25

Si mon enquête se rapprochait de l’objectif, l’étape qui m’apporterait la preuve décisive semblait s’éloigner de plus en plus.

Le lendemain de notre arrivée, le soleil brillait, révélant, sous la couche de neige, la trace du fleuve qui coulait d’un bout à l’autre d’une plaine circulaire, un bassin entouré d’une crête montueuse. Au fond, du côté opposé à celui d’où nous étions venus, s’ouvrait un autre passage d’où il s’échappait probablement pour continuer son cours vers une mer inconnue.

Sophos ne s’était donc pas trompé, et Xéno avait repris confiance en son hypothèse. Le reste de l’armée suivait. Persévérance, courage, énergie et discipline s’imposaient encore. L’hiver prendrait fin et la terre se libérerait bientôt de l’étau glacé.

Mais cette terre inconnue paraissait aussi infinie : on entrevoyait au lointain une chaîne de montagnes plus élevée qui barrait l’horizon.

D’autres compagnons étaient tombés le long du sentier, éclaircissant davantage nos rangs, d’autres filles comme Lystra, que je n’oubliais pas, étaient mortes de fatigue et de froid. La vue de ces monts lointains plongea Xéno dans la consternation et me conforta dans le désir de mettre fin à l’incertitude de notre destin. Si je trouvais une preuve dans la tente de Sophos, je persuaderais Xéno, qui jouissait maintenant d’une grande considération parmi les soldats, de convoquer une assemblée et de rebrousser chemin. Sophos lui-même ne pourrait s’opposer à une décision de l’armée.

Ce soir-là, je tombai nez à nez avec Mélissa. Assise sur le timon d’une charrue, la tête entre les mains, elle pleurait.

« Que se passe-t-il ? » interrogeai-je.

Elle leva la tête et je vis sur ses traits parfaits les marques de la fatigue et de l’insomnie.

« Je n’en peux plus. Je n’arrive pas à m’attacher Cléanor, car nous n’avons jamais un moment de tranquillité. Les tensions incessantes l’exaspèrent. Je suis censée ranger sa tente, préparer les repas et m’occuper de lui. La fatigue efface tout le reste. J’ai peur qu’il lui vienne l’idée de me renvoyer, de m’échanger contre un mulet ou un sac d’orge. Alors il faudra que les dieux me prêtent main-forte. »

C’était le bon moment. Les dieux m’aidaient, moi, j’en étais certaine. En m’aidant, ils aideraient aussi Mélissa.

« Mélissa, as-tu compris maintenant que nous allons mourir et qu’il n’y aura de salut pour aucun d’entre nous si nous poursuivons notre route vers l’est ? Tu vois ces montagnes à l’horizon ? D’ici, elles ne semblent pas très élevées, à cause de la distance. Mais quand nous nous serons approchés, elles se dresseront de toute leur hauteur. Comment affronterons-nous des épreuves de plus en plus dures ? Comment les guerriers trouveront-ils la force de se battre indéfiniment ? Ils ont déjà fait l’impossible, affronté et surmonté plus que ne peut en supporter aucun être humain. Sophos nous conduit à l’anéantissement. Je n’ai plus le moindre doute à ce sujet. Xéno en est persuadé lui aussi, même s’il ne le montre pas.

« Aide-moi, et je ferai en sorte que Xéno accepte de rencontrer Cléanor et Sophos afin de discuter avec eux de notre itinéraire. Tu diras à Cléanor que Xéno tient à le voir avec le général en chef. Ce ne sera pas difficile. Nous agirons à ce moment-là. Je me suis rendu compte que Néon, l’aide du camp de Sophos, est sensible au charme féminin. Nous chargerons une de nos filles de le distraire. »

Mélissa se leva et m’étreignit. « Je ne suis pas comme toi, Abira. J’ai peur, je crains de me trahir.

— Non, je suis certaine que tu te débrouilleras très bien. Tu as été formidable, tu as surmonté des épreuves auxquelles tu n’aurais jamais imaginé survivre. Agissons sans tarder !

— Et si nous ne trouvons rien ?

— Alors je persuaderai Xéno de convoquer l’assemblée, mais j’ai besoin de toi. Tu sais lire, Mélissa, et je n’ai pas le temps d’apprendre.

— D’accord, répondit mon amie, résignée. Quand ?

— Le plus tôt sera le mieux. Nous n’avons plus de temps à perdre.

— Très bien. Je t’avertirai. »

Deux jours plus tard, Mélissa avait déjà tout organisé pour la rencontre. Je lui procurai du gibier afin que le dîner pût se prolonger en notre absence.

À la première occasion, je communiquai à Xéno que Cléanor acceptait de tenir une réunion sous sa tente en la présence du général Sophos.

Je tremblais à la pensée de ma fragilité, de ma faiblesse, des conséquences que mes actes risquaient d’engendrer. L’angoisse me tenaillait, mon cœur battait, et je ne parvenais plus à trouver le sommeil. Au fil des heures, à l’approche du moment fatal, ma peur se changeait en panique, en un tremblement intérieur que j’étais incapable de maîtriser, et je fus tentée plus d’une fois de renoncer, de laisser les événements suivre leur cours.

Deux journées s’écoulèrent de la sorte.

Le soir venu, j’attendis l’arrivée de Mélissa. Nous avions rendez-vous à la tombée de la nuit.

Xéno jeta sa cape sur ses épaules et sortit en déclarant qu’il allait chez Cléanor, qui avait eu la bonne idée d’organiser une réunion en petit comité. Si l’on prenait des décisions importantes, on convoquerait le conseil au complet.

Après son départ, je patientai un moment et sortis à mon tour. Il neigeait, mais on apercevait la lune entre les bancs de nuages. Je me dirigeai vers la tente de Sophos en me dissimulant derrière les mulets, attachés à des poteaux.

Le général en chef fit bientôt son apparition. Privé d’armure mais gardant son épée, il gagna le logement de Cléanor. Ayant avisé Xéno, il le salua et l’étreignit, comme je le vis à la lueur de la lune.

Je demeurai près des mulets jusqu’à ce qu’apparût la fille que nous avions chargée de distraire Néon. C’était une des jeunes prostituées qui accompagnaient l’armée. Mélissa l’avait sans doute préparée : elle portait une robe élégante, légère et moulante. Elle mourait probablement de froid, mais elle accomplissait sa tâche avec habileté.

Elle ralentit à la hauteur de Néon, qui l’apostropha. Elle lui répondit sans s’arrêter. Alors il lui emboîta le pas et tenta de lui saisir la main. La fille le laissa l’étreindre, puis se dégagea.

Il s’immobilisa.

Voilà, mon plan avait déjà échoué ! Néon était trop froid, trop réservé. Et maintenant, qu’allait-il arriver ?

La fille continua son chemin tout en se retournant. Alors Néon jeta un regard circulaire, comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les environs, et la suivit. Aussitôt après, j’entendis des voix et des petits rires s’échapper d’une tente.

Mon tour était venu d’agir, mais il me fallait attendre Mélissa. Je me tournai vers la tente de Cléanor, en proie à l’impatience : combien de temps la fille parviendrait-elle à distraire Néon ? Je craignis que mon amie n’eût été retenue ou que Cléanor ne l’eût priée de servir ses invités en dépit du caractère secret de la réunion. Je ne pouvais plus repousser le moment de passer à l’action.

Je m’approchai de l’entrée. Une faible clarté brillait sous la tente. Je cherchai encore Mélissa du regard et, ne la voyant pas, y pénétrai. Étrangement, l’angoisse qui m’oppressait s’évanouit sur-le-champ.

Il n’y avait pas grand-chose à l’intérieur : une natte en osier sur le sol, un cintre portant l’armure de Sophos, une petite table au centre et deux tabourets, enfin un coffre dont le cadenas n’était pas fermé. Je l’ouvris.

Il contenait une couverture, une cape de rechange en bon état et deux tuniques de laine grise. Au fond, des objets de valeur : une coupe en argent et…

« Que fais-tu ici ? Qu’est-ce que tu fabriques ? » s’écria une voix dans mon dos. Je sursautai, comme transpercée : pour la première fois de mon existence, j’avais le sentiment d’avoir commis une action illicite dont je devrais payer les conséquences. Je pivotai en cherchant dans le tumulte de mon esprit une justification à opposer à l’homme qui avait parlé. En vain.

Néon, l’aide de camp du général en chef, se dressait devant moi. Au loin, Sophos accourait, suivi de Cléanor et de Xéno, ainsi que d’une silhouette vague, sans doute Mélissa, qui m’avait certainement trahie.

Bien vite se présentèrent deux soldats : ils tenaient dans leurs bras la prostituée qui avait tenté de séduire Néon. Elle avait été battue jusqu’au sang, était à moitié nue et tremblante de froid. La neige tombait dehors, d’innombrables flocons se balançant tranquillement dans l’air inerte, et je me concentrai sur cette vision pour m’arracher au reste.

Deux autres guerriers arrivèrent, pourvus de torches. La vague silhouette qui se muait en arrière-plan prit l’aspect de Mélissa. Je sentis mon cœur se briser.

Mais le cœur d’une femme possède des ressources. Avant de m’abandonner à mon sort, je revis une image et des signes qui m’avaient sauté aux yeux à l’instant où la voix rude de l’aide de camp avait retenti à mes oreilles : une feuille de parchemin au fond du coffre, frappée d’un dessin et d’un mot.

Le dessin se composait dans la partie supérieure d’une série de triangles de diverses hauteurs qui représentaient peut-être des montagnes. Au milieu, une ligne tortueuse indiquant peut-être un fleuve, ainsi que quatre caractères si nets qu’ils s’étaient gravés dans mon esprit telles des entailles sur une tablette de bois.

ARAX

La ligne tortueuse était flanquée d’une autre ligne, qu’interrompaient de petits traits verticaux marqués de deux ou trois signes.

« Que cherchais-tu dans ce coffre, jeune fille ? » interrogea d’une voix glaciale le général en chef. Au même moment, Mélissa jaillit au milieu des hommes en criant : « Je ne voulais pas, je ne voulais pas, ils m’ont obligée ! »

Son beau visage portait lui aussi des traces de coups. Elle tomba à genoux, en larmes. Un soldat la traîna vers la sortie dans l’indifférence de Cléanor.

« Que cherchais-tu ? » répéta Sophos.

Ne sachant que répondre, je gardai le silence.

« Tu devrais le savoir », dit-il en se tournant vers Xéno, qui me contemplait, pétrifié. Sans lui prêter attention, celui-ci me demanda alors : « Pourquoi as-tu fait ça ? Que voulais-tu prendre ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? »

Néon me flanqua une gifle qui m’ouvrit la lèvre. « On t’a posé une question ! » rugit-il.

Alors Xéno lui saisit le poignet et le lui tordit. D’un coup d’œil, Sophos ordonna à son aide de camp de s’écarter.

Je me couvris la tête et éclatai en sanglots. Xéno me releva, baissa mon châle et répéta d’un ton ferme : « Dis-moi ce que tu cherchais. Tu n’as pas le choix. »

Je fixai sur lui mes yeux remplis de larmes et les tournai ensuite vers Sophos, Néon et son masque de pierre, la petite prostituée blême, au bord de l’évanouissement, Mélissa en larmes un peu plus loin, les deux guerriers armés, l’armure de Sophos qui rougeoyait à la lumière des torches, comme ensanglantée. Et la neige… La neige qui amalgamait tout. Je rassemblai mon courage.

« Je cherchais une réponse.

— Une réponse ? répéta Sophos, dont le regard trahit une inquiétude subite.

— Oui, mais je ne suis qu’une pauvre fille et je ne peux soutenir la force de ta personne et de ton regard. Je parlerai à Xéno et je lui dirai la vérité. S’il le juge bon, il te la rapportera ensuite. »

Sophos garda le silence, interdit.

« Relâche Mélissa et cette pauvre fille. Elles ne savent rien. Je leur ai demandé de m’aider et elles l’ont fait. Xéno te parlera quand je lui aurai tout expliqué.

— Je peux te faire torturer, lança-t-il, glacial.

— Je n’en doute pas, mais je ne pourrais rien te dire que tu ne saches. »

Je soulignai cette phrase d’un regard appuyé, et il comprit sans doute ce que je voulais dire.

Il jeta à Cléanor : « Emmène ces deux femmes. Vous aussi, ajouta-t-il à l’adresse des deux guerriers, vous pouvez partir. Je n’ai plus besoin de vous. » Puis, tandis que le général s’exécutait :

« Comment as-tu pu, Xénophon ? Comment as-tu pu violer ma tente ? Tu n’as même pas eu le courage d’agir toi-même. Tu as envoyé cette fille, qui s’est fait aider par les autres. Jamais on n’a vu des femmes garder un secret plus d’une heure !

— Je n’ai rien à voir dans cette histoire. C’est la vérité. Tu sais très bien que je ne mens jamais et que je suis un homme d’honneur. Regarde-moi droit dans les yeux. Y vois-tu de la honte ou de la peur ? Qui, de nous deux, est le plus troublé en cet instant ? Qui est le plus inquiet ? »

Xéno avait marqué un point. Sophos poussa un long soupir et son regard sembla se perdre dans le tourbillon des flocons de neige.

« Tu veux savoir ce que je cherchais ? Eh bien, voilà ! » dis-je à Xéno dès que nous eûmes regagné sa tente. Je tenais à le devancer afin de prévenir sa colère.

Je m’agenouillai aussitôt, arrachai une tige en osier à la natte et traçai sur le sol la série de formes triangulaires, la ligne tortueuse, le second signe interrompu par de petits traits verticaux, puis, sur la ligne tortueuse, les quatre signes de la langue des Grecs, ARAX, de façon si nette que la stupeur se peignit sur le visage de Xéno.

« Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il.

— Des signes que j’ai vus sur un parchemin, dans le coffre de Sophos. D’après moi, ils représentent les lieux où nous nous trouvons. Voici les montagnes, voici la direction de notre marche et les étapes. Et là, le fleuve. Sophos sait exactement où nous allons. »

Xéno observait mon dessin avec une stupeur et une incrédulité croissantes.

« Es-tu certaine d’avoir reproduit fidèlement ce que tu as vu ?

— Sûre et certaine. Je savais qu’il me faudrait te le montrer et je l’ai mémorisé dans les moindres détails. Une seule chose m’échappe : ce que signifient ces traits. » Et je lui indiquai les quatre caractères grecs.

Xéno baissa la tête, bouleversé. « Ils signifient que tu avais raison, que Sophos nous dupe, ou peut-être pis encore…

— Pourquoi ?

— Ces signes prouvent qu’il connaît le nom du fleuve dont nous suivons le cours. Et que ce nom n’est pas le Phase, ainsi que je le croyais, mais l’Araxe.

— Quelle différence cela fait-il ?

— Le Phase conduit au Pont-Euxin, une mer constellée de cités grecques. En revanche, personne ne sait où mène l’Araxe, probablement à la mer Caspienne, une mer inconnue, située aux confins du monde.

— Que vas-tu faire ?

— L’affronter.

— Quand ?

— Maintenant.

— Non, je t’en prie. Prends du temps pour réfléchir. »

C’était inutile : Xéno retournait déjà à la tente isolée de Sophos.

J’attendis, oppressée par l’angoisse, aussi inquiète que lorsqu’il se battait contre de féroces guerriers ou affrontait la mêlée sur le champ de bataille. Puis je lui emboîtai le pas et me cachai sous le ventre des mulets qui étaient attachés à un arbuste, derrière la tente. Sophos parlait :

« Quiconque m’eût accusé d’une telle infamie n’aurait pas eu le temps de le regretter, mais tu es un ami, tu as risqué ta vie plusieurs fois pour l’armée bien que tu n’en fasses pas partie, et je dois en tenir compte. Cesse de me provoquer, ou…

— Ou quoi ? Voudrais-tu me faire croire que tu n’as rien à cacher ? Écoute-moi bien : Abira, la fille que tu as surprise ici, a agi de son propre chef. Si cela te paraît impossible, cela ne me surprend pas. Elle me tenait depuis un certain temps d’étranges discours auxquels je n’ai jamais ajouté foi. Elle en cherchait une confirmation ici. Si ce qu’elle a tracé sur le sol de ma tente correspond à la vérité, je dois admettre qu’elle avait raison.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu délires ! »

Xéno énuméra les trop nombreuses coïncidences que je lui avais signalées, ce qui me remplit de fierté, en dépit de ma situation.

Il ajouta : « Une chose me trouble plus que tout, le signe qui représente un fleuve dont Abira a réussi à retracer le nom. C’est la preuve qu’elle cherchait. Tu savais très bien que nous ne suivions pas le cours du Phase, comme je le croyais, mais celui d’un autre fleuve, l’Araxe, semble-t-il d’après les lettres qu’elle a reproduites. Oui, l’Araxe, qui ne se jette pas dans le Pont-Euxin, mais ailleurs. Où ? Personne ne le sait avec exactitude, mais certainement pas dans le Pont-Euxin.

— Tu es fou ! Tu racontes n’importe quoi !

— Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi ne me montres-tu pas la carte qui a inspiré ce dessin à Abira ? Tu as appuyé mon projet de toute ton autorité, bien conscient qu’il ne s’agissait pas du Phase. Et pourquoi, général ? Parce que cette armée doit disparaître, s’évanouir dans le néant sans laisser la moindre trace, voilà pourquoi ! Tu n’as même pas eu besoin de t’exposer, il te suffisait de rejeter sur moi la responsabilité de cette décision. “Xénophon a raison, il a compris, il suffira de suivre le cours de ce fleuve et nous atteindrons la mer !” N’était-ce pas ce que tu disais ?

» Cette pauvre fille que tu as surprise en train de fouiller tes affaires a tout compris, car ce n’est pas un soldat habitué à obéir avant tout, à exécuter les ordres sans s’interroger sur leur bien-fondé.

» L’armée devait vaincre ou être anéantie car sa simple survie aurait été la preuve d’une trahison, la preuve que Sparte avait appuyé la tentative d’assassiner son plus grand allié, celui qui lui a permis de remporter la guerre contre Athènes : le Grand Roi ! »

J’aurais donné n’importe quoi pour voir la tête de Sophos et étreindre Xéno. Je tremblais de froid, mais je n’aurais quitté ma cachette pour rien au monde.

Sa voix retentit une nouvelle fois. « Voilà pourquoi nous avons tous été enrôlés discrètement, dans des lieux isolés et par petits groupes. Non pour que l’expédition demeurât secrète, chose qui était impossible avec une armée de cent dix mille hommes, mais pour qu’on n’apprît jamais l’engagement du gouvernement Spartiate dans une entreprise qui visait à abattre le Grand Roi et à l’assassiner. Que vous avait promis Cyrus ? Que vous avait promis la reine mère ? »

Le silence s’abattit à nouveau sur la tente. Un silence plus éloquent que mille mots. Puis la voix de Sophos retentit. Elle était plus coupante que le vent qui me cinglait le visage et me pénétrait les os : « Tu me places dans une situation très difficile, Xénophon, et j’imagine que tu t’en rends compte. Admettons un instant que tu aies raison. Qu’attends-tu que je fasse ?

— J’imagine que tu me tueras et que tu tueras aussi Abira, répondit calmement Xéno, comme si ces propos ne le concernaient pas. Ce second crime serait inutile, au reste : personne ne l’écouterait et elle n’aurait aucun intérêt à risquer sa vie. Elle est bouleversée. Elle ne constitue pas un danger pour toi.

— Tu te trompes. Elle est une menace, tout comme Mélissa, à laquelle elle s’est confiée, et peut-être même Cléanor dont la santé physique et mentale dépendent en partie de sa compagne… »

Je pouvais imaginer son air moqueur. Sophos aimait faire de l’esprit, y compris dans les situations les plus dramatiques.

S’ensuivirent des bruits auxquels je compris qu’il s’était assis et qu’il avait invité Xéno à l’imiter. Peut-être avait-il besoin de confort pour s’exprimer. Xéno le devança toutefois : « Je suis désarmé, tu peux me tuer maintenant, je n’opposerai pas de résistance… mais épargne la fille. Abandonne-la dans le premier village que tu rencontreras. Elle ne trouvera jamais le chemin du retour, et quand bien même elle le trouverait, elle échouerait dans son village poussiéreux où elle serait ensevelie par l’oubli. Je t’en prie, général, au nom de notre amitié et des épreuves que nous avons partagées. Elle m’obéira. Je lui ordonnerai de se taire. »

Xéno m’aimait. Forte de cet amour, j’étais prête à affronter n’importe quel destin sans le moindre regret.

Je vis l’ombre de Sophos baisser la tête et je crus entendre un soupir précéder ses paroles : « T’es-tu jamais demandé quel destin je m’étais réservé au cas où je devrais mener à son terme la tâche que tu m’attribues ?

— Mourir avec tes soldats, j’en suis persuadé. Je n’ai jamais pensé que tu pourrais leur survivre.

— Cela me réconforte d’une certaine façon.

— Mais cela ne te sauve pas du déshonneur ! s’écria alors Xéno. Comment peux-tu les conduire à la mort ? Comment peux-tu le supporter ?

— Tout soldat sait que la mort fait partie de la vie qu’il a choisie.

— Pas cette mort, général. Chaque soldat a le droit de mourir sur le champ de bataille. Non d’être jeté dans un ravin comme une brebis. Tu le sais mieux que quiconque, toi qui es Spartiate.

— Parce que je suis Spartiate, je sais qu’il faut obéir aux ordres de sa cité, à n’importe quel prix. Avec notre mort, la nation survivra et prospérera. Qu’a fait Léonidas aux Portes ardentes ? Il a obéi !

— Mais tous ces soldats ne sont pas spartiates ! Tu ne peux décider pour eux. Seul le choix de ton propre destin t’appartient.

— Ah… la démocratie…

— Tu ne les vois donc pas ? Viens, quitte ta tanière, général ! »

Xéno était sorti : à présent, sa voix s’élevait, très nette. Sophos l’imita. Devant eux, les feux jetaient des taches rouges sur le manteau neigeux.

« Regarde, ils t’ont toujours obéi, ils se sont battus comme des lions, ont perdu nombre de leurs camarades, les ont vus s’enfoncer dans la neige, choir dans les ravins et se fracasser sur les rochers, s’endormir dans la mort froide pendant les tours de garde alors qu’ils veillaient sur le sommeil des autres. Ils ont été blessés et mutilés, mais ils ne se sont jamais arrêtés, ils n’ont jamais perdu courage. Ils ont gravi les montagnes comme des mulets, sous le fardeau de leurs armes, de leur bouclier, de leurs bagages, de leurs compagnons blessés et malades, sans jamais protester, sans jamais se plaindre. Chaque fois qu’ils l’ont pu, ils ont enseveli les morts, les yeux secs, criant leurs noms, les hissant sur la pointe de leurs lances. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’ils avaient confiance en toi, parce qu’ils étaient certains que tu les conduirais en lieu sûr. Ils croient encore qu’ils trouveront le salut au terme de cette interminable marche !

« Fais de moi ce que tu veux, accuse-moi de m’être trompé, ce qui est au fond la vérité, laisse-moi affronter le destin ou la punition que cela entraînera, mais rebrousse chemin, général, ramène-les chez eux. »

Un long silence s’ensuivit. Soudain, le tonnerre gronda et des éclairs brillèrent à l’horizon. Dieux du ciel ! Il pleuvait quelque part, et la puissance de la foudre se propageait jusqu’à moi à travers la danse muette des flocons de neige. Le printemps arrivait ! Je pleurais, recroquevillée sur moi-même, sous le ventre des mulets, je pleurais de chagrin, écrasée par une émotion si violente que j’étais incapable de me maîtriser. C’est alors que des cris retentirent : « Regardez ! Regardez là-haut ! »

Et d’autres encore : « Qu’est-ce que c’est ? »

Puis la voix de Xéno, désespérée : « Par les dieux, que se passe-t-il ? C’est toi qui les as appelés ? Réponds, par tous les démons de l’Averne, c’est toi ? »

Dans le campement, les exclamations s’étaient muées en un murmure grave, qui laissa à son tour la place au silence. Je quittai ma cachette et découvris un spectacle qui me coupa le souffle. Une multitude d’hommes munis de torches se pressaient sur le cercle de montagnes qui surplombaient notre vallée. Un immense serpent de feu se déployait sur le bord du cratère, jetant sur les pentes enneigées un halo sanglant.

Des guerriers !

Par dizaines de milliers. D’autres encore descendaient occuper les passages, pareils à une cascade de feu.

Cette fois, c’était vraiment la fin. Nous n’avions plus d’issue.

Xéno attrapa Sophos par les épaules et répéta : « C’est toi, le responsable ?

— Si je répondais par la négative, tu me croirais ?

— Non.

— Alors crois ce qui te chante. De toute façon, ça ne change rien à l’affaire.

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ? »

Cléanor, Timasion, Agasias et Néon accouraient.

« Nous mourrons en guerriers, déclara Sophos d’une voix grave.

— Mourir ? lança Xéno. J’ai un autre plan. »