13

La musique en crescendo lui parvenait par vagues. Jamais l’orchestre n’avait aussi bien joué, avec une telle passion. Le visage luisant de sueur, le chef agitait sa baguette qui virevoltait face aux musiciens. De l’autre côté des projecteurs, le public était transporté, conscient de vivre un moment exceptionnel, magique. Le grondement régulier des percussions ressemblait à un barrage d’artillerie, mais ne parvenait pas à couvrir les notes liquides des cordes et des bois.

Puis on entendit un son discordant.

Certains musiciens trébuchèrent mais parvinrent à retrouver la partition.

Le bruit sourd se fit à nouveau entendre, suivi d’un cliquetis aigu, et la musique s’interrompit tout à fait.

Fiona Katamora quitta le concert qu’elle jouait dans sa tête, la main droite posée sur un archet imaginaire, la gauche sur des cordes tout aussi imaginaires.

Depuis son enlèvement, seule cette pratique mentale de la musique l’avait préservée de la folie.

Sa cellule n’était qu’une boîte en métal avec une seule porte, équipée d’un pot de chambre vidé trop rarement. Pour seule lumière, une ampoule de faible voltage, entourée d’un grillage. Ils lui avaient pris sa montre et elle ne savait pas depuis combien de temps elle était prisonnière. Probablement quatre jours.

Quelques instants avant l’atterrissage forcé dans le désert, le pilote leur avait annoncé qu’ils avaient repéré un ancien terrain d’aviation. Il parvint à prolonger quelque peu leur descente et à poser l’appareil. L’atterrissage sur la piste en terre battue fut rude mais se réalisa sans casse. Lorsque l’avion se fut enfin immobilisé, une clameur de joie, assourdissante, retentit dans la cabine. Tout le monde se leva en même temps, les gens s’étreignirent en riant, en essuyant des larmes de joie.

Lorsque le pilote et le copilote émergèrent du cockpit, ce fut à qui leur administra une claque dans le dos, leur serra la main. Frank Maguire alla ouvrir la porte principale et une bouffée d’air chaud du désert envahit la carlingue.

Sa tête, alors, explosa, projetant du sang et de la matière sur l’hôtesse qui se tenait derrière lui.

Jusque-là dissimulé dans des trous recouverts de bâches et de sable, un groupe d’hommes jaillit au même moment sur la piste. Ils étaient vêtus d’uniformes kaki et avaient la tête enveloppée d’un foulard. Plusieurs portaient des échelles et l’un d’eux réussit à la poser contre l’ouverture. Comme un chevalier défendant son donjon, le pilote se précipita pour la repousser mais le tireur qui avait déjà abattu Maguire lui logea une balle dans l’épaule. Il s’effondra, la main sur sa blessure. Un instant plus tard, trois hommes se ruèrent dans la cabine, la Kalachnikov à la main.

L’assistante de Fiona, Grace Walsh, poussa un cri tellement strident que Fiona en éprouva de l’agacement en même temps qu’elle craignait pour sa vie.

Ensuite, tout se déroula très vite. On les repoussa loin de la porte pour permettre l’entrée d’autres hommes dans l’avion. Les terroristes répétaient en arabe : « A terre ! Tout le monde à terre ! »

Fiona parvint pourtant à leur répondre dans la même langue.

— Nous ferons ce que vous nous dites. Inutile d’utiliser la violence.

Et elle se jeta à genoux.

Obéissant à la secrétaire d’Etat, ses collaborateurs et les membres de l’équipage s’allongèrent sur le sol.

L’un des hommes força alors Fiona à se remettre debout et la poussa vers la sortie, tandis qu’un autre homme escaladait l’échelle. A la différence des autres, il portait un pantalon et une chemise blanche à manches courtes.

Dès qu’elle l’aperçut, Fiona sut que jamais elle n’oublierait son visage. Des traits angéliques, une peau café au lait et de longs cils derrière des lunettes à monture d’acier. Il ne devait pas avoir plus de vingt ans, mince, l’air presque studieux. Quels rapports pouvait-il entretenir avec les brutes qui menaçaient ses collaborateurs ? Elle remarqua alors ce qu’il tenait dans les mains : un chapelet et un Coran.

Il lui adressa un sourire timide et on le conduisit dans le cockpit.

— Je vous en prie, ne faites pas ça, dit-elle d’un ton suppliant à l’homme qui la tenait par le bras.

Il la poussa plus brutalement encore vers l’échelle. Folle de rage, Fiona le griffa au visage et tenta de lui enfoncer le genou dans l’entrejambe. Elle réussit à lui arracher son keffieh et découvrit un homme qui n’avait rien d’un Libyen et semblait plutôt afghan ou pakistanais. Son agresseur lui décocha alors un violent coup de poing qui l’envoya sur le sol, à moitié inconsciente. Des hommes sur l’échelle la saisirent et la tirèrent hors de l’avion.

Au moment où on l’emmenait, elle croisa le regard de Grace, qui, visiblement, avait elle aussi compris ce qui allait se passer.

— Que Dieu vous bénisse, murmura Grace du bout des lèvres.

— Vous aussi, répondit silencieusement Fiona avant qu’on la fasse descendre jusqu’au sol.

On la conduisit alors à une trentaine de mètres de l’appareil, on la força à s’agenouiller et on la menotta dans le dos. A travers la petite vitre du cockpit, elle apercevait le jeune homme manipuler les commandes. Elle aperçut également un trou dans la queue de l’avion, comme si un missile l’avait traversée sans exploser. Visiblement, ils avaient voulu s’emparer d’elle tout en faisant croire à sa mort.

Le dernier terroriste termina d’entraver les gens laissés à bord, puis le pilote-suicide quitta le cockpit et vint l’étreindre devant la porte avant de saluer les autres, en bas. Une acclamation monta de leurs rangs, puis le pilote referma la porte et retourna dans le cockpit.

Des larmes coulaient sur les joues de Fiona. Elle voyait, pressés contre les hublots, les visages de ces hommes et de ces femmes avec qui elle avait travaillé pendant des années. Pour eux, elle entendait ne montrer aucune faiblesse, et elle ravala ses larmes.

Les réacteurs se mirent à rugir, de plus en plus fort, jusqu’à ce que le bruit devienne assourdissant. Des véhicules étaient dissimulés sous des bâches le long de la piste, dont un de ces petits tracteurs qu’on voit dans tous les aéroports du monde. Il s’avança devant l’avion et son conducteur y attacha un câble.

Il lui fallut ensuite plusieurs minutes pour amener l’avion au bout de la piste en terre battue. Les réacteurs hurlèrent à nouveau et le Boeing accéléra.

Fiona priait pour que les dégâts causés par le missile empêchassent l’avion de décoller, mais avec guère de carburant dans le réservoir et si peu de passagers, il gagnait rapidement de la vitesse. Le nez de l’appareil s’éleva lentement au-dessus de la piste, salué par des rafales AK-47 tirées en l’air, puis la queue toucha le sol, ce qui était probablement dû à la fois aux dégâts et à l’inexpérience du pilote.

Le nez commença alors de redescendre et Fiona crut que ses prières avaient été exaucées. Il ne parviendrait pas à décoller.

Mais l’appareil s’éleva dans les airs, sous les acclamations et les rafales redoublées.

Lentement, il gagna de l’altitude. Fiona se mordit les lèvres. Jusqu’où l’emmènerait-il ? Probablement à Tripoli, pour l’écraser sur la salle de conférence où devaient se tenir les pourparlers de paix. Pourtant, les terroristes autour d’elle ne semblaient pas se préparer au départ et observaient au contraire l’avion s’éloigner dans le ciel.

Puis l’appareil vira sur l’aile en direction d’une colline à quelque distance de là. Le pilote fit un effort pour reprendre la maîtrise de l’appareil, et pendant un instant il se redressa. Puis il bascula brutalement sur le dos et s’écrasa contre une colline avec violence, faisant trembler le sol. Des débris volèrent en tous sens, les ailes se séparèrent du fuselage avant de s’enflammer. L’un des réacteurs se détacha et atterrit de l’autre côté de la colline, arrachant des paquets de terre. La poussière soulevée par l’impact obscurcit les lieux pendant un moment avant de se dissiper. Les ailes brûlaient, tandis que le tube blanc du fuselage poursuivait sa route, loin de l’incendie.

Les hommes rugirent de plaisir.

Même à cette distance, Fiona savait qu’il n’y avait aucun survivant. Ils avaient certes échappé à l’horreur de brûler vifs, mais personne n’avait pu survivre à un tel choc. Un peu plus loin, sur le côté, un petit groupe de terroristes se mit à parler à voix basse, la mine sombre. On voyait bien qu’ils étaient déçus : l’avion n’avait pas suffisamment brûlé et ils devaient discuter de la marche à suivre.

De l’autre côté de la piste, on ôtait la bâche recouvrant un engin de terrassement qui se mit aussitôt à l’ouvrage, retournant la piste et effaçant ainsi toute trace d’un éventuel atterrissage. A l’allure où ils travaillaient, il ne faudrait que quelques heures pour faire place nette.

La réunion prit fin brusquement. L’homme que Fiona avait repéré comme le chef donna des ordres. Elle manqua l’essentiel mais comprit tout de même cette phrase : « Faites en sorte qu’il soit impossible de savoir que l’avion a été touché par un missile, et n’oubliez pas les menottes. »

Ensuite il s’approcha d’elle.

Toujours à genoux, elle lui demanda en arabe :

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

Il se pencha vers elle et elle vit la folie dans son regard.

— Parce que c’était la volonté d’Allah. Emmenez-la, lâcha-t-il à l’adresse d’un de ses hommes. Suleiman Al-Jama va vouloir inspecter sa prise de guerre.

On lui jeta un capuchon sur la tête et on la fit monter à l’arrière d’un camion. Elle ne fut autorisée à ôter son capuchon que dans cette cellule, où on la revêtit d’une sorte de burqa qu’elle reconnut comme le chadri afghan ; ce vêtement recouvrait tout le corps à l’exception des yeux, protégés néanmoins par une fine dentelle à maille.

Le bruit qui avait mis fin au concert qu’elle se jouait mentalement était celui de la clé et du verrou. La porte s’ouvrit. Jusqu’alors, elle n’avait vu que les visages du pilote-suicide et de l’homme dont elle avait arraché le keffieh à bord de l’avion. Les deux hommes qui apparurent devant elle étaient également masqués d’un keffieh et portaient un uniforme kaki sans insignes.

L’un deux ricana en voyant que malgré ses menottes, elle avait réussi à se débarrasser de sa burqa. Détournant les yeux de façon à ne pas croiser le regard de Fiona, il ramassa la burqa et la lui enroula autour du corps et de la tête.

— Il faut être respectueuse, dit-il.

— Je reconnais votre accent, dit Fiona. Vous êtes du Caire. Des taudis d’Imbaba, si je ne me trompe pas.

Il leva la main pour la frapper mais parvint à retenir son geste.

— La prochaine fois, si vous osez encore parler, vous prendrez mon poing sur la figure.

Ils l’emmenèrent hors du bâtiment où se trouvait sa cellule et tout compte fait, elle fut plutôt satisfaite de la grille en dentelle qui protégeait ses yeux de la lumière brutale du soleil réfléchie par le sable du désert. D’après l’angle des rayons, elle calcula que ce devait être la fin de la matinée, mais la chaleur n’était pas aussi terrible qu’elle l’aurait dû. Elle en conclut qu’ils devaient se trouver dans la montagne.

Observer de tels détails et se jouer mentalement de la musique classique lui permettaient de ne pas sombrer, de ne pas se torturer en songeant au sort de ses amis et de ses collaborateurs.

Le camp des terroristes ressemblait à tous ceux qu’elle avait pu voir sur les photos de surveillance. Il y avait quelques tentes battues par le vent, serrées contre une falaise trouée d’innombrables grottes. La plus grande, elle le savait, serait leur dernier réduit si le camp venait à être attaqué et elle devait être bourrée d’assez d’explosifs pour faire sauter la moitié de la montagne.

Un instructeur faisait faire de la gymnastique à un groupe d’hommes, et à la précision de leurs mouvements, on devinait qu’ils approchaient de la fin de leur entraînement. Un petit peu en retrait, à l’abri de la montagne qui surplombait le camp, un autre groupe s’entraînait au tir avec des AK-47. Les cibles étaient trop lointaines pour que Fiona pût juger de la précision des tirs, mais avec les énormes quantités d’argent dont disposaient les groupes terroristes comme ceux d’Al-Jama, ils pouvaient se permettre de gâcher d’innombrables cartouches et d’entraîner les plus mauvaises recrues.

Au-delà du champ de tir la vue s’étendait sur un peu moins d’un kilomètre dans une vallée étroite débouchant sur un gros massif montagneux. Au fond de la vallée, on distinguait des travaux d’excavation en cours et une ligne de chemin de fer et des wagons de marchandises le long de bâtiments de bois en ruine. Et puis, au bout de la rangée de bâtiments, une énorme locomotive au diesel qui faisait paraître toute petite une machine ressemblant au camion qui l’avait amenée jusque-là. L’écran de dentelle de la burqa rendait difficile la perception des détails.

A nouveau, elle se dit qu’elle ne savait rien de cet endroit. Dans aucun des rapports de la CIA, de la NSA et du FBI qu’elle avait lus et relus, on n’avait fait mention d’un camp terroriste installé près d’une voie ferrée. Des années de guerre contre le terrorisme et on jouait encore à cache-cache.

Les deux hommes la conduisirent dans une grotte proche de la grotte principale. Des fils électriques accrochés au plafond alimentaient des ampoules de faible voltage disposées tous les dix mètres environ. L’air était plus frais et il flottait une odeur semblable à celle des caves dans les bâtiments depuis longtemps abandonnés. Ils arrivèrent à une barrière en bois munie d’une porte. L’homme qui l’avait menacée d’un coup de poing frappa et attendit qu’on lui dise d’entrer.

Il ouvrit la porte et elle se rendit compte qu’ils se trouvaient au fond de la grotte. Quatre ou cinq épaisseurs de tapis persans recouvraient le sol et un brasero était allumé dans un coin, relié à l’extérieur par un tuyau de cheminée qu’on apercevait au milieu des fils électriques.

Un homme était assis en tailleur au milieu de la salle, vêtu d’une robe blanche immaculée, la tête entourée d’un keffieh noir et blanc. Il lisait un livre à la lueur blafarde d’une ampoule, probablement le Coran. Il ne daigna même pas lever la tête lorsqu’elle entra.

Fiona comprit aussitôt la mise en scène. Dans son propre bureau, elle aurait été assise à sa table, penchée sur un document apparemment important, un stylo à la main. Elle aurait fait attendre son visiteur trente secondes, mais cet homme ne leva pas les yeux pendant une bonne minute. Cet exercice de domination n’eut pourtant aucun effet sur elle.

— Savez-vous qui je suis ? demanda-t-il enfin en refermant son Coran avec respect.

— Ali Baba ?

— Serez-vous ma Schéhérazade ?

— Il faudrait que je sois morte.

— Je ne goûte guère ce genre de pratiques, mais je suis sûr que l’on peut s’arranger.

Fiona avait bien l’intention de lui faire savoir qu’elle le tenait pour un monstre.

— Personne ne connaît votre véritable nom, mais vous vous faites appeler Suleiman Al-Jama. Vos buts avoués sont la destruction d’Israël et des Etats-Unis et la création d’un Etat islamique s’étendant de l’Afghanistan jusqu’au Maroc avec vous comme… sultan ?

— Je ne sais pas encore quel titre je prendrai. Sultan, ça n’est pas mal, mais cela a des connotations décadentes, vous ne trouvez pas ? Le harem, les intrigues de palais…

Il se mit debout avec aisance et se servit un thé sur le samovar posé près du brasero. Ses gestes étaient empreints d’une certaine grâce mais dans leur fluidité même évoquaient quelque chose du prédateur. Il se versa un verre sans lui en offrir un.

Il devait mesurer plus d’un mètre quatre-vingts, les épaules larges, et d’après l’épaisseur de ses poignets, devait être solidement bâti. Il avait le visage dissimulé et dans la pénombre on ne distinguait que des yeux sombres, profondément enfoncés dans leurs orbites.

— Votre Jésus a dit « bénis soient les faiseurs de paix ». Saviez-vous que dans l’islam il est considéré comme un prophète ? Pas le dernier, bien sûr, celui-là c’est Mohammed, que la paix soit sur Lui. Mais votre « Sauveur » est reconnu comme un grand maître.

— Nous adorons tous les deux le Dieu d’Isaac et d’Abraham, répondit Fiona.

— Mais vous ne croyez pas en son ultime message à son dernier prophète, les mots sacrés écrits à travers Mohammed et recueillis dans le Coran.

— Ma foi commence et se termine avec la mort et la résurrection.

Al-Jama ne dit rien mais elle devina qu’il avait une riposte cinglante toute prête. Il finit par lui dire :

— Retour à la citation. Pensez-vous être bénie ?

— Si je peux amener la fin de la violence, je crois que ce sera l’œuvre elle-même qui sera bénie, pas celle qui y aura contribué.

Il acquiesça.

— Bien dit. Mais pourquoi ? Pourquoi désirez-vous la paix ?

— Comment pouvez-vous demander une chose pareille ?

En dépit de ses premières résolutions, elle se sentait entraînée dans la conversation. Elle s’était attendue à une tirade sur les méfaits de l’Occident, pas à une séance intellectuelle de questions-réponses. Visiblement, Suleiman Al-Jama était un homme cultivé et elle était curieuse de voir comment il justifierait ses meurtres de masse. Elle avait écouté les diatribes de Ben Laden, lu les interrogatoires des détenus de Guantanamo, et visionné des dizaines de vidéos de martyrs tournées avant leur suicide. Elle avait envie de savoir en quoi il était différent, tout en sachant qu’en fin de compte, cela n’avait aucune importance.

— Ma chère secrétaire d’Etat, sachez que la paix c’est la stagnation. Lorsque l’homme est en paix, son âme s’atrophie et son esprit créateur est ratatiné. C’est seulement à travers le conflit que nous devenons vraiment ce qu’Allah voulait de nous. La guerre apporte le courage et le sacrifice. Que nous amène la paix ? Rien.

— La paix nous amène le bonheur et la prospérité.

— Ce sont des choses qui tiennent à la chair, pas à l’esprit. Votre paix, c’est posséder un nouveau poste de télévision et une belle voiture.

— Tandis que votre guerre amène la souffrance et le désespoir, rétorqua Fiona.

— Donc, vous comprenez très bien. Car ce sont là des choses de l’esprit, pas du corps. Ce sont des choses qu’il nous faut éprouver. Pas le confort d’une belle maison, mais l’expérience de la douleur partagée. Voilà ce qui nous rapproche d’Allah. Pas votre démocratie, pas votre musique rock, pas vos films pornographiques. Tout cela nous distrait de notre vraie raison d’exister. Nous n’avons d’autre tâche sur terre que de nous soumettre à la volonté d’Allah.

— Qui sait ce qu’est sa volonté ? Qui a décidé que vous connaissez ses intentions mieux que quiconque ? Le Coran interdit le suicide et pourtant vous avez envoyé un jeune homme écraser contre une montagne un avion plein de gens.

— Il est mort en martyr.

— Non, dit-elle sèchement. Vous avez convaincu un pauvre malheureux qu’il allait mourir en martyr et qu’il aurait soixante-dix-sept vierges au paradis, mais ne me dites pas que vous y croyez ! Vous n’êtes qu’un tueur de bas étage qui cherche à conquérir le pouvoir grâce aux autres et qui exploite leur foi aveugle pour parvenir à ses fins.

Suleiman Al-Jama se mit à rire et applaudit.

— Bravo, madame la secrétaire d’Etat, dit-il en passant à l’anglais. Bravo.

La surprise se peignit sur les traits de Fiona Katamora, mais la burqa la dissimula aux yeux d’Al-Jama. Le passage soudain à l’anglais et l’intensité de la conversation la déroutaient.

— Vous semblez reconnaître que l’histoire des hommes n’est que celle du pouvoir. Il y a quelques siècles, l’Angleterre a conquis la suprématie grâce à sa flotte. Les Etats-Unis l’exercent actuellement grâce à leurs richesses et à leur arsenal nucléaire. De quoi disposent les nations du Moyen-Orient à part la volonté de certains de leurs citoyens de se faire exploser ? C’est une arme rudimentaire, c’est vrai. Mais dites-moi, combien votre pays a-t-il dépensé au titre de la sécurité intérieure depuis qu’une poignée d’hommes armés de couteaux de cuisine ont détruit deux de vos plus hauts gratte-ciel ? Cent milliards de dollars ? Cinq cents milliards ?

Le chiffre véritable avoisinait plutôt le billion, mais Fiona garda le silence. Rien ne se déroulait comme elle l’avait prévu. Elle imaginait Al-Jama lui citer quelques passages tronqués du Coran pour justifier ses actes, pas se présenter comme un homme avide de pouvoir.

— Avant les attaques contre le World Trade Center, un musulman sur cinq cent mille était disposé à se sacrifier en martyr. Depuis lors, leur nombre a doublé. Cela fait dix mille hommes et femmes prêts à se faire exploser dans le cadre du djihad contre l’Occident. Croyez-vous être capables d’arrêter dix mille attaques lorsqu’elles seront lancées ? Des gens comme ce jeune homme qui pilotait l’avion, ou bien Ben Laden peuvent croire à la cause du djihad, madame la secrétaire d’Etat, mais ce ne sont que des pions, des outils qu’on exploite et qu’on jette après usage. Nous avons désormais un vivier de candidats au martyr presque inépuisable, et bientôt nous allons les utiliser lors d’attaques coordonnées ; la carte du monde sera alors redessinée de la façon dont je l’ai toujours envisagé.

Il ne s’exprimait pas comme un fanatique mais plutôt comme un chef d’entreprise exposant la stratégie de sa société.

— Vous n’êtes pas obligé de faire ça, dit Fiona d’un ton presque suppliant.

— Il est trop tard. (Il baissa le keffieh sur son menton et Fiona faillit s’évanouir en découvrant son visage.) Et votre mort sera le premier coup.