CHAPTER12
Quelques instants plus tard, les trois voyageurs se mettaient en route, l’oreille aux aguets et l’attention sur le qui-vive. En tant que chef de la petite cavalcade, Jarrod se sentait responsable de la sécurité de ses compagnons et faisait montre d’une vigilance toute particulière.
Mais en réalité, le risque de tomber dans une embuscade le préoccupait moins que sa propre vulnérabilité. Dire qu’il avait suffi à Aislynn d’un seul regard pour le retourner complètement et lui faire oublier ses résolutions d’indifférence ! Le diable emporte cette petite diablesse aux yeux pervenche… N’avait-il pas failli encore une fois perdre la tête à cause d’elle ?
Conscient du danger que représentait sa présence, il n’attendait plus qu’une chose, se débarrasser d’elle le plus vite possible en la remettant aux mains des siens. « Fasse le ciel que cet instant ne tarde pas trop ! » pria-t-il farouchement.
Mais il eut beau faire, il resta sur l’impression désagréable d’avoir à jamais perdu sa liberté, et cette pensée ne cessa de le tourmenter pendant la chevauchée de trois heures qui les ramena en Angleterre, après qu’ils eurent laissé derrière eux les hautes falaises d’Ecosse.
Stimulés par la conscience du danger qu’ils encouraient, les cavaliers effectuèrent ce long trajet en un temps record, et ce fut seulement lorsqu’ils eurent pénétré dans la forêt que Jarrod ralentit enfin l’allure.
D’un coup d’œil, il s’assura que Aislynn et sir Ulrick le talonnaient toujours, puis examina les profondeurs sombres du sous-bois avec une obscure sensation de malaise. Tous ces résineux et autres essences au feuillage persistant constituaient en effet une excellente cachette, et il eût été bien difficile de discerner une silhouette à l’affût sous leurs branchages.
Ces lieux, pourtant, lui étaient familiers. N’était-ce pas dans ces parages qu’il venait autrefois cacher ses chagrins d’enfant ? Jamais il ne s’était senti vraiment chez lui dans la maison de son père, où il était traité en étranger plutôt qu’en fils, et ses longues randonnées lui permettaient d’oublier pour quelques heures son cuisant sentiment d’abandon et de solitude.
Il en était là de ses réminiscences, lorsqu’un sifflement aigu retentit tout à coup à son oreille, le faisant tressaillir sur sa selle. Presque au même instant, une exclamation étouffée retentit derrière lui et il se retourna, la gorge nouée d’appréhension. Le spectacle qu’il découvrit alors n’était pas fait pour apaiser ses craintes. Affalée sur le cou de sa jument, Aislynn offrait à son regard un visage blafard, et une large tache de sang teintait son surcot de velours, juste au creux de l’épaule.
— Non ! hurla Jarrod.
En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, il se laissa glisser de sa monture et se précipita vers celle d’Aislynn, juste à temps pour maintenir la cavalière, qui vacillait dangereusement sur sa selle.
— Aislynn ! s’écria-t-il dans un spasme d’angoisse.
Aucune réponse ne lui parvint et il eut l’impression que le monde basculait autour de lui. Le cœur battant d’une affreuse angoisse, il souleva délicatement la tête de la blessée, qui retomba aussitôt en arrière. Manifestement, Aislynn était déjà inconsciente.
— Grands dieux, quelqu’un a tiré sur elle ! marmonna-t-il avec effroi.
D’un regard éperdu, il fouilla les alentours à la recherche de l’agresseur, mais ne distingua rien dans l’enchevêtrement confus des branches. Parant au plus pressé, il recueillit la cavalière évanouie dans ses bras et pressa la joue sur sa poitrine. Dieu merci, elle respirait encore ! constata-t-il avec un profond soulagement. Mais elle n’en était pas moins grièvement atteinte, à en juger par le flot de sang qui s’écoulait de sa plaie. Que faire ? Il connaissait assez les risques d’une hémorragie pour ne pas se leurrer. Il fallait absolument…
A cet instant, la voix de sir Ulrick vint interrompre le flot de ses pensées en déroute.
— Qu’est-il arrivé à lady Aislynn ? s’écria le vieux chevalier d’une voix inquiète. Je m’étais retourné pour vérifier que nous n’étions pas suivis et je n’ai absolument rien vu. Aurait-elle eu un malaise ?
— Elle a été atteinte par une flèche qui m’était probablement destinée, car je l’ai entendue passer tout près de mon oreille.
— Mon Dieu ! Serait-elle…
— Blessée, mais vivante, se hâta de préciser Jarrod, en voyant les yeux de son compagnon s’agrandir d’horreur.
— Mais qui a pu faire cela ? Nous n’avons vu âme qui vive pendant tout le trajet..
Jarrod secoua la tête, le cœur étreint d’une terrible anxiété.
— Je ne sais pas, articula-t-il, mais nous pouvons présumer qu’il s’agit du même homme que vous avez entendu rôder la nuit dernière près du camp.
Son regard s’assombrit d’une haine farouche, tandis qu’il ajoutait :
— Ce damné bâtard ne perd rien pour attendre ! Mais le plus urgent, c’est de nous occuper de lady Aislynn. Il faut absolument arrêter le sang qui coule de sa blessure, sinon…
Il se tut, incapable d’évoquer à haute voix la terrible éventualité qui s’était présentée à son esprit. La jeune fille, de plus, semblait avoir heurté une branche, car il avait senti une bosse sur sa nuque, au moment où il lui avait redressé le buste. Mais pour l’instant, il lui fallait absolument endiguer ce flot de sang, dont l’écoulement menaçait d’épuiser la blessée.
D’une main tremblante, il la coucha sur le sol et se mit en devoir de déchirer sa robe pour dénuder la blessure.
Mais en même temps, comment oublier que l’arme qui avait transpercé l’épaule d’Aislynn l’avait lui-même manqué de fort peu ? En vérité, il s’en était fallu d’un cheveu… Qui donc le haïssait au pont de vouloir l’abattre en traître, d’une flèche dans le dos ?
« Si cet homme m’en veut, pourquoi ne pas me provoquer loyalement, en combat singulier ? songea-t-il.
M’attaquer ainsi, c’était ne me laisser aucune chance ! Un meurtre pur et simple, en somme. . » Le cœur battant à se rompre, il s’obligea à chasser cette effroyable pensée de son esprit, pour mieux se concentrer sur sa tâche.
— Sir Ulrick, assurez-vous que nous ne courons pas d’autre danger dans l’immédiat, intima-t-il sans tourner la tête. Rien ne nous dit que le criminel n’est pas encore tapi dans les fourrés, à attendre le moment propice pour tirer une nouvelle flèche.
Bien conscient du danger, Ulrick tira aussitôt son épée du fourreau.
— Fasse le ciel que je lui mette la main dessus !
grommela-t-il. Le traître passera un mauvais quart d’heure, je vous en réponds.
Il s’enfonça sur ces mots dans les sous-bois, tandis que Jarrod achevait de découvrir l’épaule de la blessée. Lorsque ce fut enfin chose faite, il sentit son cœur défaillir à la vue de cette tendre chair violentée, où la flèche avait laissé un trou sanglant. A vrai dire, la plaie saignait tellement qu’il était difficile de juger de sa profondeur.
Avec des gestes précautionneux, Jarrod n’en examina pas moins la blessure avec l’habileté d’un guerrier habitué au spectacle des champs de bataille. Par chance, l’os ne semblait pas avoir été atteint, car le bras pouvait se mouvoir sans problème. De toute évidence, seul le muscle avait été transpercé par la pointe acérée de la flèche. C’était là toutefois une sérieuse entaille, qui demandait des soins appropriés. Il avait vu trop de soldats rester infirmes pour avoir été privés des services d’un chirurgien compétent.
En fait, il ne voulait même pas envisager la possibilité d’autres complications. Ce serait trop terrible si Aislynn… Il s’arrêta net, incapable d’aller jusqu’au bout de l’horrible pensée. « Non, pas cela… S’il lui arrive quoi que ce soit, je ne pourrai tout simplement pas le supporter ! » songea-t-il farouchement.
Avec une douceur précautionneuse, il souleva la tête de la blessée, dont les yeux clos étaient entourés d’un cerne mauve.
— Aislynn, m’entendez-vous ? chuchota-t-il avec une déchirante tendresse.
Comme si elle avait perçu cet appel dans les limbes de son inconscience, la jeune fille frémit et ses paupières battirent légèrement. Mais aucun son ne sortit de sa bouche et Jarrod demeura seul avec son angoisse.
— Oh, Aislynn, ne me quittez pas, je vous en prie !
supplia-t-il à voix basse.
Il essuya du revers de sa manche la sueur qui perlait à son front et résista au désir d’attirer Aislynn dans ses bras pour la serrer éperdument contre son cœur. Il lui fallait agir vite, il le savait, et surtout demeurer lucide, afin de mettre toutes les chances de leur côté. Chaque seconde perdue pouvait décider du sort de la blessée.
D’un geste déterminé, il souleva la robe d’Aislynn et déchira un morceau de son jupon. Puis il serra les dents et banda étroitement la blessure, tout en surveillant du coin de l’œil les ondes de souffrance qui parcouraient le visage de la jeune fille comme autant d’ombres palpitantes. C’était là un pansement de fortune, il le savait fort bien, mais qui leur permettrait de gagner un peu de temps. Le plus urgent, maintenant, consistait à trouver un endroit où elle pût être soignée convenablement.
Et soudain, il sut exactement ce qu’il devait faire. Etant donné les circonstances, il n’avait pas d’autre solution que de transporter Aislynn à Kewstoke ! N’était-ce pas, après tout, l’endroit où il avait grandi, bien qu’il ne s’y fût jamais senti chez lui comme à Dragonwick ? Que son frère le reçût bien ou non, il lui fallait tenter l’impossible. La blessée avait besoin de soins urgents, et dans l’état où elle se trouvait, Kewstoke représentait tout simplement son unique chance de survie.
Sa décision prise, Jarrod attendit avec impatience le retour de leur compagnon. S’il voulait mettre toutes les chances du côté d’Aislynn, mieux valait reprendre la route sans tarder.
— Ulrick ! cria-t-il à la cantonade, en essayant de percer l’obscurité des halliers.
Aucune réponse ne lui parvint, mais quelques instants plus tard, le vieux chevalier sortit enfin des fourrés et s’avança vers lui.
— Je l’ai vu, sir Jarrod, articula-t-il d’une voix légèrement altérée par l’émotion. Il était monté sur un étalon noir et s’enfuyait au grand galop.
Jarrod dévisagea son interlocuteur, les sourcils froncés.
— Avez-vous pu l’identifier ?
— Je n’ai pas eu le temps de voir son visage, bien entendu, mais je suis à peu près sûr qu’il s’agissait bel et bien de sir Fredrick, comme nous le soupçonnions. J’ai reconnu sa cape grise.
— Le vassal de Kelsey ! grommela Jarrod entre ses dents.
Il se tut un instant, bouleversé. S’il n’avait pas déjà eu bien des raisons d’en vouloir à Kelsey, cette occasion eût été suffisante pour éveiller en son cœur une haine farouche contre cet homme, dont l’unique dessein semblait être d’exterminer tous ceux qui lui étaient chers.
Car Aislynn lui était chère, il ne pouvait se leurrer plus longtemps. Ces terribles instants lui auraient au moins appris cela. Oui, il aimait la sœur de Christian, avec une intensité et une profondeur dont il ne se serait jamais cru capable. Curieusement, il aurait été incapable de dire à quel moment cette passion était née dans son cœur. C’était un peu comme si elle avait toujours été là à son insu !
Evidemment, cette prise de conscience n’allait pas sans souffrance, et il n’osait se demander ce qu’il adviendrait de cet amour. Pour l’instant, Aislynn avait besoin de lui, c’était tout ce qui comptait. Chaque seconde qui s’écoulait pouvait être fatale à la jeune femme, et il était urgent de prendre la situation en mains.
Refoulant ses interrogations à l’arrière-plan de son esprit, Jarrod souleva Aislynn dans ses bras et se tourna vers sir Ulrick.
— Je l’emmène à Kewstoke, un château situé à deux heures de cheval d’ici, annonça-t-il. Pendant ce temps, vous pourriez continuer sur Bransbury, afin d’informer sir Thomas de ce qui vient d’arriver.
Ulrick fronça les sourcils, visiblement indécis. Sans attendre sa réponse, Jarrod se hissa sur son étalon, la blessée serrée contre sa poitrine.
— Je ne sais pas si je dois…, murmura enfin le vieux chevalier. Son père ne me pardonnera jamais de l’avoir laissée seule.
Maxwell le fixa droit dans les yeux.
— Je donnerais ma vie pour sauver celle de lady Aislynn, assura-t-il avec conviction. Vous pouvez donc partir tranquille, autant que la situation le permet. Sir Thomas doit être mis au courant, c’est le moins que nous puissions faire pour lui.
Ulrick poussa un douloureux soupir.
— Très bien, acquiesça-t-il enfin, je m’en charge. Quant à la jument, je vais la ramener à Bransbury. Bonne chance, chevalier !
Pressé par le temps, Jarrod se contenta de hocher la tête et fit faire demi-tour à son étalon, qu’il engagea sur le chemin de Kewstoke. Cette fois, le sort en était jeté, songea-t-il avec un serrement de cœur. Trouverait-il bon accueil dans le château de son cadet, ou en serait-il impitoyablement refoulé ? C’était la vie même d’Aislynn qui dépendait de cette simple question !
Parvenu sous la tour de guet, Jarrod tira brusquement sur les rênes et héla le garde qui surveillait le pont-levis depuis le rempart.
— Hé là, veuillez monter la herse ! cria-t-il d’un ton impérieux.
Visiblement intrigué, la sentinelle se pencha au-dessus du vide et scruta l’obscurité pour discerner la silhouette de son interlocuteur.
— Puis-je vous demander qui vous êtes ? interrogea-t-il d’une voix gutturale. Je dois d’abord informer mon maître de votre identité, et c’est lui qui décidera si je peux vous laisser entrer.
Bien que son cœur battît la chamade, Jarrod grimaça un vague sourire.
— En ce cas, dites-lui que Jarrod Maxwell est à la porte du château !
— Jarrod Maxwell ? Le… le frère de notre seigneur le baron ?
— Lui-même ! Et faites vite, s’il vous plaît, car il s’agit d’un cas d’urgence. J’ai avec moi quelqu’un qui a été grièvement blessé et a besoin d’être secouru sans perdre un instant.
Convaincu par ces paroles, le garde quitta la tour et se précipita vers le donjon, tandis que Jarrod, d’un geste protecteur, serrait plus étroitement Aislynn contre sa poitrine. La nuit avait beau être complètement tombée, il se rendait bien compte que la tache de sang qui maculait sa robe n’avait cessé de s’étendre depuis qu’ils avaient quitté la forêt. « Oh, Seigneur, implora-t-il, faites qu’ils consentent à nous recevoir ! »
Impatient comme il l’était, il lui sembla qu’une éternité s’était écoulée lorsqu’il entendit enfin quelqu’un crier par la fenêtre de la tour :
— Jarrod ? Est-ce vraiment vous ?
Bien que les années eussent légèrement changé son timbre, l’interpellé reconnut la voix de son frère et sa gorge se serra d’anxiété. Quel accueil allait lui réserver son cadet ?
Etranglé par l’émotion, il s’avança jusqu’au pied du rempart et réussit à articuler :
— Oui, Eustace. C’est moi, Jarrod.
La réaction du maître de Kewstoke fut étonnamment prompte.
— Remontez immédiatement la herse, ordonna-t-il au garde. Il s’agit bien de mon frère.
Sous l’emprise de l’émotion, Jarrod trouva à peine le temps de s’étonner, bien que l’attitude d’Eustace ne fût rien de moins que surprenante. La dernière fois qu’il avait vu son cadet, c’était le jour déjà lointain où il avait quitté Kewstoke pour prendre le chemin de Dragonwick.
Quel déchirement de se mettre en route pour ce domaine lointain, où l’attendait cet inconnu qu’était alors pour lui son futur père adoptif ! Le visage durci, Eustace se tenait en haut de ces mêmes remparts, et c’était avec une expression de triomphe non déguisée qu’il avait assisté au départ de son aîné. Encore aujourd’hui, ce souvenir déjà lointain avait le pouvoir de bouleverser Jarrod.
Le cœur serré, il avait dû prendre la route, déchiré de laisser derrière lui le domaine paternel. Dieu savait pourtant à quel point il s’y était senti parfois solitaire et perdu ! Edward Maxwell était un homme distant et froid, et ses tâches quotidiennes l’occupaient tellement qu’il ne lui restait que fort peu de temps à accorder aux siens. Son épouse, la pâle lady Gladys, semblait avoir concentré sur son époux et sur son fils toute l’affection dont son cœur était capable. Quant à Eustace, il s’était montré très tôt jaloux et querelleur, et les rapports des deux frères se limitaient souvent à un échange de réflexions acerbes, ponctuées de quelques bourrades. Tout ce que Jarrod avait pu espérer à cet instant, c’était de trouver un meilleur accueil dans sa nouvelle demeure !
Et c’était là exactement ce qui était survenu. Même s’il n’avait guère su assumer ses devoirs de père, Edward Maxwell avait eu du moins la main heureuse en lui choisissant un tuteur. Le Dragon s’était montré digne du respect et de l’affection que son pupille n’avait pas tardé à lui manifester. Entouré de soins et de tendresse, Jarrod avait enfin trouvé chez lui le foyer que son vrai père n’avait pas su lui donner.
Mais à quoi bon ressusciter ainsi le passé ? songea-t-il en secouant la tête. L’instant n’était guère propice aux réminiscences, et l’état d’Aislynn devait primer sur toute autre considération.
Le cœur battant d’impatience, il franchit le pont-levis et pénétra dans la cour sous le regard intrigué des serviteurs du château, qui s’étaient rassemblés devant le donjon.
Quant au maître des lieux, il se tenait en haut des marches, les yeux fixés sur le nouveau venu.
Dévorés de curiosité, les assistants firent silence pour assister à ces retrouvailles, et l’on n’entendit plus que le martèlement des sabots du cheval, qui vint faire halte au pied de l’escalier.
Conscient de l’attention générale, Eustace émit un toussotement embarrassé.
— Jarrod, je dois vous dire que…, commença-t-il.
Mais le voyageur n’était pas en veine de politesses.
D’un mouvement prompt, il se laissa glisser à terre, son précieux fardeau dans les bras.
Puis il s’avança vers son frère, qu’il interrompit d’une voix brève :
— Pardonnez-moi, Eustace, mais nous parlerons plus tard, si vous le voulez bien. Tout ce que je vous demanderai pour l’instant, c’est d’avoir la bonté d’accueillir lady Aislynn Greatham. Cette jeune fille vient d’être grièvement blessée à l’épaule et son état est assez sérieux pour inspirer de graves inquiétudes.
A ces mots, Eustace Maxwell se tourna vers l’un de ses hommes.
— Portez la demoiselle dans le donjon, ordonna-t-il sans la moindre hésitation.
Mais Jarrod pressa la jeune femme contre lui, comme si elle eût été son plus précieux trésor. Confier Aislynn aux soins d’un autre ? Jamais !
— C’est inutile, je peux m’en charger moi-même, assura-t-il. Au son de sa voix, sensiblement altérée par l’angoisse, Eustace parut mesurer tout à coup la gravité de la situation.
— Suivez-moi, fit-il d’un air décidé.
Joignant le geste à la parole, il introduisit son aîné dans le château, et le guida vers la grande salle. Le cœur battant, Jarrod lui emboîta le pas, non sans jeter un regard anxieux sur le visage de la blessée, qui lui parut livide à la lumière tremblotante des torches. « Fasse le ciel qu’il ne soit pas déjà trop tard ! » implora-t-il à part lui, dans une fervente supplication.
A grandes enjambées, Eustace lui fit traverser la salle, tout en criant au passage :
— Aida, apportez des médicaments et des bandages dans la chambre ouest, voulez-vous ? Nous avons là une blessée à soigner.
Sans attendre la réponse, il continua son chemin jusqu’à l’endroit indiqué, une pièce de dimensions respectables dont le centre était occupé par un vaste lit voilé de courtines de velours.
— Déposez-la ici, intima-t-il en se tournant vers son frère. Miss Aida, notre herboriste, va venir tout de suite s’occuper d’elle.
Au moment où Jarrod étendait délicatement Aislynn sur la couche, la jeune femme émit un faible gémissement, qui déchira le cœur de son compagnon. D’une main précautionneuse, il écarta les mèches de cheveux blonds collées sur le front de la blessée. La peau de la malheureuse lui parut étrangement glacée, et il ne put retenir un frisson à ce contact.
— Que lui est-il arrivé ? s’enquit Eustace, qui observait la scène à deux pas du lit.
Jarrod se tourna vers lui pour expliquer :
— Elle a été atteinte par une flèche qui m’était de toute évidence destinée.
Stupéfait, Eustace Maxwell dévisagea son frère, et il ouvrait la bouche pour répliquer, lorsqu’une voix féminine retentit sur le seuil de la chambre.
— Que se passe-t-il céans, milord ?
Eustace fit volte-face et désigna d’un geste de la main la jeune femme bien en chair qui s’avançait vers le lit.
— Voici Aida, l’herboriste attitrée du château, annonça-t-il. Aida, je vous présente mon frère, lord Jarrod. Sa compagne a été atteinte par une flèche et a perdu beaucoup de sang. Pouvez-vous voir ce qu’il en est exactement ? Le plus uargent est sans doute d’arrêter l’hémorragie.
Sans prendre le temps de saluer Jarrod, la nouvelle venue jeta un bref regard à l’épaule d’Aislynn et prit aussitôt la situation en mains.
— Sortez tous les deux, ordonna-t-elle, et dites à May de monter de l’eau fraîche.
Elle déposa sur la table les fioles dont elle était chargée et s’installa au chevet de la blessée, oubliant complètement les deux hommes. Obéissant à l’injonction de la jeune femme, Eustace se dirigea tout droit vers la porte. Mais Jarrod hésita, visiblement réticent à abandonner Aislynn.
— Venez, lui ordonna son frère, dont le regard dénotait une sympathie inattendue. Je sais que vous vous faites du souci, mais la demoiselle est entre de bonnes mains. Aida possède à fond l’art des simples et elle est la meilleure infirmière que je connaisse.
L’intéressée leva les yeux vers Jarrod, dont l’évidente détresse parut la toucher.
— Vous feriez mieux d’obtempérer, dit-elle d’une voix douce, mais ferme. Il faut que je sonde la plaie, et j’aurai les coudées plus franches si vous n’êtes pas là à me déconcentrer.
Comprenant qu’il serait vain de protester, Jarrod acquiesça d’un hochement de tête. Puis il emboîta le pas à son cadet et quitta la chambre à contrecœur.
L’angoisse de Jarrod ne fit que croître au fil des minutes, tandis qu’il attendait dans la grande salle le moment où il aurait enfin des nouvelles de la blessée. Assis en face de lui, Eustace demeurait silencieux, son frère lui ayant avoué sans ambages qu’il se sentait incapable d’entretenir la moindre conversation, tant qu’il ne serait pas rassuré sur le sort d’Aislynn.
A vrai dire, la complaisance du maître de maison n’allait pas sans étonner Jarrod, qui jetait parfois un coup d’œil dubitatif à son cadet. Le passage des ans n’avait guère été clément pour Eustace, qui faisait beaucoup plus que son âge, ne put-il s’empêcher de noter. Grand et maigre, le maître de Kewstoke avait les épaules voûtées et son front couronné de cheveux blonds commençait déjà à se dégarnir. Quant à son teint, il était excessivement pâle, et ce fut d’une voix lasse qu’il annonça enfin son intention de se coucher.
Resté seul dans la salle, Jarrod acheva de siroter le vin chaud qu’Eustace lui avait fait servir. Puis il s’abîma dans la contemplation du feu et tressaillit lorsque la voix d’Aida vint le tirer de sa douloureuse rêverie.
— Messire chevalier…, commença-t-elle à mi-voix, comme si elle avait craint de le réveiller.
Effrayé, Jarrod bondit sur ses pieds et se précipita vers elle sans lui laisser le temps d’achever sa phrase.
— Comment va-t-elle, pour l’amour du ciel ?
— Son état ne va pas tarder à s’améliorer, si j’en crois mon expérience. Elle a une bosse à la tête, mais le choc ne semble pas avoir été très violent. Je crois que c’est la perte de sang qui l’a laissée si longtemps inconsciente. Elle a besoin de quelques points de suture à l’épaule, et lorsque ce sera fait, je suis sûre que quelques jours de repos suffiront à la remettre sur pied.
Jarrod ferma les yeux, tandis que le soulagement déferlait en lui avec la puissance d’une lame de fond.
— Merci, mon Dieu ! exhala-t-il dans un souffle.
Il saisit la main potelée de la jeune femme et la pressa dans un geste d’infinie gratitude.
— Soyez remerciée d’avoir bien voulu la soigner, madame. Je n’oublierai pas votre dévouement.
— C’était bien naturel, affirma Aida avec un sourire.
Comment aurais-je pu abandonner cette pauvrette à son sort ?
Et comme Jarrod se précipitait déjà vers l’escalier, elle l’arrêta d’une voix impérieuse :
— Hé là, où allez-vous donc, messire chevalier ?
— Je retourne au chevet d’Aislynn, bien entendu ! Il est hors de question que je la laisse seule.
— Ne la réveillez pas, je vous en prie ! Elle vient de traverser une rude épreuve et a besoin de sommeil. Je lui ai donné une potion calmante, et le mieux est de la laisser reposer tranquillement jusqu’à demain.
Jarrod se passa la main dans les cheveux, bien décidé à ne pas tenir compte du conseil.
— Je ferai attention à ne pas la déranger, promit-il.
— Si vous voulez mon avis, vous feriez mieux de dormir un peu vous-même.
Et comme le chevalier secouait la tête, elle précisa d’un air amusé :
— J’ai placé un confortable fauteuil au coin de son feu, et vous pourrez somnoler tout en restant près d’elle.
Déjà sur le seuil, Jarrod acquiesça d’un signe de tête. En fait, il était prêt à opiner à n’importe quelle suggestion, pourvu qu’on le laissât libre de juger de visu de l’état de la blessée.
Parvenu dans la chambre de la tour, il s’approcha du lit à pas silencieux et chercha des yeux le fin visage de la jeune femme, allongée entre des oreillers de soie multicolores. A la lueur rougeâtre du feu, Aislynn lui parut encore pâle et lasse, mais ses pommettes commençaient à se teinter de rose, et sa royale chevelure blonde répandue sur l’oreiller brillait comme un flot d’or pur. Il n’y avait pas la moindre trace de sang sur sa chemise de lin, et le drap qui la recouvrait jusqu’à la taille était d’une blancheur immaculée.
Submergé par la violence de ses émotions, Jarrod la contempla un instant sans mot dire. Puis il alla s’asseoir sur le siège que l’herboriste avait tiré près du feu, conscient qu’il vivait là peut-être les derniers moments d’intimité qu’il partagerait avec Aislynn Greatham. Qui pouvait savoir en effet ce que leur réservait l’avenir ? songea-t-il, avec un poignant mélange de soulagement et d’inquiétude.
En dépit des objurgations d’Aida, Jarrod n’avait pas la moindre intention de dormir, et ce fut seulement pour goûter un peu de paix qu’il ferma un instant les paupières.
Mais il avait dû outrepasser ses forces à son insu, car à peine eut-il les yeux clos qu’il plongea dans un sommeil sans rêves.
Lorsqu’il rouvrit les yeux deux heures plus tard, une pâle lumière pénétrait par les hautes fenêtres de la pièce.
Surpris, il promena sur la pièce un regard circulaire et constata que le soleil était déjà levé.
Sans perdre une seconde, il se leva d’un mouvement impulsif et se précipita au chevet de la blessée. Aislynn était encore allongée dans la même position, les bras posés sur le drap immaculé. Elle semblait si étrangement calme que Jarrod sentit son cœur défaillir dans sa poitrine. Mon Dieu, se pouvait-il qu’elle fût… Incapable d’aller jusqu’au bout de sa pensée, il se pencha vers la jeune femme et une vague de soulagement déferla en lui, lorsqu’il perçut le souffle léger de sa respiration.
Il n’avait pas eu le temps de se redresser, lorsque la blessée, à sa grande confusion, ouvrit tout à coup les paupières.
— Que… Comment vous sentez-vous ? interrogea-t-il d’une voix incertaine, tout en reculant précipitamment le buste.
Aislynn esquissa un léger mouvement et une grimace de douleur contracta ses traits.
— Avez-vous mal ? Je vais appeler l’herboriste.
Mais la blessée secoua la tête.
— Non, je vous en prie, murmura-t-elle, ne dérangez personne. Il est normal que mon épaule soit encore sensible ce matin.
Elle fronça les sourcils, visiblement préoccupée.
— Pouvez-vous m’expliquer exactement ce qui m’est arrivé ? pria-t-elle. Tout ce que Aida a pu me dire, c’est que j’ai été atteinte par une flèche et que vous m’avez transportée jusqu’au château de votre frère. Voilà qui n’éclaire pas vraiment ma lanterne !
Elle reprit sa respiration avant d’ajouter :
— Il a dû vous coûter de demander l’hospitalité ici, je présume.
Jarrod haussa les épaules d’un geste négligent.
— Ne pensez pas à cela, je vous en prie ! Eustace, en fin de compte, s’est montré plus courtois et accueillant que je n’osais l’espérer.
Aislynn n’en poussa pas moins un lourd soupir.
— J’aurais voulu rester éveillée pour m’entretenir avec vous, déclara-t-elle avec regret. Mais Aida a dû mêler un soporifique au vin chaud qu’elle m’a fait absorber, et j’ai sombré presque aussitôt dans un profond sommeil.
Jarrod confirma aussitôt d’un signe de tête.
— C’est ce qu’elle m’a dit, en effet. Elle est apparemment une excellente herboriste.
Aislynn fronça les sourcils, dans un vain effort pour rassembler ses souvenirs.
— Vous ne m’avez toujours pas expliqué ce qui s’était passé, rappela-t-elle. J’ai beau faire, je n’arrive pas à me représenter la scène de façon cohérente !
Jarrod prit une profonde inspiration, décidé à tout lui dire… sauf la découverte bouleversante de l’amour qu’il éprouvait pour elle ! Cette dernière confidence demeurerait à jamais scellée au fond de son cœur. Comment eût-il osé faire une déclaration à Aislynn, alors qu’il la savait promise à un autre homme ? C’eût été un crime contre l’honneur et la loyauté !
— Il semblerait que vous ayez été blessée par une flèche qui m’était destinée, précisa-t-il. Ulrick et moi sommes à peu près sûrs que c’est sir Fredrick qui a lancé ce trait. Le vieux chevalier l’a vu s’enfuir au plus profond de la forêt, son forfait accompli.
Aislynn soupira de nouveau, et son regard bleu refléta une profonde inquiétude.
— C’est terrible, vraiment ! commenta-t-elle. Comme cet homme doit vous détester pour en venir à de telles extrémités !
Jarrod contracta les mâchoires, incapable de contrôler le ressentiment qui montait en lui.
— Peut-être, mais ce n’est rien à côté de la rancune que j’éprouve pour lui, assura-t-il d’une voix vibrante d’animosité. Dire que cet abominable individu aurait pu vous tuer !
Le regard bleu d’Aislynn s’assombrit, tandis qu’elle répliquait :
— Il ne va pas s’arrêter là, c’est à craindre. Oh, Jarrod, il vous en veut tellement qu’il est capable de renouveler son crime ! Promettez-moi d’être prudent, je vous en conjure. Je ne dormirai pas tranquille si je sais qu’un nouveau danger vous menace.
Elle était si charmante dans son inquiétude que Jarrod sentit son cœur se serrer de regret. Pourquoi fallait-il que cette délicieuse jeune femme appartînt de plein droit à un autre… un autre qui saurait lui donner exactement tout ce qu’elle attendait de la vie ?
Pris d’une soudaine impulsion, il se pencha de nouveau vers elle, mais Dieu merci, la porte s’ouvrit avant qu’il ait eu le temps d’esquisser un geste qu’il aurait pu regretter par la suite. A la fois désappointé et heureux de l’interruption, il se retourna pour voir entrer la guérisseuse, qui se dirigea vers le lit d’une démarche énergique. Eustace la suivait de près, et tous deux se retrouvèrent bientôt côte à côte au chevet de la blessée.
— Ah, nous voilà déjà réveillée ! s’écria Aida d’un ton enjoué.
Elle enveloppa la blessée d’un regard attentif, tandis que le frère de Jarrod s’inclinait devant Aislynn.
— Je suis Eustace Maxwell, milady, pour vous servir.
Comme vous le savez sans doute, je suis le frère cadet de sir Jarrod.
Aislynn hocha la tête.
— Et moi, je m’appelle Aislynn Greatham, milord. Soyez remercié de m’avoir accueillie sous votre toit. Votre aide m’a tout bonnement sauvé la vie !
— Vous êtes la bienvenue à Kewstoke, mademoiselle, et je suis heureux d’avoir pu vous être de quelque secours.
J’aimerais…
— Si vous nous laissiez seules toutes deux, je pourrais jeter un nouveau coup d’œil sur la blessure, intervint Aida d’un ton sans réplique.
Ainsi congédié, Jarrod n’eut d’autre choix que de s’incliner. Inquiet, il enveloppa Aislynn d’un dernier regard, puis se résigna à quitter la chambre avec son frère. Avec une courtoisie qui ne se démentait pas, Eustace le précéda dans le corridor et le conduisit dans la grande salle.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Il désigna une place à la table principale, déjà dressée en prévision du petit déjeuner.
L’esprit désormais plus libre, Jarrod examina son frère à la lumière du jour, et les changements qui s’étaient opérés en Eustace lui apparurent alors dans toute leur ampleur.
Les cheveux du jeune homme, autrefois très blonds, avaient légèrement foncé au fil des ans et s’étaient considérablement éclaircis. Son corps jadis presque aussi musclé que celui de son aîné était maintenant d’une excessive maigreur, et seuls ses yeux d’un gris pétillant, si semblables à ceux de son père, étaient demeurés exactement tels que Jarrod se les rappelait. Leur expression toutefois reflétait une mansuétude que l’adolescent d’autrefois était bien loin d’éprouver à son égard.
— Merci, murmura-t-il avec une réelle gratitude. Je suis réellement affamé après toutes ces émotions, et le petit déjeuner sera le bienvenu.
Sans se faire prier, il prit place à la droite de son frère, qui occupa le siège dévolu au maître de maison.
Une fois installé, Eustace attendit un instant que les serviteurs eussent rempli leurs hanaps et déposé devant eux des plateaux chargés de nourriture. Puis il invita son aîné à faire honneur au repas.
— Votre charmante fiancée semble aller beaucoup mieux, Dieu merci, observa-t-il en se servant lui-même parcimonieusement.
Jarrod retint un soupir à cette observation. Son amour pour Aislynn était-il donc si visible que tout le monde se méprît ainsi sur les liens qui les unissaient ?
— Aislynn n’est pas ma promise, se hâta-t-il d’expliquer.
Elle est seulement la sœur de mon meilleur ami, Christian Greatham. En fait, je me contente de l’escorter jusqu’au château de son père.
Eustace hocha la tête.
— Je vois, murmura-t-il.
Il demeura si pensif pendant quelques instants que Jarrod se demanda s’il l’avait vraiment convaincu. Aussi prit-il sur lui d’expliquer à son frère les raisons qui l’avaient poussé à entreprendre ce périple en compagnie d’Aislynn.
Son récit achevé, il plongea les yeux dans le regard gris de son frère et ajouta :
— Vous devez vous demander pourquoi diable je suis venu ici quérir du secours, alors que nous ne nous étions pas vus depuis tant d’années !
A la grande surprise de Jarrod, Eustace répliqua posément :
— Les raisons qui vous ont poussé à agir ainsi me semblent parfaitement claires, et à mon sens, vous devriez demeurer ici au moins quelques jours. La jeune personne a été grièvement blessée, et l’urgence de la situation vous a amené à surmonter les réticences nées du passé. Si vous le voulez bien, nous éviterons d’aborder pendant tout votre séjour les sujets qui pourraient prêter à litige. Vous êtes mon invité et je vous traiterai comme tel, ni plus, ni moins.
Cette proposition laissa Jarrod songeur. Le changement d’attitude d’Eustace était certes déconcertant, et les raisons qui avaient motivé ce retournement lui échappaient complètement. Mais après tout, pourquoi ne pas profiter tout simplement de cette aménité inattendue ? L’état d’Aislynn requérait encore des soins, et nulle part ailleurs elle ne trouverait un gîte aussi confortable, sans parler de l’évidente compétence d’Aida.
— Je vous suis vraiment très reconnaissant, fit-il simplement.
Eustace inclina courtoisement le buste, et le reste du repas se déroula dans la plus complète harmonie. La table à peine desservie, Jarrod s’excusa auprès de son frère et regagna à grands pas la chambre d’Aislynn. Mais la jeune femme était de nouveau endormie, et Aida l’entraîna à l’écart du lit pour chuchoter à son oreille :
— Je lui ai redonné une tisane somnifère. Si nous voulons qu’elle se rétablisse rapidement, mieux vaut la faire dormir le plus possible. Elle a perdu beaucoup de sang et a besoin de sommeil pour reconstituer ses forces.
Secrètement désappointé, Jarrod ne put que s’incliner devant cet argument. Bien qu’il brûlât d’envie d’être auprès de la jeune femme et de la tenir dans ses bras, il n’ignorait pas que le meilleur service qu’il pût lui rendre pour l’instant était de s’éloigner d’elle, comme le conseillait Aida.
Du reste, mieux valait éviter de laisser s’installer entre eux une intimité qui ne mènerait à rien et rendrait leur séparation plus douloureuse. Aislynn lui était peut-être reconnaissante de ce qu’il avait fait pour sa famille, mais elle ne l’aimait pas davantage que par le passé, il ferait bien de ne pas l’oublier. De toute évidence, elle était toujours décidée à épouser son Gwyn, et quel argument aurait-il pu opposer à ce souhait ?
Rétif au mariage, il se sentait incapable de lui offrir ce qu’elle attendait d’un homme. Dans ces conditions, ne valait-il pas mieux qu’il enfouît son amour au fond de son cœur, sans jamais lui laisser deviner à quel point elle lui était devenue chère ?
Décidé à ne plus laisser libre cours à ses sentiments, il passa toutes les journées suivantes en compagnie de son frère, ce qui le rapprocha malgré lui de son cadet. A force de parler ensemble, les deux frères finirent par sympathiser réellement, et les repas pris en commun devinrent un véritable plaisir, non moins que les moments d’entretien qui les réunissaient dans la bibliothèque du monastère attenant. Eustace était un fin lettré, et sa conversation s’avéra en fin de compte des plus intéressantes, féru comme il était d’art et de géographie.
Un détail, cependant, finit par troubler Jarrod. Pourquoi Eustace marchait-il si peu et ne chevauchait-il jamais dans la forêt voisine ? En fait, il disparaissait même de longues heures dans sa chambre sous prétexte d’étudier, et Aida le rejoignait à intervalles réguliers, afin de lui apporter des rafraîchissements. Mais aussi intrigué qu’il fût, Jarrod se refusait à poser la moindre question qui eût remis en cause le pacte que lui avait proposé son frère au lendemain de son arrivée. En somme, il était devenu expert dans l’art de refouler ses sentiments et de taire ses pensées les plus profondes !