéresser le patron.

- C'est quoi ? " demanda Cardsharp. Puis, à l'écoute de la réponse, il lança : " quel degré de certitude avez-vous ?

- L'Italien pourrait avoir survécu, d'après les images - enfin, à condition d'avoir un bon chirurgien à proximité -, mais le Chinois a la cervelle en bouillie. Hors de question qu'il ait pu en réchapper, monsieur.

- qu'est-ce qui s'est passé ?

- On n'a aucune certitude. Il se peut que la NSA ait intercepté la conversation téléphonique entre ce Wise et Adanta mais on n'a encore rien vu là-dessus.

- OK, redites-moi tout ça lentement, en détail, ordonna Goodley, à présent qu'il était à peu près réveillé.

- Monsieur, nous avons récupéré des images montrant la mort de deux hommes abattus par balle et la naissance d'un bébé à Pékin. La vidéo provient de Barry Wise, l'envoyé spécial de CNN sur place. La séquence présente trois coups de feu. Le premier projectile est allé se loger au plafond de ce qui semble être la salle de travail d'un hôpital. Le deuxième a atteint un type dans le dos. On l'a identifié comme le nonce apostolique en poste à Pékin.

Le troisième a le cr‚ne d'un type identifié comme un pasteur baptiste. Il s'agit d'un citoyen chinois. Dans l'intervalle, on assiste à la naissance d'un bébé. Cela dit, nous... un petit instant, Dr Goodley. OK... je reçois un trafic Flash de Fort Meade. OK, ils l'ont eu eux aussi et ils ont intercepté la transmission radio avec Echelon '. Ils sont en train de l'analyser. OK, d'après ce message, le cardinal est mort, il s'agit du cardinal Renato DiMilo - pour l'orthographe exacte, il faudra peut-être vérifier auprès des Affaires étrangères. quant au pasteur chinois, il s'agirait d'un certain Yu Fa An, même réserve pour l'orthographe. Ils se trouvaient là pour... oh, d'accord, ils étaient là pour 1. Dispositif (contestable et contesté) mis en place par les services de renseignements américains pour intercepter, en les filtrant à partir d'une série de mots clés " sensibles ", toutes les communications internationales transitant par voie hertzienne c‚ble et satellite : téléphonie mobile, courrier électronique, fax, radio, messagerie, etc. (N.d.T.).

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empêcher un avortement à terme, et ils semblent avoir réussi, mais ces deux curetons se sont fait descendre pour le coup. Le troisième est un évêque du nom de Franz Schepke - le nom sonne allemand -, lui semble avoir survécu...

ah, ce doit être le grand qu'on aperçoit sur la cassette. Il faut que vous la visionniez. C'est un sacré boxon, monsieur, et quand ce Yu se pointe, on croirait cette vidéo prise à Saigon pendant l'offensive du Têt. Vous savez, celle o˘ le colonel de la police sud-vietnamienne abat l'espion du Nord d'une balle de Smith Spécial dans la tête, avec les ruisseaux de sang qui jaillissent de la tempe... Pas vraiment le truc à mater pendant votre petit déj, vous voyez ? " observa l'officier de permanence. L'allusion était sans équivoque. La presse avait longuement épilogue sur l'incident, preuve de la barbarie du gouvernement sud-vietnamien. Elle n'avait pas expliqué

(l'ignorant sans doute) que l'homme abattu était un officier de l'armée nord-vietnamienne capturé en zone de combat alors qu'il portait une tenue civile et que, par conséquent, aux termes de la convention de Genève, il était considéré comme un espion passible d'une exécution sommaire. " OK, quoi d'autre ?

- Est-ce qu'on réveille le patron pour ça ? Je veux dire, il s'agit quand même d'un groupe de diplomates et les implications sont sérieuses. "

Goodley réfléchit quelques secondes. " Non. Je lui ferai un topo à son réveil.

- Monsieur, il est quasiment certain que ça va faire l'ouverture du journal de sept heures sur CNN, avertit l'officier.

- Eh bien, disons que je l'avertirai dès qu'on aura un peu plus que des images. ¿ présent, je pense que je vais t‚cher de roupiller encore une heure avant de filer à Langley. " II reposa le téléphone avant d'entendre la réaction de son correspondant. Son boulot avait sans aucun doute une auréole de prestige, mais il bousculait son sommeil, sa vie sociale et sa vie sexuelle. Dans des moments comme aujourd'hui, il se demandait bien ce qu'il pouvait avoir de si foutrement prestigieux.

25 Bris de clôture