XII

Des taxis. Des autobus. Une agitation sans nom, où il est bon, n’est-ce pas, Bernis, de se perdre ? Un lourdaud planté dans l’asphalte. – Allons, dérange-toi ! – Des femmes que l’on croise une fois dans sa vie : l’unique chance. Là-bas Montmartre d’une lumière plus crue. Déjà des filles qui s’accrochent. – Bon Dieu ! Ouste !… – Là-bas d’autres femmes. Des Hispanos, comme des écrins, qui donnent à des femmes, même sans beauté, une chair précieuse. Cinq cents billets de perles sur le ventre, et quelles bagues ! La chair d’une pâte de luxe. Encore une fille anxieuse : « Lâche-moi. Toi ! je te reconnais, rabatteur, fous le camp. Laissez-moi donc passer, je veux vivre ! »

* * * * *

Cette femme soupait devant lui, en robe du soir échancrée en triangle sur un dos nu. Il ne voit que cette nuque, ces épaules, ce dos aveugle où courent de rapides tressaillements de chair. Cette matière toujours recomposée, insaisissable. Comme la femme fumait une cigarette et, le menton au poing, courbait la tête, il ne vit plus qu’une étendue déserte.

« Un mur », pensait-il.

Les danseuses commencèrent leur jeu. Le pas des danseuses était élastique et l’âme du ballet leur prêtait une âme. Bernis aimait ce rythme qui les suspendait en équilibre. Un équilibre si menacé mais qu’elles retrouvaient toujours avec une sûreté étonnante. Elles inquiétaient les sens de toujours dénouer l’image qui était sur le point de s’établir, et au seuil du repos, de la mort, de la résoudre encore en mouvements. C’était l’expression même du désir.

Devant lui ce dos mystérieux, lisse comme la surface d’un lac. Mais un geste ébauché, une pensée ou un frisson y propagèrent une grande ondulation d’ombre. Bernis pensait : « J’ai besoin de tout ce qui se meut, là-dessous, d’obscur. »

Les danseuses saluaient, ayant tracé, puis effacé quelques énigmes dans le sable. Bernis fit un signe à la plus légère.

« Tu danses bien. » Il devinait le poids de sa chair, comme la pulpe d’un fruit, et c’était pour lui une révélation de la découvrir pesante. Une richesse. Elle s’assit. Elle avait un regard appuyé et quelque chose du bœuf dans la nuque rasée. Et c’était la jointure la moins flexible de ce corps. Elle n’avait point de finesse dans le visage, mais tout le corps en descendait et répandait une grande paix.

Puis Bernis remarqua ses cheveux collés par la sueur. Une ride creusée dans le fard. Une parure défraîchie. Retirée de la danse, comme d’un élément, elle semblait défaite et malhabile.

« À quoi penses-tu ? » Elle eut un geste gauche.

Toute cette agitation nocturne prenait un sens. L’agitation des grooms, des chauffeurs de taxis, du maître d’hôtel. Ils faisaient leur métier qui est, en fin de compte, de pousser devant lui ce champagne et cette fille lasse. Bernis regardait la vie par les coulisses où tout est métier. Où il n’y a ni vice, ni vertu, ni émotion trouble, mais un labeur aussi routinier, aussi neutre que celui des hommes d’équipe. Cette danse même, qui rassemblait les gestes pour en composer un langage, ne pouvait parler qu’à l’étranger. L’étranger seul découvrait ici une construction mais qu’eux et elles avaient oubliée depuis longtemps. Ainsi le musicien, qui joue pour la millième fois le même air, en perd le sens. Ici, elles faisaient des pas, des mines, dans la lumière des projecteurs, mais Dieu sait avec quelles remarques. Et celle-ci uniquement occupée de sa jambe qui lui faisait mal et celle-là d’un rendez-vous – oh ! si misérable ! – après la danse. Et celle qui pensait : « Je dois cent francs… » Et l’autre peut-être toujours : « J’ai mal. »

Déjà s’était dénouée en lui toute sa ferveur. Il se disait : « Tu ne peux rien me donner de ce que je désire. » Et pourtant son isolement était si cruel qu’il eut besoin d’elle.