LA vitesse des communications modernes entraîne de bien curieuses déconnexions. En l'occurrence, le gouvernement américain était au courant de ce qui s'était passé à Pékin bien avant celui de la République populaire. Les images diffusées au Service des interceptions de la Maison-Blanche étaient apparues dans le même temps au Centre opérationnel du Département d'…tat et un haut responsable présent avait aussitôt décidé, assez naturellement, de transmettre sans délai l'information à l'ambassade des …tats-Unis à Pékin.
L'ambassadeur Cari Hitch était à son bureau et prit l'appel sur sa ligne cryptée. Il demanda par deux fois au ministère de lui confirmer la nouvelle avant d'émettre sa première réaction, un sifflement. Ce n'était pas souvent qu'un ambassadeur en poste se faisait tuer dans un pays hôte, et moins encore par des fonctionnaires dudit pays. Bon sang, se dit-il, comment Washington va bien pouvoir réagir ?
" Merde ", souffla-t-il. Il n'avait pas encore eu l'occasion de rencontrer le cardinal DiMilo. La réception officielle était prévue dans quinze jours et elle n'aurait plus jamais lieu.
qu'est-ce qu'on voulait qu'il fasse ? D'abord, estima-t-il, envoyer un message de condoléances à la nonciature. Sans doute le ministère préviendrait-il également le Vatican par le truchement de la nonciature de Washington. Peut-être même le ministre Adler s'y rendrait-il en personne pour présenter ses
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condoléances officielles. Bon sang, le président Ryan était catholique et il était fort possible qu'il s'y rende lui-même...
OK, se dit Hitch, maintenant les choses à faire ici. Il demanda à son secrétariat d'appeler la résidence du nonce mais seul un domestique chinois répondit. Bon. Sans intérêt. De ce côté, on aviserait plus tard... Et l'ambassade d'Italie ? songea-t-il ensuite. Après tout, le nonce était citoyen italien. Ouais, sans doute. Il consulta son agenda et appela l'ambassade sur sa ligne personnelle.
" Paolo ? C'est Cari Hitch... Merci, et vous ? J'ai une bien mauvaise nouvelle à vous annoncer, j'en ai peur. Le nonce apostolique, le cardinal DiMilo, vient de se faire tuer dans un hôpital de Pékin. Abattu par un policier chinois... ça va passer bientôt sur CNN, mais je ne saurais vous dire quand au juste... on est hélas certains de l'information... je n'ai pas encore tous les détails, mais j'ai cru comprendre que ça c'est produit alors qu'il essayait d'empêcher la mort d'un enfant, ou l'un de ces avortements tardifs qu'on pratique ici... ouais... dites donc, il n'était pas issu d'une grande famille ? " (Hitch saisit un bloc pour noter). "
Vincenzo, vous dites ? Je vois... ministre de la Justice il y a deux ans ?
J'ai essayé d'appeler là-bas, mais je n'ai eu qu'un domestique chinois. Un Allemand ? Schepke ? (Encore des notes.) Je vois. Merci, Paolo. Au fait, si je peux faire quoi que ce soit... Bien s˚r, d'accord. Au revoir. " II raccrocha.
Merde. Bon et maintenant ? se demanda-t-il en fixant son bureau. Il pouvait bien s˚r porter la mauvaise nouvelle à l'ambassade d'Allemagne, mais non, qu'un autre s'en charge.
Pour l'heure... un coup d'oil à sa montre. L'aube était encore loin de Washington et les gens là-bas allaient découvrir une tornade à leur réveil.
Il se dit que sa mission était de vérifier ce qui s'était produit pour s'assurer que Washington possédait des données fiables. Comment pouvait-il faire ? Sa meilleure source d'information était monseigneur Schepke mais le seul moyen de le contacter était de faire le guet devant la nonciature et d'attendre son retour. Hmm, les Chinois le retiendraient-ils quelque part ?
Non, sans doute pas. Une fois leur ministère des Affaires étrangères au courant de l'incident, ils se confondraient probablement en excuses. Ils allaient sans aucun doute renforcer
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les mesures de sécurité autour de la nonciature, ce qui devrait éloigner les journalistes mais ils ne se risqueraient pas à toucher un diplomate accrédité, surtout après en avoir déjà descendu un. C'était vraiment bizarre. Cari Hitch était dans la diplomatie quasiment depuis l'‚ge de vingt ans. Jamais il n'avait connu d'événement semblable, en tout cas pas depuis l'époque o˘ Spike Dobbs avait été retenu en otage par des guérilleros afghans et qu'il avait perdu la vie lorsque la tentative de sauvetage russe avait foiré. Certains soutenaient que c'avait été délibéré, mais même les Russes n'étaient pas si cons. De même, dans le cas présent, l'acte n'avait pas été délibéré non plus. Les Chinois étaient des communistes et les communistes ne s'amusaient pas à ce petit jeu. C'était étranger à leur nature ou à leur formation.
Alors, qu'est-ce qui s'était passé au juste ?
Et quand allait-il en parler à Cliff Rutledge ? Et quelles conséquences cela risquait-il d'avoir sur les négociations commerciales ? Cari Hitch se dit qu'il allait avoir une soirée bien remplie.
" La République populaire n'a d'ordres à recevoir de personne, conclut le ministre Shen Tang.
- Monsieur le ministre, répondit Rutledge, les …tats-Unis n'ont pas l'intention de donner des ordres à qui que ce soit.
" Vous menez la politique nationale qui répond aux besoins de votre pays.
Nous le comprenons et le respectons. Nous exigeons toutefois, en échange, que vous compreniez et respectiez également notre droit à mener nous aussi une politique nationale qui réponde aux besoins de notre pays. Et dans ce cas, cela veut dire faire appel aux dispositions de la loi de réforme du commerce extérieur. "
C'était brandir là une grosse épée de Damoclès et tout le monde dans la salle en était conscient, estima Mark Gant. La LRCE permettait à l'exécutif d'appliquer aux importations d'un pays quelconque les mêmes réglementations que celui-ci appliquait aux importations américaines. C'était en quelque sorte l'adaptation aux échanges internationaux de la loi du talion. Dans ce cas précis, toutes les mesures que prenait la Chine pour 459
exclure de ses marchés les produits américains seraient appliquées à
l'identique aux importations chinoises, et avec un excédent commercial annuel de soixante milliards de dollars, ils le sentiraient passer. Plus de devises fortes indispensables à leur gouvernement pour s'approvisionner en Amérique ou ailleurs. Le commerce était synonyme d'échanges, mes produits contre tes produits, une belle théorie qui trop souvent ne se concrétisait pas.
" Si l'Amérique met l'embargo sur les importations chinoises, la Chine en fera de même avec les produits américains, rétorqua Shen.
- Ce qui ne sera ni de votre intérêt, ni du nôtre ", fit observer Rutledge.
Et cette menace ne prendra pas. Mais ça, il n'avait pas besoin de le préciser.
" Et la clause de la nation la plus favorisée ? Et l'entrée à l'OMC ?
protesta le ministre des Affaires étrangères.
- Monsieur le ministre, l'Amérique ne peut envisager favorablement ces deux demandes tant que votre pays espère bénéficier d'une totale liberté
d'exportation tout en fermant son marché intérieur aux produits importés.
Le commerce, monsieur le ministre, est synonyme d'échanges, l'échange équitable de vos biens contre les nôtres ", insista de nouveau Rutledge, pour la douzième fois peut-être depuis le déjeuner. Peut-être que l'autre pigerait, ce coup-ci. Mais c'était injuste. Il avait déjà pigé. Simplement, il refusait de l'admettre. C'était le principe de la politique intérieure chinoise appliqué aux relations internationales.
" Et encore une fois, vous imposez votre volonté à la République populaire ! " contra Shen, avec assez de colère, réelle ou feinte, pour suggérer que Rutledge venait de lui piquer sa place de parking.
" Non, monsieur le ministre, en aucun cas. C'est vous, monsieur, qui essayez d'imposer la vôtre aux …tats-Unis. Vous dites que nous devons accepter vos conditions commerciales. Et là, monsieur le ministre, vous vous trompez. Nous ne voyons pas plus d'intérêt à acheter vos produits que vous à acheter les nôtres. " Sauf que t'as vachement plus besoin de nos devises que nous de tes os en caoutchouc pour distraire nos clébards !
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" Nous pouvons très bien acheter nos avions à Airbus plutôt qu'à Boeing. "
«a commençait à devenir lassant. Rutledge avait envie de répliquer : Et sans nos dollars, comment vas-tu les payer, Charlie ? Mais Airbus proposait d'excellentes formules de crédit, autre façon pour une entreprise européenne subventionnée de jouer " équitablement " avec une entreprise privée américaine. Aussi préféra-t-il répondre : " Oui, monsieur le ministre, vous pouvez le faire et nous pouvons commercer avec Taiwan, la Corée, la ThaÔlande ou Singapour, aussi facilement qu'avec vous. " Et eux, ils seront ravis d'acheter leurs avions chez Boeing !
" Mais cela ne sert pas plus vos concitoyens que les nôtres, conclut-il, raisonnable.
- Nous sommes un …tat et un peuple souverains ", s'entêta Shen. Rutledge en conclut que son interlocuteur cherchait à garder la maîtrise de la conversation. C'était une stratégie qui avait déjà réussi bien des fois, mais il avait reçu l'ordre de négliger toutes les simagrées diplomatiques, or les Chinois n'avaient toujours pas saisi. Peut-être d'ici quelques jours..., estima-t-il.
" Tout comme nous, monsieur le ministre ", dit Rutledge.
Puis il consulta ostensiblement sa montre, et son vis-à-vis saisit le message.
" Je suggère d'ajourner la réunion jusqu'à demain, conclut le ministre chinois des Affaires étrangères.
- Bien. J'ai h‚te de vous revoir demain matin, monsieur le ministre ", répondit l'Américain qui se leva et se pencha pardessus la table pour serrer la main de ses interlocuteurs. Le reste de la délégation l'imita, même si Mark Gant n'avait pas de vis-à-vis en ce moment. Les Américains quittèrent la salle et descendirent rejoindre leurs limousines qui attendaient.
" Ma foi, c'était animé ", observa Gant sitôt qu'ils furent dehors.
Rutledge arborait même un sourire. " Ouais, c'était même assez distrayant, non ? (Une pause.) Je crois qu'ils essaient de mettre notre patience à rude épreuve. En fait, Shen est un type plutôt flegmatique. La plupart du temps, il aime se la jouer peinarde.
- Donc, il a des ordres, lui aussi ? hasarda Gant.
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- Bien s˚r, mais il rend compte à un comité, leur Politburo, quand nous, nous rendons compte à Scott Adler qui rend compte à son tour au président Ryan. Vous savez, au début, j'étais irrité par les instructions que j'avais reçues en arrivant ici, mais en fin de compte, je trouve ça plutôt marrant.
On n'a pas souvent l'occasion de montrer les crocs. Nous sommes les …tats-Unis d'Amérique et nous sommes censés être doux, calmes et accommodants.
C'est ce que j'avais l'habitude de faire. Mais là... ça fait du bien. " Ce n'est pas pour autant qu'il approuvait le président Ryan, bien s˚r, mais passer de la canasta au poker apportait un changement bienvenu. Il est vrai que Scott Adler aimait jouer au poker. «a expliquait peut-être pourquoi il s'entendait aussi bien avec cet abruti à la Maison-Blanche.
Le trajet jusqu'à l'ambassade était bref. Les Américains de la délégation l'effectuèrent en silence, ravis de ces quelques minutes de répit. Ces heures de négociations exigeaient la même attention scrupuleuse que la lecture d'un contrat pour un conseiller juridique, traquant sous chaque mot les sous-entendus et les nuances, comme on chercherait un diamant perdu dans un cloaque. Alors ils récupéraient, enfoncés dans leurs sièges, les yeux fermés ou contemplant, sans mot dire, le paysage sinistre du dehors, sans chercher à réprimer un b‚illement, jusqu'à l'arrivée devant la grille de l'ambassade.
Le seul problème, ici comme ailleurs, c'était qu'il était toujours aussi difficile de s'extraire des limousines quand on avait dépassé l'‚ge de six ans. Mais dès qu'ils eurent réussi à descendre des véhicules officiels, ils constatèrent qu'il se passait quelque chose d'anormal. L'ambassadeur Hitch les attendait en personne, ce dont il n'avait jamais pris la peine jusqu'ici. De par leur rang et leur fonction, les ambassadeurs n'ont guère l'habitude de jouer les portiers.
" que se passe-t-il, Cari ? demanda Rutledge.
- Un gros pépin, répondit Hitch.
- quelqu'un est mort ? lança le sous-secrétaire d'…tat, désinvolte.
- Ouais ", fut la réponse inattendue. Sur quoi l'ambassadeur les invita à entrer. " Venez. "
Les principaux responsables de la délégation suivirent Pam-bassadeur dans la salle de conférences. Ils constatèrent que le chef de mission était déjà là - le second de l'ambassadeur qui dans bien des cas est le vrai patron - et le reste des diplomates de haut rang, y compris le type que Gant pensait être le chef de poste de la CIA. Bon Dieu, que se passe-t-il ? se demanda Télescope. Tous s'installèrent autour de la table et Hitch leur balança la nouvelle.
" Oh, merde, fit Rutledge. Comment ça s'est passé ?
- On ne sait pas trop encore. On a mis notre attaché de presse à la recherche de ce Wise, mais jusqu'à plus ample informé, personne ne connaît la cause de l'incident. " Hitch haussa les épaules.
" La Chine est au courant ? s'enquit Rutledge.
- Ils doivent l'apprendre à l'heure qu'il est, opina le possible agent de la CIA. On doit supposer que la nouvelle a mis du temps à filtrer à travers leur bureaucratie.
- Comment croyez-vous qu'ils vont réagir ? " demanda un des sous-fifres de Rutledge, épargnant à son supérieur la peine de poser cette question évidente et pour le moins stupide.
La réponse de Hitch le fut tout autant. " Là-dessus, vous avez autant d'idées que moi.
- Bref, aussi bien une gêne mineure qu'une sérieuse galère, observa Rutledge.
- Je pencherais plutôt pour la galère ", convint Hitch. Il n'aurait su l'expliquer rationnellement mais son intuition le lui disait et Cari Hitch était un homme qui se fiait à son intuition.
" L'avis de Washington ? s'enquit Cliff.
- Ils ne sont pas encore levés, je vous signale. " Comme un seul homme, tous les membres de la délégation regardèrent leur montre. Le personnel de l'ambassade l'avait déjà fait bien s˚r. Le soleil ne s'était pas encore levé sur la capitale fédérale. S'il devait y avoir des décisions de prises, elles ne le seraient que dans les prochaines heures. Personne n'allait beaucoup dormir avant longtemps, parce qu'une fois les décisions prises, c'est à eux que reviendrait la responsabilité de les mettre en ouvre, de présenter à la Chine populaire la position officielle de leur pays.
" Des idées ? lança Rutledge.
- Le président ne va pas trop apprécier, observa Gant esti-463
mant que pour une fois, il en savait autant que les autres. Sa première réaction va être le dégo˚t. La question est : cela va-t-il déteindre sur ce pour quoi nous sommes ici ? Je pense que oui, mais ce sera fonction de l'attitude de nos amis chinois.
- quelle sera leur réaction ? (Rutledge s'était tourné vers Hitch.)
- Je ne sais pas trop, Cliff, mais je doute qu'on l'apprécie. Ils vont considérer l'incident comme une intrusion - une ingérence dans leurs affaires intérieures - et leur réaction sera assez brutale, j'imagine. En gros, ils vont nous dire : "C'est vraiment pas de veine." Si c'est le cas, il y aura une réaction viscérale en Amérique et à Washington. Ils ne nous comprennent pas aussi bien qu'ils se l'imaginent. Chaque fois, ils se sont systématiquement plantés et ils ne m'ont jamais donné l'impression d'avoir fait des progrès de ce côté-là. Non, je suis inquiet, conclut Hitch.
- Eh bien, c'est notre boulot de les remettre sur la bonne voie. Vous savez, réfléchit tout haut Rutledge, en définitive, cela pourrait travailler en notre faveur. "
Hitch se hérissa : " Cliff, ce serait une grave erreur de vouloir jouer cette carte. Mieux vaut les laisser tirer eux-mêmes leurs conclusions. La mort d'un ambassadeur est une affaire grave, insista Hitch, au cas o˘
certains en auraient encore douté. D'autant plus quand il se fait tuer par un fonctionnaire de leur gouvernement. Mais Cliff, si vous cherchez à leur faire ravaler ça, ils vont s'étrangler, et je ne crois pas non plus que ce soit ce que nous voulons. Non, je pense que le mieux est de demander une suspension des négociations pendant un jour ou deux, pour leur laisser le temps de se retourner.
- Ce serait un signe de faiblesse de notre part, Cari, observa Rutledge avec un hochement de tête. Je pense que vous avez tort. Je trouve qu'on ferait mieux de leur mettre la pression et de leur faire comprendre que le monde civilisé a des lois et qu'on attend d'eux qu'ils s'y plient. "
" C'est quoi, cette folie ? demanda Fang Gan, les yeux levés au ciel.
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- Nous ne sommes pas trop s˚rs, avoua Zhang Han San. Un homme d'…glise aurait fait du scandale, apparemment.
- Ainsi qu'un policier avec plus de plomb que de cervelle. Il sera ch‚tié, bien s˚r, suggéra Fang.
- Ch‚tié ? Pourquoi ? Pour avoir fait appliquer nos lois sur le contrôle des naissances ? Pour avoir protégé un médecin de l'agression d'un étranger ? (Zhang hocha la tête.) Non, Fang, on ne peut pas. Je me refuse à
nous voir perdre ainsi la face.
- Zhang, que représente la vie d'un policier anonyme en comparaison de la place de notre pays dans le monde ? insista Fang. L'homme qu'il a abattu était un ambassadeur, un ambassadeur ! Un étranger accrédité dans notre …
tat par un autre..
- …tat ? cracha Zhang. Une ville, tout au plus, mon ami, et même pas... un quartier de Rome, encore plus petit que qiong Dao ! " qiong Dao, l'île de jade, o˘ se trouvait un des nombreux temples b‚tis par les empereurs, et qui n'était guère plus grande que ce monument. Puis il lui revint ce que disait Staline : " Et combien de divisions a ce pape, d'abord ? Bah !
acheva-t-il avec un geste de déclin.
- Il a bel et un bien un …tat, dont nous avons accrédité l'ambassadeur dans l'espoir d'améliorer notre position sur la scène internationale, rappela Fang à son ami. Sa mort sera vivement regrettée, pour ne pas dire plus.
Peut-être n'était-il qu'un de ces diables étrangers qui font du scandale, Zhang, mais pour le bien de la diplomatie, nous devons faire mine de regretter sa disparition. Et si cela exige la disparition d'un policier anonyme tant pis " - les policiers, ce n'est pas ce qui manque, s'abstint d'ajouter Fang.
" Pour quelle raison ? Pour s'être opposé à nos lois ? Même un ambassadeur n'en a pas le droit. C'est une violation des règles diplomatiques. Fang, quelle sollicitude soudaine vis-à-vis des diables étrangers ", conclut Zhang, reprenant l'expression qui de tout temps avait servi à qualifier les peuples inférieurs venus de ces contrées tout aussi inférieures.
" Si nous voulons commercer avec eux, et que nous voulons les voir acheter nos produits pour pouvoir récupérer leurs devises, alors nous devons les traiter comme des hôtes.
- Un hôte s'abstient de cracher par terre, Fang.
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- Et si les Américains réagissent à cet incident ?
- Alors nous leur dirons de s'occuper de leurs affaires, répondit Zhang, sur le ton sans réplique de celui qui a depuis longtemps pris sa décision.
- quand le Politburo doit-il se réunir ?
- Pour en discuter ? s'étonna Zhang. Pourquoi ? La mort d'un fauteur de troubles étranger et d'un... homme d'…glise chinois ? Fang, que de précautions ! J'ai déjà discuté de l'incident avec Shen. Il n'y aura pas de réunion plénière du Politburo pour une telle futilité. Nous nous retrouverons après-demain, comme prévu.
- Comme tu voudras ", répondit Fang avec un hochement de tête soumis. Zhang avait le pas sur lui au sein du Politburo. Il avait une grande influence sur les ministres de la Défense et des Affaires étrangères et surtout, il avait l'oreille de Xu Kun Piao. De son côté, Fang avait son propre capital politique surtout pour les affaires intérieures, mais pas autant que Zhang, de sorte qu'il l'employait avec plus de parcimonie, quand il pouvait y trouver un avantage. Ce qui n'était pas le cas présentement. Sur quoi, il regagna son bureau o˘ il convoqua Ming pour retranscrire ses notes. Puis, un peu plus tard, il ferait venir Tchai. Elle savait si bien le soulager des tensions de la journée.
Ce matin, au réveil, il se sentit en meilleure forme que d'habitude. Sans doute parce qu'il avait pu s'endormir à une heure décente, estima Jack en pénétrant dans la salle de bains.
Ici, on n'avait jamais un seul jour de répit, du moins pas au sens o˘ on l'entendait habituellement. Pas question de faire la grasse matinée : huit heures vingt-cinq restait jusqu'ici son record, s'il remontait jusqu'au terrible jour d'hiver o˘ toute cette histoire avait commencé - et chaque journée se déroulait selon la même routine, y compris le toujours redouté
briefing sur la sécurité nationale, o˘ vous découvriez que certains étaient vraiment convaincus que sans vous le monde cesserait de tourner.
Un coup d'oil dans la glace. Il aurait besoin d'une coupe, mais pour ça, le coiffeur se déplaçait, ce qui n'était pas si tragi-466
que, sauf qu'on y perdait le plaisir de se retrouver avec les autres clients pour discuter d'histoires de mecs. tre l'homme le plus puissant du monde vous isolait de tant de ces petits détails si importants. La cuisine était bonne, les boissons sans reproche, et si vous n'aimiez pas les draps, on vous les changeait plus vite que la lumière, et tout le monde sursautait au son de votre voix. Henry VIII n'avait pas été mieux traité... mais Jack Ryan ne s'était jamais imaginé dans le rôle d'un monarque. Cette notion de royauté de droit divin était quasiment perdue, sinon dans quelques contrées éloignées o˘ de toute façon il ne vivait pas. Mais tout le protocole de la Maison-Blanche semblait pourtant conçu pour lui donner l'impression d'être un roi, et l'impression était déroutante, insaisissable, à l'instar d'un nuage de fumée de cigarette : elle était là, mais chaque fois qu'on voulait la cerner, elle se dissipait. Le personnel se montrait toujours si désireux de servir, aimable mais collant, bien résolu à leur faciliter la vie, co˚te que co˚te. Le vrai problème était l'effet que cela risquait d'avoir sur les gosses. S'ils se mettaient en tête qu'ils étaient des princes et des princesses, tôt ou tard, ils risquaient d'avoir à déchanter très vite. Mais ça, c'était son problème, estima Jack en se rasant. Son problème et celui de Cathy. Personne d'autre ne pouvait élever leurs enfants. C'était leur boulot. Le seul problème était que toutes ces conneries de la Maison-Blanche leur bouffaient quasiment tout leur temps.
Le pire, toutefois, c'était qu'il était en permanence obligé de se déguiser en pingouin. Hormis au lit et dans la salle de bains, le président devait toujours être bien habillé - sinon que dirait son entourage ? Et donc Ryan ne pouvait sortir dans le couloir sans au minimum un pantalon et au moins une vague chemise. Chez lui, un individu normal se baladait pieds nus et en slip, mais si un chauffeur routier pouvait avoir cette liberté dans son logis, le président des …tats-Unis ne l'avait pas dans le sien.
Puis il ne put s'empêcher de s'adresser un sourire narquois dans la glace.
Il ressassait toujours les mêmes choses tous les matins, et s'il voulait réellement qu'elles changent, il pouvait toujours. Mais il redoutait de sauter le pas, il redoutait de prendre des décisions qui entraîneraient des licenciements. En dehors du fait que ça la ficherait mal dans les journaux
- et
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quasiment toutes ses décisions étaient commentées dans la presse -, il aurait du mal ensuite à se regarder dans la glace le matin en se rasant. Et puis franchement, il n'avait pas non plus besoin de descendre lui-même acheter son journal.
Du reste, si l'on mettait de côté le protocole vestimentaire, ce n'était pas si désagréable. Le petit déjeuner-buffet était sympa, malgré le g‚chis de nourriture. Ryan se régalait d'oufs jusqu'à trois fois par semaine, même si madame faisait la moue. Les enfants optaient en général pour des céréales ou des brioches, cuites toutes chaudes dans les cuisines du sous-sol et servies sous différentes formes
Early Bird était le service gouvernemental de presse fourni à tous les hauts fonctionnaires mais, au petit déjeuner, Swords-man préférait les vrais journaux sur papier, avec la page de bandes dessinées et la rubrique sportive sur lesquelles Early Bird faisait bien s˚r complètement l'impasse.
Et il y avait CNN, qui démarrait à sept heures pile dans la salle à manger de la Maison-Blanche.
Ryan leva les yeux quand il entendit le message invitant les parents à ne pas laisser leurs enfants regarder la séquence qui allait suivre. Ses gosses, comme de juste, s'arrêtèrent aussitôt pour regarder.
" Berk, c'est dégueulasse ! observa Sally Ryan quand un Chinois reçut une balle en plein front.
- C'est en général ce qui se produit lors d'une blessure à la tête ", lui dit sa mère, même si elle grimaça elle aussi. Cathy charcutait les gens, mais pas comme ça. "Jack, qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
- Tu en sais autant que moi, chérie ", observa le président.
Puis l'écran laissa place à des images d'archives montrant un cardinal.
Jack saisit la mention " nonce apostolique " et se pencha pour monter le volume avec la télécommande.
" Chuck ? dit-il alors au garde du corps le plus proche. Appelez-moi Ben Goodley au téléphone, si vous pouvez.
- Tout de suite, monsieur le président. " II fallut une trentaine de secondes, puis on lui passa le sans-fil. " Ben, qu'est-ce qui se passe à
Pékin, nom de Dieu ? "
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¿ Jackson, Mississippi, le révérend Gerry Patterson avait coutume de se lever tôt pour se livrer à son jogging matinal et il alluma la télé de la chambre pendant que sa femme était à la cuisine en train de lui préparer son chocolat chaud (il désapprouvait la consommation de café tout autant que celle d'alcool). Sa tête pivota quand il entendit le nom du révérend Yu et son sang se glaça aux mots " pasteur baptiste ici même à Pékin... " II revint dans la chambre juste à temps pour voir un Chinois s'effondrer et un flot de sang jaillir de sa tête. L'image ne lui permit pas de reconnaître ses traits.
" Mon dieu... Skip... Seigneur, non... ", souffla l'ecclésiastique, bouleversé. Les prêtres affrontent quotidiennement la mort, inhumant les paroissiens, consolant les fidèles endeuillés, priant Dieu de veiller sur chacun. Mais cela ne la rendait pas plus facile à supporter pour Gerry Patterson, d'autant qu'elle venait de frapper sans avertir, sans une "
longue et cruelle maladie " pour s'y préparer, sans même l'‚ge pour atténuer l'effet de surprise.
Skip avait... combien ? quarante-cinq ans, guère plus. Un homme encore jeune, songea Patterson, assez jeune et vigoureux pour évangéliser ses ouailles. Mort ? Tué ? Assassiné ? Mais par qui ? Assassiné par ce pouvoir communiste ? Un serviteur de Dieu assassiné par ces barbares infidèles ?
" Et merde, dit le président en négligeant ses oufs. qu'est-ce que vous savez d'autre, Ben ? Pas de tuyaux de Sorge ? "
Puis Ryan regarda autour de lui, conscient d'avoir prononcé un mot qui était lui-même classé secret. Les gamins ne le regardaient pas mais Cathy si. " D'accord, on en discutera quand vous serez là. " Jack coupa la communication et reposa l'appareil.
" qu'est-ce qui se passe ?
- Un beau merdier, chérie ", confia-t-il à Surgeon. En une minute, il lui expliqua le peu qu'il savait. " L'ambassadeur ne nous a rien dit de plus que ce qu'a déjà diffusé CNN.
- Tu veux dire qu'avec tout ce fric qu'on dépense avec la 469
CIA et tout le bastringue, CNN reste encore notre meilleure source d'information ? s'étonna Cathy, un rien incrédule.
- T'as tout compris, chérie, admit son mari.
- Mais enfin, ça ne tient pas debout ! "
Jack essaya d'expliquer : " La CIA ne peut pas être partout, et ça ferait un peu drôle si tous nos espions se baladaient avec un Caméscope o˘ qu'ils aillent, tu ne crois pas ? "
Moue de Cathy. " Mais...
- Ce n'est pas si facile, Cathy, et les journalistes font le même métier : recueillir de l'information, alors il leur arrive d'être les premiers.
- Vous avez quand même d'autres moyens de découvrir les choses, non ?
- Cathy, tu n'as pas besoin d'en savoir plus. "
C'était une rengaine qu'elle avait déjà entendue souvent, mais sans jamais réussir à s'y faire. Elle revint à son journal pendant que son mari se rabattait sur ses communiqués. Il nota que l'incident de Pékin s'était produit trop tard pour l'édition matinale, encore un truc propre à faire bicher les journalistes de télé et r‚ler leurs confrères de la presse écrite.
quelque part, le débat sur le budget fédéral de l'éducation ne semblait plus aussi important ce matin, mais Ryan avait appris à parcourir les éditoriaux parce qu'on pouvait deviner les questions que les journalistes allaient poser lors des conférences de presse, et c'était un moyen pour lui de s'y préparer.
¿ sept heures quarante-cinq, les enfants étaient prêts à se faire conduire en voiture à l'école, et Cathy en hélico à Johns Hop-kins. Kyle Daniel l'accompagnait, avec son détachement personnel de gardes du corps, composé
exclusivement de femmes qui veilleraient sur elle au dispensaire de l'hôpital comme une véritable meute de louves. Katie retournerait à sa crèche, reconstruite au nord d'Annapolis. Il y avait moins d'enfants désormais, mais les effectifs de surveillance avaient été renforcés. Les grands allaient au collège Saint Mary. ¿ l'heure prévue, le VH-60 de l'infanterie de marine se posa sur l'aire aménagée de la pelouse Sud. La journée commençait pour de bon. Toute la famille Ryan descendit en ascenseur. Papa et Maman accompagnèrent les trois plus grands à l'entrée Ouest o˘, après la séance de
baisers, ils montèrent dans la voiture qui démarra. Puis Jack suivit Cathy jusqu'à son hélicoptère, l'embrassa, et le gros Sikor-sky décolla, piloté
par le colonel Dan Malloy, pour son saut de puce jusqu'à Baltimore. Sur quoi, Ryan regagna l'aile Ouest et se rendit au Bureau Ovale.
Ben Goodley l'y attendait.
" C'est grave ? demanda-t-il dès son entrée.
- Oui, confirma aussitôt le conseiller à la sécurité nationale.
- qu'est-ce qui s'est passé ?
- Ils ont tenté d'empêcher un avortement. " Ben Goodley lui expliqua rapidement les pratiques locales. " De toute évidence, la femme sur la bande avait un bébé non autorisé et son pasteur était venu lui porter assistance - il s'agit du Chinois qui s'est pris un pruneau en pleine tête.
Un pasteur baptiste formé à Oral Roberts, l'université de l'Oklahoma, incroyable, non ? Toujours est-il qu'il s'est rendu à l'hôpital accompagné
du nonce apostolique qui devait manifestement bien le connaître. Difficile de savoir l'enchaînement des événements, en tout cas, ça s'est très mal terminé, comme le montre la cassette.
- Pas de déclarations ?
- Le Vatican déplore l'incident et a exigé des explications. Mais ça empire. Le nonce, le cardinal DiMilo, était issu d'une grande famille. Son frère Vincenzo est un parlementaire - il a déjà occupé des fonctions ministérielles -, si bien que le gouvernement italien s'est joint aux protestations. Idem pour les Allemands, parce que le collaborateur du cardinal est un évêque allemand, monseigneur Schepke, un jésuite qui s'est fait quelque peu rudoyer durant l'incident, ce qui fait que l'Allemagne n'est pas ravie non plus. Ce monseigneur Schepke a été brièvement retenu au poste, mais a été libéré au bout de quelques heures quand les Chinois se sont avisés de son immunité diplomatique. On estime au Département d'…tat que le gouvernement chinois pourrait le déclarer persona non grata et l'expulser en espérant ainsi tirer un trait sur cette histoire.
- quelle heure est-il à Pékin ?
- La nôtre moins onze, donc vingt et une heures, là-bas.
- Notre délégation commerciale va avoir besoin d'instruc-471
tions sur la marche à suivre. Il faut que j'en discute avec Scott Adler dès qu'il arrivera ici.
- Et pas seulement ça, Jack. " C'était la voix d'Arnold van Damm, à la porte du bureau. " quoi d'autre ?
- Le pasteur baptiste qui s'est fait tuer, je viens d'apprendre qu'il avait des amis chez nous.
- L'université Oral Roberts, dit Ryan, Ben m'a dit.
- Les fidèles ne vont pas apprécier, Jack, prévint Arnie.
- Hé vieux, moi non plus, je te signale, fit remarquer le président. Tu connais déjà mon opinion sur l'avortement ?
- Je la connais, admit van Damm, se remémorant les problèmes qu'avait eus Ryan lorsqu'il avait donné pour la première fois sa position de président sur la question.
- Et leur méthode est pour le moins barbare... Or voilà deux gars qui se pointent dans ce foutu hôpital pour tenter de sauver la vie d'un bébé, et ils se font tuer pour leur peine ! Bon Dieu-dire qu'il faut qu'on traite avec ces types-là ! "
Un autre visage apparut à la porte : " Ah, je vois que t'es au courant, observa Robby Jackson.
- Oh que oui. Un putain de spectacle pour accompagner le petit déj.
- Mon vieux connaissait le type.
- quoi ? fit Ryan.
- Tu te souviens, la réception, la semaine dernière ? Il t'en a parlé. P'pa et Gerry Patterson financent tous les deux sa paroisse dans le Mississippi... et d'autres aussi, d'ailleurs.
" C'est une tradition chez les baptistes. Les paroisses riches viennent en aide à celles qui connaissent des difficultés et il semble bien que ce devait être le cas avec ce Yu. Je n'ai pas encore eu l'occasion d'avoir mon père au téléphone, mais c'est s˚r qu'il va pousser une gueulante, tu peux le parier.
- qui est Patterson ? intervint van Damm.
- Un prédicateur blanc, il a une vaste église climatisée dans la banlieue de Jackson. Un type très bien, du reste. P'pa et lui se connaissent depuis toujours. Patterson a fait ses études de théologie avec ce Chinois, je crois.
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- «a risque de faire du vilain, observa le secrétaire de la présidence.
- Arnie, mon petit, ça fait déjà du vilain ", rectifia Jackson.
Le cadreur de CNN était un peu trop bon ou il se trouvait au bon endroit, car il avait saisi les deux coups de pistolet dans toute leur majesté.
" qu'est-ce que va dire ton vieux ? " demanda Ryan.
Tomcat les laissa mariner avant de lancer : " II va appeler sur ces sales enculés l'ire du Tout-Puissant. Il va qualifier le révérend Yu de martyr de la foi du Christ, digne des Maccabées de l'Ancien Testament et de tous ces pauvres bougres que les Romains jetaient aux lions. Arnie, est-ce que t'as déjà eu l'occasion de voir un pasteur baptiste en appeler à la Vengeance du Seigneur ? «a vaut toutes les finales du Super Bowl, mec ! promit Robby. Le révérend Yu est en ce moment même fièrement dressé devant le Seigneur Jésus, et ceux qui l'ont tué ont déjà leur chambre réservée dans les feux éternels de l'enfer. Attendez de l'avoir entendu une fois... c'est impressionnant, les mecs. Je l'ai déjà vu faire. Et Gerry Patterson ne sera pas loin.
- Et le pire, c'est que je ne peux pas lui donner tort. Nom de Dieu, souffla Ryan. Ces deux hommes sont morts pour sauver la vie d'un bébé. S'il faut périr pour quelque chose, il y a de plus mauvaises causes. "
" Ils sont morts tous les deux en hommes, monsieur C. ", commenta Chavez.
Ils se trouvaient à Moscou. " J'aurais voulu être là-bas avec un flingue. "
La nouvelle avait particulièrement affecté Ding. La paternité avait changé
son point de vue sur quantité de sujets, entre autres sur celui-ci. La vie d'un enfant était sacro-sainte, et dans son univers éthique, toute menace contre un enfant était synonyme de mort immédiate. Et dans le monde réel, il était connu pour porter souvent une arme, et savoir s'en servir avec efficacité.
" Chacun voit midi à sa porte ", fit observer Clark à son subordonné. Mais s'il avait été là-bas, lui aussi, il aurait désarmé ces deux flics chinois.
Sur la cassette vidéo, ils n'avaient pas l'air si menaçants. Et on ne tuait pas les gens comme on lançait une
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mode. Domingo avait toujours son tempérament latin, se dit John. Enfin, ce n'était pas vraiment un défaut...
" qu'est-ce que t'as dit, John ? demanda Ding, surpris.
- Je dis que deux types bien sont morts hier et j'imagine que Dieu saura les accueillir auprès de Lui.
- T'es déjà allé enpiine ? "
II hocha la tête. " ¿ Taiwan, une fois. En perm. Il y a bien longtempsl.
C'était pas mal, mais en dehors de ça, pas plus près que le Nord-Vietnam.
Je ne parle pas la langue et j'ai d˚ mal à me dissimuler dans la foule. "
Deux facteurs qui l'effrayaient un peu. La capacité à se fondre dans l'environnement était une condition sine qua non pour un agent secret.
Ils étaient au bar d'un hôtel de Moscou à l'issue de leur première journée de cours à leurs étudiants russes. La bière pression était buvable. Aucun des deux hommes n'était d'humeur à boire de la vodka. La vie en Angleterre les avait trop g‚tés. Ce bar qui accueillait surtout des Américains diffusait CNN sur un grand téléviseur près du comptoir, et cette histoire faisait la une de la chaîne sur toute la planète. Le gouvernement américain, concluait le reporter, n'avait pas encore réagi à l'incident. "
Ben alors, qu'est-ce que fait Jack ? s'étonna Chavez.
- J'en sais rien. On a en ce moment même une délégation qui est à Pékin pour négocier un traité commercial, lui rappela
Clark.
- Les discussions diplomatiques risquent d'être animées ", observa Domingo.
" Scott, on ne peut pas laisser passer ça ", dit Jack. Un coup de fil de la Maison-Blanche avait conduit la voiture officielle d'Adler à venir directement au lieu de se rendre à son ministère.
" Ce n'est pas à strictement parler en rapport avec les négociations commerciales, observa le secrétaire d'…tat.
- Peut-être que vous avez envie de discuter avec des gens comme ça, coupa le vice-président Jackson, mais nos conci-1. Cf. Sans aucun remords, op. cit.
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toyens au-delà du périphérique de Washington sont peut-être moins convaincus.
- On doit tenir compte de l'opinion publique dans cette affaire, Scott, renchérit Ryan. Et vous le savez, vous avez tout intérêt à tenir compte également de mon opinion. L'assassinat d'un diplomate n'est pas un détail qu'on peut ignorer. L'Italie est membre de l'OTAN. L'Allemagne aussi. Et nous avons des relations diplomatiques avec le Vatican, sans compter qu'il y a quelque soixante-dix millions de catholiques dans ce pays, plus quelques millions de baptistes.
- OK, Jack, dit Eagle levant les mains en signe de protestation. Je ne cherche pas à les défendre, d'accord ? Ce dont je parle, c'est de la politique étrangère des …tats-Unis, et pour la faire, nous ne sommes pas censés nous laisser guider par nos émotions. Les gens dehors nous paient pour qu'on fasse travailler nos méninges, pas nos glandes. "
Ryan poussa un long soupir. " OK. Peut-être que je le sentais venir.
Poursuivez.
- Nous publions une déclaration déplorant ce regrettable incident en termes vigoureux. Nous demandons à l'ambassadeur Hitch d'appeler leur ministre des Affaires étrangères pour lui dire la même chose, en des termes peut-être encore plus nets, quoique moins diplomatiques. Nous leur laissons une chance de se retourner avant qu'ils ne deviennent des parias sur la scène internationale, peut-être de passer un savon à ces flics un peu trop nerveux... qui sait, merde, de les fusiller, vu le genre de lois en vigueur là-bas. Bref, on laisse le temps au bon sens de reprendre ses droits, d'accord ?
- Et je raconte quoi, moi ? "
Adler y réfléchit quelques secondes. " Racontez ce que vous voulez. On peut toujours leur expliquer que nous avons encore ici de nombreux pratiquants et que vous devez ménager leur sensibilité, qu'ils ont exacerbé l'opinion publique américaine, et que dans ce pays, l'opinion publique, ça compte.
Ils le savent d'un point de vue intellectuel mais, instinctivement, ils n'ont pas encore pigé. C'est pas un problème, poursuivit le secrétaire d'…
tat, aussi longtemps que ça leur est rentré dans la cervelle, parce qu'il arrive parfois que le cerveau commande l'instinct. Ils 475
doivent comprendre que le reste du monde n'apprécie pas ce genre d'attitude.
- Et s'ils n'y arrivent pas ? intervint le vice-président.
- Ma foi, on a une délégation commerciale pour leur montrer les conséquences de ce comportement barbare. " Adler regarda les trois autres.
" On est bien tous d'accord là-dessus ? "
Ryan baissa les yeux vers la table basse. Il y avait des moments o˘ il avait envie d'être chauffeur routier, de pouvoir pousser une bonne gueulante, mais c'était encore une liberté refusée au président des …tats-Unis. OK, Jack, faut que tu te montres raisonnable et sensé. Il releva la tête. " Oui, Scott, on est tous d'accord là-dessus.
- Du nouveau sur la question du côté de nôtre... euh, nouvelle source ? "
Ryan secoua la tête. " Négatif. MP n'a encore rien envoyé.
- Si jamais elle...
- Vous en aurez un double aussitôt, promit le chef de l'exécutif. Filez-moi quelques éléments. Je vais devoir faire une déclaration... au fait, quand, Arnie ?
- Vers onze heures, ça devrait être pas mal, décida van Damm. Je vais en parler à quelques journalistes.
- OK, si jamais l'un de vous a de nouvelles idées dans la journée, je veux les entendre. " Sur ces mots, Ryan quitta son fauteuil et leva la séance.
26 Serres et rocailles
F ANC Gan avait travaillé tardivement ce jour-là, suite à l'incident qui avait entraîné à Washington un lever matinal. Résultat, Ming n'avait pas pu retranscrire tout de suite les notes de ses discussions, et son ordinateur ne les avait donc pas envoyées sur le Net aussi tôt que d'habitude ; toutefois Mary Pat avait reçu son mail aux alentours de neuf heures quarante-cinq. Elle le parcourut, en fit une copie pour son mari puis le transmit par fax crypté à la Maison-Blanche o˘ Ben Goodley le porta au Bureau Ovale. La page de garde ne comprenait pas le commentaire initial de Mary Pat consécutif à la première lecture de la transmission. " Oh, merde...
- Ces enculés ! gronda Ryan, à la surprise d'Andréa Price, qui se trouvait être à la porte à cet instant.
- Vous avez à m'informer de quelque chose, monsieur ? demanda-t-elle, tant il avait paru furieux.
- Non, Andréa, juste cette histoire sur CNN ce matin. " Ryan marqua une pause, gêné de s'être ainsi laissé aller de la sorte en sa présence. " Au fait, comment va votre mari ?
- Ma foi, il a capturé ces trois braqueurs de banque à Philadelphie et tout cela sans un coup de feu. Mais je ne vous dis pas mon inquiétude. "
Ryan s'autorisa un sourire. " C'est un gars en face de qui je n'aimerais pas me trouver lors d'une fusillade. Dites-moi, vous avez vu CNN, ce matin, n'est-ce pas ?
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- Oui, monsieur le président, et nous avons repassé l'enregistrement au PC.
- Votre opinion ?
- Si j'avais été là, j'aurais dégainé. C'était un meurtre de sang-froid. «a la fout mal à la télé, quand on voir des bavures pareilles, monsieur.
- «a, vous l'avez dit ", approuva le président. Il faillit lui demander son opinion sur ce qu'il convenait de faire. Ryan respectait le jugement de Mme
‘'Day (mais au bureau, c'était toujours Mme Priée), mais il aurait été
injuste de lui demander de se pencher sur les affaires internationales et du reste, il avait déjà quasiment pris sa décision. D'ailleurs, il décrocha son téléphone et appela Adler sur sa ligne directe.
" Oui, Jack ? " Une seule personne avait accès à cette ligne directe-là.
" quoi de neuf, côté Sorge ?
- Rien de bien surprenant, hélas. On pouvait prévoir qu'ils se prépareraient à soutenir un siège...
- Comment réagit-on ? demanda Swordsman.
- On dit ce qu'on pense, mais surtout, on t‚che de ne pas envenimer les choses, répondit le secrétaire d'…tat, toujours aussi prudent.
- Bien ", grogna Ryan, même si c'était précisément le bon conseil qu'il avait attendu de son ministre. Puis il raccrocha. Il lui revint qu'Arnie lui avait dit un jour qu'un président n'avait pas le droit de se mettre en colère, mais c'était exiger beaucoup. N'avait-il donc pas le droit de réagir comme on était en droit de l'attendre d'un homme, un vrai ? quand était-il censé arrêter de se comporter comme un putain de robot ? Il l'appela.
" Tu veux que Callie te prépare quelque chose en vitesse ? demanda Arnie, au téléphone.
- Non, répondit Ryan en hochant la tête. J'improviserai.
- C'est une erreur, avertit le secrétaire général.
- Arnie, laisse-moi être moi-même une fois temps en temps, OK?
- OK, Jack ", répondit van Damm et c'était une chance que le président ne voie pas son expression.
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Ne va pas encore aggraver la situation, se dit Ryan derrière son bureau.
Ouais, s˚r, comme si c'était possible...
" Salut p'pa ", dit Robby Jackson. Il était installé dans son bureau à
l'angle nord-ouest de l'aile Ouest. " Robert, est-ce que tu as vu...
- Oui, nous l'avons tous vu, assura le vice-président.
- Et qu'est-ce que vous envisagez de faire ?
- P'pa, on n'a pas encore décidé. N'oublie pas que nous devons négocier avec ces gens. Les emplois d'un grand nombre d'Américains dépendent de notre commerce avec la Chine et...
- Robert", l'interrompit son père. En général, le révérend Hosiah Jackson utilisait le vrai prénom de Robby quand il était en rogne. " Ces gens, comme tu dis, ont assassiné, assassiné un homme de Dieu - non, excuse-moi, deux hommes de Dieu, dans l'exercice de leur sacerdoce, alors qu'ils essayaient de sauver la vie d'un enfant innocent, et on ne négocie pas avec des assassins.
- Je le sais, ça ne m'enchante pas plus que toi et, tu peux me faire confiance, Jack Ryan non plus. Mais quand on décide de la politique étrangère de son pays, on doit envisager toutes les hypothèses, parce que si jamais on se trompe, des gens peuvent y perdre la vie.
- Il y a déjà eu des vies perdues, Robert, fit observer le révérend Jackson.
- Je le sais. …coute, P'pa, j'en sais plus que toi là-dessus, d'accord ? Je veux dire, nous avons des sources d'information qui n'ont pas la primeur de CNN ", dit à son père le vice-président qui avait dans la main le tout dernier rapport Sorge. Il aurait bien voulu pouvoir le montrer à son père parce qu'il savait qu'il était assez intelligent pour saisir l'importance des secrets que Ryan et lui partageaient. Mais il était totalement exclu qu'il puisse ne f˚t-ce qu'évoquer un tel sujet avec qui que ce soit, sans que son interlocuteur ait l'habilitation maximale, et cela incluait son épouse, tout comme Cathy Ryan. Hmm, se dit Jackson, peut-être que c'était un problème qu'il devrait aborder avec Jack. Vous deviez pouvoir être en mesure de discuter de ces questions avec une personne de confiance, ne serait-ce
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que pour tester ce qui était bien ou mal. Leurs épouses n'étaient pas des risques pour la sécurité, quand même ?
" quoi par exemple ? s'enquit son père, n'attendant pas vraiment une réponse.
- Comme le fait que je ne peux pas discuter de certaines choses avec toi, P'pa, et tu le sais très bien. Je suis désolé. Les règles s'appliquent à
moi comme à tous les autres.
- Alors, qu'est-ce que vous comptez faire ?
- Nous allons dire aux Chinois que nous sommes furieux et que nous espérons bien qu'ils vont rectifier le tir, présenter leurs excuses et...
- Présenter leurs excuses ! rétorqua le révérend Jackson Robert, ils ont assassiné deux personnes !
- Je le sais, p'pa, mais on ne peut pas envoyer là-bas le FBI arrêter tout leur gouvernement, non ? Nous sommes peut-être puissants mais nous ne sommes pas Dieu, et j'ai beau avoir la même envie que toi de leur balancer la foudre sur la tronche, je ne peux pas.
- Alors, qu'est-ce qu'on va faire, bon sang ?
- Je t'ai dit qu'on n'a pas encore décidé. Je te ferai signe le moment venu, promit Tomcat.
- J'y compte bien. " Hosiah raccrocha, avec une violence inhabituelle.
" Bon sang p'pa... ", souffla Robby, dans le vide. Puis il se rendit compte à quel point son père était représentatif de la communauté religieuse. Le plus dur à imaginer, c'était la réaction de l'opinion. Les gens réagissaient à un niveau instinctif aux images qu'ils voyaient à la télé.
Si vous montriez un chef d'…tat balançant un chiot par la fenêtre de sa voiture, la SPA pourrait exiger une rupture des relations diplomatiques et serait bien capable de mobiliser assez de gens pour bombarder la Maison-Blanche d'un million de mails ou de télégrammes. Jackson avait le souvenir d'un procès en Californie o˘ le meurtre d'un chien avait plus ébranlé
l'opinion que le rapt et l'assassinat d'une petite fille. Mais au moins le salopard qui avait tué la petite avait-il été capturé, jugé et condamné à
mort, alors que le connard qui avait jeté la pauvre bête sur une autoroute n'avait jamais pu être identifié, malgré la récompense promise pour son 480
arrestation. Enfin, tout ça s'était produit dans la région de San Francisco. Peut-être que ceci expliquait cela. L'Amérique n'était pas censée baser sa politique sur les émotions mais c'était une démocratie, par conséquent ses élus devaient prêter attention aux sentiments du peuple...
et il n'était pas facile, surtout pour les individus rationnels, de prédire les émotions de l'opinion. Les images qu'ils venaient de voir à la télévision pouvaient-elles bouleverser les bases du commerce international ? Sans aucun doute, et ça c'était un enjeu immense.
Jackson se leva pour se diriger vers le bureau d'Arnie. " J'ai une question à te poser, lança-t-il d'emblée en entrant.
- Vas-y.
- Comment, selon toi, l'opinion va-t-elle réagir ?
- Je n'en sais trop rien, répondit le secrétaire général de la présidence.
- Comment pourrait-on être fixés ?
- En général, on attend de voir. Je ne suis pas très porté sur les extrapolations et les sondages. Je préfère jauger l'opinion par les moyens habituels : les éditoriaux de la presse, le courrier des lecteurs, les messages qu'on reçoit. Pourquoi, ça te tracasse ?
- Ouaip, reconnut Robby.
- Mouais. Moi aussi. Les partisans du "Droit à la vie" vont sauter là-dessus comme un lion sur une gazelle estropiée, tout comme ceux qui n'aiment pas le gouvernement chinois. Et il y en a un paquet au Congrès. Si les Chinois pensent obtenir cette année la clause de la nation la plus favorisée, ils se plantent complètement. Pour eux, c'est une vraie catastrophe, question relations publiques, mais je ne pense pas qu'ils soient en mesure de comprendre ce qu'ils ont déclenché. Et je les vois mal s'excuser devant quiconque.
- Ouais, eh bien mon père vient tout juste de me sonner les cloches à cause de ça, avoua le vice-président Jackson. Si le reste du clergé lui emboîte le pas, ça va être une véritable tempête. Les Chinois devront s'excuser haut et fort s'ils veulent limiter les dég‚ts. "
Van Damm acquiesça. " Ouais. Mais ils n'en feront rien. Ils ont bien trop d'orgueil, ces cons.
- L'orgueil prélude à la chute, observa Tomcat.
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- Oui, mais ce n'est qu'après qu'on sent sa douleur, amiral ", rectifia van Damm.
Ryan entra, tendu, dans la salle de presse de la Maison-Blanche. Les caméras habituelles étaient là. CNN et Fox allaient sans doute retransmettre en direct, C-SPAN aussi, probablement. Les autres chaînes allaient probablement se contenter d'enregistrer la conférence puis en monter des extraits destinés aux bulletins repris par les stations locales ainsi qu'à leur grand journal national en début de soirée. Il s'approcha du pupitre et but une gorgée d'eau avant de fixer le visage de la petite trentaine de reporters assis devant lui.
" Bonjour, mesdames et messieurs ", commença-t-il en agrippant légèrement les bords du pupitre, comme il avait tendance à le faire quand il était en colère. Il ignorait que les journalistes connaissaient ce tic et pouvaient le remarquer sans peine.
" Nous avons tous vu ces images épouvantables à la télévision ce matin, la mort du cardinal Renato DiMilo, le nonce apostolique en République populaire de Chine, et du révérend Yu Fa An, qui était citoyen chinois mais avait fait ses études à l'université Oral Roberts en Oklahoma. Avant tout chose, les …tats-Unis d'Amérique tiennent à exprimer leurs condoléances aux familles des deux hommes. En second lieu, nous enjoignons la République populaire de diligenter sans délai une enquête approfondie sur cette horrible tragédie, afin de déterminer le ou les responsables éventuels, et s'il y en a, de le ou les poursuivre avec la plus grande fermeté.
" La mort d'un diplomate, abattu par un fonctionnaire officiel, est une violation flagrante des conventions et traités internationaux. C'est un acte profondément barbare qui doit être puni avec la dernière rigueur. Les relations pacifiques entre …tats ne peuvent exister sans diplomatie et la diplomatie ne peut s'exercer que par le truchement d'hommes et de femmes dont la sécurité personnelle est sacrée. C'est ce qu'on a connu pendant des milliers d'années.
" Même en temps de guerre, la vie des diplomates a toujours été protégée dans chaque camp, précisément pour cette raison.
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Nous exigeons du gouvernement de la République populaire de Chine qu'il s'explique sur ce tragique événement et prenne les mesures nécessaires pour qu'une telle tragédie ne puisse se reproduire à l'avenir. Ceci conclut ma déclaration. Des questions ? " Ryan leva les yeux, essayant de dissimuler son appréhension face à la tempête imminente.
" Monsieur le président, dit l'Associated Press, les deux ecclésiastiques qui ont péri étaient là pour empêcher un avortement. Cela affecte-t-il votre réaction à cet incident ? "
Ryan se permit de manifester sa surprise devant la stupidité de la question. " Mon opinion sur l'avortement est connue de tous mais je pense que tout le monde, même les partisans du libre choix, ne peut que s'élever contre ce qui vient de se passer. La femme en question n'avait pas choisi d'avoir un avortement mais le gouvernement chinois a tenté de lui imposer sa volonté en tuant un fotus arrivé à terme, au moment de la naissance.
quiconque se livrerait à une telle pratique aux …tats-Unis se verrait inculper de meurtre, et pourtant telle est la politique de la République populaire. Comme vous le savez, je suis personnellement opposé à
l'avortement pour des raisons morales mais ce que j'ai vu à la télévision ce matin est encore pire. C'est un acte d'une barbarie incompréhensible.
Ces deux hommes courageux ont tenté de l'empêcher et leurs efforts leur ont co˚té la vie, mais Dieu merci, le bébé semble avoir survécu. Une autre question ? "
Et Ryan de désigner une emmerdeuse patentée.
" Monsieur le président, dit le Boston Globe, la réaction de notre gouvernement se base sur la politique de contrôle des naissances en République populaire de Chine. Est-ce notre rôle de critiquer la politique intérieure d'un …tat souverain ? "
Bon Dieu, songea Ryan, ils remettent ça ?
" Voyez-vous, il était une fois un certain Adolf Hitler : il a tenté de contrôler la population de son pays - en fait d'une bonne partie de l'Europe - en éliminant les handicapés mentaux, les individus jugés socialement indésirables ou ceux dont il n'aimait pas les convictions religieuses. Or, l'Allemagne était un …tat souverain avec lequel nous avons même conservé des relations diplomatiques jusqu'en décembre 1941. Mais êtes-vous en train de dire que l'Amérique n'a pas le droit de s'opposer à
une doctrine que nous
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jugeons barbare, au seul prétexte que c'est la politique officielle d'un …
tat souverain ? C'est la thèse que Hermann Goering a tenté de défendre au procès de Nuremberg. Voulez-vous que les …tats-Unis d'Amérique y adhèrent ?
"
La journaliste était plus accoutumée à poser des questions qu'à y répondre.
Puis elle vit les caméras tournées vers elle et comprit que ce n'était pas son jour. Sa réponse aurait donc pu être moins bancale : " Monsieur le président, est-il possible que votre opinion sur l'avortement ait affecté
votre réaction à cet événement ?
- Non, madame. J'étais contre le meurtre déjà bien avant d'être opposé à
l'avortement, rétorqua Ryan, glacial.
- Mais vous venez de comparer la République populaire de Chine à
l'Allemagne hitlérienne, fit remarquer la journaliste du Globe. Vous ne pouvez quand même pas dire une telle chose.
- Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'une méthode de contrôle démographique qui va à l'encontre des traditions de l'Amérique. Ou dois-je comprendre que vous approuvez la pratique de l'avortement tardif sur des femmes qui ont choisi de ne pas en subir ?
- Monsieur, je ne suis pas le président, répondit la journaliste du Globe qui se rassit, esquivant la question mais pas le rougissement embarrassé.
- Monsieur le président, commença le San Francisco Examiner, que cela nous plaise ou non, la Chine s'est choisi les lois qui lui conviennent, et les deux hommes qui ont péri ce matin enfreignaient lesdites lois, n'est-ce pas ?
- Le pasteur Martin Luther King enfreignait les lois de l'Ala-bama et du Mississippi à l'époque o˘ j'étais lycéen. U Examiner serait-il opposé à son combat de l'époque ?
- Eh bien non, bien s˚r, mais...
- Mais nous considérons la conscience humaine comme une force souveraine, n'est-ce pas ? répliqua Jack Ryan. Ce principe remonte à saint Augustin, qui a dit qu'une loi injuste n'était pas une loi. N'est-ce pas un principe que vous approuvez, vous autres des médias ? Ou alors uniquement lorsque vous êtes d'accord avec la personne qui s'y conforme ? Auquel cas ce serait de la malhonnêteté intellectuelle. Je suis personnellement opposé à
l'avortement. Vous le savez tous. Cette position m'a valu de sévères critiques, dont bon nombre émises par vous, bonnes 484
gens. Très bien. La Constitution nous donne le droit à tous d'avoir nos opinions. Mais elle ne m'autorise nullement à ne pas appliquer la loi contre ceux qui commettent des attentats contre les cliniques pratiquant l'IVG. Je peux partager leur point de vue mais je ne peux tolérer le recours à la violence pour faire valoir des opinions politiques. On appelle cela du terrorisme et c'est interdit par la loi, or j'ai prêté le serment de faire appliquer équitablement la loi en toutes circonstances, quelles que puissent être mes sentiments sur tel ou tel sujet.
" En conséquence, si vous, vous ne l'appliquez pas avec équité, mesdames et messieurs, ce n'est plus un principe mais de l'idéologie, et ce n'est pas le meilleur moyen de gouverner nos existences et notre pays.
" ¿ présent, pour en revenir à la question plus générale, vous dites que la Chine a choisi ses lois. Est-ce vraiment le cas ? La République populaire n'est pas, hélas, un pays démocratique. C'est un endroit o˘ les lois sont imposées par une élite restreinte. Deux hommes courageux ont péri hier en s'opposant à ces lois, et en tentant - avec succès - de sauver la vie d'un enfant à naître. Tout au long de l'histoire, des hommes ont donné leur vie pour des causes moins nobles. Ces hommes sont par définition des héros, mais je ne pense pas que quiconque dans cette salle, ni d'ailleurs dans tout autre pays, pense qu'ils méritaient de mourir, héroÔquement ou pas. La résistance passive n'est pas censée être punie de mort.
" Même au plus sombre des années soixante, quand les Noirs américains se battaient pour faire reconnaître leurs droits, la police des …tats du Sud n'a jamais perpétré de massacre. Et les flics locaux ou les membres du Ku Klux Klan qui ont franchi cette ligne jaune ont été arrêtés par le FBI et condamnés par la justice.
" En bref, il existe une différence fondamentale entre la République populaire de Chine et l'Amérique et, des deux systèmes, je préfère nettement le nôtre. "
Ryan s'échappa de la salle de presse dix minutes plus tard, pour découvrir Amie accoudé en haut de la rampe.
" Parfait, Jack.
- Oh ? " Le président avait appris à redouter ce ton de voix.
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" Ouais, tu viens de comparer la République populaire de Chine à
l'Allemagne nazie et au Ku Klux Klan.
- Arnie, comment se fait-il que les médias témoignent une telle sollicitude à l'égard des pays communistes ?
- Pas du tout, et du reste...
- Mon cul, oui ! J'ai juste osé comparer la Chine à l'Allemagne nazie et ils ont bien failli en chier dans leur froc. Eh bien, tu sais quoi ? Mao a tué plus de gens que Hitler. C'est de notoriété publique - je me souviens encore du moment o˘ la CIA a divulgué le rapport qui l'attestait - mais ils l'ignorent. Est-ce qu'un citoyen chinois tué par Mao est moins mort qu'un pauvre bougre de Polonais tué par Hitler ?
- Jack, ils ont leur sensibilité, objecta van Damm.
- Ah ouais ? Eh bien, juste pour une fois, j'aimerais qu'ils manifestent ne serait-ce que l'ombre d'un principe. " Et sur ces mots, Ryan tourna les talons pour regagner son bureau d'un pas décidé, visiblement en pétard.
" Du calme, Jack, du calme... ", lança Arnie, dans le vide. Le président avait encore à apprendre le premier principe de la vie politique : être capable de traiter un fils de pute comme son meilleur ami parce que le sort de la nation l'exige. Le monde serait plus facile à vivre s'il était aussi simple que Ryan le désirait, se dit le secrétaire de la présidence. Mais il ne l'était pas, et ne semblait pas en prendre le chemin.
quelques rues plus loin, au Département d'…tat, Scott Adler, après avoir accusé le coup, était en train de prendre des notes pour t‚cher de réparer les dég‚ts que son président venait de provoquer. Il allait falloir qu'il discute avec lui à tête reposée d'un certain nombre de choses, entre autres de ces fameux principes auxquels il tenait tant.
" Alors, qu'est-ce que vous en avez pensé, Gerry ?
- Hosiah, je pense que nous tenons là un vrai président.
- quelle est l'opinion de votre fils ?
- Gerry, leur amitié date de vingt ans, du temps o˘ ils étaient étudiants à l'Académie navale. J'ai rencontré Ryan. C'est un catholique, mais je pense qu'on peut passer outre.
- Absolument. " Patterson faillit en rire. " Après tout, une des victimes d'hier l'était aussi, auriez-vous oublié ?
- Et un Italien, qui plus est. Il devait boire pas mal de vin.
- Ma foi, Skip était connu pour boire un verre de temps en temps, confia Patterson à son collègue.
- Je l'ignorais, répondit le révérend Jackson, décontenancé.
- Hosiah, nous vivons dans un monde imparfait.
- Encore heureux qu'il n'ait pas été danseur. " C'était presque une blague, mais pas tout à fait.
Le révérend Patterson crut bon de rassurer son ami sur ce point : " Skip ?
Non, à ma connaissance, je ne l'ai jamais vu danser... ¿ propos, j'ai une idée.
- Laquelle, Gerry ?
- Si, dimanche qui vient, vous prêchiez dans mon église, et moi dans la vôtre ? Je suis s˚r que nous évoquerons tous les deux la vie et le martyre d'un Chinois.
- Et sur quel passage des …critures comptez-vous fonder votre sermon ?
- Les Actes des Apôtres ", répondit aussitôt Patterson.
Le révérend Jackson réfléchit. Il n'était guère difficile de deviner le passage exact. Gerry était féru d'exégèse biblique. " J'admire votre choix, mon ami.
- Merci, pasteur Jackson. que pensez-vous de mon autre suggestion ? "
Le révérend Jackson n'hésita qu'un instant. " Révérend Patterson, je serais honoré de venir prêcher dans votre église et c'est avec plaisir que je vous convie à venir faire de même dans la mienne. "
quarante ans plus tôt, quand Gerry Patterson jouait au base-bail dans le club de seconde division patronné par l'…glise, Hosiah Jackson était un jeune prêtre noir baptiste et la simple idée de prêcher dans l'église de Patterson aurait provoqué un lynchage. Mais Dieu merci, ils étaient l'un comme l'autre des hommes de Dieu, et ils pleuraient la mort - le martyre même - d'un autre homme de Dieu, d'une autre couleur encore. Tous les hommes étaient égaux devant le Créateur et cela seul importait pour la foi qu'ils partageaient. Les deux hommes envisagè-487
rent rapidement les changements que chacun devrait apporter à son style, car même si tous deux étaient baptistes et prêchaient le même …vangile à
leurs fidèles, leurs paroisses n'étaient pas exactement les mêmes et nécessitaient donc une adaptation. Mais celle-ci serait aisée.
" Merci, Hosiah. Vous savez, parfois, nous devons bien admettre que notre foi nous transcende. "
Pour sa part, le révérend Jackson s'avouait impressionné. Il n'avait jamais douté de la sincérité de son collègue blanc, ils avaient déjà, du reste, eu l'occasion de discuter de problèmes de liturgie et de théologie. Hosiah était même prêt à admettre, en privé, que Patterson avait des connaissances supérieures en ce dernier domaine, dues sans doute à des études plus longues, mais des deux, Hosiah Johnson était peut-être légèrement meilleur orateur, de sorte que leurs talents mutuels se complétaient.
" que diriez-vous de déjeuner ensemble pour peaufiner les détails ? proposa Jackson.
- Aujourd'hui ? Je suis libre.
- Parfait. O˘ ?
- Le country club ? Vous ne jouez pas au golf, si ? " s'enquit Patterson.
Avec un peu de chance, ils pourraient se faire un parcours, pour une fois qu'il avait son après-midi devant lui.
" Je n'ai jamais touché à un club de golf de ma vie, Gerry. "
Hosiah ne put s'empêcher de rire. " Robert, si. Il s'y est mis durant ses études à Annapolis et n'a pas arrêté depuis. Il dit qu'il met la branlée au président chaque fois qu'ils se rencontrent. " II n'était jamais allé non plus au Willow Glen Country Club et se demanda s'il comptait des Noirs parmi ses membres. S˚rement pas. Le Mississippi n'avait pas autant changé
que ça, même si Tiger Woods avait eu l'occasion d'y jouer un tournoi du circuit professionnel, ce qui était déjà une brèche dans les barrières raciales.
" Ma foi, il me battrait aussi, sans doute. La prochaine fois qu'il descend, peut-être qu'on aura l'occasion de jouer ensemble. " L'adhésion de Patterson lui avait été offerte par le club, encore un avantage d'être pasteur d'une paroisse aisée.
Et pour être franc, blanc ou pas, Gerry Patterson n'en manifestait pas moins une foi ardente, le révérend Jackson le savait. Il prêchait l'…
vangile avec tout son cour. Hosiah était assez vieux pour 488
se rappeler qu'il n'en avait pas toujours été ainsi mais, ça aussi, ça avait changé, une bonne fois pour toutes, Dieu soit loué...
Pour l'amiral Mancuso, les problèmes étaient à la fois similaires et un peu différents. Lève-tôt, il avait regardé CNN comme tout le monde. De même que le général de brigade Mike Lahr.
" Ok, Mike, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? demanda le CINCPAC
quand son responsable du renseignement arriva pour son briefing matinal.
- Amiral, ça m'a l'air d'un monumental sac de nouds. Ces curetons sont allés fourrer leur nez o˘ il fallait pas, résultat des courses, ils en ont payé le prix. Plus sérieusement, le NCA est sérieusement en rogne. " NCA était l'acronyme de National Command Authority, l'autorité nationale de commandement, à savoir le président Jack Ryan.
" qu'est-ce que vous pouvez me dire ?
- Eh bien, on peut déjà envisager que ça va chauffer entre l'Amérique et la Chine. La délégation commerciale que nous avons à Pékin va sans doute se prendre quelques retombées.
- S'ils s'en prennent un peu trop, ma foi... " II n'acheva pas sa phrase.
" Donnez-moi le scénario-catastrophe, ordonna le CINCPAC.
- Dans la pire hypothèse, toute la Chine fait bloc, nous rappelons notre délégation mais aussi notre ambassadeur et le climat entre les deux pays connaît un net refroidissement.
- Et ensuite ?
- Ensuite... la question est plutôt d'ordre politique mais il ne serait pas inutile pour nous de l'envisager sérieusement, amiral ", conseilla Lahr à
son chef, qui de toute façon prenait quasiment tout au sérieux.
Mancuso considéra sa carte murale du Pacifique.
L'Entreprise avait repris la mer pour effectuer des manouvres entre l'île Marcus et les Mariannes. Le John Stennis mouillait à Pearl Harbor. Le Harry Truman se dirigeait vers Pearl après avoir fait le détour par le cap Horn -
le gabarit des porte-avions modernes leur interdisait le passage par le canal de Panama. Le Lincoln terminait son réarmement à San Diego et s'apprêtait à reprendre
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la mer. quant au Kitty Hawk et à V Independence, ses deux vieux b‚timents à
moteurs diesel, ils se trouvaient encore dans l'océan Indien. Et encore, il pouvait s'estimer heureux. Les lre et 7e flottes se retrouvaient avec six porte-avions opérationnels pour la première fois depuis des années. Donc, s'il avait besoin de projeter ses forces, il avait les moyens de donner à
réfléchir à la menace adverse. Il avait également à sa disposition de nombreux effectifs aériens. La 3e division d'infanterie de marine et la 25e division légère de l'armée de terre, basées ici même à HawaÔ, ne devraient pas intervenir dans ce scénario. La marine et l'aviation pouvaient affronter les communistes chinois mais il ne disposait pas des moyens amphibies pour envahir la Chine et, d'ailleurs, il n'était pas assez fou pour s'imaginer qu'une telle décision soit recommandée, quelles que soient les circonstances.
" qu'avons-nous à Taiwan, en ce moment ? - Le Mobile Bay, le Milius, le Chandler et le Fletcher sont en représentation. Les frégates Curus et Reid participent à des manouvres avec la marine chinoise. Les sous-marins La Jolla, Helena et Tennessee patrouillent dans le détroit de Formose ou le long des côtes chinoises pour couvrir les unités de leur flotte. "
Mancuso acquiesça. Il gardait en général plusieurs b‚timents lance-missiles à proximité de Taiwan. Le Milius était un destroyer de classe Birke et le Mobile Bay un croiseur, tous deux équipés du système Aegis pour rassurer les nationalistes chinois face à la menace éventuelle de tirs de missiles contre leur île. Mancuso ne pensait pas que les communistes commettraient la folie de lancer une attaque contre une ville o˘ mouillaient plusieurs b
‚timents de la marine américaine, d'autant que les navires équipés Aegis avaient de bonnes chances d'intercepter tout ce qui volait dans leur direction. Mais on ne pouvait jamais dire et cet incident en Chine continuait à prendre de l'ampleur... Il décrocha le téléphone pour avoir le SURFPAC, l'officier responsable de la flotte des b‚timents de surface du Pacifique. " Ouais, répondit le vice-amiral Ed Goldsmith.
- Ed ? Bart. Dans quel état sont les b‚timents que nous avons actuellement dans le port de Taipei ?
- Vous appelez à cause de cette histoire sur CNN, c'est ça ?
- Affirmatif, confirma le CINCPAC.
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- Tout à fait correct. Aucune défaillance matérielle à ma connaissance.
Pour l'instant, ils terminent leur tournée d'exhibition, visite des civils au port et tout le bastringue. Les hommes passent une bonne partie de leur temps sur la plage. "
Inutile de demander ce qu'ils y faisaient. Il avait été jeune marin, lui aussi, même si c'était ailleurs qu'à Taiwan.
" «a ne leur ferait peut-être pas de mal de les placer en pré-alerte.
- Noté ", admit le SURFPAC. Mancuso n'avait pas besoin d'en dire plus. Les b‚timents allaient désormais afficher l'état d'alerte trois sur leurs systèmes de combat. Les radars SPYl seraient mis en veille permanente sur un des navires Aegis. Un des avantages de ce système était que les b
‚timents ainsi équipés pouvaient passer en soixante secondes de l'état de semi-veille à l'état pleinement opérationnel : il suffisait de tourner quelques clefs. Ils devraient juste faire preuve d'un minimum de prudence.
Le faisceau du radar SPY était assez puissant pour cramer tous les composants électroniques à plusieurs milles nautiques à la ronde, mais il suffisait de régler convenablement leur focalisation, une opération du reste informatisée. " OK, amiral, je transmets le message.
- Merci, Ed. Je vous donne un topo complet un peu plus tard dans la journée.
- ¿ vos ordres ", répondit le SURFPAC. Il allait aussitôt répercuter cet ordre à ses chefs d'escadre. " quoi d'autre ? demanda Mancuso.
- Toujours pas d'information directe en provenance de Washington, amiral, précisa le général Lahr.
- C'est un des avantages d'être commandant en chef, Mike, on vous laisse le droit de réfléchir par vous-même un minimum. "
" quel putain de g‚chis ", observa le général d'armée Bonda-renko en contemplant son verre. Il ne parlait pas des nouvelles du jour mais de son commandement, même si le mess des officiers de Tchabarsovil était confortable. Les officiers généraux russes ont toujours aimé avoir leurs aises et le b‚timent datait
1. SPY-ID : radar à réseau de phase pour la détection aérienne travaillant en bande E/F, fabriqué par Lookheed Martin/RCA (N.d.T.).
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de l'époque des tsars. Il avait été édifié durant la guerre russo-japonaise, au début du XXe siècle, et agrandi à plusieurs reprises. On distinguait la transition entre les parties pré- et post-révolutionnaires du b‚timent. ¿ l'évidence, les prisonniers de guerre allemands n'étaient pas venus aussi loin vers l'est - c'est eux qui avaient édifié la plupart des datchas de l'ancienne élite du parti. Mais la vodka était bonne et la compagnie pas si désagréable.
" «a pourrait aller mieux, camarade général, reconnut l'aide de camp de Bondarenko. Mais on peut déjà améliorer pas mal de détails et il y a très peu de choses à supprimer. "
C'était une façon aimable de dire que le district militaire d'Extrême-Orient s'avérait moins un commandement militaire qu'un exercice sur le papier. Des cinq divisions motorisées placées théoriquement sous ses ordres, une seule, la 265e, était à quatre-vingts pour cent de sa capacité.
Le reste se réduisait au mieux à quelques régiments, voire au seul encadrement. Il avait également le commandement théorique d'une division blindée - l'équivalent d'un régiment et demi -, plus treize divisions de réserve qui existaient encore moins sur le papier que dans les rêves de quelque chef d'état-major. La seule chose dont il disposait en abondance, c'était de vastes stocks d'équipement mais une bonne partie remontait aux années soixante, voire avant. Les meilleures troupes dans sa zone géographique de commandement n'étaient en fait pas placées sous sa tutelle.
Il s'agissait des gardes-frontière, des formations divisées en bataillons qui avaient appartenu au KGB et qui constituaient désormais quasiment une arme à part entière sous le commandement direct du président russe.
Il y avait aussi une vague ligne de défense qui datait des années trente et qui le montrait bien. Pour cette ligne, de nombreux chars (dont certains étaient même d'origine allemande) étaient enfouis dans des casemates. En fait, le dispositif évoquait surtout la ligne Maginot des Français, autre ouvrage de défense remontant à la même époque. On l'avait édifiée pour protéger l'Union soviétique d'une attaque japonaise, puis améliorée sans conviction au cours des ans pour la protéger de la République populaire de Chine - un ouvrage jamais oublié mais jamais vraiment remis en service non plus. Bondarenko l'avait inspecté en partie la veille. Depuis l'époque des tsars, les officiers du
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génie de l'armée russe avaient toujours fait preuve de talent. La disposition de certains blockhaus tirait parti d'une manière astucieuse et même brillante de la topographie, mais leur problème essentiel était résumé
par cet aphorisme des Américains : Si on peut le voir, on peut le toucher, et si on peut le toucher, on peut le détruire. L'ouvrage de défense avait été conçu et construit à une époque o˘ les tirs d'artillerie s'effectuaient au jugé et o˘ les aviateurs s'estimaient heureux quand ils larguaient leur bombe sur le bon patelin. Aujourd'hui, on pouvait se servir d'un canon de 150 avec la précision d'un fusil à longue portée et on pouvait choisir par quel carreau d'une fenêtre expédier sa bombe dans un b‚timent précis.
" AndreÔ Petrovitch, votre optimisme me réchauffe le cour. quelle est votre première recommandation ?
- Il ne sera pas difficile d'améliorer le camouflage des blockhaus qui longent la frontière. Ils ont été cruellement négligés depuis des années, dit à son chef le colonel Aliev. Cela réduira considérablement leur vulnérabilité.
- Suffisamment pour qu'ils résistent à une attaque sérieuse pendant...
soixante minutes, Andruchka ?
- Peut-être même quatre-vingt-dix, camarade général. C'est toujours mieux que cinq, non ? " II s'interrompit pour boire une gorgée de vodka. Les deux hommes buvaient depuis une demi-heure. " Pour la 265e, nous devons commencer sans tarder un programme d'entraînement sérieux. Pour être franc, le chef de régiment divisionnaire ne m'a pas vraiment impressionné, mais je suppose qu'on doit lui laisser une chance.
- «a fait si longtemps qu'il est en poste ici, peut-être qu'il aime la cuisine chinoise.
- Général, je suis en poste ici depuis que je suis lieutenant, objecta Aliev. J'ai encore souvenance des commissaires politiques qui nous racontaient que les Chinois avaient rallongé la baÔonnette de leurs AK-47
afin de traverser la couche de graisse supplémentaire qu'on s'était prise depuis qu'on avait renoncé au marxisme-léninisme authentique pour nous empiffrer.
- C'est vrai ?
- Tout à fait, Gennady losifovitch.
- Bien, alors que sait-on de l'Armée populaire de libération ?
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- Ils sont nombreux, et ils s'entraînent dur depuis quatre ans environ, beaucoup plus que nous.
- Ils peuvent se le permettre ", observa Bondarenko avec aigreur. L'autre constatation qu'il avait faite depuis son arrivée était la maigreur du budget dévolu au matériel d'entraînement. Mais la situation n'était pas non plus désespérée. Il avait des munitions en quantité industrielle, stockées et empilées depuis trois générations. Ainsi avait-il pléthore d'obus pour les canons de 100 mm de ses chars T-54/55, aussi nombreux que dépassés depuis longtemps, sans oublier un océan de gazole planqué dans d'innombrables cuves souterraines. Le seul et unique élément dont il disposait en abondance au district militaire d'Extrême-Orient, c'était les infrastructures, édifiées par l'Union soviétique pendant des générations de paranoÔa institutionnelle. Mais ce n'était pas la même chose qu'avoir une armée à commander.
" Et l'aviation ?
- Presque entièrement clouée au sol, répondit Aliev, d'un air morose. Faute de pièces détachées. On en a fait une telle consommation en Tchétchénie qu'il n'en reste plus assez pour assurer la maintenance, et le district militaire de Moscou conserve la priorité.
- Oh ? Nos dirigeants s'attendent à voir la Pologne nous envahir ?
- L'Allemagne se trouve également de ce côté, observa l'officier.
- «a fait trois ans que je me bats contre cette idée avec le haut commandement, grommela Bondarenko, en se remémorant son passage au poste de chef des opérations pour toute l'armée soviétique. Mais les gens préfèrent s'écouter eux-mêmes qu'écouter la voix de la raison chez les autres ". Il leva les yeux vers Aliev. " Et si les Chinois arrivent ? "
L'aide de camp haussa les épaules.
" Alors là, on a un problème. "
Bondarenko se rappela les cartes. On n'était pas si loin du nouveau filon aurifère... et les gars du génie, jamais flemmards, qui étaient en train de construire une foutue route pour y accéder...
" Demain, AndreÔ Petrovitch. Demain, nous entamons un régime d'entraînement pour l'ensemble du commandement ", annonça le commandant en chef des forces d'Extrême-Orient.
27 Transport
DIGGS était loin d'être ravi par ce qu'il contemplait, mais ce n'était pas franchement inattendu. Un bataillon de la 2e brigade du colonel Lisle était de sortie, pour manouvrer sur la zone d'exercice - avec une grande maladresse, estima Diggs. Cela dit, il devrait réviser son jugement. On n'était pas en Californie, au Centre national d'entraînement de Fort Irwin, et la 2e brigade d'Irvin n'était pas le 11e régiment de cavalerie blindée dont les hommes s'entraînaient quasiment tous les jours et, de ce fait, connaissaient le métier des armes aussi bien qu'un chirurgien le maniement du bistouri. Non, la lre division blindée était devenue une force de garnison depuis la disparition de l'Union soviétique, et tout ce temps perdu dans ce qui restait de la Yougoslavie, à vouloir jouer au " maintien de la paix ", n'avait pas franchement aiguisé ses talents guerriers.
C'était un terme que Diggs détestait. qu'ils aillent au diable, avec leurs forces de maintien de la paix, songea le général, ces hommes étaient supposés être des soldats, pas des flics en treillis.
La force adverse pour cet exercice était une brigade allemande et, à
première vue, une bonne unité, équipée de chars Léopard II. Enfin, les Allemands avaient peut-être la fibre militaire inscrite dans leurs gênes, mais ils n'étaient pas mieux entraînés que les Américains, or c'était l'entraînement qui faisait la différence entre un foutu blaireau de civil et un vrai soldat. L'entraînement, ça voulait dire qu'on savait o˘ regarder et quoi faire quand on voyait un truc apparaître. L'entraînement, ça voulait
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dire savoir ce qu'allait faire le char à votre gauche sans avoir besoin de regarder. L'entraînement, ça voulait dire savoir réparer son blindé ou son obusier quand un truc tombait en panne. L'entraînement, en définitive, ça voulait dire la fierté, parce que avec l'entraînement venait la confiance, la certitude d'être le plus sale fils de pute dans la Vallée de la Mort, et la conviction qu'on n'avait rien à redouter.
Le colonel Boyle pilotait l'UH-60 A dans lequel était monté Diggs. Ce dernier était installé sur le strapontin situé en retrait, juste entre les deux sièges des pilotes. Ils croisaient à cinq cents pieds - quinze cents mètres - au-dessus du sol.
" Oups... le peloton juste en dessous vient de tomber sur un os ", annonça Boyle en pointant le doigt. De fait, le clignotant jaune sur la tourelle du char de tête se mit à envoyer son signal :
Je suis mort.
" Voyons voir si le sergent du peloton réussit à s'en sortir ", dit le général Diggs.
Ils observèrent et, en effet, le sergent fit reculer les trois chars subsistants pendant que l'équipage du M1A2 évacuait le cercueil. En pratique, l'un comme l'autre auraient sans doute survécu à n'importe quel "
impact " administratif infligé par les Allemands. Personne encore n'avait réussi à fabriquer un projectile capable de transpercer le blindage Chobham, mais ça pourrait arriver un jour, raison pour laquelle on ne faisait rien pour encourager les équipages à se croire immortels à bord d'un tank
invulnérable.
" OK, le sergent connaît son boulot ", observa Diggs, tandis que l'hélico filait vers un autre site. Le général vit le colonel Masterman noircir les pages de son calepin. " qu'est-ce que vous en pensez, Duke ?
- Je pense qu'ils ont une efficacité d'environ soixante-quinze pour cent, mon général. Peut-être un peu plus. Il faudra les mettre sur le SIMNET pour les secouer un peu. " Le SIMNET - Simulator Network - était un des meilleurs investissements de l'armée de terre. C'était une simulation en réseau constituée par un hangar entier de simulateurs de Ml et de Bradley connectés sur un superordinateur et reliés par satellite à deux autres hangars analogues, ce qui permettait de livrer des batailles extrêmement complexes et réalistes par des moyens électroniques. L'ensemble avait co˚té fort cher et même s'il ne pouvait reproduire la véritable expérience du terrain, c'était néanmoins un complément sans égal.
" Mon général, le temps qu'ils ont perdu en Yougoslavie n'a pas vraiment aidé les petits gars de Lisle, observa Boyle.
- Je sais bien, reconnut Diggs. Je ne vais briser la carrière de personne, pour l'instant ", promit-il.
Boyle se retourna sur son siège de pilote pour sourire : " Bien, mon général. Ce sera répété.
- qu'est-ce que vous pensez des Allemands ?
- Je connais leur patron, le général d'armée Siegfried Model. Très fort. Et un client sérieux autour d'une table de poker. Vous êtes prévenu, mon général.
- C'est vrai, ça ? " Jusqu'à tout récemment, Diggs était encore à la tête du Centre national d'entraînement, et il avait eu l'occasion à plusieurs reprises d'aller tenter sa chance à Las Vegas, à guère plus de deux heures de son poste, en remontant 11-15.
"Je sais ce que vous pensez, mon général. Réfléchissez-y à deux fois ", avertit le colonel.
Le général préféra esquiver : " Vos hélicos m'ont l'air de faire du bon boulot.
- Affirmatif. La Yougoslavie nous a permis de nous entretenir correctement, et tant que j'ai du coco, je peux entraîner mes gars.
- Et le tir à balles réelles ? s'enquit le général commandant la lre DB.
- «a, on n'y a plus eu droit depuis un bail, mon général, mais encore une fois, les simulateurs sont presque aussi bons, répondit Boyle dans l'interphone. Mais je parie que vous avez envie que vos crapauds à
chenilles y go˚tent un peu. " Et là, Boyle avait tout bon. Rien ne remplaçait un exercice à tir réel dans un Abrams ou un Bradley.
La planque autour du banc du parc s'avéra interminable et ennuyeuse. Pour commencer, bien s˚r, ils avaient récupéré le
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réceptacle et l'avaient ouvert pour y découvrir deux feuilles de papier, imprimées en caractères cyrilliques parfaitement lisibles mais codés. Il avait donc fallu les photographier pour les envoyer au service du chiffre.
Cela n'avait pas été évident. En fait, la t‚che s'était révélée impossible, et les agents du Service fédéral de sécurité avaient été amenés à conclure que le Chinois (si c'était bien lui) avait recours à l'ancienne pratique du KGB d'utiliser des blocs jetables à usage unique. Cette méthode de cryptographie était indéchiffrable en théorie parce qu'il n'y avait aucun motif, aucune formule, aucun algorithme à casser1.
Le reste du temps fut consacré à attendre de voir qui viendrait récupérer le message.
Cela prit en définitive plusieurs jours. Le SFS mit trois véhicules sur le coup. Deux étaient des fourgons abritant des appareils à téléobjectif braqués sur la cible. Dans l'intervalle, l'appartement de Suvorov/Koniev était surveillé avec la même attention que le défilant des cours à la Bourse de Moscou. Le sujet lui-même était soumis à une filature constante par des agents expérimentés (jusqu'à dix), en majorité des agents du contre-espionnage formés au KGB, de préférence aux hommes de la Brigade criminelle de Provalov, mais avec une dose homéopathique de ces derniers puisque (en théorie) ils avaient toujours la responsabilité de l'enquête.
Ce devait rester une banale affaire criminelle jusqu'à ce qu'un ressortissant étranger (leur secret espoir) ait récupéré le colis sous le blanc.
Comme c'était un banc dans un parc, des promeneurs s'y asseyaient régulièrement. Des adultes avec leur journal, des enfants avec leur bande dessinée, des ados la main dans la main, de paisibles commères et même deux vieux qui se retrouvaient tous les après-midi pour jouer aux échecs sur un petit échiquier magnétique. Après chacune de ces visites, on vérifiait la cachette pour s'assurer qu'elle n'avait pas été déplacée ou dérangée, toujours en vain. Le quatrième jour, on en vint à imaginer tout haut l'hypothèse d'un coup monté. Ce serait la méthode adoptée par Suvorov/
Koniev pour vérifier s'il était ou non filé. Si
1. Sur ces techniques, cf. Neal Stephenson, Cryptonomicon, I, II et III, Payot/Rivages, 2000-2001 (N.d.T.).
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oui, il état sacrement malin, le fils de pute, estimèrent de concert tous les agents en surveillance. Mais ça, ils le savaient déjà.
L'ouverture survint en toute fin d'après-midi du cinquième jour, et c'était bien l'homme qu'ils espéraient. Son nom était Kong Deshi : un petit fonctionnaire inscrit sur la liste officielle des diplomates accrédités, quarante-six ans, taille moyenne, et s'il fallait en croire la fiche d'information du ministère des Affaires étrangères, capacités intellectuelles tout aussi moyennes -une façon polie de dire qu'on le prenait pour un parfait abruti. Mais d'autres l'avaient déjà noté, c'était la couverture idéale pour un espion, de celles qui faisaient perdre un temps considérable aux services de contre-espionnage qui s'échinaient à
traquer sur toute la planète des diplomates idiots qui s'avéraient n'être rien de plus que des diplomates idiots car l'espèce était florissante. Le sujet marchait tranquillement en compagnie d'un autre ressortissant chinois aux allures d'homme d'affaires. Ils s'assirent et continuèrent à deviser en faisant de grands gestes jusqu'au moment o˘ le second se retourna pour regarder quelque chose que Kong lui indiquait. Alors, la main droite de Kong glissa furtivement, presque invisible, sous le banc pour récupérer le réceptacle et sans doute le remplacer par un autre avant de reposer la main sur ses genoux. Cinq minutes plus tard, après une cigarette, les deux hommes étaient repartis pour regagner la bouche de métro la plus proche.
" Patience ", avait dit par radio le chef des agents du SFS, ils avaient donc attendu plus d'une heure, jusqu'à ce qu'ils soient certains qu'il n'y avait pas de voiture garée dans les parages pour surveiller la boîte aux lettres. Ce n'est qu'alors qu'un agent du SFS alla s'asseoir sur le banc avec son journal du soir, et discrètement récupéra le colis. Sa façon de jeter son mégot indiqua au reste de l'équipe qu'une substitution avait eu lieu.
Au labo, on découvrit immédiatement que le colis avait un cadenas, ce qui éveilla aussitôt l'attention. On le passa aux rayons X et l'image révéla qu'il contenait une pile, quelques fils et un rectangle semi-opaque, l'ensemble représentant un dispositif pyrotechnique. quel qu'il soit, le contenu était par conséquent précieux. Un serrurier habile mit vingt minutes à forcer
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le cadenas et le réceptacle fut ouvert, révélant plusieurs feuilles de papier couvertes de caractères cyrilliques qui furent aussitôt extraites et photographiées. Les lettres formaient une suite parfaitement aléatoire : la séquence d'une clef à usage unique. Ils n'auraient pu espérer trouver mieux. Les feuillets furent soigneusement repliés et remis à l'identique dans le réceptacle puis le mince boîtier métallique qui ressemblait à un étui à cigarettes bon marché fur replacé sous le banc.
" Et maintenant ? demanda Provalov à l'agent du Service fédéral de sécurité
chargé de l'affaire.
- Maintenant, la prochaine fois que notre sujet envoie un message, nous serons en mesure de le lire.
- Et alors, nous saurons, enchaîna Provalov.
- Peut-être. En tout cas, nous en saurons un peu plus que maintenant. Nous aurons la preuve que ce Suvorov est un espion. Cela, je peux déjà vous le garantir ", décréta l'agent du contre-espionnage, Provalov dut admettre en revanche que pour élucider son affaire de meurtre, ils n'étaient guère plus avancés que quinze jours auparavant, mais au moins les choses bougeaient-elles, même si la piste les enfonçait toujours plus dans le brouillard.
" Alors, Mike ? demanda Dan Murray, à huit fuseaux horaires de distance.
- Rien encore à nous mettre sous la dent, monsieur le directeur, mais il semblerait que nous ayons traqué un espion. Le nom du sujet est Klementi Ivanovitch Suvorov, vivant actuellement sous l'identité d'Ivan lourevitch Koniev. " Reilly déchiffra l'adresse. " La piste mène à lui, ou du moins il semble, et nous l'avons repéré alors qu'il établissait un contact probable avec un diplomate chinois.
- Bon Dieu, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? se demanda tout haut le directeur du FBI, à l'autre bout de la ligne cryptée.
- Là, vous me posez une colle, monsieur le directeur, mais il ne fait pas de doute que c'est devenu une affaire intéressante.
- Vous devez être très lié à ce Provalov.
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- C'est un bon flic, et oui, effectivement, monsieur, nous nous entendons bien. "
Cliff Rutledge ne pouvait pas en dire autant de ses relations avec Shen Tang.
"Votre couverture médiatique de cet incident était déjà déplorable mais les remarques de votre président sur notre politique intérieure constituent une violation de la souveraineté chinoise ! s'exclama le ministre chinois des Affaires étrangères, criant presque, pour la septième fois au moins depuis le déjeuner.
- Monsieur le ministre, répliqua Rutledge, rien de tout cela ne serait arrivé si votre policier n'avait pas abattu un diplomate accrédité, ce qui, convenons-en, n'est pas un acte des plus civilisés.
- Nos affaires intérieures ne regardent que nous, rétorqua aussitôt Shen.
- Certes, monsieur le ministre, mais l'Amérique a ses propres convictions et si vous nous demandez de respecter les vôtres, alors nous sommes en droit de vous demander de manifester un minimum de respect pour les nôtres.
- Nous commençons à nous lasser des ingérences de l'Amérique dans les affaires intérieures de la Chine. D'abord, vous reconnaissez notre province rebelle de Taiwan. Ensuite, vous encouragez des étrangers à venir se mêler de notre politique intérieure. Puis vous envoyez un espion, sous couvert de foi religieuse, enfreindre nos lois en compagnie d'un diplomate d'un pays tiers, là-dessus vous filmez un policier chinois dans l'exercice de ses fonctions, et pour terminer, c'est votre président qui nous condamne pour vos ingérences dans nos affaires intérieures. La République populaire ne tolérera pas plus longtemps cette conduite inqualifiable ! "
Et maintenant, tu vas nous demander l'application de la clause de la nation la plus favorisée, c'est ça ? songea dans son coin Mark Gant. Bigre, ça valait largement une réunion avec des banquiers d'affaires - les pires requins - à Wall Street.
" Monsieur le ministre, vous jugez notre comportement 501
inqualifiable, répondit Rutledge, mais nous, nous n'avons pas de sang sur les mains. Cela dit, je crois me souvenir que nous sommes tous ici pour discuter de problèmes commerciaux. Pouvons-nous revenir à l'ordre du jour ?
- Monsieur Rutledge, l'Amérique n'a pas le droit, d'un côté, de donner des leçons à la République populaire en matière de politique intérieure, et de l'autre de nous dénier nos droits.
- Monsieur le ministre, l'Amérique ne s'est en aucun cas immiscée dans les affaires intérieures chinoises. Si vous tuez un diplomate, vous devez vous attendre à une réaction. quant à la question de la République de Chine...
- Il n'y a pas de République de Chine ! " Le ministre des Affaires étrangères hurlait presque. " C'est une province renégate, et c'est vous qui avez violé notre souveraineté en reconnaissant leur prétendue indépendance !
- Monsieur le ministre, la République de Chine est une nation indépendante, avec un gouvernement librement élu, et nous ne sommes pas le seul pays à
reconnaître ce fait. C'est la politique des …tats-Unis d'Amérique d'encourager les peuples à l'autodétermination. Le jour o˘ les citoyens de la République de Chine décideront de retourner dans le giron du continent, ce sera leur choix. Mais puisqu'ils ont choisi librement d'être ce qu'ils sont, l'Amérique choisit de les reconnaître. De même que nous escomptons voir les autres …tats reconnaître que l'Amérique possède un gouvernement légitime parce qu'il représente la volonté de son peuple, de même est-il du devoir de l'Amérique de reconnaître la volonté des autres. " Rutledge se rassit, manifestement lassé par le cours qu'avaient pris les débats de l'après-midi. Le matin passe encore, il s'y était attendu. Les Chinois devaient bien se défouler un peu, mais là, ça devenait un tantinet pénible.
" Et si une autre de nos provinces fait sécession, allez-vous la reconnaître ?
- Le ministre m'informerait-il d'autres troubles politiques en République populaire ? lança aussitôt Rutledge, un peu trop vite et avec un peu trop de désinvolture, se dit-il presque aussitôt. Toujours est-il que je n'ai pas reçu d'instructions pour cette éventualité. " C'était censé être une réponse (semi-) humoristique à une question idiote, mais le ministre Shen avait manifestement oublié
aujourd'hui son sens de l'humour. Il tendit le doigt et le brandit sous le nez de Rutledge, menaçant, à travers lui, les …tats-Unis.
" Vous nous trompez. Vous vous ingérez dans nos affaires. Vous nous insultez. Vous nous reprochez l'inefficacité de notre économie. Vous nous refusez un accès équitable à vos marchés. Et vous êtes là, à pontifier comme des parangons de vertu. Nous ne le tolérerons pas plus longtemps !
- Monsieur le ministre, nous vous avons ouvert toute grande notre porte pour commercer avec notre pays, et la vôtre, vous nous l'avez claquée au nez. C'est à vous de l'ouvrir ou de la fermer, concéda-t-il, mais nous pouvons également fermer la nôtre si vous nous y contraignez. Nous n'avons aucun désir de le faire. Nous désirons établir des relations commerciales équitables et libres entre le grand peuple chinois et le peuple américain, mais les obstacles à ces échanges ne doivent pas être cherchés en Amérique.
- Vous nous insultez et ensuite, vous espérez nous voir vous inviter chez nous ?
- Monsieur le ministre, l'Amérique n'insulte personne. Une tragédie s'est produite hier en République populaire. Vous auriez sans doute préféré
l'éviter mais toujours est-il qu'elle est survenue. Le président des …tats-Unis vous a demandé d'enquêter sur cet incident. Cela n'a rien d'excessif.
De quoi nous accusez-vous ? Un journaliste a rapporté les faits. La Chine réfuterait-elle les faits diffusés à la télévision ? Prétendriez-vous qu'un média américain a fabriqué l'événement ? Je ne pense pas. Nous dites-vous que ces deux hommes ne sont pas morts ? Hélas, non. Nous dites-vous que votre policier a eu raison de tuer un diplomate accrédité et un pasteur tenant dans ses bras un nouveau-né ? demanda Rutledge, de son ton le plus posé. Monsieur le ministre, tout ce que vous avez répété depuis trois heures est que l'Amérique a eu tort de protester contre ce qui a toutes les apparences d'un meurtre de sang-froid. Or nous nous sommes contentés de réclamer à votre gouvernement d'ouvrir une enquête sur l'incident. Monsieur le ministre, l'Amérique n'a rien dit ou fait d'excessif, et nous sommes las de ces accusa-
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rions. Ma délégation et moi sommes venus pour discuter d'échanges commerciaux. Nous aimerions voir la République populaire ouvrir un peu plus ses marchés pour que les échanges commerciaux soient de véritables échanges, pour qu'il y ait une libre circulation des biens par-delà les frontières internationales. Vous réclamez la clause de la nation la plus favorisée avec les …tats-Unis. Elle ne s'appliquera que si votre marché est aussi ouvert à l'Amérique que le marché américain l'est aux produits chinois, mais elle s'appliquera dès que vous aurez effectué les changements que nous réclamons.
- La République populaire en a assez d'accéder aux exigences insultantes de l'Amérique. Assez de tolérer vos affronts à notre souveraineté. Assez de vos ingérences dans nos affaires intérieures. Il est temps pour l'Amérique de prendre en compte nos justes requêtes. La Chine désire établir des relations commerciales équitables avec les …tats-Unis. Nous ne demandons pas plus que ce que vous accordez aux autres : la clause de la nation la plus favorisée.
- Monsieur le ministre, vous ne l'aurez que le jour o˘ vous ouvrirez votre marché à nos biens. Le libre échange n'est possible que s'il est équitable.
Nous protestons en outre contre la violation par la RPC des accords et traités sur le droit des marques et la propriété intellectuelle. Nous protestons contre le pillage des brevets par vos industries étatisées qui n'hésitent pas à fabriquer des produits américains, sans autorisation ni dédommagement d'aucune sorte...
- Alors à présent, vous nous traitez de voleurs ?
- Monsieur le ministre, je vous ferai remarquer que ce n'est pas moi qui ai employé ce terme. Il est toutefois indéniable que des produits sont fabriqués en Chine par des usines appartenant à des entreprises d'…tat, sans qu'elles aient obtenu l'autorisation de fabriquer des copies, alors que ces produits exploitent des inventions américaines dont leurs auteurs n'ont pas été rétribués. Je peux vous fournir de nombreux exemples, si vous le désirez. " La réaction de Shen fut un geste agacé, que Rutledge crut pouvoir traduire par non merci, ou quelque chose comme ça.
" Je ne vois pas l'intérêt de constater les preuves des déforma-5q4
rions et des mensonges montés de toutes pièces par l'Amérique. "
De son côté, Gant, bien calé sur sa chaise, assistait à l'empoignade comme un spectateur de championnat de boxe, en se demandant si l'un des adversaires allait réussir à mettre l'autre KO. Sans doute pas.
Ils étaient trop solides et savaient trop bien esquiver les coups.
S'ensuivaient beaucoup de gesticulations mais sans résultat concret. Bref encore un truc bien ennuyeux, spectaculaire en apparence, mais sans intérêt pratique. Il prit quelques vagues notes, plus pour se souvenir du déroulement de la séance. Cela pourrait toujours faire un chapitre distrayant dans son autobiographie. quel titre lui donner : Le négociant et le diplomate ?
Trois quarts d'heure plus tard, la séance s'acheva sur les poignées de main habituelles, aussi cordiales que la réunion avait été tendue, ce qui ne laissa pas de surprendre Mike Gant.
" II n'y a rien de personnel là-dedans, expliqua Rutledge. Je suis d'ailleurs surpris qu'ils y attachent une telle importance. Ce n'est pas comme si on les accusait nommément de quoi que ce soit. Merde, même le président s'est contenté de réclamer l'ouverture d'une enquête. Pourquoi sont-ils aussi susceptibles ?
- Peut-être redoutent-ils de ne pas obtenir ce qu'ils veulent des négociations, spécula Gant.
- Certes, mais pourquoi à ce point ? insista Rutledge.
- Peut-être que leur balance du commerce extérieur est encore plus déficitaire que ne le suggère mon modèle informatique, nota Gant avec un haussement d'épaules.
- Mais même si c'est le cas, ils ne s'engagent pas vraiment sur la voie qui permettrait de l'améliorer. " Rutledge claqua le poing contre la paume dans un geste de frustration. " Ils n'ont pas un comportement logique. Bon, d'accord, je veux bien que cette histoire de fusillade les ait mis en rogne, et bon, c'est vrai, peut-être que le président Ryan a poussé le bouchon un peu loin avec certaines de ses remarques... et Dieu sait qu'il peut se montrer rétrograde sur la question de l'avortement. Mais rien de tout cela ne justifie une réaction aussi passionnelle...
- La peur ? se demanda Gant.
- La peur de quoi ?
505
- Si leurs réserves monétaires sont inférieures encore aux estimations, alors ils pourraient se trouver en très mauvaise posture, Cliff. Plus mauvaise que nous ne l'imaginons.
- ¿ supposer que ce soit le cas, Mark... en quoi cela serait-il si grave ?
- Deux raisons, expliqua Gant, en s'avançant un peu sur le siège de la limousine. D'abord, ça veut dire qu'ils n'ont pas les liquidités pour acheter des produits ou pour finir de payer ceux qu'ils se sont déjà
procurés. C'est gênant, et vous l'avez dit vous-même, c'est un peuple orgueilleux. Je ne les vois pas reconnaître leurs torts, ou montrer leur faiblesse.
- C'est indéniable, admit Rutledge.
- L'orgueil peut conduire les peuples à pas mal d'ennuis, Cliff ", poursuivit Gant, réfléchissant tout haut. Il avait le souvenir à Wall Street d'un fonds de pension qui avait perdu cent millions de dollars en une seule séance parce que son directeur général s'entêtait dans une attitude qu'il estimait correcte quelques jours auparavant mais qui s'était révélée manifestement erronée dans l'intervalle. Pourquoi ? Parce qu'il n'avait pas voulu passer pour une mauviette. Alors, plutôt que de passer pour une mauviette, il avait crié sur les toits que tous les autres étaient des imbéciles. Mais quel était l'équivalent en matière de relations internationales ? Un chef d'…tat faisait quand même preuve d'un peu plus de cervelle, non ?
" «a se passe plutôt mal, mon ami, confia Zhang à Fang.
- C'est la faute de cet imbécile de policier. Oui, il était prévisible que les Américains réagiraient violemment, mais pour commencer, ça n'aurait jamais d˚ se produire si cet agent de police n'avait pas commis un excès de zèle.
- Le président Ryan... pourquoi nous déteste-t-il à ce point ?
- Zhan, par deux fois, tu as comploté contre les Russes, et par deux fois, tu as ourdi tes petites machinations contre les Américains. Il n'est pas impossible qu'ils soient au courant, qu'ils aient deviné ton manège. L'idée ne t'est pas venue que ce pourrait être la raison de leur reconnaissance du régime de Taiwan ? "
5q6
Zhang Han San hocha la tête. " C'est impossible. Jamais rien n'en a été
consigné par écrit. Et de toute façon, notre sécurité est sans faille.
- quand on raconte tout haut des choses à des gens qui ont des oreilles pour entendre, Zhang, ils ont tendance à d'en souvenir. Il ne reste plus beaucoup de secrets. Nous ne pouvons pas plus dissimuler les affaires d'…
tat que l'on peut dissimuler le lever du soleil ", poursuivit Fang en se promettant de veiller à ce que cette phrase apparaisse dans le compte rendu de l'entretien que lui rédigerait Ming. " Tout finit par se savoir...
- Alors, qu'est-ce que tu nous conseillerais ?
- Les Américains ont réclamé une enquête. Eh bien, on va leur en donner une. Les faits que nous découvrirons seront ceux qui nous arrangent. Si pour cela un policier doit mourir, il y en a bien d'autres pour le remplacer. Nos relations commerciales avec les Américains sont plus importantes que ces futilités, Zhang.
- Nous ne pouvons pas nous permettre de nous abaisser devant ces barbares.
- Dans ce cas précis nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas le faire.
Nous ne pouvons mettre en danger notre pays pour une histoire d'orgueil mal placé. "
Fang soupira. Son ami Zhang avait toujours été un homme orgueilleux.
Capable d'ampleur de vue, certainement, mais trop imbu de sa personne et du poste qu'il convoitait. Pourtant, celui qu'il avait choisi était délicat.
Il n'avait jamais désiré avoir lui-même la première place, mais plutôt être l'éminence grise de l'homme placé au sommet, tels ces eunuques qui avaient influé sur les empereurs durant plus de mille ans. Fang sourit presque, estimant qu'aucun pouvoir, si important f˚t-il, ne valait de devenir un eunuque, même à la cour royale, et que Zhang ne désirait pas non plus sans doute aller jusqu'à cette extrémité. Mais être l'homme de pouvoir tapi dans l'ombre était sans doute plus difficile pour lui qu'être celui assis sur le trône... et pourtant, se souvint Fang, Zhang avait été l'instigateur principal de l'accession de Xu au poste de secrétaire général. Xu était intellectuellement insignifiant, un homme aimable d'allure 507
princière, fort capable de s'exprimer en public, mais sans ampleur de vue.
Et cela expliquait bien des choses. Zhang avait aidé Xu à prendre la tête du Politburo précisément parce que c'était une coquille vide, et que Zhang comptait bien combler ce vide intellectuel avec ses propres idées. …
videmment. Il aurait d˚ s'en apercevoir plus tôt. Ailleurs, on croyait que Xu avait été choisi pour ses positions médianes sur tous les sujets - un conciliateur, un homme de consensus, comme on disait à l'étranger. En fait, c'était un homme sans réelles convictions, à même d'adopter celles de n'importe qui à condition que celui-ci (Zhang en l'occurrence) se présente le premier et décide des orientations du Politburo.
Xu n'était pas non plus entièrement un pantin, bien s˚r. C'était le problème avec les individus, ils se raccrochaient à l'illusion qu'ils pensaient par eux-mêmes et les plus idiots avaient effectivement des idées, rarement logiques et presque jamais utiles. Xu avait embarrassé Zhang plus d'une fois, et comme il était président du Politburo, Xu avait de fait un vrai pouvoir personnel, même s'il n'avait pas la jugeote pour en faire bon usage. Toutefois, les trois quarts du temps, il se contentait d'être le porte-voix de Zhang. Et ce dernier avait à peu près les mains libres pour exercer sa propre influence et mettre en ouvre ses propres vues en matière de politique nationale. Il le faisait totalement à l'insu du monde extérieur et quasiment à l'insu du Politburo, car presque toutes ses rencontres avec Xu étaient privées et la plupart du temps Zhang ne s'en ouvrait à personne, pas même à Fang.
Ce dernier estimait, et c'était loin d'être la première fois, que son vieil ami était un caméléon. Mais s'il faisait preuve d'humilité en ne briguant pas un poste à la hauteur de son influence, il contrebalançait cette qualité par son orgueil, et pis, il ne semblait pas conscient des faiblesses qu'il révélait. Il croyait, soit que ce n'était pas un défaut, soit qu'il était le seul à le connaître. Tous les hommes avaient leurs faiblesses, et les plus grandes étaient invariablement celles qu'ils ignoraient. Fang regarda sa montre et prit congé. Avec de la chance, il serait chez lui à une heure décente, après avoir retranscrit ses notes avec Ming. Rentrer à l'heure, c'était pour le moins inédit.
28 Vers la confrontation
S fils de putes, observa le vice-président Jackson en touil-lant son café.
- Bienvenue dans le monde merveilleux de la raison d'…tat, Robby ", dit à
son ami Ryan. Il était sept heures quarante-cinq au Bureau Ovale. Cathy et les enfants étaient partis en avance et la journée avait démarré sur les chapeaux de roue. " On avait bien des soupçons mais voilà la preuve, si tu veux l'appeler ainsi. La guerre avec le Japon et notre petit problème avec l'Iran avaient leur origine à Pékin - enfin, pas exactement, mais ce Zhang, qui aurait agi à la place de Xu, a été leur complice.
- Eh bien, c'est peut-être un sale fils de pute, mais je ne le félicite pas pour sa jugeote ", estima Robby après quelques instants de réflexion. Puis il se ravisa : " Enfin, je suis peut-être injuste. De son point de vue, ces plans étaient fort astucieux -utiliser ainsi des hommes de paille. Il ne risquait rien lui-même, il lui suffisait ensuite d'agir pour tirer profit des risques qu'avaient pris les autres. C'était sans aucun doute efficace en apparence, j'imagine.
- question : quel sera son prochain mouvement ?
- Entre ce qui vient de se produire et les comptes rendus que Rutledge nous envoie de Pékin, je dirais qu'on a intérêt à prendre ces gars un peu plus au sérieux ", observa Robby. Puis il parut reprendre du poil de la bête. "
Jack, il faut qu'on mette plus de gens sur cette affaire.
509
- Mary Pat va se mettre en rogne si jamais on a le malheur de lui suggérer ça..., avertit Ryan.
- Merde, tant pis pour elle. Jack, c'est le sempiternel problème avec la collecte de renseignements. Si tu mets trop de gens sur le coup, tu risques des fuites, étant dès lors toute valeur à tes informations - mais d'un autre côté, si tu ne les exploites pas du tout, tu aurais aussi bien pu t'épargner la peine de les collecter. O˘ traces-tu la frontière ? " C'était une question rhétorique. " Si tu dois pécher par excès de prudence, ce doit être vis-à-vis du pays, pas de la source.
- C'est une vraie personne de chair et de sang qui se trouve à l'origine de ce bout de papier, Rob, souligna Jack.
- J'en suis bien conscient. Mais d'un autre côté, il y a deux cent cinquante millions de personnes à l'extérieur de ce bureau, Jack, et le serment que nous avons prêté l'un et l'autre était pour eux, pas pour quelques salopards au pouvoir à Pékin. Ce que ce nous révèle ce document, c'est que le gars qui fait la politique en Chine est prêt à déclencher une guerre, et que deux fois déjà, on a d˚ envoyer nos petits gars se battre dans des ronflits qu'il a contribué à déclencher. Bon Dieu, mec, la guerre est censée être une idée révolue, mais ce Zhang semble ne pas s'en être encore aperçu. qu'est-ce qu'il peut bien encore nous mijoter ?
- C'est pour ça qu'on a monté le réseau Sorge, Rob. L'idée est de le découvrir à temps pour avoir une chance de l'empêcher. "
Jackson acquiesça. " Peut-être. Dans le temps, on a eu une source baptisée Magie qui nous révélait tout sur les intentions ennemies, mais quand cet ennemi a lancé sa première attaque, nous étions assoupis - parce que Magie était si important, qu'on n'en a jamais parlé au CINCPAC, si bien qu'il n'a fait aucun pré-paratif pour éviter Pearl Harbor1. Le renseignement est fondamental, mais il a toujours ses limites opérationnelles. Tout ce que ce document nous dit en réalité, c'est que nous avons en face de nous un ennemi potentiel à peu près dépourvu d'inhibi-1. Sur ce " paradoxe du renseignement ", cf. Neal Stephenson, Cryptonomicon, l, II, III, op. cit. (N.d.T.).
510
tions. Nous connaissons sa tournure d'esprit, mais pas ses intentions ou les actions qu'il a déjà mises en ouvre. qui plus est, Sorge nous fournit des mémoires d'entretiens privés entre un gars qui fait la politique et un autre qui tente d'influer sur celle-ci. quantité d'éléments sont laissés de côté. Tout ça me fait bougrement l'effet d'un journal destiné à se couvrir, tu ne trouves pas ? "
Ryan jugea la critique tout à fait pertinente. Comme les gens de Langley, il s'était peut-être par trop laissé aller à l'euphorie au sujet d'une source qu'ils n'avaient jamais approchée auparavant. Songbird était bonne mais pas sans limitations. Et des limitations importantes.
" Ouais, Rob, t'as sans doute raison. Ce Fang tient probablement un journal pour avoir un truc à sortir du tiroir si jamais un de ses collègues au Politburo cherche à l'enculer.
- Bref, ce qu'on lit là n'est pas parole d'évangile, observa Tomcat.
- S˚rement pas, concéda Ryan. Mais c'est néanmoins une bonne source. Tous ceux qui ont examiné ces documents n'ont aucun doute sur leur authenticité.
- Je ne nie pas leur authenticité, Jack, je dis simplement qu'il n'y a pas que ça, insista le vice-président.
- Message reçu, amiral. " Ryan leva les mains en signe de capitulation. "
qu'est-ce que tu recommandes ?
- Déjà, prévenir le ministre de la Défense, et les chefs d'état-major, les généraux des services opérationnels et de renseignement et sans doute le CINCPAC, ton copain Bart Mancuso, ajouta Jackson avec un certain dédain.
- qu'est-ce que tu n'aimes pas chez ce gars ? demanda Swordsman.
- C'est une tête de linotte, répondit le pilote de chasse. Les sous-
mariniers ont toujours du mal à se décider... mais je t'accorde qu'il sait manouvrer. " Et la manouvre qu'il avait effectuée contre les Japs avec ses vieux sous-marins était plutôt habile, devait bien admettre Jackson.
" Des recommandations spécifiques ?
- Rutledge nous dit que les communistes chinois donnent l'impression d'avoir très mal encaissé l'histoire avec Taiwan. S'ils 511
en tiraient prétexte pour intervenir ? Par exemple avec une frappe de missiles contre l'île ? Dieu sait qu'ils n'en manquent pas, et nous avons en permanence des b‚timents qui mouillent
là-bas.
- Tu crois vraiment qu'ils seraient assez cons pour lancer une attaque contre une ville alors qu'un de nos b‚timents est au port ? " demanda Ryan.
Vicieux ou pas, ce Zhang n'allait s˚rement pas risquer aussi bêtement une guerre avec l'Amérique.
" Non, mais s'ils ignorent que le bateau est là ? S'ils ont des renseignements erronés ? Jack, les tireurs ne reçoivent pas toujours de bonnes indications des gars de l'arrière. Fais-moi confiance, j'y suis allé, je connais, j'en ai même ramassé des cicatrices, j'te signale.
- Les navires peuvent très bien se défendre, non ?
- Pas s'ils n'ont pas mis en route tous leurs systèmes, et un SAM de la marine peut-il intercepter un missile balistique ? se demanda tout haut Robby. J'en sais rien. On pourrait demander à Tony Bretano de se pencher sur la question.
- OK, passe-lui un coup de fil. " Ryan marqua un temps. " Robby, j'ai un rendez-vous dans quelques minutes. Il faudra qu'on reparle de tout ça. "
Puis d'ajouter : " Avec Adler et
Bretano.
- Tony touche sa bille question matériel ou gestion, mais il a encore des progrès à faire en géopolitique.
- Eh bien, donne-lui des leçons.
- ¿ vos ordres, mon général ! " Le vice-président se dirigea vers la porte.
Ils remirent en place le réceptacle sur le plot magnétique moins de deux heures après l'en avoir retiré, en remerciant le ciel (les Russes se le permettaient désormais) que le mécanisme de blocage n'ait pas été un de ces nouveaux verrous électriques. Ces derniers pouvaient s'avérer très difficiles à forcer. Mais le problème avec de tels dispositifs de sécurité
était qu'ils avaient un peu trop souvent tendance à déconner et détruire ce qu'ils étaient censés protéger, ce qui ne faisait que compliquer une t‚che déjà bien assez complexe. L'univers de l'espionnage était un monde o˘
tout ce qui pouvait aller de travers le faisait invariablement, de sorte qu'à la longue, tous les joueurs avaient choisi d'adopter tous les moyens possibles pour simplifier au maximum les opérations. Le résultat était que ce qui marchait pour un type marchait pour les autres, et quand on voyait quelqu'un suivre les mêmes procédures que vos agents et vos espions, vous saviez que vous aviez devant vous un collègue.
C'est pourquoi on avait renouvelé les effectifs de la planque autour du banc - elle n'avait bien s˚r jamais été suspendue, au cas o˘ Suvorov/Koniev déciderait de réapparaître à l'improviste pendant que le réceptacle destiné
au transfert était parti au labo. Il y avait donc une rotation permanente de voitures et de camions, sans compter une surveillance depuis un immeuble à portée visuelle du banc. Le sujet chinois était observé, mais personne ne le vit poser de mouchard pour signaler un dépôt dans la boîte aux lettres.
Mais ce pourrait fort bien être un simple appel sur le bip de Suvorov/
Koniev... quoique non, car ils devaient supposer que toutes les lignes au départ de l'ambassade de Chine étaient sur écoute et que le numéro serait aussitôt intercepté, permettant sans doute de retrouver son propriétaire.
Les espions devaient redoubler de précautions car leurs adversaires étaient à la fois ingénieux et acharnés. Ce qui en faisait les plus prudents des hommes. Mais si difficiles à repérer qu'ils puissent être, une fois qu'ils l'étaient, ils étaient en général perdus. Et tous les agents du SFS
espéraient bien qu'il en irait ainsi avec Suvorov/Koniev.
Dans ce cas précis, il leur fallut attendre la tombée de la nuit. Le sujet quitta son appartement, prit sa voiture et roula quarante minutes, en empruntant le même itinéraire que l'avant-veille - sans doute pour vérifier qu'il n'était pas filé et contrôler d'éventuels mouchards que les agents du SFS n'auraient pas encore réussi à repérer. Mais cette fois, au lieu de rentrer chez lui, il se dirigea vers le parc et gara sa voiture à deux rues du banc, qu'il rejoignit à pied par un chemin détourné, en s'arrêtant à
deux reprises pour allumer une cigarette, ce qui lui donna tout le temps pour se retourner et regarder derrière lui. Tout se déroulait selon les règles. Il ne vit rien, même si trois hommes
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et une femme le suivaient à pied. La femme poussait un landau, ce qui lui donnait un prétexte pour s'arrêter à intervalles réguliers afin de remettre la couverture du bébé. Les hommes se promenaient tranquillement, sans regarder le sujet ni quoi que ce soit de particulier.
" Là ! " s'écria un des agents du SFS. Cette fois, Suvorov/ Koniev ne s'assit pas sur le banc : il se contenta d'y poser le pied gauche pour relacer sa chaussure et rajuster son revers de pantalon. La récupération fut réalisée avec une telle habileté que personne ne réussit à la voir mais cela paraissait une coÔncidence tirée par les cheveux qu'il ait précisément choisi ce banc-là pour renouer ses lacets - du reste, un agent du SFS
pourrait d'ici peu aller vérifier s'il avait ou non procédé à un échange.
Sa récupération effectuée, le sujet regagna sa voiture, par un autre circuit détourné, en allumant encore deux américaines en chemin.
Le plus drôle, nota l'inspecteur Provalov, c'est à quel point le manège devenait évident une fois qu'on savait qui regarder. Ce qui était jusqu'ici perdu dans l'anonymat était désormais aussi clair que le nez au milieu de la figure.
" Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda l'inspecteur de la milice à son homologue du SFS.
- Rien ", répondit l'inspecteur de la Sécurité fédérale. " On attend qu'il ait laissé un autre message sous le banc, ensuite, on le récupère, on le décode, on trouve ce qu'il manigance au juste. Alors seulement, on prendra une décision.
- Et mon enquête criminelle ? insista Provalov.
- Oui, quoi ? C'est devenu une affaire d'espionnage, camarade inspecteur, et elle a la priorité. "
Ce qui était vrai, dut bien admettre Oleg Gregorievitch. L'assassinat d'un maquereau, d'une pute et d'un chauffeur était une broutille comparée à un crime contre la s˚reté de l'…tat.
Sa carrière dans la marine ne finirait sans doute jamais, se dit l'amiral Joshua Painter. Et ce n'était pas si mal, après tout. Fils de paysans du Vermont, il était sorti de l'Académie navale près de quarante ans plus tôt, il était passé par Pensacola, puis avait enfin réalisé le rêve de sa vie : pilote de chasse dans l'aéronavale.
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II l'avait été pendant vingt ans, plus une parenthèse de pilote d'essai, avant de commander une escadre aérienne, puis un porte-avions, puis un groupe, et enfin d'acquérir son b‚ton de maréchal aux postes de SACLANT/
CINCLANT/CINCLANTFLT J, trois lourdes casquettes qu'il avait portées sans trop d'inconfort durant un peu plus de trois ans avant de raccrocher pour de bon l'uniforme. La retraite s'était traduite par un boulot à peu près quatre fois mieux payé que dans l'armée, qui consistait en gros à servir de consultant aux amiraux qu'il avait eu l'occasion de repérer avant qu'ils ne montent en grade pour leur dire ce qu'il aurait fait à leur place. En fait, ces conseils, il les aurait donnés gratis à n'importe quel mess d'officiers de n'importe quelle base de la marine américaine, à la rigueur contre un dîner, quelques bières et une occasion de respirer l'air du large.
Mais à présent, il était au Pentagone, de nouveau payé par le gouvernement, cette fois comme conseiller civil et collaborateur spécial du ministre de la Défense. Tony Bretano, estimait Josh Painter, n'était pas un imbécile, c'était même un très brillant ingénieur et un excellent patron de bureau d'études. Il était enclin à chercher les solutions mathématiques aux problèmes de préférence aux solutions humaines, et il tendait à mener les gens à la baguette. L'un dans l'autre, ce Bretano aurait sans doute fait un officier de marine fort correct, en particulier à bord d'un sous-marin nucléaire.
Son bureau du Pentagone était plus petit que celui qu'il avait occupé au titre d'OP-5 - chef adjoint des opérations aéronavales - dix ans plus tôt, un poste aujourd'hui supprimé.
Il avait sa secrétaire attitrée ainsi qu'un jeune et brillant commandant pour l'assister. Il était pour beaucoup de personnes la voie d'accès au ministre de la Défense, au nombre desquelles, assez bizarrement, on comptait le vice-président.
" Je vous passe le vice-président, ne quittez pas, lui annonça sur sa ligne privée une standardiste de la Maison-Blanche.
1. Suprême Allied Commander Atlantic : commandant en chef des forces alliées dans l'Atlantique (OTAN)/ Commander-in-Chief Atlantic Command : commandant en chef des forces de l'Atlantique/ Commander-in-Chief Atlantic Fleet : commandant et chef de la flotte de l'Atlantique 515
- Aucun risque, répondit Painter.
- Josh ? Robby.
- Bonjour, monsieur ", répondit Painter, «a gênait toujours Jackson qui avait naguère servi plus d'une fois sous les ordres de l'amiral, mais Josh Painter se sentait incapable d'appeler par son prénom un élu du peuple. "
que puis-je pour vous ?
- J'ai une question. Le président et moi envisagions un truc ce matin, et je n'ai pas su lui répondre. Est-ce qu'un Aegis peut intercepter et neutraliser un missile balistique ?
- Je ne sais pas mais j'en doute. On a examiné le problème durant la guerre du Golfe et... oh, OK, ça y est, ça me revient. On a jugé qu'ils pourraient sans doute arrêter un Scud parce que c'est un missile relativement lent mais c'est à peu près le maximum de leurs capacités. C'est une question de logiciel, celui embarqué à bord du missile surface-air. " Le même problème qui s'était posé avec les Patriot, cela leur revint à tous les deux. "
Comment la question est-elle venue sur la table ?
- Le président s'inquiète de voir les Chinois en balancer un sur Taiwan alors que nous avons un navire à quai dans les parages... Alors il aimerait mieux que ce b‚timent soit en mesure de se protéger, vous voyez ?
- Je peux y jeter un oil, promit Painter. Vous voulez que j'étudie ça avec Tony dans la journée ?
- Affirmatif, confirma Tomcat.
- Bien compris, monsieur. Je vous rappelle dans l'après-midi.
- Merci, Josh. " Et Jackson raccrocha.
Painter regarda sa montre. De toute façon, c'était à peu près l'heure pour lui d'y aller. Il prit à droite le couloir de l'anneau E, toujours chargé, puis de nouveau à droite, pour gagner les services du ministre de la Défense, en passant d'abord devant le poste des gardes, puis ceux des secrétaires et des collaborateurs. Il était pile à l'heure et la porte du bureau privé était ouverte.
" Salut, Josh, dit Bretano.
- Bonjour, monsieur le ministre.
- OK, quoi de nouveau et d'intéressant dans le monde aujourd'hui ?
- Ma foi, monsieur, nous avons une requête qui vient d'arriver de la Maison-Blanche.
- Et de quoi s'agit-il ? " demanda Thunder. Painter expliqua. " Bonne question. Pourquoi la réponse est-elle si difficile à trouver ?
- C'est un problème qu'on examine périodiquement, mais en fait, le système Aegis a été conçu à l'origine pour traiter la menace des missiles de croisière, or ceux-ci ont une vitesse maximale de Mach 3, environ.
- Mais le radar Aegis est pratiquement idéal pour ce type de menace, c'est ça ?" Le ministre de la Défense était parfaitement au courant du fonctionnement des systèmes radar informatisés.
" C'est un sacré bon système, effectivement, monsieur, confirma Painter.
- Et lui donner les capacités pour cette mission n'est qu'un problème de logiciel ?
- En gros, oui. En tout cas, il faut certainement modifier le logiciel embarqué dans les têtes chercheuses, peut être également les radars SPY et SPG1. Ce n'est pas franchement mon domaine, monsieur.
- …crire un logiciel, ce n'est pas la mer à boire, et ça ne co˚te pas non plus les yeux de la tête. Merde, chez TRW, j'avais un spécialiste d'envergure mondiale qui était un expert en la matière... ¿ une époque, il a travaillé au service chargé du projet de l'IDS. Alan Gregory... retraité
de l'armée avec le grade de colonel de réserve, et je crois bien licencié
de Stony Brook. Et si je lui demandais de venir étudier ça avec nous ? "
Painter fut surpris de constater que Bretano, qui avait dirigé une grande entreprise et avait failli être récupéré par des chasseurs de têtes pour prendre la direction de Lockheed-Martin, avant de se faire intercepter par le président Ryan, avait aussi peu d'égards pour la procédure.
" Monsieur le ministre, avant de faire une telle chose, nous devons...
1. Lockheed Martin/RCA SPY-1D : radar à réseau de phase pour la détection aérienne, travaillant en bande E/F. Raytheon/RCA SPG-62 : radar de contrôle de tir en bande II] (N.d.T.).
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- Mon cul, oui, l'interrompit Thunder. Je peux gérer à ma guise les sommes jusqu'à un certain plafond, non ?
- Oui, monsieur le ministre, confirma Painter.
- Et j'ai vendu toutes mes actions de TRW, vous vous souvenez ?
- Oui, monsieur.
- Donc, je ne viole aucune de ces putains de lois éthiques, n'est-ce pas ?
- Non, monsieur, dut bien admettre Painter.
- ¿ la bonne heure. Alors, appelez-moi TRW, à Sunnyvale, et demandez Alan Gregory. Je crois qu'il est vice-président adjoint, maintenant. Dites-lui qu'il saute illico dans un avion, qu'on a besoin de lui ici pour examiner ce problème. Voir quelles difficultés éventuelles il y aurait à mettre à
niveau Aegis pour lui procurer une capacité limitée de défense antimissiles.
- Monsieur, cela risque de ne pas faire plaisir à certains de nos autres sous-traitants. " Y compris, du reste, TRW...
" Je ne suis pas là pour leur faire plaisir, amiral. Je me suis laissé dire que j'étais là pour défendre efficacement le pays.
- Oui, monsieur. " Difficile de ne pas aimer le bonhomme, même s'il avait le tact bureaucratique d'un rhinocéros.
" Eh bien, t‚chons de voir si Aegis a la capacité technique de remplir cette mission particulière.
- ¿ vos ordres, monsieur.
- Combien de temps ai-je pour filer en voiture jusqu'au Capitole ? demanda ensuite le ministre.
- Une trentaine de minutes, monsieur. "
Bretano ronchonna. La moitié de son temps de travail se passait à expliquer des choses au Congrès, parler à des agents qui avaient déjà fait leur religion et ne posaient des questions que pour faire bien sur la chaîne parlementaire C-SPAN. Pour Tony Bretano, l'archétype de l'ingénieur, tout cela semblait une façon bougrement improductive d'employer son temps. Mais on appelait ça la fonction publique... Dans un contexte un rien différent, on parlait d'esclavage, mais Ryan était encore plus piégé que lui, ce qui ne lui laissait pas vraiment le droit de se plaindre. Et puis, il s'était porté volontaire, après tout.
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Ils étaient plutôt enthousiastes, tous ces officiers subalternes des Spetsnaz, et Clark se souvint qu'il suffit souvent de convaincre les troupes d'élite qu'elles sont effectivement une élite, puis attendre qu'elles se montrent à la hauteur de cette nouvelle image. Il n'y a pas que ça, bien s˚r. Les Spetsnaz étaient des agents spéciaux par leurs attributions. Ils étaient en gros la copie des SAS britanniques. Comme souvent pour les questions militaires, ce qu'un pays inventait, les autres tendaient à le copier, et c'est ainsi que l'armée soviétique avait sélectionné des hommes d'une condition physique exceptionnelle et d'une fiabilité politique sans faille - Clark n'avait jamais su au juste comment on testait cette dernière -, avant de leur assigner un nouvel entraînement pour les transformer en commandos d'élite. Le concept initial avait échoué
pour une raison évidente sauf pour les dirigeants de l'URSS : la grande majorité des soldats soviétiques étaient des appelés qui servaient deux ans et s'en retournaient chez eux. Alors que le membre du SAS britannique n'était considéré comme intégré au service qu'au bout de quatre ans avec ses galons de caporal, pour la simple et bonne raison qu'il faut déjà plus de deux ans pour apprendre à être un soldat apte aux missions ordinaires, déjà bien moins que ce qu'il faut pour apprendre à réfléchir sous le feu -
encore un problème du reste pour les Soviétiques qui n'encourageaient par vraiment la réflexion personnelle chez tous ceux qui portaient l'uniforme, surtout l'appelé de base. Pour compenser, ils avaient concocté une série d'armes astucieuses. Le couteau à lame éjectable, par exemple. Chavez avait eu l'occasion de le tester un peu plus tôt dans la journée : une simple pression sur un bouton intégré au manche d'un couteau de combat propulsait sa lame de bonne taille à cinq ou six mètres avec une précision correcte.
Mais l'ingénieur soviétique qui l'avait conçu devait regarder un peu trop de films parce qu'il n'y avait qu'au cinéma que les hommes tombaient d'un seul coup, en silence, un couteau fiché dans la poitrine. La majorité des victimes trouvaient l'expérience passablement douloureuse et beuglaient comme des veaux. Lorsqu'il était instructeur à la Ferme, Clark avait toujours mis en garde les recrues : " …vitez d'égorger les gens. Ils se débattent dans tous les sens en faisant du bruit. "
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¿ l'inverse, à côté de la conception et de la réalisation originales du couteau à lame éjectable, leurs silencieux de pistolets étaient de la merde, de vulgaires boîtes de conserve bourrées de laine d'acier qui s'autodétruisaient après moins de dix coups, alors que fabriquer un silencieux convenable requérait environ un quart d'heure de travail pour n'importe quel tourneur de métier. John soupira. Il n'arriverait jamais à
comprendre ces gens.
Mais les hommes, pris individuellement, étaient parfaits. Il les avait regardés courir avec le groupe 2 de Ding et pas un de ces Russes ne s'était fait l‚cher. C'était en partie une question d'orgueil, bien s˚r, mais surtout d'aptitude. Le passage au stand de tir avait été moins convaincant.
Ils n'étaient pas aussi bien entraînés que les gars de Hereford et loin d'être aussi bien équipés. Leurs armes prétendument silencieuses étaient assez bruyantes pour faire sursauter en chour John et Ding... Malgré tout, l'enthousiasme de ces petits gars était impressionnant. Tous ces Russes avaient le grade de lieutenant et tous avaient la qualification de saut en parachute.
Tous se débrouillaient pas mal du tout à l'arme légère, et leurs tireurs d'élite étaient de fait aussi bons que Homer Johns-ton et Dicter Weber - à
l'extrême surprise de ce dernier. Les fusils de précision utilisés par les Russes faisaient un rien pacotille, mais ils tiraient plutôt bien - du moins jusqu'à huit cents mètres.
" Monsieur C, ils ont encore du chemin à faire, mais ils ont l'état d'esprit. Deux semaines, et ils seront sur la bonne voie ", déclara Chavez en lorgnant sa vodka d'un oil sceptique. Ils étaient au mess des officiers russes et il y avait de l'alcool en abondance.
" Rien que deux ?
- En deux semaines, ils auront tous affiné leurs compétences et ils maîtriseront les nouveaux armements. " Rainbow était en train d'acheminer cinq panoplies complètes d'armes pour le groupe de Spetsnaz : dix mitraillettes MP-10, des pistolets Beretta calibre 45 et, surtout, l'équipement radio qui permettait au groupe de communiquer même sous le feu. De leur côté, les Russes conservaient leurs fusils Dragunov, en partie par fierté,
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mais enfin ils fonctionnaient, et ils suffiraient bien pour la mission. "
Le reste, ça s'acquiert avec l'expérience, John, et ça, on ne peut pas le leur donner. Tout ce qu'on peut faire, c'est leur établir un bon planning d'entraînement, pour le reste, ils se débrouilleront.
- Ma foi, personne n'a jamais dit que les Russkofs ne savaient pas se battre. " Clark éclusa son verre. La journée de travail était finie et tout le monde faisait pareil.
" Pas de veine que leur pays soit un tel bordel, observa Chavez.
- C'est à eux de faire leur ménage, Domingo. Et ils le feront si on reste pas dans leurs pattes. " Enfin, sans doute. Le plus dur, pour John, c'était de les envisager autrement que comme des ennemis. Il était déjà venu plusieurs fois brièvement à Moscou, aux mauvais jours, dans le cadre de missions secrètes " illégales " qui, après coup, lui semblaient aussi aventureuses que s'il s'était baladé à poil dans la Cinquième Avenue avec un écriteau proclamant qu'il haÔssait les juifs, les Noirs et la police new-yorkaise. Mais à l'époque, c'était le boulot, rien de plus. Sauf que depuis, il avait vieilli, il était devenu grand-père et, de toute évidence, il était devenu bien plus trouillard que dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Bon Dieu, les risques qu'il avait pu prendre, à l'époque !
Plus récemment, il avait eu l'occasion de se rendre au qG du KGB (pour lui, ça resterait toujours le KGB), au 2, place Dzerjinski, invité par le directeur. Bien s˚r, Arthur, et la fois suivante, il embarquerait dans la soucoupe des extraterrestres qui se posait tous les mois dans sa cour et il accepterait leur invitation à déjeuner sur la planète Mars. Pour lui, c'était à peu près aussi incroyable.
" Ivan SergueÔevitch ! " lança une voix. C'était le général de corps d'armée Youri Kirilline, le nouveau chef des forces spéciales russes, un homme qui redéfinissait sa t‚che à mesure qu'il la découvrait, ce qui n'était pas chose courante dans cette partie du monde.
" Youri AndreÔevitch ! " répondit Clark. Il l'avait appelé en utilisant sa fausse identité du temps de la CIA par simple convenance, car John en était certain, les Russes savaient tout de lui. Donc, il n'y avait pas de mal à
ça. Il leva la bouteille de vodka.
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Elle était à la pomme, parfumée par des pelures de fruits macérant au fond, et pas mauvaise du tout. De toute façon, la vodka était le carburant de toutes les réunions d'affaires en Russie, et puis il faut toujours faire comme les gens du pays.
Kirilline descendit son premier verre comme s'il l'avait attendu toute la semaine. Il l'emplit à nouveau puis le leva à la santé du compagnon de John : " Domingo Stepanovitch ! "
Ce qui n'était pas trop mal vu. Chavez lui rendit la pareille.
" Vos hommes sont excellents, camarade. Ils vont beaucoup nous apprendre. "
Camarades ! pensa John. Le con !
" Vos gars sont enthousiastes, Youri, et ils bossent dur.
- Combien de temps ? " coupa Kirilline. Ses yeux ne trahissaient pas le moins du monde l'absorption de vodka.
Peut être qu'il est immunisé, songea Ding. quant à lui, il fallait qu'il fasse gaffe, s'il ne voulait pas que John doive le raccompagner chez lui.
" Deux semaines, répondit Clark. C'est ce que m'a dit Domingo.
- Si vite ? " Kirilline avait l'air agréablement surpris.
" C'est une bonne unité, mon général, reprit Ding. Ils ont les compétences de base. Ils sont dans une condition physique impeccable, et ils sont intelligents. Tout ce qu'il leur faut, c'est se familiariser avec leurs nouvelles armes, et un entraînement un peu plus ciblé qu'on va leur préparer. Après ça, ils seront prêts à former le reste de vos forces, c'est bien cela ?
- Correct, commandant. Nous allons établir dans tout le pays des unités spéciales d'intervention et de contre-terrorisme. Les hommes que vous entraînez cette semaine en entraîneront d'autres dans quelques mois. Nous avons été pris de court par le problème tchétchène et nous devons désormais envisager avec sérieux la menace terroriste. "
Clark n'enviait pas Kirilline. La Russie était un vaste pays o˘
subsistaient bien trop de nationalités héritées de l'ex-Union soviétique, voire de l'empire tsariste, dont une bonne part n'avaient jamais trop apprécié l'idée de devenir russes.
L'Amérique avait jadis connu ce problème mais pas avec cette ampleur et la situation en Russie n'allait pas s'améliorer de sitôt.
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La prospérité économique était le seul remède - les gens prospères ne se chamaillent pas, c'est trop risqué pour la porcelaine ou l'argenterie -
mais la prospérité était encore loin.
" Eh bien, monsieur, poursuivit Chavez, dans un an d'ici, vous aurez une force solide et crédible, à condition que vous obteniez le financement nécessaire à sa mise en place. >>
Kirilline bougonna. " C'est bien la question, et sans doute aussi dans votre pays, n'est-ce pas ? - Ouais. " Clark ne put retenir un rire. " «a aide bien si le Congrès vous aime.
- Vous avez toute une pléiade de nationalités dans votre unité, observa le général russe.
- Ouais, enfin, on est essentiellement une unité de l'OTAN, mais on a l'habitude de travailler ensemble. Notre meilleur tireur est un Italien.
- Vraiment ? Je l'ai vu mais... "
Chavez le coupa. " Mon général, Ettore est la réincarnation de James Butler Hickock... " Devant la perplexité du général, il précisa : "Alias Wild Bill Hickock. Ce gars-là serait foutu de signer son nom à coups de pistolet. "
Clark remplit les verres. " Youri, il nous a tous piqué du fric au stand de tir. Même à moi. - Pas possible ? " observa Kirilline, songeur, avec dans le regard la même note d'incrédulité que Clark quelques semaines plus tôt.