CHAPTER13

Eveillée par le vacarme inhabituel qui résonnait sous les voûtes du château, Aislynn étira les bras au-dessus de sa tête. Mais ce geste intempestif la rappela brusquement à la réalité et elle ne put retenir une grimace à la douleur inattendue qui lui cisailla l’épaule. Pourtant, sa blessure devenait beaucoup moins sensible au fil des jours et ne la faisait plus guère souffrir lorsqu’elle était au repos, à part une légère raideur dans les muscles.

Etonnée, elle se redressa sur sa couche et prêta l’oreille.

Que signifiait donc ce brouhaha de voix qui semblait se rapprocher de sa chambre ? D’habitude, Kewstoke était un lieu fort tranquille, et tout le temps qu’elle était demeurée couchée dans cette pièce, jamais le moindre son agressif n’était venu troubler son repos.

Avant qu’elle n’ait eu le temps de s’interroger davantage, la porte de la chambre s’ouvrit toute grande sous une vigoureuse poussée.

— Que se passe-t-il ? s’écria Aislynn, qui fit un effort pour s’asseoir dans son lit.

A sa grande stupéfaction, elle vit sir Thomas s’avancer dans la pièce en boitant, escorté par Eustace et Jarrod Maxwell.

Les yeux aussi arrondis de surprise que si elle avait vu entrer le roi Jean en personne, Aislynn rejeta les couvertures de son bras valide et se leva en poussant un cri de joie.

— Père, quel bonheur !

A peine eut-elle prononcé ces mots que sa tête se mit à tourner dangereusement, et elle se serait tout bonnement affalée sur le sol si sir Thomas ne l’avait recueillie dans ses bras.

— Aislynn, ma chérie ! Dieu merci, je vous retrouve enfin…

La gorge nouée d’émotion, Aislynn s’abandonna un instant contre la poitrine de son père, qui la serra tendrement contre lui. Puis elle se recula légèrement, abasourdie par cette visite inopinée.

— Père, pourquoi êtes-vous venu ? s’enquit-elle d’une voix tremblante d’émotion. Vous n’auriez jamais dû quitter Bransbury…

— Comment aurais-je pu rester là-bas, vous sachant grièvement blessée ? protesta sir Thomas. Mon sang n’a fait qu’un tour lorsque sir Ulrick m’a mis au courant, et je n’ai eu dès lors qu’une pensée en tête. Il fallait absolument que je m’assure par moi-même de votre état.

Il écarta sa fille de toute la longueur de ses bras et l’examina de la tête aux pieds.

— Allez-vous mieux, au moins ? s’enquit-il avec une paternelle sollicitude.

Aislynn sentit une vague d’émotion la submerger à la pensée que son père était accouru vers elle dès qu’il avait été informé de sa mésaventure.

— Oh, je vais bien maintenant, assura-t-elle avec un sourire mouillé de larmes. J’ai été gâtée comme un bébé, au point que l’on m’interdit de me lever depuis des jours.

Figurez-vous que j’ai passé tout mon temps à dormir et que j’ai hâte de reprendre enfin une vie normale !

Tandis que sir Thomas la pressait derechef contre lui, Aislynn remarqua pour la première fois qu’ils n’étaient pas seuls, et son regard fut irrésistiblement attiré par Jarrod Maxwell, debout sur le seuil de la chambre. Elle avait à peine entrevu le jeune homme depuis son arrivée à Kewstoke, et Dieu savait qu’elle s’était efforcée de ne pas penser à lui. Mais tous ces efforts avaient été peine perdue, à en juger par l’émotion incontrôlable qui s’empara d’elle dès le premier instant où elle revit Jarrod. Rien, ni la séparation ni la souffrance, ni même le fait qu’il ne voulût visiblement pas d’elle, n’avait altéré le désir qu’elle éprouvait pour lui. Elle n’eut qu’à jeter une seconde les yeux sur lui pour que la flamme flambât de nouveau, plus impérieuse que jamais !

Anxieuse de cacher son émoi, elle détourna précipitamment le regard. Heureusement, Aida à cet instant créa une diversion, en pénétrant dans la pièce de son pas décidé.

— Hum, il y a décidément beaucoup de monde ici, observa l’herboriste.

Et, remarquant la pâleur d’Aislynn, elle déclara avec son autorité habituelle :

— Vous êtes tous très aimables d’avoir rendu visite à notre convalescente, mais c’est assez maintenant ! La demoiselle est encore trop faible pour supporter tant d’émotion, et je vous demande à tous de quitter la chambre.

Aislynn se renfrogna à ces mots.

— Mais je veux rester avec mon père ! se récria-t-elle. Il a fait tout ce chemin pour me voir et nous avons des quantités de choses à nous dire.

Aida secoua la tête, inexorable.

— C’est la première fois que vous vous levez depuis votre arrivée et il n’est pas question d’outrepasser vos forces.

Vous avez perdu beaucoup de sang, et n’êtes pas encore en état de supporter de nouvelles fatigues.

Indéniablement, Aislynn éprouvait une faiblesse dans les jambes, bien que son père la soutînt par la taille. Mais elle n’en protesta pas moins avec virulence, jusqu’à ce que sir Thomas tranchât lui-même la question.

— Miss Aida a raison, ma chérie, déclara-t-il posément.

Vous êtes encore très pâle et avez visiblement besoin de repos. Je reviendrai vous voir un peu plus tard, je vous le promets.

— Mais, père…

— Vous le retrouverez, allez, promit gentiment Aida, qui comprenait visiblement l’impatience de la jeune fille. Vos forces reviendront vite, si vous suivez scrupuleusement mes conseils.

Comprenant qu’il serait vain de résister davantage, Aislynn s’allongea de nouveau et laissa la guérisseuse arranger son oreiller, pendant que tous les assistants quittaient la chambre en silence.

Restée seule avec son infirmière, la convalescente prit subitement conscience d’une réalité que sa faiblesse lui avait jusque-là occultée. Maintenant que sir Thomas était auprès d’elle, Jarrod Maxwell, dont la présence ne se justifiait plus, allait certainement la laisser aux bons soins de son père et en profiter pour reprendre sa liberté !

Anéantie par cette pensée, elle laissa sa tête retomber sur l’oreiller, en proie au plus sombre désespoir.

Après avoir pris un peu de repos, conformément aux souhaits d’Aida, Aislynn se sentit assez forte pour faire appeler son père auprès d’elle. Maintenant qu’elle était mieux, les questions se bousculaient dans son esprit, et elle voulait savoir comment sir Thomas, abandonnant ses responsabilités de maître de Bransbury, avait pu entreprendre cet épuisant voyage.

Revigorée par sa sieste, elle put quitter son lit sans être terrassée par le vertige, et elle était installée au coin du feu dans un confortable fauteuil, lorsque son père fut de nouveau introduit auprès d’elle.

Toujours aussi affectueux, sir Thomas la serra derechef dans ses bras, mais cette fois, la jeune fille était assez consciente pour remarquer l’anxiété qui altérait les traits du vieil homme.

Inquiète, elle l’écarta légèrement d’elle et plongea les yeux dans ses prunelles bleues. Mais sir Thomas détourna aussitôt le regard, ce qui confirma les soupçons d’Aislynn.

De toute évidence, quelque chose n’allait pas, songea-t-elle avec appréhension.

— Que se passe-t-il, père ? interrogea-t-elle d’une voix légèrement tremblante.

— Mais rien, ma chérie. Tout va parfaitement bien, je vous assure.

Le mensonge était trop flagrant pour abuser la jeune fille une seule seconde. Elle secoua la tête, incrédule.

— N’essayez pas de me ménager, je vous en prie ! Je vous connais trop bien pour que vous puissiez espérer me donner le change. Il y a quelque chose, je le sens.

Sir Thomas lui jeta un regard oblique et prit une profonde inspiration.

— Eh bien, oui, avoua-t-il enfin. Mais vous n’êtes pas encore complètement remise et j’aurais préféré attendre jusqu’à…

Aislynn se redressa dans son fauteuil.

— Père, serait-ce Christian ? interrompit-elle d’une voix palpitante d’angoisse.

Inquiet de sa réaction, le vieil homme eut un geste vigoureux de dénégation. Puis il se pencha en avant et saisit la main de sa fille.

— Non, non, répliqua-t-il en hâte, cela n’a rien à voir avec votre frère. Je n’ai rien appris d’autre à son sujet que ce que sir Ulrick et sir Jarrod ont bien voulu me dire. Non, il s’agit de…

Il reprit de nouveau sa respiration avant de poursuivre à contrecœur :

— C’est de Gwyn qu’il est question, si vous tenez vraiment à le savoir.

Aislynn ne put cacher son étonnement.

— Gwyn ? Lui serait-il arrivé quelque chose ?

A cette question, sir Thomas contracta les sourcils et son visage aristocratique revêtit une expression de profond dédain.

— D’une certaine façon, il aurait mieux valu, assura-t-il en haussant les épaules.

— Voyons, mon père, vous parlez par énigmes et je ne comprends rien à ce que vous me dites.

Le vieil homme se laissa tomber sur le banc disposé de l’autre côté du feu.

— Autant que vous le sachiez, après tout ! marmonna-t-il. Gwyn vient d’épouser sa cousine Leri. Il semblerait qu’il soit le père de l’enfant qu’elle attend, ce qui les a obligés à convoler au plus vite.

Sidérée par la nouvelle, Aislynn demeura muette pendant quelques instants.

— Marié ? articula-t-elle enfin. Mais comment est-ce possible…

Elle s’arrêta net, tandis que le souvenir des propos que lui avait tenus Gwyn au moment de son départ lui revenait inopinément à l’esprit. N’était-ce pas précisément là ce qu’il avait tâché de lui faire comprendre ? Mais elle était déjà si obnubilée par l’image de Jarrod Maxwell qu’elle s’était refusée à comprendre.

Perplexe, Aislynn s’appuya contre le dossier de son fauteuil et s’oublia un instant à contempler les flammes qui crépitaient dans l’âtre. Ainsi, Gwyn avait rompu leurs fiançailles pour s’unir à une autre… Curieusement, cette nouvelle ne lui causait pas la souffrance qu’elle aurait dû. Le premier effet de surprise passé, elle dut même s’avouer que cet événement, loin de l’abattre, la soulageait plutôt d’un grand poids.

Tout en ressentant une certaine affection pour Gwyn, elle s’était toujours rendu compte qu’il éprouvait un faible pour sa cousine Leri. Comment le blâmer d’avoir cédé à cette inclination ? L’amour ne se commandait pas, et elle n’ignorait pas combien il était difficile de résister à l’entraînement de la passion. Ne s’était-elle pas elle- même donnée à Jarrod, sans se soucier un seul instant des conséquences de son acte ?

A peine eut-elle formulé cette pensée dans son esprit que la vérité lui apparut, fulgurante. Si elle se souciait aussi peu de la trahison de Gwyn, c’était pour la bonne et simple raison qu’elle était éprise d’un autre. Oui, elle était tombée amoureuse de Jarrod Maxwell dès le premier instant où son regard s’était posé sur lui, et cet amour ne cesserait qu’avec sa vie, même s’il n’était pas le moins du monde payé de retour !

Inquiet de la voir aussi songeuse, sir Thomas se pencha vers elle pour lui tapoter la main.

— Je suis vraiment navré, Aislynn. Cet homme est un goujat de vous infliger pareille déconvenue. La vérité, c’est qu’il mériterait une bonne leçon, et je la lui aurais infligée moi-même, si la situation n’avait requis de moi une certaine diplomatie.

Encore sous le coup de sa découverte, la jeune fille prit sur elle pour cacher ses sentiments.

— Ne vous faites aucun souci pour moi, père, répliqua-t-elle d’une voix aussi calme que possible. La vérité, c’est que je n’ai jamais aimé Gwyn.

Et comme son père la considérait avec étonnement, elle se hâta de préciser :

— Du moins, pas de cette façon-là. J’ai éprouvé une certaine tendresse pour lui, c’est vrai, mais il n’a jamais été pour moi autre chose qu’un ami d’enfance. Tout ce qui m’ennuie, c’est que son mariage vous prive du seul allié que vous auriez pu avoir au Pays de Galles. Dieu sait comment vous allez pouvoir gérer vos problèmes de frontières à présent.

De façon inattendue, le visage de sir Thomas s’éclaira à ces mots.

— Ne vous inquiétez pas de cela, déclara-t-il en secouant la tête. Contre toute attente, Gwyn a réalisé un véritable miracle. Après maints pourparlers, il a réussi à convaincre son parent Llewellyn d’engager avec moi des négociations de paix !

— Comment s’y est-il pris ? s’enquit Aislynn, soulagée par cette information.

— Je n’en sais rien, en vérité. Je suppose que Gwyn s’est senti tellement coupable d’avoir violé sa promesse à votre égard qu’il a tenté de se racheter ainsi. En tout cas, Lewellyn a cessé les attaques qu’il lançait non seulement sur nous, mais sur ses autres voisins, et la région connaît un état de paix que nous n’avions pas goûté depuis longtemps.

Une vraie bénédiction !

Aislynn exhala un soupir de bonheur.

— Mais c’est merveilleux, père ! Je m’inquiétais tant de vous savoir en butte à ces tracas. Voilà qui va changer complètement notre vie.

Sir Thomas ferma une seconde les paupières, comme pour se pénétrer de cette perspective.

— Même si les circonstances n’avaient pas été aussi favorables, je me serais tout de même précipité à votre chevet, assura-t-il. Mais je dois avouer qu’il est réconfortant de se dire qu’un conflit ne risque pas de se déchaîner en mon absence.

Malgré ces paroles lénifiantes, Aislynn lui jeta un regard soucieux.

— Tout de même, je ne voudrais pas vous retenir trop longtemps loin des lieux où votre devoir vous appelle. Le plus sage serait que nous rentrions immédiatement à Bransbury !

Sir Thomas pressa avec affection la petite main fluette de sa fille.

— Nous partirons dès que possible, mais pas avant que votre état de santé ne le permette ! répondit-il avec détermination.

Il pinça les lèvres, soudain rembruni, avant d’ajouter avec aigreur :

— Maintenant que nous sommes rassurés sur la santé de Christian, nous pouvons retourner l’attendre à la maison.

Mais j’aurai un mot à lui dire lorsqu’il reviendra. Comment a-t-il pu nous laisser aussi longtemps dans une telle anxiété? Dire que j’ai failli vous perdre en vous envoyant à sa recherche ! Quant au rêve que j’ai eu, je n’en comprends plus la signification. Qui était cette jeune femme blonde, puisque de toute évidence il ne s’agissait pas de vous ?

Comprenant que Jarrod et Ulrick s’étaient montrés discrets à ce sujet, Aislynn se mit en devoir de conter brièvement à son père ce qu’il en était.

— Il a été soigné à Ashcroft par une jeune guérisseuse blonde du nom de Rowena, précisa-t-elle avec un sourire.

C’est sans doute elle la jeune femme de votre vision. Mais comment auriez-vous pu savoir ?

Sir Thomas secoua lentement la tête, stupéfait.

— Et vous dites qu’il était venu à Ashcroft dans le seul but de la retrouver ? Mais où diable a-t-il pu entendre parler d’elle ?

— C’est une question que je me suis déjà posée, père, mais sans pouvoir lui trouver le moindre début de réponse.

Je crains que nous n’en sachions pas davantage avant d’avoir retrouvé Christian. Mais qui peut savoir où il se trouve à présent ?

Une ombre de tristesse voilà son regard, tandis que sir Thomas continuait à la presser de questions.

— Cette Hagar n’a-t-elle pu vous renseigner sur la direction qu’il avait prise ?

— Elle ne pouvait courir le risque de parler devant son fils. Mais je crois que, de toute façon, elle n’en savait pas davantage…

A cet instant, l’entretien du père et de la fille fut interrompu par l’entrée d’Aida, qui examina la convalescente d’un regard critique.

— Allons, assez de bavardages pour aujourd’hui, fit l’herboriste d’un ton sans réplique. Vous êtes encore un peu pâle et il est grand temps de vous coucher.

Obéissante, Aislynn s’allongea sous les courtines et avala docilement la potion somnifère que lui avait préparée la guérisseuse. Après tout, le sommeil lui apporterait du moins quelque soulagement, songea-t-elle. Plongée dans une bienheureuse inconscience, elle oublierait pour un instant que le moment qui devait la séparer à jamais de Jarrod Maxwell n’était plus qu’une question d’heures !

Le lendemain, Aislynn retrouva sa peine intacte, et l’angoisse qui lui serrait le cœur s’intensifia encore lorsqu’elle vit Jarrod pénétrer dans la chambre en compagnie de sir Thomas. C’était la première fois qu’elle se retrouvait en sa présence depuis l’aveu qu’elle s’était fait à elle-même, et son pouls s’emballa littéralement à sa vue. Nerveuse, elle lissa machinalement les plis du surcot de velours bleu qu’Aida l’avait aidée à revêtir, en priant le ciel pour qu’on ne remarquât pas son émoi. Puis elle examina à la dérobée les traits du visage aimé, et son regard, malgré elle, s’attarda un instant sur les mains de Jarrod. Troublée par le souvenir des caresses que ces doigts forts et déliés lui avaient prodiguées à Ashcroft, elle rougit violemment et se tourna en toute hâte vers son père.

— Vous semblez aller mieux, ma chérie, dit le vieux seigneur d’un ton réjoui. Vos joues sont aussi roses que des pommes d’api !

D’un geste tendre, il caressa les cheveux dénoués de sa fille, avant de s’installer près d’elle sur un banc.

Consciente du regard que Jarrod fixait sur elle, Aislynn déglutit avant de répondre :

— Je suis maintenant tout à fait bien, père, et sans miss Aida, je vaquerais déjà dans le château. Mais elle tient à ce que je n’abuse pas de mes forces et m’a enjoint de rester assise au coin du feu !

— Je suis heureux de vous voir de nouveau sur pied, Aislynn, déclara Jarrod avec douceur.

Il prit place de l’autre côté du foyer, et la jeune fille tourna les yeux vers lui un instant avant de baisser la tête, embarrassée.

— Je suis bien consciente de ce que je vous dois, assura-t-elle. Vous m’avez sauvé la vie en me transportant à Kewstoke. Quelle pénible chevauchée cela a dû être pour vous !

Jarrod secoua lentement la tête.

— C’était la moindre des choses, si l’on pense que c’est moi qui vous avais mise en danger !

Sir Thomas tapota la main de sa fille et adressa un sourire au chevalier.

— Vous n’avez aucune raison de vous sentir coupable, Jarrod, affirma-t-il. Aislynn va se remettre complètement, et cet épisode ne sera bientôt plus pour elle qu’un mauvais souvenir.

Maxwell émit un long soupir à ces mots.

— Il n’en reste pas moins que nos recherches n’ont abouti à rien, observa-t-il. Certes, nous sommes rassurés sur le sort de Christian, mais nous n’avons toujours aucune idée de l’endroit où il peut se trouver.

Il prit dans le creux de sa manche un morceau de parchemin et le tendit à Aislynn.

— Je voulais vous rendre cela, miss Greatham. Ce dessin vous appartient de droit.

La jeune fille le remercia d’un signe de tête et déploya le rouleau, afin que son père pût examiner le portrait de la mystérieuse guérisseuse d’Ashcroft.

— Elle est indéniablement jolie, commenta sir Thomas, après avoir considéré un instant le fusain. Mais quel rapport peut-elle avoir avec la disparition de Christian ? C’est décidément à n’y rien comprendre.

Il se pencha pour étudier l’esquisse de plus près et remarqua d’un ton intrigué :

— On retrouve ici le même dragon que Christian avait déjà fait figurer sur le croquis du soldat de Dragonwick…

Avez-vous une idée de ce que cela peut signifier ?

Jarrod eut un tressaillement à ces mots, comme si la vérité s’imposait brusquement à lui.

— Mais c’est certain ! s’exclama-t-il. Comment n’ai-je pas compris cela plus tôt ? Le domaine de Dragonwick représente la clé de l’énigme, bien que je ne voie pas du tout pour quelle raison. Christian ne remettra jamais les pieds là-bas, bien entendu, du moins tant que le château est sous la domination de Kelsey. Mais il a fort bien pu gagner le lieu le plus proche, c’est-à-dire Avington.

Une idée soudaine lui traversa l’esprit et il frappa la paume de sa main de son poing fermé.

— Qui sait ? Il est peut-être arrivé là-bas juste après mon départ de Bransbury, et Simon n’aura pas eu le temps de m’en informer ! Nous nous serons manqués de peu, en somme…

A peine eut-il prononcé ces mots qu’Aislynn sut instinctivement qu’il avait touché juste. Pour quelque motif incompréhensible, Christian avait emmené cette femme à Avington, c’était l’évidence même. Jarrod avait raison, c’était trop absurde. Pourquoi n’avaient-ils pas pensé plus tôt à cette éventualité ?

Le cœur battant, elle interrogea ses interlocuteurs du regard.

— Et si nous y allions tous ? proposa-t-elle, la voix vibrante d’espoir.

Son père la considéra un instant, puis il fronça les sourcils, préoccupé.

— C’est une excellente idée, approuva-t-il enfin, mais pas avant que vous ne soyez en état de voyager, ma chérie.

— Oh, mais je suis déjà bien assez forte, père, je vous assure !

Jarrod à son tour secoua la tête d’un air sceptique.

— Sir Thomas a raison, Aislynn, intervint-il. Vous avez été grièvement blessée, ne l’oubliez pas, et vous devez vous ménager.

Bien que touchée par cette sollicitude, la jeune fille poussa un soupir d’impatience.

— Je me sens plus robuste d’heure en heure, affirma-t-elle avec conviction, et je suis sûre que nous pouvons partir dès demain.

Une expression de doute apparut sur le visage des deux hommes, qui s’entreregardèrent. En désespoir de cause, Aislynn se tourna vers son père et son regard se fit suppliant, tandis qu’elle insistait :

— Faites préparer les bagages, père, je vous en prie ! Je suis déjà bien assez remise pour reprendre la route et il ne sert à rien d’attendre davantage. Pensez un peu, si Christian nous échappait encore !

Devant son impatience, sir Thomas eut un sourire conciliant.

— C’est d’accord, ma chérie. Nous avons hâte, nous aussi, de revoir votre frère et de comprendre ce qui a bien pu se passer pour qu’il nous laisse si longtemps sans nouvelles. Enfin rassurés, nous reprendrons aussitôt le chemin de Bransbury.

Voyant l’affaire réglée, Jarrod se leva brusquement et s’inclina devant sir Thomas et sa fille.

— Je vous laisse converser, déclara-t-il, pendant que je vais m’occuper des préparatifs, selon le souhait de miss Aislynn. Il me tarde moi aussi de résoudre cette irritante énigme.

Après avoir enveloppé ses deux interlocuteurs d’un regard poli, mais glacé, il gagna la porte avec cette démarche presque féline qui n’appartenait qu’à lui.

Blessée par sa froideur, Aislynn ne l’en suivit pas moins des yeux jusqu’au seuil. Comme s’il avait senti l’insistance de son regard, Jarrod tourna brusquement la tête et lui jeta une brève œillade par-dessus l’épaule. L’expression qu’elle lut alors dans ses prunelles sombres était si éloquente qu’elle sentit son cœur s’emballer à cette vue. Indifférent, Jarrod ? Allons donc ! En dépit de tout, il la désirait encore, et son regard, plus loquace que lui, venait de le lui exprimer sans équivoque possible.

— Aislynn ?

La voix de son père la fit revenir à elle, et elle se tourna promptement vers lui.

— Quelque chose ne va pas, ma chérie ?

Aislynn ne fut pas sans remarquer que les yeux de son père n’étaient pas fixés sur elle, mais sur la porte qui venait juste de se refermer sur Jarrod. Se doutait-il de quelque chose, par hasard ?

Rougissante, elle s’obligea à sourire de façon rassurante.

— Je me disais seulement que sir Jarrod avait beaucoup fait pour nous et qu’il ne devrait pas se tenir pour responsable de ce qui m’est arrivé.

Sir Thomas acquiesça, mais il demeura visiblement préoccupé, et la jeune fille sentit bien qu’elle ne l’avait pas totalement convaincu.

Mais que pouvait-elle lui dire ? La seule chose qu’elle fût décidée à ne jamais aborder avec lui, c’était la brève aventure qui l’avait jetée dans les bras de Jarrod à Ashcroft.

Sir Thomas était un homme d’honneur jusqu’au bout des ongles. S’il apprenait l’aventure, nul doute qu’il ne tentât d’obliger Maxwell à faire la seule chose jugée convenable en pareil cas, la demander en mariage. Or, elle n’ignorait pas que Jarrod tenait à sa liberté comme à la prunelle de ses yeux. Dans ces conditions, comment lui imposer un lien qu’il ne souhaitait pas vraiment ?

Et pourtant, il la désirait farouchement, elle en était maintenant certaine. Ce simple fait, pour l’instant, ne suffisait-il pas à son bonheur ?

Fermant les yeux, elle savoura la joie inouïe qui venait de lui échoir, et par la grâce de l’amour, oublia pendant quelques secondes jusqu’au souvenir de ses souffrances.

Le château dormait déjà depuis longtemps, lorsque Aislynn se glissa silencieusement par la porte entrebâillée de sa chambre. Effleurant les murs du bout des doigts, elle gagna l’escalier, dont elle descendit silencieusement les degrés, et suivit le long corridor qui menait à la tour nord du château. Pourvu que personne ne la surprît à courir ainsi les couloirs en pleine nuit ! songea-t-elle avec appréhension.

Mais cette crainte ne l’empêcha pas de poursuivre sa route, en comptant mentalement les portes qui s’ouvraient à sa droite. Dûment interrogée, la servante chargée d’entretenir son feu l’avait renseignée du bout des lèvres :

— La troisième chambre avant le bout du couloir, lui avait-elle dit, non sans lui jeter un coup d’œil suspicieux.

C’est là que sir Eustace a logé son frère, juste à côté de son propre appartement.

Déterminée, Aislynn poursuivit son chemin à pas muets.

Malgré sa frayeur, elle savait exactement ce qu’elle voulait.

L’expression qu’elle avait lue ce matin-là dans les yeux de Maxwell avait orienté sa décision. Elle aimait Jarrod, et si elle ne pouvait partager sa vie, elle prendrait du moins ce que le sort voulait bien lui accorder, quelques instants de bonheur intense dont le souvenir éclairerait à jamais son existence solitaire. Le regard que lui avait lancé Jarrod depuis le seuil était assez parlant pour qu’elle fût sûre au moins d’une chose : il ne la repousserait pas si elle avait la hardiesse de le rejoindre en pleine nuit !

Parvenue devant la porte de Jarrod, elle frappa trois coups légers, puis tourna la poignée aussitôt, avant d’avoir le temps de changer d’avis. Installé dans un fauteuil disposé près du feu, Jarrod l’enveloppa d’un regard stupéfait et se leva d’un bond à son entrée.

— Aislynn ! s’écria-t-il d’une voix étouffée par la surprise et l’émotion.

Le torse nu, il se tint un instant immobile devant sa visiteuse, qui rougit légèrement à la vue de ses larges épaules aussi fermes que du bronze, et de ses hanches étroites moulées dans des culottes de daim. Cet homme,décidément, ne perdrait jamais le pouvoir de lui couper le souffle !

— Jarrod…, exhala-t-elle dans un murmure.

Leurs yeux se rencontrèrent, et pendant quelques secondes, tous deux demeurèrent silencieux, comme pris dans le tourbillon d’un délicieux vertige.

— Pourquoi êtes-vous venue ? interrogea enfin Jarrod, sans la quitter une seconde du regard.

Pour Aislynn, le moment n’était plus aux fausses pudeurs, et ce fut sans ambages qu’elle répliqua :

— Voulez-vous me faire croire que vous ne connaissez pas déjà la réponse à cette question ? Je suis venue parce que vous le souhaitez autant que moi…

La franchise de cette entrée en matière arracha à Jarrod un geste de surprise. Mais ses paupières déjà alourdies de désir et ses prunelles sombres à la profondeur exotique tenaient malgré lui un tout autre langage, qu’Aislynn fut prompte à interpréter. Jarrod avait beau jouer les indifférents, il se consumait exactement comme elle.

Pareille à une apparition, avec ses longs cheveux répandus à flots sur les épaules et sa chemise transparente, elle s’avança résolument vers lui et déposa son chandelier sur la table de nuit. Quelle étrange fermeté dans sa démarche ! songea le chevalier avec une involontaire admiration. Décidément, cette frêle Circé aux formes enchanteresses n’avait pas fini de l’étonner.

D’un regard avide, il enveloppa la silhouette aux lignes délicieusement féminines qui se tenait maintenant debout devant lui. Le pouls de la jeune femme battait follement au creux de sa gorge, signe indubitable qui prouvait au moins qu’elle n’était pas aussi impavide qu’elle voulait bien le montrer. Mais il n’eut qu’à plonger un instant son regard dans les prunelles couleur de pervenche pour savoir que cette émotion n’était pas due à la nervosité. Les yeux d’Aislynn brillaient d’un désir identique au sien.

— Acceptez-vous que je reste ? interrogea-t-elle dans un rauque murmure.

Le cœur de Jarrod s’emballa instantanément à cette seule question. Qu’elle restât ? Grands dieux, comment aurait-il pu la repousser en cet instant ? La tentation était bien au-dessus de ses forces ! Elle était si belle dans son vêtement de nuit diaphane, dont le tissu translucide dévoilait les blondes aspérités de son corps… Ne connaissait-il pas déjà toute la suavité de cette chair indiscrètement révélée par la minceur de l’étoffe ? Son corps brûlait de se fondre de nouveau dans cette enivrante douceur…

Dieu, qu’il la désirait, d’un désir qu’exacerbait encore la menace de leur séparation prochaine ! Christian retrouvé, les Greatham ne s’attarderaient certainement pas à Avington, il n’en était que trop conscient. Dans quelques jours, Aislynn sortirait à jamais de sa vie. Comment en effet supporterait-il de retourner à Bransbury, pour y être témoin de son bonheur avec un autre ? C’était là une perspective dont la seule pensée lui brisait le cœur. Incapable de supporter cette idée, il tendit les bras à Aislynn, qui se blottit contre sa poitrine d’un mouvement impétueux.

Intensément soulagée, la jeune femme réalisa en cet instant à quel point elle avait eu peur d’être repoussée.

Fermant les yeux, elle leva le visage vers Jarrod dans un geste d’invite auquel son compagnon fut incapable de résister.

De ses lèvres fermes et chaudes, il s’empara de la bouche d’Aislynn, et plongea dans les profondeurs humides où sa langue se mit à exécuter un voluptueux ballet, excitant Aislynn et éveillant en elle un monde de sensations inconnues. Avec un gémissement de plaisir, elle se haussa sur la pointe des pieds pour refermer les bras autour de sa nuque et pressa contre lui son corps pantelant de désir.

Cette fois, elle n’était plus la jeune novice d’Ashcroft, et savait exactement où ils allaient tous deux. D’un mouvement preste, elle se dégagea et prit la main de Jarrod, qu’elle conduisit impérieusement vers le lit.

Mais Maxwell l’arrêta en chemin en lui chuchotant à l’oreille :

— Non, ma douce impatiente, ne vous hâtez pas ainsi !

Laissez-moi le temps de vous savourer. Il y a trop longtemps que j’attends cet instant…

Avec un délicieux frisson d’anticipation, Aislynn ferma les yeux, tandis qu’une onde de plaisir la parcourait toute, aussi puissante que le déferlement d’une vague.

Doucement, Jarrod la fit pivoter pour délacer sa robe de nuit, qu’il lui ôta avec une habileté de chambrière avant de la jeter négligemment sur le tapis.

Complètement nue maintenant, Aislynn passa le bout de sa langue sur ses lèvres sèches, pendant que Jarrod la pressait doucement contre lui.

— Je veux vous caresser tout entière, chuchota-t-il en posant les mains sur ses hanches.

Aislynn s’abandonna, défaillante, tandis qu’il commen-

çait son aventureuse exploration en englobant ses seins dans ses paumes. Puis ses mains descendirent le long du ventre de la jeune fille, qui retint son souffle lorsqu’elle les sentit s’arrêter sur le triangle d’or qui brillait à la jonction de ses cuisses.

— Oh, Jarrod…, balbutia-t-elle, tandis qu’il s’immisçait en elle et jouait de ses sensations, comme un musicien habile à tirer d’une harpe les plus suaves harmoniques.

Grisé lui-même, Jarrod intensifia ses caresses jusqu’à ce que la jeune fille se cramponnât à lui, prise d’un tel vertige qu’elle sentit le sol vaciller sous elle.

Quelle femme merveilleuse, vraiment, songea Jarrod avec ivresse. Jamais il n’avait connu créature plus innocemment sensuelle et plus douée pour le plaisir des sens. Comme en réponse à cette pensée, Aislynn leva les yeux vers lui et plongea dans les profondeurs ardentes de son regard, où elle se sentit sombrer corps et âme. Jarrod, son bel amour… Dieu, qu’il lui était cher ! Pourrait-elle jamais le guérir, à force de tendresse, de toutes les blessures que lui avait infligées la vie ? Mais comment l’aurait-elle pu, alors qu’elle n’avait pour cela qu’un seul instant, aussi fugitif que le souffle du vent sur les forêts de Bransbury ?

Comme s’il avait senti l’urgence de son appel, Jarrod la souleva dans ses bras et la porta sur le lit, le regard toujours perdu dans ces yeux couleur de pervenche qui le hantaient depuis le premier instant où il s’était perdu dans leurs profondeurs bleues.

— Vous êtes le charme même, Aislynn. Mais je n’ai pas de mots pour décrire votre beauté. Elle est bien au-delà de tout ce que je pourrais en dire !

Palpitante, la jeune femme lui prit la main et la posa sur son sein.

— Ecoutez mon cœur, murmura-t-elle. Il bat la chamade, tant il se languit de vous !

Jarrod se pencha et saisit entre ses lèvres le mamelon rose qui pointait hardiment vers lui. Transportée par cette caresse, Aislynn gémit de désir.

— Oh, Jarrod, s’il vous plaît, ne me faites plus attendre !

Je vous désire tellement…

Vaincu par l’ardeur de cette requête, Jarrod s’allongea sur elle, grisé de sentir contre sa peau cette chair veloutée dont il n’avait pas oublié l’enivrante douceur.

Impatiente de l’accueillir, Aislynn souleva les hanches vers lui et il pénétra en elle, avec la sensation de se perdre dans un océan de délices.

Les yeux clos, la jeune femme sentit déferler en elle le plus intense sentiment de bonheur qu’elle eût jamais éprouvé de sa vie. Qu’importait ce qu’il adviendrait d’elle à l’avenir ? Jarrod était en elle, plus présent qu’il ne l’avait jamais été, et prêt à se perdre avec elle dans les profondeurs vertigineuses de l’extase.

Lorsque, quelques instants plus tard, il roula à côté d’elle, la respiration encore haletante et le visage trans-figuré par la passion, elle interrogea les profondeurs sombres de ses yeux, et y lut une tendresse dont l’intensité la bouleversa. Oh, Seigneur, comment pourrait-elle supporter de vivre sans lui et de ne jamais le revoir sur cette terre ? C’était tout bonnement impossible !

Et pourtant, c’était bel et bien la désolante perspective qui l’attendait. Malgré les instants de félicité qu’ils venaient de partager, Jarrod ne l’aimait pas, inutile de nourrir la moindre illusion à ce sujet. Leurs routes se sépareraient à jamais lorsqu’elle reprendrait avec son père le chemin de Bransbury.

Submergée par la douleur, elle ferma un instant les yeux, si anéantie qu’elle mit cette fatigue sur le compte de sa blessure. Après tout, elle n’était pas encore totalement remise et il n’était pas étonnant qu’elle se sentît épuisée après avoir ainsi outrepassé ses forces.

Si seulement elle arrivait à goûter un instant de repos, pendant lequel elle pourrait reléguer son chagrin à l’arrière-plan de son cœur ! Quelques minutes seulement, le temps de retrouver sa force et sa tranquillité d’esprit. Oh oui, si seulement…