Exposée de toutes parts, Kalya progresse lentement vers le centre de la Place, comme si elle suivait une procession. Elle avance dans une zone de silence opaque, entourée de maisons engourdies. Un silence sinistre, à l’opposé de tous les silences qu’elle aime. Un silence qui contraste avec celui des lacs, des arbres, des montagnes. Un silence rempli de menaces, étranger au silence paisible de ses chambres d’enfant, de ses chambres d’adolescente, de ses chambres d’adulte. Un silence à mille lieues de tous ces silences qui débordent d’images, de rêves, de chants intimes. De tous ces silences voulus, désirés.
Elles viennent vers elle, du fond de sa mémoire, toutes ces chambres. La dernière surtout, plantée dans la ville, au cœur de Paris. Les vagues, les pulsations du dehors battent contre les vitres, les turbulences s’amortissent contre les murs. Les mouvements de la cité imprègnent cependant les pierres, s’infiltrent comme des ondes dans cette chambre, l’emplissant de vivantes rumeurs. Silence plein, dense, riche de paroles tues. Silence pareil à celui du corps qui, secrètement, se régénère.
Rien de tel ici. C’est un silence funeste qui se rabat comme un couvercle sur la Place. L’endroit est étouffant, clôturé par des bâtisses de trois à six étages. Tout n’est que fermeture et torpeur.
Du fond de cet amas d’étoffes jaunes il y a plusieurs minutes que le cri a surgi, puis s’est tu. Kalya l’a entendu de là-haut, penchée pour la dernière fois à la fenêtre. Un seul cri, enterré sous le poids des silences.
Kalya se retourne pour être certaine que Sybil ne la suit pas. Elle l’aperçoit, dans son pyjama fleuri. Près du portail entrebâillé de l’immeuble, l’enfant lui fait signe qu’elle ne bougera pas.
Rassurée, elle reprend sa marche. Le chemin est interminable. Il contient toutes les angoisses de la terre, toutes ses lamentations.
Autour de la Place, habite une population mixte, originaire de plusieurs communautés. Leurs existences se sont toujours entremêlées. Malgré les premiers troubles, personne ne songe à déménager. Mais, à cause des incidents qui ont éclaté ces derniers jours, de crimes rapidement colportés et qui ont touché leurs différents groupes, ils s’écartent des amis de la veille, évitent de se rencontrer. Ils craignent des affrontements qu’aucun d’eux ne souhaite.
Derrière leurs volets clos, pour le moment, ils dorment. C’est ainsi que les choses avaient été prévues par Ammal et Myriam. Il fallait prendre la population par surprise. Les habitants n’attendaient que cela, que l’hostilité cessât et qu’on leur donnât le moyen d’être ensemble de nouveau.
Amies depuis l’enfance, rien ne parviendra à faire d’Ammal et de Myriam des ennemies. Rien. Avant l’aube, chacune d’elles quittera sa maison pour aller vers cette rencontre. Arrivant de l’est et de l’ouest de la Place, elles seront habillées toutes deux des mêmes robes, de cette couleur éclatante qui exclut deuil et désolation. Elles tiendront une même écharpe jaune à la main. Leur chevelure sera recouverte d’un fichu du même coloris, du même tissu. Ainsi elles seront identiques, interchangeables.
Parvenues, ensemble, au centre du rond-point, elles se tendront les mains, échangeront un baiser symbolique. Puis elles secoueront leurs écharpes, appelleront à haute voix tous ceux qui attendent autour.
Au même instant, des guetteurs, stationnés sur le parcours, répercuteront la nouvelle. Celle-ci sera reprise, propagée de quartier en quartier par d’autres amis à l’affût.
Les gens sortiront de chez eux, de plus en plus nombreux, la plupart n’attendant que ce signe pour se rassembler. Ils se rejoindront dans ce lieu à ciel ouvert. De là, ils convergeront en masse vers le cœur de la cité. Ils investiront rues, ruelles, squares, boulevards de leurs milliers de pas, réclamant la fin immédiate de toute dissension, de toute violence.
Ceux de la discorde ne parviendront pas à endiguer ce fleuve aux alluvions puissantes…