HISTOIRE DU JAPON
des origines à l'ère Meiji 

Michel Vié 

INTRODUCTION

   Quand on s'intéresse à l'histoire du Japon, on ne peut éviter de rencontrer de prime abord la conscience historique des Japonais. Cet imaginaire, que sécrètent plus ou moins les communautés nationales et religieuses, s'appuie sur des données objectives, les synthétise et les embellit et, de conséquence devenant cause - parce qu'il influence les comportements collectifs -, se transforme à son tour en une réalité surajoutée, mais factuelle. Au Japon l'imaginaire historique est des plus simples : il se borne à affirmer comme traits spécifiques la continuité - un temps linéaire, sans vrai début ni fin - et l'homogénéité - une sorte de totalité synchronique -, en logeant dans cette association aussi bien l'Etat, la dynastie impériale, les multiples lignages (illustres ou obscurs, prouvés ou inventés) dont la coalescence forme la population, enfin le territoire même du pays : tous symboles d'un vitalisme primordial.
   Il n'y a dans cet imaginaire - si répandu au Japon qu'il n'est nul besoin de le dire -, ni moins ni plus de vérité, que dans celui, plus individuel, qui pousse Michelet à proclamer, en 1838, que « l'Angleterre est un empire, l'Allemagne est une race, la France est une personne » (Tableau de la France). En revanche, l'originalité du regard que les Japonais portent sur leur communauté tient sans doute à la double nature de ses justifications : d'un côté, l'irrationalité des mythes regroupés précisément au moment où cette communauté entrait dans la clarté de l'Histoire (aux VIIe/VIIIe siècles) ; d'un autre côté, des preuves, soumises à la critique la plus exigeante, et extraites de tout ce qui de cette communauté est accessible à la connaissance.
   S'agissant de l'histoire, on ne peut nier : l'absence d'invasions (avant l'occupation américaine de 1945), de migrations massives, de marges incertaines, c'est-à-dire de provinces conquises, perdues, retrouvées, si ce n'est à l'extrême sud (Okinawa) ou à l'extrême nord (Hokkaido, Sakhaline, Kouriles) ; et encore, le peu d'interaction entre les luttes civiles - parfois nombreuses - et les tensions internationales fort rares avant le XIXe siècle ; ou la durée de sa capitale traditionnelle, Kyoto, inférieure certes en nombre de siècles à celle de Rome, d'Athènes de Constantinople / Istanbul, mais épargnée par les ruptures dynastiques, sociales et religieuses dont aucune de ces cités n'a été exempte ; enfin, l'ignorance d'un fait révolutionnaire radical, malgré de très nombreuses insurrections, faute, dans l'outillage mental, d'un messianisme et d'utopies, capables de les radicaliser. Au total, une histoire simple et calme, permettant de penser que les vicissitudes traversées par le Japon n'ont été que les variantes de sa pérennité.
   S'agissant de la mythologie - qui ne sera évoquée ici que sous l'aspect de ses relations avec la conscience historique -, on se limitera à mentionner que sa contribution est à la fois fort ténue et peu conflictuelle. En premier lieu parce que la création de la terre, monde des hommes, qui s'y trouve exposée dans le Nihonshoki (Annales du Japon), le plus historiciste de ses livres, ne traite que du Japon lui-même, quoique les rédacteurs eussent déjà une connaissance étendue de la Chine et de la Corée, comme si la diversité des peuples n'était pas entrée dans le plan des dieux. En second lieu, parce que la part du passé - préhistoire et protohistoire -, dont se préoccupent les mythes et la recherche positive n'impose sans doute jamais à l'esprit des choix drastiques. Le Japon étant sorti quasiment tout formé de siècles et de millénaires obscurs, le vide de connaissance qui l'a précédé et qui nécessairement correspond à une réalité oubliée, peut être meublé de plusieurs manières selon le besoin d'enchantement ou de précision de chacun. Il ne s'agit que de deux narrations parallèles, mais si éloignées, qu'il semblerait ridicule aujourd'hui de les confronter : peu importe que la continuité de la dynastie impériale procède de ses origines divines ou de circonstances, puisque le fait demeure.
   L'originalité du Japon tient à ce que les changements s'y inscrivent, comme naturellement, dans un cadre immobile. Est-il important dès lors de tenter de les comprendre ? Parmi de multiples raisons possibles, on soulignera : 1 / que la continuité du Japon fut celle d'un centre, qui prit très tôt l'aspect d'une Cité antique, isolée dans un environnement provincial dont l'arriération persistait, et qu'il faut donc expliquer la japonisation du Japon ; 2 / que l'État antique fut plus symbolique que réel, que les empereurs, sauf exception, y représentaient surtout un non-pouvoir, qui leur fit détenir un rôle de légitimation par rapport aux pouvoirs concrets successifs, locaux ou non, dans une culture qui ignorait la transcendance ; 3 / que les Japonais ont su garder leur unité, tout en empruntant beaucoup à l'étranger.
   C'est par sa dynamique interne que l'histoire du Japon peut intéresser.