CHAPTER 9

Pendant toute la matinée, Aislynn sentit le regard de Jarrod fixé sur elle, mais elle ne fit pas mine de s’en apercevoir. Ce goujat ne méritait pas qu’elle lui accordât la moindre attention, songeait-elle avec un reste de dépit.

En même temps, elle n’avait pu s’empêcher de remarquer à quel point le bref échange qu’ils avaient eu avant de se mettre en route avait perturbé Maxwell. En fait, il avait paru atterré par la rebuffade qu’elle lui avait infligée.

Pourtant, ne s’était-elle pas contentée de répéter ce qu’il avait lui-même affirmé à Sadona ? En toute logique, il aurait dû adhérer à une remarque qui allait dans le sens de sa propre conviction !

Tiraillée entre des pensées contradictoires, la jeune fille se réjouit presque lorsque leur progression se fit plus difficile, et que les difficultés du voyage requirent toute son attention. Plus ils avançaient en effet, plus la route se faisait étroite et le sol accidenté. A leur droite, les trois voyageurs percevaient le grondement continu de la mer, dont les vagues s’écrasaient sur la côte parsemée de rochers.

Il était déjà tard lorsque Jarrod, qui trottait en tête, tira brusquement sur ses rênes et se souleva sur les étriers pour examiner la portion de chemin qui s’étendait devant lui.

Puis il fit faire demi-tour à sa monture et revint vers ses compagnons.

Aislynn fronça les sourcils en le voyant mettre pied à terre.

— Que se passe-t-il donc ?

Jarrod, soucieux, lui désigna le tournant amorcé par la sente quelques dizaines de mètres plus loin.

— Venez voir, intima-t-il. Il y a là quelque chose qui me semble assez curieux.

Oubliant ses griefs, la jeune fille accepta la main qu’il lui tendait et se laissa glisser sur le sol. Aussi rapide qu’il fût, ce contact lui arracha un frémissement qu’elle réprima aussitôt, honteuse de ses propres réactions. Puis elle suivit Jarrod jusqu’à l’endroit exact où il était revenu sur ses pas quelques instants plus tôt.

— Seigneur ! s’écria-t-elle à la vue du spectacle qui s’offrait à ses yeux.

Au-delà du tournant, la route en effet se resserrait au point de n’être plus qu’un étroit sentier, qui serpentait dangereusement à l’extrême bord des hautes falaises surplombant la mer. Même à quelque distance, il était facile de voir que les vagues avaient mouillé le sol et que le moindre faux pas, sur ces roches glissantes, pouvait précipiter les voyageurs dans l’abîme.

— Dieux du ciel ! balbutia Aislynn. Je ne m’étonne plus que nous n’ayons croisé personne sur la route. Nul n’oserait se risquer sur une pareille piste !

— C’est exactement ma pensée, répliqua Jarrod, la mine de plus en plus sombre.

Sa compagne leva vers lui un regard interrogateur.

— Etes-vous certain d’avoir correctement suivi les instructions du potier ?

Jarrod se contenta de hocher la tête, tandis que sir Ulrick, qui les avait rejoints, commentait avec inquiétude :

— Il est hors de question que vous empruntiez ce chemin, milady. C’est bien trop dangereux.

Jarrod approuva d’un hochement de tête. De toute évidence, le vieux chevalier n’avait fait qu’exprimer à voix haute ce qu’il pensait lui-même.

Aislynn se tourna vers Jarrod et prit une profonde inspiration.

— Nous devons absolument vérifier si mon frère se trouve ou non dans ce village, argua-t-elle.

— La seule solution, c’est que je continue tout seul et revienne ensuite vous transmettre les informations que j’aurai pu glaner.

Mais Aislynn secoua la tête d’un geste déterminé.

— Je ne suis pas d’accord, déclara-t-elle. Mon père a rêvé que je devais secourir Christian, et je ne me montrerai pas indigne de la confiance qu’il a placée en moi. Il est pour moi hors de question de me dérober à mon devoir.

Jarrod contracta spasmodiquement les mâchoires, visiblement contrarié.

— Pourquoi faut-il que vous soyez si obstinée ? s’em-porta-t-il enfin en lui jetant un regard sombre.

Obstinée, non, mais déterminée, corrigea Aislynn en elle-même. Décidée à ne pas gaspiller son temps en vaines discussions, elle fixa Jarrod droit dans les yeux et déclara nettement :

— J’irai à la recherche de mon frère, avec ou sans votre approbation.

Sir Ulrick crut bon alors de s’interposer.

— Lorsqu’il vous a confié cette mission, sir Thomas n’a jamais envisagé qu’elle pourrait mettre votre vie en péril, milady. Il n’aurait pas voulu cela, j’en suis certain !

— Mais il ne voudrait pas non plus que sa vision demeure sans effet. Il s’est senti trop coupable après l’accident de ma mère pour revivre un tel épisode. Dans cette perspective, je n’ai vraiment pas le choix. Il me faut obéir à tout prix à ses instructions.Ne comprenez-vous pas?

Sir Ulrick fronça les sourcils, mais n’objecta rien. Quant à Jarrod, il émit un soupir d’exaspération, puis se tourna vers l’autre chevalier, en ignorant délibérément la jeune fille.

— Puisqu’il en est ainsi, je vais l’accompagner, déclara-t-il. Ulrick acquiesça, bien que ce fût visiblement sans le moindre enthousiasme.

— Quant à vous, le mieux serait que vous restiez là avec les chevaux. Le sentier est si étroit et dangereux qu’il serait suicidaire de s’y engager autrement qu’à pied.

Devant la justesse de l’observation, le vieux chevalier ne put qu’acquiescer.

— Très bien. Je vais monter la tente tout près d’ici, sur cet emplacement herbu, et attendre votre retour.

Aislynn aurait dû se réjouir de sa facile victoire, mais il n’en était rien. En fait, elle se sentait offusquée par la façon cavalière dont Jarrod et son compagnon l’avaient exclue de leur échange. Mais après tout, que lui importait leur évident dédain ? En insistant pour se rendre à Ashcroft, elle n’accomplissait que son devoir. N’était-ce pas son père qui lui avait assigné cette tâche ?

En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, Jarrod eut rassemblé les chevaux, dont il confia les rênes à Ulrick.

Leur décision prise, les deux hommes ne souhaitaient manifestement pas lambiner, et leur impatience n’était que trop compréhensible. Dans deux heures en effet, la nuit commencerait à tomber, et le sentier de la falaise n’en deviendrait que plus dangereux dans l’obscurité.

Désireuse de ne pas retarder le départ, Aislynn rassembla en hâte ses affaires et attendit que son coéquipier voulût bien donner le signal du départ. Que ce zèle plût ou non à Maxwell, il n’en laissa rien paraître et ne lui adressa pas un mot de plus. Le regard assombri, il se contenta de suivre un instant des yeux leur compagnon, qui s’éloignait avec les chevaux et la mule en direction d’un petit tertre recouvert de bruyère.

— Allons ! ordonna-t-il brièvement.

Puis il pivota sur les talons sans mot dire, et s’engagea avec aisance sur la piste parsemée d’obstacles. Moins habituée que lui à ce genre d’exercice, Aislynn le suivit avec plus de prudence, la gorge sèche et les jambes légèrement tremblantes. Plût au ciel que Christian fût vraiment à Ashcroft et que ce dangereux périple ne se révélât pas inutile ! pria-t-elle ardemment.

Après quelques dizaines de mètres, le sentier se révéla encore plus dangereux qu’il ne le paraissait vu d’en bas. Les pieds d’Aislynn avaient à chaque instant tendance à glisser sur les rochers gluants, et par endroits, le passage devenait si exigu que la jeune fille était obligée de prendre garde à chacun de ses pas.

De temps à autre, Jarrod tournait la tête et s’assurait d’un regard par-dessus l’épaule qu’elle était toujours derrière lui.

Bien qu’elle sût parfaitement qu’il ne veillait sur elle que pour honorer la promesse qu’il avait faite à sir Thomas, elle se sentait tout de même touchée par sa sollicitude.

Bienheureuse celle qui deviendrait l’épouse de Jarrod Maxwell ! se surprit-elle à penser. Il était homme à protéger sa moitié contre vents et marées, et il devait être fort doux de se sentir aussi choyée.

Mais de telles pensées n’étaient guère salutaires, et elle s’efforçait de les chasser de son esprit, lorsque Jarrod s’arrêta net et lui tendit la main pour l’aider à franchir une crevasse. Aussitôt sur la défensive, Aislynn releva le menton avec arrogance.

— Je vous remercie, mais je peux fort bien y arriver seule, déclara-t-elle sèchement.

— Comme vous voudrez, milady !

Jarrod se détourna, manifestement blessé, et Aislynn se reprocha de l’avoir une fois de plus rebuté. Mais comment aurait-elle pu agir autrement, alors que le moindre contact physique avec lui éveillait dans son corps les réactions les plus déconcertantes ?

Elle eut tout lieu cependant de regretter son attitude, car le sentier devenait de plus en plus impraticable, au fur et à mesure qu’il s’élevait sur la pente escarpée de la falaise. Plus d’une fois, Aislynn trébucha et rétablit son équilibre juste à temps pour ne pas basculer dans l’abîme. Si elle n’avait pas été guidée par l’espoir de retrouver son frère au bout du chemin, elle aurait renoncé sur-le-champ à cette éprouvante ascension.

Au moment où ils allaient atteindre le sommet, Jarrod se retourna vers elle et lui tendit la main.

— Vous ne vous en sortirez pas seule, expliqua-t-il. Ces derniers mètres sont les plus périlleux de tous.

Vaincue par la nécessité, la jeune fille accepta le secours qu’il lui offrait, mais évita soigneusement son regard pendant toute la durée de l’opération. Sensible à cette froideur, Jarrod s’éloigna d’elle dès qu’elle fut en sécurité, et la laissa se reposer un instant sur l’herbe sans émettre la moindre remarque.

Ce fut Aislynn qui lui adressa la parole, aussitôt qu’elle eut retrouvé son souffle :

— Nous pouvons continuer maintenant. Je me sens beaucoup mieux.

Au lieu d’obtempérer, Jarrod hésita un instant, puis se résolut à mettre les choses au clair.

— Je sais que vous m’en voulez, commença-t-il, mais je vous propose tout de même d’observer une trêve. J’ai besoin d’avoir l’esprit libre pour me concentrer sur mon enquête.

Notre principal objectif est bien de retrouver Christian, n’est-ce pas ? C’est pourquoi j’aimerais pouvoir compter sur votre collaboration !

La franchise du propos surprit la jeune fille, mais elle ne put qu’acquiescer à la requête, dont le bien-fondé lui parut évident.

Courtoise, elle esquissa une révérence pour sceller l’accord.

— Il en sera comme vous voudrez, milord.

Jarrod inclina la tête, satisfait, et les deux jeunes gens reprirent leur route de conserve en direction du village.

Ashcroft, comme ils ne tardèrent pas à le découvrir, n’était en fait qu’une minuscule agglomération, où une douzaine de cottages assez bien entretenus voisinaient avec quelques ateliers et une ou deux boutiques. Un puits occupait le centre du village et la seule créature vivante qu’ils aperçurent en approchant de la place fut une vieille femme au dos courbé, occupée à remonter un seau d’eau au bout d’une corde. Dès qu’elle les eut remarqués, la villageoise, manifestement peu habituée à côtoyer des étrangers, leva sur eux un regard suspicieux.

— Laissez-moi faire, murmura Jarrod à l’oreille de la jeune fille. Ces gens vivent si coupés du reste du monde qu’ils doivent être fort méfiants à l’égard des rares voyageurs qui se risquent dans les parages.

Reconnaissant la justesse de la remarque, Aislynn opina d’un hochement de tête, et Jarrod s’avança d’un air dégagé vers la vieille femme.

— Bien le bonjour, ma bonne dame, commença-t-il avec un sourire affable.

L’interpellée examina d’un regard scrutateur la tenue des deux jeunes gens, et l’expression de son visage se teinta d’un involontaire respect, lorsqu’elle eut noté la qualité des étoffes et l’élégance de la façon.

— Milord, milady…, marmonna-t-elle en esquissant une révérence.

Calquant son attitude sur celle de son compagnon, Aislynn sourit et lui rendit son salut, tandis que Jarrod reprenait :

— Verriez-vous un inconvénient à ce que la demoiselle et moi usions de votre puits ?

La paysanne haussa les épaules.

— Il est là pour l’usage commun, et vous pouvez bien faire comme bon vous semble !

Bien que la réponse ne fût pas excessivement amène, il était visible que la vieille femme avait apprécié la courtoisie de la requête. D’un geste prévenant, elle détacha le seau plein suspendu à un crochet de fer et le déposa à ses pieds.

Puis elle montra du doigt un petit pichet de terre cuite déposé près de la margelle. Jarrod s’en empara aussitôt, et après l’avoir rempli d’eau fraîche, le tendit à Aislynn.

Surprise de cette délicatesse, la jeune fille le remercia du regard et but à longs traits, heureuse de pouvoir se désaltérer après l’éreintante ascension. Puis elle rendit à Jarrod le récipient encore à demi plein, qu’il acheva avec une évidente volupté.

— Assoiffés, on dirait ? fit la vieille femme en haussant les sourcils.

Jarrod acquiesça, tout en s’essuyant les lèvres du revers de la main.

— C’est une rude montée pour parvenir jusque chez vous, observa-t-il.

La villageoise le dévisagea un instant, manifestement intriguée.

— On ne vient pas ici sans de sérieuses raisons, pour sûr, commenta-t-elle, non sans interroger son interlocuteur du regard.

— Nous sommes à la recherche de mon frère, se hâta de répliquer Aislynn, qui ne voulait pas laisser à Jarrod le soin de s’expliquer à sa place.

Visiblement déconcertée, la vieille femme haussa les sourcils.

— Etrange idée de le chercher à Ashcroft ! commenta-t-elle. Pourquoi le frère d’une noble demoiselle comme vous irait-il se perdre dans les parages ? On se demande bien ce qu’il y viendrait chercher !

Jarrod jeta à Aislynn un regard comminatoire avant d’assurer :

— C’est aussi ce que nous avons pensé. Mais certains indices nous ont persuadé qu’il était peut-être passé par ici, et nous avons préféré vérifier cette piste, aussi incertaine qu’elle soit.

— Je vois… Vous êtes donc si soucieux de retrouver cet homme ?

Jarrod examina la paysanne, et en conclut que mieux valait jouer franc-jeu avec elle.

— Oui, avoua-t-il sans détour, car nous sommes très inquiets pour lui. Il a quitté sa demeure sans explication et il y a déjà un certain temps que ses proches le cherchent.

Or, nous savons qu’il a pris des renseignements sur Ashcroft avant son départ, ce qui nous laisse penser qu’il a pu diriger ses pas vers votre village. N’auriez-vous rien remarqué qui puisse éclairer notre lanterne ?

La femme observa les deux jeunes gens, incertaine. Elle ouvrait enfin la bouche pour répondre, lorsqu’une voix d’homme résonna derrière elle, inquisitrice et plutôt rude :

— Que diable se passe-t-il, mère ?

Aislynn se retourna et vit s’avancer au beau milieu de la rue un jeune homme bien découplé, aux cheveux bruns et à l’air décidé. Parvenu à deux pas du petit groupe, le nouveau venu s’arrêta et examina tour à tour les deux voyageurs d’un regard méfiant.

Vaguement penaude, la vieille femme leva les yeux vers son fils.

— Ces personnes cherchent quelqu’un, Sean, expliqua-t-elle en triturant le coin de son tablier.

— Mon frère a disparu depuis plusieurs semaines, précisa Aislynn, et nous sommes partis à sa recherche. Nous avons des raisons de penser qu’il est peut-être venu à Ashcroft. Son nom est Christian Greatham de Bransbury.

Le jeune homme secoua la tête avant de se retourner vers sa mère.

— J’espère que vous leur avez dit que nous n’avons jamais vu le moindre noble dans les environs, fit-il d’un air réprobateur.

La villageoise baissa les yeux, gênée.

— C’est bien ce que je m’apprêtais à faire, Sean, affirmat-elle.

Jarrod et Aislynn échangèrent un regard de doute, et le premier se permit d’insister :

— En êtes-vous bien sûrs ?

Sean acquiesça sans le moindre embarras.

— Absolument, messire. Ashcroft est un tout petit village et s’il se trouvait ici un étranger, tout le monde serait au courant. Nul ne se risque jamais par ici, à part quelques colporteurs pendant la belle saison.

A cette réplique péremptoire qui semblait devoir lui ôter tout espoir, Aislynn eut du mal à cacher sa déception. Ce fut seulement alors qu’elle mesura à quel point elle avait misé sur la piste d’Ashcroft, persuadée qu’elle retrouverait son frère dans ce lointain village écossais. Où aller, maintenant, puisque cet espoir venait de s’évanouir comme une ombre ?

— Allons, mère ! reprit Sean à l’adresse de la vieille femme. La nuit est en train de descendre et il est temps pour nous de rentrer. Je vais vous aider à porter l’eau au cottage.

Il s’empara du seau, mais Jarrod fit un pas vers lui et l’arrêta d’un geste.

— Sauriez-vous par hasard où nous pourrions trouver à nous loger pour la nuit ? interrogea-t-il. Je suis prêt à payer un prix convenable en échange de l’hébergement.

Aislynn faillit protester, surprise de cette requête.

Pourquoi resteraient-ils à Ashcroft, si Christian n’avait aucune chance de s’y trouver ? Mais les paroles de Jarrod eurent tôt fait d’éclairer sa lanterne.

— Il se fait tard, expliqua le chevalier, et je ne puis décemment demander à cette demoiselle de se risquer sur les falaises dans l’obscurité. Ce serait beaucoup trop dangereux pour elle.

Sean dévisagea le voyageur, sans prendre la peine de déguiser sa méfiance.

— En fait de logement, vous ne trouverez rien ici que de très modeste, grommela-t-il.

Jarrod haussa les épaules, bien décidé à ignorer l’évidente mauvaise volonté de son interlocuteur.

— Cela n’a aucune importance. Nous nous contenterons de fort peu.

Sean secoua la tête, obstiné.

— Je ne vois absolument rien dans les parages, affirma-t-il sans la moindre aménité.

Mais sa mère intervint, les sourcils froncés.

— Voyons, Sean, nous ne pouvons tout de même pas nous montrer inhumains. Avec un effort, nous trouverons bien un lieu sec à offrir à ces jeunes gens.

Elle esquissa une révérence à l’adresse d’Aislynn avant de poursuivre :

— Evidemment, ce ne sera pas très confortable. Mais si cela vous convient, milady, vous pouvez dormir dans le grenier à foin, au-dessus de notre étable.

Aislynn s’inclina en retour.

— Soyez remerciée de votre gentillesse, madame. Je suis si épuisée que même le sol me semblerait une couche moelleuse. Dans ces conditions, un lit de paille sera vraiment le paradis !

Sean grimaça légèrement, mais s’abstint de tout commentaire.

— Je m’appelle Hagar, poursuivit la vieille femme, et Sean est mon unique enfant. Si vous voulez bien me suivre à la maison, je vais vous servir un bon dîner bien chaud avant que vous n’alliez vous coucher.

Trop heureux de l’aubaine, Aislynn et Jarrod emboîtèrent le pas à la paysanne et à son fils, qui les conduisirent vers un petit cottage situé à l’extrémité de la rue.

Le repas que leur offrit Hagar, essentiellement composé de mouton et de navets, était fort simple, mais assez substantiel pour leur remplir l’estomac. Affamée par son périple, Aislynn dévora littéralement le contenu de son écuelle, et il lui sembla qu’elle n’avait jamais rien goûté d’aussi savoureux. Même les tranches de pain noir que leur hôtesse déposa à même la table lui parurent un pur délice.

Le cottage, bien qu’exigu, était méticuleusement propre et entre deux bouchées, elle prit plaisir à examiner le modeste ameublement, dont Hagar prenait visiblement le plus grand soin.

Assis en face d’elle, Jarrod mangeait également de fort bon appétit, ce qui ne l’empêchait pas de surveiller Sean, qui avait tiré un tabouret près du feu et se restaurait de son côté en silence. Le jeune homme avait beau feindre la plus totale indifférence à l’égard des invités de sa mère, il ne les épiait pas moins du coin de l’œil, attitude qui laissait fort à penser au chevalier. Ou il se trompait fort, ou le nommé Sean avait une idée derrière la tête…

Le repas à peine terminé, Jarrod repoussa son écuelle et se leva sans attendre.

— Nous vous remercions beaucoup, ma bonne dame. Et maintenant, si vous voulez bien nous montrer le fenil, nous pourrons vous laisser finir la soirée en paix, votre fils et vous.

Probablement consciente de la mauvaise humeur de Sean, Hagar n’émit pas la moindre protestation et s’empara d’un chandelier. Puis elle conduisit les jeunes gens dans un autre bâtiment, auquel on accédait par une entrée séparée, bien qu’il fût mitoyen avec le cottage.

Une agréable odeur de foin imprégnait les lieux, et un léger bêlement, qui s’éleva au moment où tous trois pénétraient dans la pièce obscure, renseigna Aislynn sur la nature des occupants du lieu.

Sa chandelle à la main, Hagar fit gravir à ses compagnons une étroite échelle qui donnait accès au fenil, petit réduit à toit fort bas où l’on avait entassé des bottes de paille. La vieille femme voulut arranger une couche pour ses invités, mais Jarrod l’arrêta d’un geste.

— Ne vous donnez pas cette peine, ma bonne dame.

Vous en avez déjà assez fait pour nous.

Hagar regarda tour à tout Aislynn et son compagnon, et une pensée soudaine dut lui venir à l’esprit, car son regard pétilla soudain de malice.

— Je vais au moins vous laisser un peu de lumière, déclara-t-elle.

Elle sortit de sa poche une chandelle neuve et l’alluma à son falot avant de la tendre à Jarrod.

— Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit, fit-elle d’un ton jovial.

Sans attendre la réponse, elle descendit l’échelle avec plus de dextérité qu’on aurait pu en attendre chez une femme de son âge, et quelques instants plus tard, les deux jeunes gens entendirent la porte de l’étable se refermer derrière elle.

Restée seule avec Jarrod, Aislynn se détourna, le rouge aux joues. Qu’est-ce que la vieille Hagar était allée s’imaginer ? songea-t-elle. Plus gênée qu’elle ne l’avait jamais été, elle s’arrangea en hâte un semblant de lit dans un coin du fenil.

— Je suppose que nous repartons à l’aube, fit-elle pour masquer son embarras.

Mais la réponse de son compagnon eut tout lieu de la surprendre.

— Hum.. Rien n’est moins sûr, déclara-t-il d’un ton énigmatique.

Aislynn, stupéfaite, le dévisagea à la lueur tremblante de la chandelle.

— Mais voyons, pourquoi rester ici, puisque Christian n’y est visiblement jamais venu ? Sean a été formel sur ce point, vous en conviendrez.

Tout en prononçant ces mots, elle sentit un poignant regret lui serrer le cœur. Mais à quoi bon refuser de voir la réalité en face ? La piste d’Ashcroft n’avait jamais été qu’un leurre !

— Voilà ce qui reste à prouver, répliqua Jarrod, toujours aussi mystérieux.

Aislynn, qui ne savait plus que croire, se redressa sur sa couche.

— Que voulez-vous dire ?

— Seulement que ce Sean nous cache quelque chose !

— Quel intérêt aurait-il à mentir ?

Jarrod passa une main dans sa chevelure sombre et réprima un soupir.

— Voilà ce que je suis incapable de vous dire ! Je sens seulement qu’il y a anguille sous roche, et tiens à vérifier si cela concerne Christian ou pas.

Bouleversée par cette éventualité, Aislynn se frotta machinalement les tempes.

— En ce cas, j’ai commis un impair. Peut-être n’aurais-je pas dû avouer si vite à Hagar la raison de notre présence à Ashcroft…

— Ne vous inquiétez pas pour cela. A vous dire la vérité, j’ai l’impression que la vieille dame s’apprêtait à nous fournir une information importante, et que Sean l’a interrompue précisément pour cette raison ! En fait, Hagar a probablement senti votre détresse, et c’est ce qui l’a émue au point de l’inciter à vous parler.

Pendant quelques secondes, Aislynn se laissa envahir par un espoir insensé, qui accéléra les battements de son cœur et fit renaître le rose à ses joues. Puis le bon sens reprit le dessus et elle soupira :

— Malheureusement, nous ne sommes pas sûrs d’avoir raison. Qu’allons-nous faire si Sean en définitive n’est qu’un jeune homme naturellement mal embouché, qui n’a rien de particulier à dissimuler ?

— Dans ce cas, nous n’aurons guère perdu que quelques heures, car je compte bien aller au fond de l’histoire aussi rapidement que possible.

Aislynn le considéra un instant, plus émue qu’elle ne l’aurait voulu. Que d’énergie il avait déjà dépensée pour retrouver son frère ! Jarrod avait beau ne pas vouloir d’elle, il était tout de même un homme de bien, plus fidèle et fiable qu’aucune autre personne de sa connaissance, admit-elle en toute équité.

— Merci, Jarrod. Je.. Je voudrais vous dire à quel point votre attitude me touche. J’aurai toujours une profonde gratitude pour vous et me sentirai éternellement redevable à votre égard.

Bien que Jarrod se tînt à plus de deux mètres d’elle, Aislynn le sentit se raidir à ces propos. Seigneur, avait-elle commis encore une bévue ?

— Gardez votre gratitude, milady, répliqua-t-il sèchement. Je croyais vous avoir déjà précisé que je n’agissais ainsi que par affection pour votre frère.

Aislynn sentit sa gorge se serrer à cette abrupte réponse.

Se pouvait-il que cet étranger distant et glacial fût le même homme qui lui avait dispensé deux jours plus tôt tant de caresses et de baisers passionnés ? La différence était si sensible qu’elle en arrivait presque à croire qu’elle avait imaginé la scène de l’auberge. Un simple rêve, que le souffle de la réalité avait fait éclater comme une bulle…

Trop fière pour laisser transparaître sa déception, elle soutint le regard sombre de Jarrod et hocha la tête.

— Très bien, milord. Je me le tiendrai pour dit, n’ayez crainte.

Quelle autre réponse aurait-elle pu donner, de toute façon ? Jarrod ne lui laissait jamais le choix !

— Et maintenant, vous feriez bien de dormir, déclara le chevalier d’un ton froid. Nous avons eu une journée éprouvante, et tout laisse à penser que de nouvelles épreuves nous attendent demain.

Sans répondre, Aislynn étendit sa cape sur les bottes de paille afin de s’allonger sur le vêtement, dont elle ramena un pan sur elle. Puis elle prêta l’oreille, attentive aux mouvements de Jarrod, qui préparait son lit de son côté.

Quelques secondes plus tard, le jeune homme souffla la chandelle sans mot dire, et Aislynn, protégée par l’obscurité, eu tout loisir de remettre un peu d’ordre dans ses pensées en déroute.