Le conducteur du camion hybride n’eut que quelques secondes pour réagir, et en sauvant sa vie il sauva du même coup celle de Juan et des autres occupants du Pig. Apercevant la plaque métallique sur la voie, il enfonça la pédale de frein et tira un levier à côté de lui. Un système hydraulique souleva les roues de train logées à l’intérieur des pneus, et lorsque les roues se glissèrent sous le châssis, les pneus extérieurs entrèrent en contact avec les rails.
Entre la brutale décélération et la secousse due au contact des pneus avec les rails, les tireurs ne purent ajuster leur tir de RPG. Les roquettes partirent dans toutes les directions : vers le ciel, où elles tire-bouchonnèrent comme d’énormes feux d’artifice, ou vers la vallée en contrebas, où elles explosèrent sans dommage dans les sables du désert.
Le camion rebondit sur la plaque en métal, mais une fois l’obstacle franchi, le conducteur dut ralentir une nouvelle fois pour remettre en service les roues du train.
La ruse de Juan avait échoué et ne leur avait fait gagner que huit cents mètres environ. Le prochain virage approchait : il fallait retourner au frein de wagon. Il grimpa à l’arrière du Pig, où il fut pris à la gorge par l’odeur âcre de caoutchouc brûlé. Ils roulaient de nouveau à 65 km/h et le vent rendait périlleux le saut jusqu’au toit du wagon. En dessous de lui, les rails brillaient dans le petit espace entre le Pig et sa lourde charge.
La voie s’élevait légèrement à l’approche du tournant, ralentissant le convoi, mais ils ne tarderaient pas à accélérer et l’aborderaient à une vitesse trop élevée. Les secousses avaient projeté à l’extérieur les corps des deux terroristes, et ne restait plus que celui dont Juan avait brisé le cou.
Le wagon franchit la petite montée, et en dépit de la puissance du Pig pour le retenir, se mit à accélérer.
Juan enjamba le corps et s’apprêtait à tourner la roue lorsque le terroriste lui allongea un coup. Trop tard, Juan se rappela alors que l’homme qu’il avait tué portait un keffieh bleu, alors que celui-ci en avait un rouge. Dans le même éclair, il se rappela le troisième terroriste qui semblait n’avoir pas réussi à sauter sur le toit du wagon. En fait, profitant du retour de Juan dans le Pig, il avait pris la place du mort.
Ces pensées jaillirent dans son esprit en une fraction de seconde, mais déjà il s’abattait sur le toit, sans pouvoir amortir son impact. Et lorsque le terroriste pesa de tout son poids sur ses cuisses, Juan se rendit compte que son adversaire était immense et pesait bien vingt kilos de plus que lui.
Juan voulut saisir le pistolet qui lui restait, mais l’homme lui saisit la main droite. De la gauche, il chercha à se dégager. Devant le wagon, le tournant s’approchait à toute vitesse.
— Lâche-moi, hurla-t-il, sinon on va mourir tous les deux.
— Eh bien mourons tous les deux, lança-t-il avec un rictus en enfonçant son coude dans l’arrière de la cuisse de Juan.
Il semblait avoir compris la situation et se contentait d’immobiliser Juan sur le ventre jusqu’à ce que le train fou les entraîne tous les deux dans la mort.
Mais ignorant la douleur, Juan parvint à se retourner à moitié et lui lança un coup de poing dans la mâchoire. Avec un bruit affreux, celle-ci se disloqua, et, profitant du bref instant d’étourdissement de son adversaire, Juan se dégagea du poids mort et lui asséna un nouveau coup de poing, exactement au même endroit. L’homme hurla de douleur. Juan bondit sur ses pieds, saisit le volant à deux mains et le tourna frénétiquement.
Il avait à peine fait deux tours que le terroriste le saisissait par derrière et tentait de l’étrangler. Dès qu’il sentit l’étreinte se refermer sur son cou, Juan plia les genoux, planta un pied sur le volant, se propulsa en arrière et se retrouva derrière son adversaire. L’homme faisait bien une tête de plus que lui, et lorsqu’il se retourna, Juan n’attendit pas pour lui lancer un troisième coup de poing à la mâchoire. Cette fois-ci, l’os se brisa avec un bruit sec.
Aveuglé par la douleur, l’homme chercha à étouffer Juan, mais celui-ci se baissa et lui balança un coup dans les parties. Puis, sans perdre une seconde, il se précipita de nouveau sur le volant du frein, qu’il parvint à tourner deux fois.
Il sentit plus qu’il n’entendit l’attaque et eut le temps de tirer son pistolet avant de se retourner. Mais l’homme coinça la main tendue sous son bras et le souleva de façon à ce que Juan se retrouve sur la pointe des orteils. Puis le colosse s’apprêta à lui enfoncer le coude dans l’épaule, cherchant à lui briser la clavicule. Juan parvint à s’écarter et à amortir le coup.
Desserrant l’étreinte du terroriste, il défit les deux lanières qui maintenaient sa jambe artificielle lorsqu’il allait au combat. Il saisit alors sa prothèse et l’utilisa comme un gourdin. Le bout ferré de sa botte l’atteignit à l’œil, qui se remplit instantanément de sang. Le coup en lui-même n’était pas extrêmement violent, mais l’effet de surprise joua à plein.
Juan lui porta un nouveau coup au visage, le forçant à relâcher son étreinte sur le bras. Mais en voulant dégager sa main, Juan lâcha son pistolet qui tomba sur le toit du wagon. Il frappa une fois encore avec sa prothèse, faisant tituber son adversaire. Juan ne perdit pas une seconde, et profitant de l’équilibre qu’il avait su acquérir sur une seule jambe au cours des années, il frappa encore et encore, comme avec une hache.
Droite, gauche, droite, gauche. Il parvint à mettre une certaine distance entre l’homme et lui, appuya sur un bouton logé dans la cheville de la prothèse, et libéra ainsi un petit pistolet de calibre .44, à un seul coup, qui tirait à travers le talon. Le dernier gadget de la Boutique magique l’avait sauvé plus d’une fois, et il s’acquitta à nouveau de sa tâche. La balle atteignit en plein cœur le terroriste qui bascula du wagon comme une poupée de chiffon.
Lorsque Juan revint au volant de frein, le train abordait le tournant, et comme précédemment, les roues extérieures décollèrent du rail. Mais dans le wagon, quelqu’un avait dû comprendre la situation, parce que soudain les roues reprirent contact avec le rail. La masse des gens avait réussi à faire contrepoids.
Juan se retourna et aperçut alors le camion-train des terroristes franchir la crête. De la fumée sortait du Pig et quelques instants plus tard, on entendit distinctement le bruit saccadé du tir automatique.
Une rafale de balles de calibre 7.62 atteignit l’avant non blindé du camion qui les poursuivait. Le pare-brise éclata, projetant des milliers d’éclats de verre dans la cabine. Le radiateur fut percé en cinq ou six endroits et un nuage de vapeur enveloppa le camion, tandis que les balles poursuivaient leur course dans le moteur. Le distributeur, particulièrement vulnérable, fut haché menu, coupant l’alimentation, et une balle sectionna le tube hydraulique maintenant les roues de train en position.
Le camion descendit si brutalement sur son deuxième jeu de roues que le conducteur ne put rien faire. Les pneus claquèrent sur une traverse, soulevant l’arrière et projetant les hommes sur la voie par-dessus le toit de la cabine. Ils disparurent sous le camion.
Avec sa suspension brisée, le camion s’immobilisa sur le ballast dans un nuage de vapeur et de poussière.
Juan poussa un cri de triomphe en voyant leurs adversaires bloqués en pleine voie.
Les parois des montagnes renvoyèrent soudain l’écho d’un puissant coup de sirène.
Comme un monstre rampant, la locomotive diesel électrique que Juan avait jugée incapable de les poursuivre surgissait derrière eux, en haut de la côte. La fumée qui en sortait était d’un noir d’encre, témoignage de son mauvais entretien, mais sa vitesse était sans commune mesure avec la leur.
Deux hommes particulièrement chanceux réussirent à sauter du camion sur rails avant que la locomotive n’emboutisse l’arrière. Le véhicule s’éparpilla comme sous l’effet d’une charge explosive, projetant en tout sens fragments de métal et morceaux de moteur. Le réservoir brisé s’enflamma, et l’on eût dit que la locomotive traversait les feux de l’enfer.
Juan lâcha un juron et desserra le frein. Du flanc du Pig, jaillit alors une flèche laissant derrière elle un panache de fumée. Mark venait de tirer leur dernier missile. Juan retint sa respiration. La roquette toucha son but un instant plus tard, secouant l’air. La locomotive ressemblait à un météore crachant des flammes et de la fumée.
Pourtant, le missile n’eut aucun effet sur le monstre de quatre-vingt-dix tonnes qui avait subi le choc comme un char d’assaut un coup de carabine à plomb.
Leur petit convoi reprenait de la vitesse mais ne pouvait lutter contre le moteur diesel électrique. La locomotive était deux fois plus rapide qu’eux. L’espace d’un instant, Juan songea à sauter, mais à peine cette idée s’était-elle formée qu’il l’écarta de son esprit. Jamais il n’abandonnerait ses compagnons pour sauver sa peau.
Véritable boule de flammes, la locomotive n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres d’eux. A l’avant, on distinguait un trou et de la peinture noircie, mais le missile ne semblait pas avoir causé d’autres dégâts.
Pourtant, invisibles de l’extérieur, les goujons de fixation des roues avaient été directement touchés par le plasma brûlant du missile. Lorsque la locomotive passa sur un joint irrégulier entre deux rails, les goujons sautèrent et les quatre roues avant déraillèrent, déchiquetèrent les traverses et arrachèrent des portions de rails.
La partie avant n’étant plus guidée par les rails, la locomotive ralentit avant de se coucher sur le côté. La friction contre les pierres du ballast et l’arrachement de dizaines de traverses ne permit toutefois pas de beaucoup ralentir le bolide métallique. Même agonisant, le monstre allait entrer en collision avec le Pig.
La locomotive ne se trouvait plus désormais qu’à six mètres d’eux et ne semblait pas vouloir ralentir. Linc devait avoir le pied au plancher pour tenter l’impossible et leur convoi aborda le virage à toute vitesse.
Mais sans les rails pour la guider, la locomotive poursuivit sa course tout droit, entraînée par son poids énorme, passa à moins d’un mètre devant le Pig et bascula dans le vide. Nulle barrière pour entraver sa course folle vers le fond du précipice au milieu d’une gerbe de pierres du ballast.
Depuis la cabine du Pig, Linc et Mark ne pouvaient l’apercevoir, mais Juan, sur le toit du wagon où il actionnait déjà le frein, vit la locomotive dévaler la pente en roulant sur elle-même, gagnant de la vitesse à chaque culbute. Son ventre s’ouvrit, libérant le gazole qui enflamma les tubulures d’échappement déjà brûlantes. L’explosion et le nuage de poussière obscurcirent ses derniers instants avant qu’elle ne s’écrase sur le fond rocheux de la vallée.
Le wagon sortit du tournant sur les roues extérieures et Juan craignit qu’il ne retombe jamais, mais elles finirent par reprendre contact avec les rails. Appuyé au frein, Juan reprit haleine pendant un instant avant de replacer sa jambe artificielle sur son moignon.
Ils ne devaient plus se trouver qu’à une quinzaine de kilomètres du port charbonnier où l’Oregon les attendait.
La seule chose qu’il ignorait, c’était le sort de l’hélicoptère Mi-8 qu’il était sûr d’avoir entendu avant leur départ de la mine. Les terroristes n’avaient pas tenté de l’utiliser pour le suivre, ce qui semblait absurde. Il est vrai qu’un hélicoptère cargo n’était pas l’outil le plus adapté pour un assaut, mais étant donné les moyens qu’ils avaient utilisés pour les arrêter, l’hélicoptère aurait semblé au moins aussi adéquat.
Pendant les cinq minutes suivantes, le train négocia plusieurs virages plutôt faciles et Juan eut à peine besoin d’actionner les freins. Il était occupé à changer de fréquence pour se mettre en rapport avec Max, à bord du navire, lorsque son sang se glaça dans ses veines.
La voie ferrée quittait le flanc sûr de la montagne pour plonger dans la vallée grâce à un pont de bois fait d’un entrelacs de madriers et de poutrelles blanchies par le soleil et par le vent, et qui semblait tout droit sorti de l’Ouest américain. Au pied du pont, ses rotors tournant doucement, on apercevait l’hélicoptère Mi-8.
Nul besoin de voir en détail à quoi s’affairaient les hommes en dessous du pont pour comprendre qu’ils s’apprêtaient à le faire sauter.