VI

Maintenant, engourdi, il rêve. Le sol de si haut paraît immobile. Le Sahara de sable jaune mord sur une mer bleue comme un trottoir interminable. Bernis bon ouvrier ramène cette côte qui dérive à droite, glisse en travers, dans l’alignement du moteur. À chaque virage de l’Afrique, il incline doucement l’avion. Encore deux mille kilomètres avant Dakar.

Devant lui, l’éclatante blancheur de ce territoire insoumis. Parfois le roc est nu. Le vent a balayé le sable, çà et là, en dunes régulières. L’air immobile a pris l’avion comme une gangue. Nul tangage, nul roulis et, de si haut, nul déplacement du paysage. Serré dans le vent l’avion dure. Port-Étienne, première escale, n’est pas inscrite dans l’espace mais dans le temps, et Bernis regarde sa montre. Six heures encore d’immobilité et de silence, puis on sort de l’avion comme d’une chrysalide. Le monde est neuf.

Bernis regarde cette montre par quoi s’opère un tel miracle. Puis le compte-tours immobile. Si cette aiguille lâche son chiffre, si la panne livre l’homme au sable, le temps et les distances prendront un sens nouveau et qu’il ne conçoit même pas. Il voyage dans une quatrième dimension.

Il connaît pourtant cet étouffement. Nous l’avons tous connu. Tant d’images coulaient dans nos yeux : nous sommes prisonniers d’une seule, qui pèse le poids vrai de ses dunes, de son soleil, de son silence. Un monde sur nous s’est échoué. Nous sommes faibles, armés de gestes qui feront tout juste, la nuit venue, fuir des gazelles. Armés de voix qui porteraient pas à trois cents mètres et ne sauraient toucher des hommes. Nous sommes tous tombés un jour dans cette planète inconnue.

Le temps y devenait trop large pour le rythme de notre vie. À Casablanca, nous comptions par heures à cause de nos rendez-vous : chacun d’eux nous changeait le cœur. En avion, chaque demi-heure, nous changions de climat : changions de chair. Ici, nous comptons par semaines.

Les camarades nous ont tirés de là. Et, si nous étions faibles, nous ont hissés dans la carlingue : poignet de fer des camarades qui nous tiraient hors de ce monde dans leur monde.

En équilibre sur tant d’inconnu, Bernis songe qu’il se connaît mal. Qu’appelleraient en lui la soif, l’abandon, ou la cruauté des tribus Maures ? Et l’escale de Port-Étienne rejetée, soudain, à plus d’un mois ? Il pense encore :

« Je n’ai besoin d’aucun courage. »

Tout reste abstrait. Quand un jeune pilote se hasarde aux loopings, il verse au-dessus de sa tête, si proches soient-ils, non des obstacles durs dont le moindre l’écraserait, mais des arbres, des murs aussi fluides que dans les rêves. Du courage, Bernis ?

Pourtant, contre son cœur, car le moteur a tressailli, cet inconnu qui peut surgir prendra sa place.

Ce Cap, ce Golfe ont rejoint enfin après une heure les terres neutres, désarmées, dont l’hélice est venue à bout. Mais chaque point du sol en avant porte sa menace mystérieuse.

Mille kilomètres encore : il faut tirer à soi cette nappe immense.

« De Port-Étienne pour Cap Juby : courrier bien arrivé 16 h 30. »

« De Port-Étienne pour Saint-Louis : courrier reparti 16 h.45. »

« De Saint-Louis pour Dakar : courrier quitte Port-Étienne 16 h. 45, ferons continuer de nuit. »

Vent d’Est. Il souffle de l’intérieur du Sahara et le sable monte en tourbillons jaunes. De l’horizon s’est détaché à l’aube un soleil élastique et pâle, déformé par la brume chaude. Une bulle de savon pâle. Mais en montant vers le zénith, peu à peu contracté, mis au point, il est devenu cette flèche brûlante, ce poinçon brûlant dans la nuque.

Vent d’Est. On décolle de Port-Étienne dans un air calme, presque frais, mais à cent mètres d’altitude on trouve cette coulée de lave. Et tout de suite :

Température de l’huile : 120.

Température de l’eau : 110.

Gagner deux mille, trois mille mètres : évidemment ! Dominer cette tempête de sable : évidemment ! Mais, avant cinq minutes de cabré : auto-allumage et soupapes grillées. Et puis monter : facile à dire. L’avion s’enfonce dans cet air sans ressort, l’avion s’enlise.

Vent d’Est. On est aveugle. Le soleil est roulé dans ces volutes jaunes. Sa face pâle parfois émerge et brûle. La terre n’apparaît qu’à la verticale, et encore ! Je cabre ? je pique ? je penche ? Va-t’en voir ! On plafonne à cent mètres. Tant pis ! cherchons plus bas.

Au ras du sol une rivière de vent Nord. Ça va. On laisse pendre un bras hors de la carlingue. Ainsi dans un canot rapide on joue des doigts à flétrir l’eau fraîche.

Température de l’huile : 110.

Température de l’eau : 95.

Frais comme une rivière ? En comparaison. Ça danse un peu, chaque pli du sol décoche sa gifle. C’est embêtant de ne rien voir.

Mais au cap Timéris le vent d’Est épouse le sol même. Plus de refuge nulle part. Odeur de caoutchouc brûlé : Magnéto ? Joints ? L’aiguille du compte-tours hésite, cède dix tours. « Alors toi si tu t’en mêles… »

Température de l’eau : 115.

Impossible de gagner dix mètres. Un coup d’œil sur la dune qui vous arrive comme un tremplin. Un coup d’œil sur les manomètres. Hop ! c’est le remous de la dune. On pilote manche sur le ventre : plus pour longtemps. On porte dans les mains l’avion en équilibre comme un bol trop plein.

À dix mètres des roues, la Mauritanie dépêche ses sables, ses salines, ses plages ; torrent du ballast.

1.520 tours.

Le premier passage à vide frappe le pilote comme un coup de poing. Un poste français à vingt kilomètres : le seul. L’atteindre.

Température de l’eau : 120.

Dunes, rochers, salines sont absorbés. Tout passe au laminoir. Et allez donc ! Des contours s’élargissent, s’ouvrent, se ferment. Au ras des roues : débâcle. Ces rochers noirs là-bas, groupés, serrés, qui semblent venir avec lenteur, tout à coup s’emballent. On leur tombe dessus, on les éparpille.

1.430 tours.

« Si je me casse la gueule… » Une tôle qu’il frôle du doigt le brûle. Le radiateur vaporise par saccades. L’avion, péniche trop chargée, pèse.

1.400 tours.

Les derniers sables jetés en hâte à vingt centimètres des roues. Pelletées rapides. Pelletées d’or. Une dune sautée démasque le poste. Ah ! Bernis coupe. Il était temps.

L’élan du paysage se freine et meurt. Ce monde en poussière se recompose.

Un fortin français dans le Sahara. Un vieux sergent reçut Bernis et riait de joie à la vue d’un frère. Vingt Sénégalais présentaient les armes : un blanc, c’est au moins un sergent ; c’est un lieutenant s’il est jeune.

– Bonjour, sergent !

– Ah ! venez chez moi, je suis si heureux ! Je suis de Tunis…

Son enfance, ses souvenirs, son âme : il livrait tout ça, d’un coup, à Bernis.

Une petite table, des photographies piquées au mur :

– Oui, c’est des photos de parents. Je ne les connais pas encore tous, mais j’irai à Tunis, l’année prochaine. Là ? C’est l’amoureuse de mon copain. Je l’ai toujours vue sur sa table. Il parlait toujours d’elle. Quand il est mort, j’ai pris la photo, j’ai continué, moi je n’avais pas d’amoureuse.

– J’ai soif, sergent.

– Ah buvez ! Ça me fait plaisir d’offrir du vin. Je n’en avais plus pour le capitaine. Il est passé voilà cinq mois. Ensuite, bien sûr, pendant longtemps, je me suis fait des idées noires. J’écrivais pour qu’on me relève : j’avais trop honte.

– Ce que je fais ? J’écris des lettres toutes les nuits : je ne dors pas, j’ai des bougies. Mais lorsque le courrier m’arrive, tous les six mois, ça ne va plus comme réponse : je recommence.

Bernis monte fumer avec le vieux sergent sur la terrasse du fortin. Quel désert vide au clair de lune. Que surveille-t-il de ce poste ? Sans doute les étoiles. Sans doute la lune…

– C’est vous le sergent des étoiles ?

– Ne me refusez pas, fumez, j’ai du tabac. Je n’en avais plus pour le capitaine.

Bernis apprenait tout de ce lieutenant, de ce capitaine. Il eût pu redire leur unique défaut, leur unique vertu : l’un jouait, l’autre était trop bon. Il apprenait aussi que la dernière visite d’un jeune lieutenant à un vieux sergent perdu dans les sables est presque un souvenir d’amour.

– Il m’a expliqué les étoiles…

– Oui, fit Bernis, il vous les passait en consigne.

Et maintenant, il les expliquait à son tour. Et le sergent, apprenant les distances, pensait à Tunis aussi qui est loin. Apprenant l’étoile polaire, il jurait de la reconnaître à son visage, il n’aurait qu’à la maintenir un peu à gauche. Il pensait à Tunis qui est si proche.

« Et nous tombons vers celle-ci avec une vitesse vertigineuse… » Et le sergent se retenait à temps au mur.

– Vous savez donc tout !

– Non, sergent. J’ai eu un sergent qui me disait même : Vous n’avez pas honte, vous, un fils de famille si instruit, si bien élevé, de faire si mal les demi-tours ?

– Eh ! N’ayez pas honte, c’est si difficile…

On le consolait.

– Sergent, sergent ! Ton falot de ronde…

Il montrait la lune.

– Connais-tu ça, sergent, cette chanson :

Il pleut, il pleut, bergère…

Il fredonna l’air.

– Ah ! oui, je la connais : c’est une chanson de Tunis…

– Dis-moi la suite, sergent. J’ai besoin de m’en souvenir.

– Attendez voir :

Rentre tes blancs moutons

Là-bas dans la chaumière…

– Sergent, sergent, ça me revient :

Entends sous le feuillage

L’eau qui coule à grand bruit,

Déjà voici l’orage…

– Ah comme c’est vrai ! fit le sergent.

Ils comprenaient les mêmes choses…

– Voici le jour, sergent, allons travailler.

– Travaillons.

– Passe-moi la clef à bougies.

– Ah ! Bien sûr.

– Appuie ici avec la pince.

– Ah ! commandez… je ferai tout.

– Tu vois, ce n’était rien, sergent, je vais partir.

Le sergent contemple un jeune dieu, venu de nulle part, pour s’envoler.

… Venu lui rappeler une chanson, Tunis, lui-même. De quel paradis, au-delà des sables, descendent sans bruit ces beaux messagers ?

– Adieu, sergent !

– Adieu…

Le sergent remuait les lèvres, ne se devinant pas lui-même. Le sergent n’aurait pas su dire qu’il gardait au cœur pour six mois d’amour.