18

Lorsque l’ambassadeur Charles Moon aperçut depuis l’hélicoptère les débris de l’avion, il faillit vomir sur les genoux de son voisin Ali Ghami, le ministre libyen des Affaires étrangères. L’appareil était pulvérisé, les débris éparpillés sur près d’un kilomètre et demi et en dehors des moteurs et d’un morceau de fuselage, les morceaux n’étaient pas plus gros qu’une valise.

— Qu’Allah ait pitié, dit Ghami, qui voyait également le site pour la première fois.

Au sol, protégés par un cordon de soldats libyens, des hommes examinaient l’épave. Il s’agissait d’une équipe avancée du NTSB et deux experts en aéronautique libyens, arrivés peu de temps avant l’ambassadeur américain, et dont l’hélicoptère était posé à environ un kilomètre et demi de l’épave.

— Monsieur le ministre, dit le pilote dans l’interphone, nous allons devoir nous poser à côté de leur appareil de façon à ce que notre rotor ne gêne pas les recherches.

— Entendu, répondit Ghami. Je crois que l’air frais et un peu de marche à pied nous feront du bien, à monsieur l’ambassadeur et à moi-même.

— Compris, monsieur.

Le ministre posa la main sur l’épaule de l’ambassadeur américain.

— Au nom de mon gouvernement et en mon nom propre, je vous présente mes condoléances, Charles.

— Merci, Ali. Quand vous m’avez appelé pour me dire qu’on avait retrouvé l’avion, je gardais encore espoir. Maintenant…

Il n’ajouta rien. Il n’y avait rien d’autre à dire.

Le pilote posa l’hélicoptère français EC155 près du gros hélicoptère peint aux couleurs de l’armée. Le garde du corps de Ghami, une montagne de muscles, dépourvu de cou, nommé Mansour, ouvrit la porte de l’hélicoptère alors que les pales tournaient encore. Ghami sauta lestement à terre et attendit que Moon, un peu plus lent en raison de son embonpoint, le rejoigne.

Ils se dirigèrent vers l’épave. Au bout de quelques pas, Moon se mit à transpirer, mais ni le ministre libyen ni son garde du corps ne semblaient affectés par la chaleur torride. De temps à autre, le vent leur amenait par bouffées des odeurs de kérosène et de plastique brûlé.

Moon jugea le spectacle qui s’offrait à eux plus terrible encore que ce qu’il avait aperçu depuis les airs. Tout était carbonisé. Ils s’immobilisèrent devant le cordon de soldats et attendirent l’arrivée du chef des inspecteurs du NTSB, qui se déplaçait lentement au milieu des débris en prenant des photos, tandis qu’un de ses collègues enregistrait tout sur un caméscope. Lorsqu’il aperçut les dignitaires, il glissa quelques mots à son compagnon et vint les rejoindre. Il avait le visage long et émacié, ses lèvres s’abaissaient aux deux coins.

— Monsieur l’ambassadeur ?

— Je me présente, Charles Moon. Et voici M. Ali Ghami, le ministre libyen des Affaires étrangères.

Les trois hommes échangèrent une poignée de main.

— Je m’appelle David Jewison.

Ghami tressaillit légèrement en entendant ce nom.

— Pourriez-vous nous dire quelques mots sur cet accident ? demanda Moon.

Jewison jeta un coup d’œil à l’épave, par-dessus son épaule, puis se tourna de nouveau vers l’ambassadeur.

— Une chose est sûre : nous ne sommes pas les premiers sur le site.

— Que dites-vous ? demanda sèchement Ghami.

Moon savait que la façon dont la Libye gérerait cette crise aurait un impact sur ses relations avec les Etats-Unis et les puissances occidentales, bien au-delà des Accords de Tripoli. La révélation de Jewison mettait Ghami et son gouvernement en mauvaise posture. De la falsification des éléments de preuve à la complicité le chemin n’était pas long.

— Apparemment, reprit Jewison, un groupe de nomades est déjà passé sur les lieux. Ils ont laissé derrière eux des centaines d’empreintes, des restes de feu pour cuisiner, des détritus qui correspondent bien à leur style de vie, et le cadavre d’un dromadaire abattu d’une balle dans la tête. D’après notre guide, vu l’état de ses dents, le dromadaire ne devait plus en avoir pour longtemps et il a été probablement sacrifié parce qu’il n’avait plus aucune valeur.

« Une partie des débris a été dérangée et certains éléments peut-être emportés. Les restes des passagers ont également disparu. Je crois que selon les coutumes musulmanes, les gens doivent être enterrés dans les vingt-quatre heures suivant leur mort. D’après mon homologue libyen, c’est probablement ce qu’ont fait les nomades. Je n’ai aucune raison de mettre en doute ses assertions, mais on n’aura aucune certitude avant de voir arriver des chacals.

— Avez-vous une idée de ce qui a pu arriver à l’avion ?

— Bien qu’on n’en soit qu’au tout début de l’enquête, il semblerait que l’avion ait perdu une partie de sa queue en plein vol. On ne sait pas pourquoi, parce qu’on ne l’a pas retrouvée ici, sur le site. Nous enverrons notre hélicoptère faire une reconnaissance le long du trajet de l’avion. Cet accident a pu entraîner une perte de liquide hydraulique, empêchant le bon fonctionnement du gouvernail et du gouvernail de profondeur. Sans le système hydraulique, les volets, les ailerons, les becs de bord d’attaque et les aérofreins des ailes principales ont dû également cesser de répondre. Si ça a été le cas, l’appareil devait être difficile voire impossible à gouverner.

— Y a-t-il des éléments permettant de savoir pourquoi l’avion a perdu une partie de sa queue ? demanda Ghami.

— On n’en a pas encore vu. On en aura une idée quand on l’aura retrouvée.

— Et si on ne la retrouve pas ? demanda Moon.

La question n’était pas délibérément provocante, mais il était curieux de voir la réaction de Ghami. Il avait beau éprouver pour lui une manière de sympathie personnelle, il n’oubliait pas pour autant la fonction qu’il occupait.

— Sans cet élément, la raison sera officiellement considérée comme inconnue.

Ghami se tourna vers l’ambassadeur.

— Je vous promets, Charles, que la queue de cet avion sera retrouvée et que l’on déterminera les causes de cette tragédie.

— Excusez-moi, monsieur le ministre, dit Jewison, mais c’est une promesse que vous ne pourrez peut-être pas tenir. Cela fait dix-huit ans que j’enquête sur les accidents d’avion. J’ai vu toutes sortes de choses, y compris un avion qui a explosé en plein vol et qu’on a dû repêcher dans l’océan au large de Long Island. Comparée à celle-ci, l’enquête a été relativement facile. Il est impossible de dire quels dommages résultent de l’écrasement et lesquels sont dus à vos compatriotes. (Ghami voulut protester, mais Jewison l’arrêta d’un geste.) Je voulais dire les nomades. Ils sont libyens et ce sont donc vos compatriotes, c’est tout ce que je voulais dire.

— Les nomades ne sont citoyens d’aucun pays sinon du désert.

— Quoi qu’il en soit, ils ont tellement massacré cet endroit que même si on retrouve la queue, je ne sais pas si on parviendra à déterminer les causes de l’accident.

Ghami soutint le regard de l’expert.

— Monsieur l’ambassadeur et d’autres représentants de votre gouvernement m’ont expliqué que vous étiez le meilleur au monde dans votre partie, monsieur Jewison. Ils m’ont assuré que vous trouverez la réponse. Je suis persuadé que vous consacrez à toutes les catastrophes aériennes les mêmes efforts, mais vous devez savoir, j’en suis sûr, la gravité de cette situation et l’importance de vos découvertes.

Jewison regarda tour à tour les deux hommes et comprit que dans son enquête, la politique allait tenir une place aussi importante que les techniques scientifiques.

— Dans combien de temps doit se tenir cette conférence ? demanda-t-il.

— Dans quarante-huit heures, répondit Moon.

Il hocha la tête, l’air résigné.

— Si nous retrouvons la queue et si elle n’a pas été endommagée par les nomades, je pourrai vous communiquer un rapport préliminaire avant cette date.

Ghami lui tendit une main que Jewison serra.

— Nous n’en demandons pas plus.

*

L’Oregon s’était mis en mode ultra silencieux. Pour atténuer le bruit des vagues contre la coque, on ne pouvait pas faire grand-chose, à part garder la proue face au vent. Mais à part cela, rien n’avait été négligé dans la position du navire. Max Hanley avait entouré l’Oregon de bouées passives qui recueillaient l’énergie des radars approchant et relayaient l’information à l’ordinateur du bord. Ils étaient ainsi prévenus longtemps à l’avance de la présence d’un autre navire dans les parages et cela sans avoir à utiliser leur propre radar. Si le bâtiment semblait se diriger vers eux, le système de positionnement dynamique du navire déplacerait l’Oregon en utilisant la puissance des batteries au zinc et à l’argent, particulièrement silencieuses. Avec sa coque et sa superstructure enduite d’un produit absorbant les ondes radar, un navire croisant à proximité ne pourrait les détecter qu’en étant presque dans son champ de vision.

Un sonar passif pendait depuis le moon pool jusqu’à la quille. Capables de capter à trois cent soixante degrés, les microphones acoustiques renseignaient sur toutes les formes de menaces sous-marines. D’autres capteurs recueillaient les données électroniques et les échanges radio des navires, avions et bases militaires de la côte libyenne. Juan Cabrillo avait très expressément conçu l’Oregon pour ce genre de mission. Sa furtivité lui permettait de demeurer proche d’une côte hostile pendant des jours, voire des semaines, et de collecter des informations sur les mouvements d’une flotte, les échanges électroniques ou tout ce qui pouvait intéresser un client.

L’Oregon était ainsi resté mouillé pendant vingt-huit jours au large de Cuba, au moment où, malade, Fidel Castro avait transféré le pouvoir à son frère Raul, et avait pu écouter tout ce qui se disait derrière les portes fermées du dictateur. Ils avaient pu de la sorte fournir aux services de renseignements américains des informations d’une importance capitale et dissiper la plupart de leurs incertitudes.

Mettre l’Oregon en mode ultra silencieux impliquait également de suspendre toutes les tâches habituelles de maintenance, ce qui n’était pas forcément pour déplaire à l’équipage. En outre, on avait fermé la salle de gymnastique pour éviter que des haltères s’entrechoquent malencontreusement et les repas étaient réduits à des poches préemballées et chauffées dans une marmite rivée au fourneau de la coquerie. L’équipe de cuisine s’était surpassée dans la préparation de ces repas, mais le résultat ne pouvait faire oublier les plats gastronomiques auxquels les membres de la Corporation avaient fini par s’habituer. L’argenterie et la vaisselle en porcelaine avaient été remplacés par des couverts en plastique et des assiettes en carton, tandis que radio et télévision devaient être écoutés avec un casque.

Max Hanley se trouvait à ce moment-là dans sa cabine et travaillait à une maquette de Swift Boat, l’une des vedettes fluviales les plus rapides qu’il ait eu à commander pendant la guerre du Vietnam. Hanley n’était pas du genre à s’attarder sur son passé, à cultiver la nostalgie : il conservait ses médailles militaires dans un coffre-fort de Los Angeles qu’il n’avait pas ouvert depuis des années, médailles qu’il n’arborait qu’à l’enterrement d’anciens camarades. Cette maquette, il ne la construisait que parce qu’il pouvait le faire de mémoire et que cela le distrayait de ses responsabilités présentes.

Le Dr Huxley avait pour sa part émis l’hypothèse que ce hobby était une façon de réduire le stress et de conserver une pression artérielle normale. Jusque-là, il avait réussi à s’y tenir plus longtemps que le yoga qu’elle lui avait tout d’abord prescrit. Il avait déjà construit et présenté à Juan une magnifique maquette de l’Oregon, qui trônait à présent sous une bulle en plastique dans la salle de conférence du navire et avait des plans pour un bateau à aubes du Mississippi lorsqu’il en aurait fini avec le Swift Boat.

On frappa à sa porte si doucement qu’il sut aussitôt que c’était Eric Stone qui poussait à ses ultimes conséquences les consignes de silence.

— Entre, dit Hanley.

Eric fit son entrée avec un ordinateur portable et un grand portfolio. Il avait l’air de ne pas avoir dormi depuis une semaine. Stone adoptait d’ordinaire une sorte d’attitude militaire, née de son entraînement à Annapolis, mais ce jour-là il avait la chemise déboutonnée et son pantalon chino était fripé comme du papier d’aluminium usagé.

Max s’inquiétait pour les membres de la Corporation lâchés en milieu hostile, mais Eric, lui, prenait cela encore plus à cœur. Max avait été son mentor lorsqu’il avait rejoint la société, mais depuis lors c’était Juan qu’il idolâtrait, tandis que Mark Murphy occupait la place du frère qu’il n’avait jamais eu. La fatigue creusait son visage d’ordinaire lisse et de toute évidence il ne s’était pas rasé depuis quelques jours.

— Tu as quelque chose ? demanda Max sans préambule.

Il montra le portfolio.

— Des cartes détaillées de l’endroit où se trouve Juan, et un historique.

— Je savais que tu y arriverais. (Sur son bureau, il ménagea un espace pour qu’Eric puisse déployer la carte et se leva pour mieux voir.) Explique-moi ce que je vois, là.

On distinguait un petit camp d’entraînement, haut dans les montagnes, à une trentaine de kilomètres de la côte. Le camp était bien dissimulé par les sommets montagneux, et sans la présence d’une sorte de large puits ouvert, il aurait été aisé de le manquer, même en connaissant son emplacement grâce au transmetteur GPS que Juan s’était fait implanter sous la peau. Il y avait une ligne sombre qui serpentait entre la mer et le puits et qui épousait de très près les contours du terrain. Là où la ligne rejoignait la côte, on distinguait deux vieux bâtiments et une longue jetée, et d’autres bâtiments au fond d’une vallée, là où la terre avait été excavée.

Eric désigna d’abord la zone du port.

— Voilà ce qui reste d’une gare charbonnière bâtie par les Britanniques dans les années 1840. Elle a été agrandie et on a allongé le quai en 1914, probablement en raison de la guerre mondiale qui s’annonçait. Ce quai a été partiellement détruit lors de la campagne de Rommel en Afrique du Nord, et les Allemands l’ont rebâti pour s’en servir de relais de ravitaillement pendant leur expédition vers l’Egypte. La ligne sombre, là, c’est la voie ferrée reliant la gare à la mine de charbon, ici. (Son doigt suivit les rails jusqu’aux bâtiments surplombant le puits de mine ouvert.) Il y avait autrefois un canal pour le transport du charbon, mais il s’est asséché et on a posé les rails sur son lit.

— On dirait qu’ils sont en train de rouvrir cette mine, dit Max.

— Exactement. Il y a environ cinq mois. La voie ferrée a été refaite pour pouvoir accueillir des wagons plus gros, et le but est de reprendre l’extraction du charbon.

— Personne n’a fait remarquer que c’est quand même curieux pour un pays qui dispose de quarante milliards de barils de pétrole dans son sous-sol.

— J’y ai pensé tout de suite, répondit Eric. Et ça ne s’explique pas du tout. Surtout si on tient compte de la volonté de développement durable du gouvernement avec l’usine hydroélectrique, un peu plus loin sur la côte.

— Alors qu’est-ce qui se passe là-bas, réellement ?

— La CIA pense qu’il s’agit d’une couverture pour un nouveau centre de recherches nucléaires sous-terrain.

— Je croyais que l’oncle Mouammar avait renoncé à ses ambitions nucléaires, dit Max. En outre, la CIA est du genre à croire que ma belle-mère s’est lancée dans un programme de recherches nucléaires du jour où elle a fait creuser une nouvelle cave sous sa maison.

Eric pouffa.

— Les services de renseignements étrangers ne croient pas aux thèses de la CIA. Pour eux, c’est une entreprise tout à fait légale. Le problème, c’est que je n’arrive à repérer aucune entreprise chargée des travaux sur place. Cela dit, ça n’est pas si étonnant que ça, parce que les Libyens ne sont pas réputés pour leur transparence. Il y avait quand même un article dans une revue professionnelle expliquant que la Libye est intéressée par la gazéification du charbon, conçue comme une alternative au pétrole ; d’après eux, leur système serait plus propre que le gaz naturel.

— Tu n’as pas l’air convaincu, dit Max.

— Les recherches m’ont pris un peu de temps, mais j’ai trouvé des informations sur des bateaux qui avaient utilisé les services de cette usine, autrefois. Apparemment, les navires qui faisaient le plein régulièrement là-bas étaient obligés de faire cinquante pour cent de maintenance en plus et voyaient leurs performances réduites de vingt pour cent.

En tant qu’ingénieur, Max comprit aussitôt les implications des découvertes d’Eric.

— Le charbon est sale, c’est ça ?

— Dans un de ses rapports, le capitaine d’un cargo, le Hydra, écrit qu’il préférerait encore remplir ses réservoirs de sciure de bois que d’utiliser encore le charbon de cette usine.

— Donc, aucune technologie actuelle de gazéification ne permet de rendre le charbon propre. Alors qu’est-ce qu’ils fabriquent, là-bas, exactement ?

— Les bâtiments au nord de la mine ont été autrefois utilisés par l’armée libyenne comme centre d’entraînement.

— Finalement, tout ça est une histoire gouvernementale, dit Max, tirant un peu trop rapidement les conclusions.

— Pas forcément, rétorqua Eric. Ça fait deux ans qu’elle est désaffectée.

— Retour à la case départ, fit Max, dépité.

— J’en ai bien peur. Au cours des deux derniers jours, il y a eu des manœuvres militaires suspectes en Syrie, et notre satellite de couverture s’est déplacé vers l’est pour les surveiller. Cette image-ci date de deux mois, et c’est la plus récente que j’aie pu trouver.

— Pourquoi ne pas essayer d’avoir des images d’une société de satellites privée ?

— Déjà essayé : ça n’a rien donné. Même en offrant le double du prix demandé, on ne pourra pas avoir de clichés avant une semaine.

— Trop tard pour Juan ou pour Fiona Katamora.

— Ouais.

— Et tu as vraiment tout essayé pour découvrir le nom de la société qui travaille sur la voie de chemin de fer ?

— C’est comme peler un oignon couche après couche. J’ai jamais vu une telle protection. Chaque fois qu’on cherche qui est propriétaire, c’est l’impasse. Cela dit, j’ai quand même découvert que les sociétés qui travaillent en Libye le font en général en partenariat avec l’Etat.

— La boucle est bouclée : le gouvernement libyen est derrière tout ça, non ?

— Tu connais la Cosco, n’est-ce pas ?

— La compagnie chinoise de transport maritime ?

— Dont tout le monde croit qu’elle appartient à l’Armée populaire de libération. Je me demande si on n’a pas affaire à quelque chose d’un peu semblable, ici.

— Tu voudrais dire que ce serait seulement un secteur de l’Etat qui serait derrière tout ça ? (Eric acquiesça.) L’armée ?

— Ou l’OSJ, l’Organisation de sécurité de la Jamahiriya, leur principal service de renseignements. Depuis que Kadhafi a décidé de jouer les gentils, l’OSJ a été marginalisée. Ils ont peut-être joué cette carte pour retrouver un peu de leur prestige.

— Un pari plutôt risqué, puisque nous savons que ces gens sont liés d’une façon ou d’une autre à l’attentat contre l’avion de Katamora. (Eric ne dit rien et Max poursuivit.) Et si les terroristes avaient graissé la patte à cette faction pour qu’ils regardent ailleurs ? Ça a marché pour Ben Laden au Soudan, et ensuite en Afghanistan, jusqu’à ce qu’on dégomme les Talibans.

— C’est aussi à ça que j’ai pensé. Nous savons qu’autrefois, la Libye a donné asile à des terroristes. La mine et la voie ferrée pourraient cacher un camp d’entraînement pour terroristes, avec l’idée, quand même, d’utiliser les produits de la mine pour financer leurs activités. C’est la stratégie d’Al-Qaida en Afrique, qui se livre au trafic des diamants de la guerre.

Max prit un moment pour allumer sa pipe, comme il le faisait chaque fois qu’il voulait mettre de l’ordre dans ses pensées.

— On perd notre temps. Ça ne sert à rien de savoir qui est derrière tout ça. Juan aura probablement trouvé la réponse. A mon avis, la priorité c’est de le tirer de là et de voir ce qu’il a découvert.

— Tout à fait d’accord.

— Des suggestions ?

— Pas pour l’instant. Il faut attendre qu’il ait pris contact.

Max Hanley était connu comme un homme réservé et Eric fut donc surpris de l’entendre s’exclamer :

— Ça me fout en rogne, tout ça !

— Je comprends ce que tu veux dire.

— Juan n’aurait pas dû partir.

— Il a estimé que c’était nécessaire. Sans ça, comment aurait-on su d’où ils venaient ?

— Il y a de meilleurs moyens. On aurait pu suivre l’hélico au radar.

— On ne l’a jamais vu arriver sur le lieu de l’accident, rétorqua Eric. Comment aurait-on pu le suivre au retour ? Il volait tout le temps en rase-mottes. Complètement invisible. Et avant que tu me le dises, sache qu’on n’avait pas le temps de demander une couverture satellite. Juan a pris la seule décision possible.

Max passa la main dans ses cheveux poivre et sel.

— Tu as raison. Mais ça ne me plaît pas, cette histoire. Trop d’impondérables. A-t-on affaire à du terrorisme d’Etat, à une fraction de ce même appareil d’Etat, ou à une autre variété de terrorisme en pot, probablement le groupe de Suleiman Al-Jama ? On ne sait pas qui on combat, ni ce qu’ils veulent. On ne sait pas si Katamora est encore vivante ou pas. En gros, on ne sait rien du tout. Linc, Linda et Mark ont découvert un hélico apparemment armé pour descendre l’avion de la secrétaire d’Etat, mais encore une fois, on ne sait pas qui est derrière tout ça. Et puis on a un groupe d’archéologues disparus, et on ne sait pas si c’est ou non lié, et un universitaire gnangnan qui nous raconte qu’ils sont partis à la chasse au Dahu, tout ça pour qu’il puisse payer une pension à son ex. J’ai oublié une pièce du puzzle ? Ah oui, dans deux jours, doit se tenir la conférence de paix la plus importante depuis Camp David. Et comme on est sans nouvelles de Juan, je suis incapable de reconstituer ce puzzle.

Voilà bien le problème fondamental de Max, se dit Eric. Hanley n’était pas un chef comme l’était Juan. Qu’on lui pose un problème technique, et Max travaillera jusqu’à trouver la solution, ou qu’on lui présente un plan d’action et il fera en sorte de l’exécuter à la lettre. Mais lorsqu’il lui faut prendre une décision difficile, il souffre le martyre parce que ça n’est pas son point fort. Il n’était ni stratège ni tacticien et le savait mieux que personne.

— Si c’était moi, dit Eric diplomatiquement, je dirais à Mark et aux autres de se tenir proches de la mine transformée en camp terroriste pour le moment où Juan appellera.

— Et les archéologues et leur document ?

— Pour l’instant, c’est secondaire. Notre priorité, ce sont le président de la Corporation et la secrétaire d’Etat.

La sonnerie du téléphone retentit. Sur l’écran s’afficha le nom du technicien de service. Max mit le téléphone sur haut-parleur.

— Ici Hanley.

— Max, je viens de recevoir une alerte de sécurité d’Overholt.

— Quoi, encore ? grommela-t-il.

— Un hélico qui semble être le même que celui dans lequel Juan s’est embarqué, s’est pointé sur le champ de fouilles archéologiques, de l’autre côté de la frontière tunisienne. Des hommes armés ont enlevé le professeur Emile Bumford, le représentant du gouvernement tunisien et un membre de l’équipe locale, un jeune garçon qui est peut-être de sa famille.

Max plongea le regard dans celui d’Eric.

— Une question secondaire, hein ? (Il retourna au technicien de service.) C’est bon. Envoie un mot à Lang pour lui dire qu’on a bien reçu son message. (Il coupa la communication et s’enfonça dans son siège.) Encore une pièce du puzzle qu’on ne sait où mettre.

Sagement, Eric ne lui dit pas que cette pièce faisait peut-être partie d’un autre puzzle.