5 : Salles d'attente.

 

Les lettres rouges luminescentes clignotaient au-dessus de l'entrée, suffisamment large pour qu'au moins trois personnes puissent y passer de front.

Verticale et haut perchée, l'inscription était encadrée d'un fin liséré rouge clair. Nils se souvint de cet homme qui lui avait fait remarquer la faute d'orthographe. Il s'arrêta, leva la tête : tout d'abord n'était allumé que le cadre rouge clair. Puis la lettre D s'embrasait, rouge vif, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre I, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre A, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre G, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre N, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre O, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre S, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre T, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre I, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre C, suivie une fraction de seconde plus tard par la lettre S.

Le vacarme environnant nuisait à la concentration ; Nils comptait en s'aidant de ses doigts. L'inscription restait lisible durant une dizaine de secondes, environ une main de temps. Puis le liséré rouge clair s'éteignait, suivi par les lettres majuscules qui disparaissaient toutes simultanément.

Nils demeurait immobile, engourdi par ces lumières vives qui semblaient traverser de part en part la rétine, jusqu'à gratter l'os concave des orbites. Enfin il esquissa un sourire, constatant que l'inscription était orthographiquement correcte, puis relâcha son souffle.

Lorsqu'il baissa les yeux il s'aperçut que Lou était passée sans s'arrêter sous l'enseigne lumineuse.

Après avoir découvert une faute, que faisait-on ? Devait-on s'empresser d'importuner quelqu'un en la lui faisant remarquer ?

Il jeta un dernier regard sur le fin liséré rouge clair, puis pénétra dans la salle d'attente où régnait une lumière douce, d'un vert plus clair que celui du couloir.

La salle était comble. Pas une place inoccupée sur les bancs métalliques disposés le long des parois.

Des enfants trépignaient, assis sur les genoux de leur mère. Certains s'amusaient à faire des grimaces en direction de leur voisin immédiat. Nils remarqua quelques vieillards qui ne se résolvaient pas au trou sombre de la trappe.

Lou était assise au fond de la salle, près d'un banc, les jambes croisées.

Elle fit un signe à Nils, qui la rejoignit, s'installa du mieux qu'il put, sortit une ration de la musette, craqua une cigarette dont il tira plusieurs savoureuses bouffées. La fumée remontait le long de son visage et, blanchâtre, bleuâtre, s'emmêlait dans ses cheveux.

Ces gens étaient là depuis toujours, il ne pouvait en être autrement. Ni les formes, ni les couleurs, ni la lumière, ni le couloir, ni l'eau, ni le temps, ni le nombre de doigts des marcheurs n'avaient de fin, sans, cependant, cesser d'être définis, puisqu'on pouvait les nommer.

Comment affirmer que ces individus, entassés mais dissociables, s'achevaient quelque part ? Bien sûr, leur peau existait, souple et douce, ou dure et crevassée, bien visible. Mais constituait-elle une limite véritable, exhalant une odeur qui s'infiltrait à l'intérieur des autres par le biais des narines ? La voix pouvait s'entendre de très loin, et se prolonger dans les oreilles environnantes, frappant le tympan, provoquant des réactions dans les cellules du cerveau qui, à leur tour, se transformaient en signaux dont les répercussions étaient innombrables. Voir, c'était posséder sur sa rétine une image, à l'intérieur de soi. Mais l'on pouvait aussi être vu, et devenir image. Lorsqu'on les touchaient, les parois vert cru se glissaient dans le corps, excitant les terminaisons nerveuses, sans toutefois aller se loger en un point déterminable. La seule manière d'être soi était de prononcer intelligiblement son propre nom, afin que doute et confusion deviennent impossibles.

La bonne santé se transformait en cette mort dont la trappe n'était que l'amorce. Les divers malaises : des interruptions momentanées. Son corps ne l'avait jamais fait réellement souffrir, il ne connaissait que les petites douleurs sans gravité, les mauvaises digestions, les constipations chroniques, les maux de tête après un abus de cigarettes, le picotement des yeux après une station prolongée devant l'écran. Il ne s'était jamais roulé au sol, le corps agité de spasmes, en poussant de petits cris idiots.

Lorsqu'il posait une paume à plat sur le côté gauche de sa poitrine, il sentait battre son coeur, muscle qu'il savait être de forme oblongue, enfoui dans la mélasse tiède des viscères, ayant pour fonction de pomper puis de rejeter sans cesse le sang dans les artères, les veines, les organes. Parfois il s'étonnait de n'avoir jamais ouvert son corps, ni celui de quelqu'un d'autre. Les spots avaient un nom, il les voyait. Le grand oblique de l'abdomen avait un nom, c'était un muscle, il ne le voyait pas.

Le visage penché, caché par les cheveux, Lou regardait ses doigts de pieds, qu'elle agitait nerveusement à l'extrémité des espadrilles.

Lorsqu'un patient en avait terminé, il poussait la porte de la cabine des diagnostics, située au fond de la salle. Aussitôt plusieurs marcheurs se précipitaient pour prendre la place disponible, et bien sûr le plus malin, ou le plus fort, avait le dessus. Pourtant, devant la trappe aux morts et les différents distributeurs, les marcheurs acceptaient de faire la queue. La faim et la mort les préoccupaient bien moins que la douleur : sous son emprise, on finit par ne plus savoir qui l'on est.

Cette salle n'était pas un endroit idéal pour se reposer. Pas plus que le couloir. Quelle pouvait être la saveur d'un sommeil paisible, le corps étendu au chaud dans une cellule ?

Un large sourire aux lèvres, Nils chuchota à l'oreille de Lou :

- Vous allez voir, je vais vous aider. Ça ne va pas traîner !

Il fit mine de jouer des poings, roula de gros yeux féroces, contracta ses mâchoires, gonfla ses joues.

Lou éclata de rire. Un filet d'air chaud fusa de sa bouche.

- Je vous remercie.

Nils lui proposa une bouffée de sa cigarette. Elle refusa.

La porte s'entrouvrit. Par l'embrasure apparut le visage d'un homme au nez aplati. Ses yeux timides embrasèrent la salle, puis il sortit à petits pas. Hommes et femmes se levèrent. Nils tira Lou par le bras. Ils rejoignirent tous deux la mêlée, jouant des coudes et des poings, phalanges saillantes. Nils poussait des hurlements d'intimidation, des cris de colère (etc., toute la gamme), frappait en aveugle dans les corps qui s'interposaient. Lou tapait, pinçait, mordait. Nils la vit, montra lui aussi les dents. Il eut le pied écrasé par une jeune femme aux yeux brillants, parvint à se dégager en la repoussant violemment. Lou réussit à atteindre la porte, se faufila. Nils barra le passage de son corps cabré, bras en croix, regard mauvais, menton relevé, front en nage.

L'agressivité retomba aussi vite qu'elle était apparue. Comme si cette altercation faisait partie de la thérapeutique, les marcheurs retournèrent s'asseoir, qui sur les bancs disponibles, qui à même le sol.

Nils resta debout près de l'entrée, fier de n'avoir rien perdu de sa force musculaire, et alluma une cigarette.

Il tâta la bosse que formait le livre au fond de la musette.

Une petite fille gémissait.

- Pipi ! Maman ! Pipi !

- Attends un...

Un vieillard toussa.

Nils évitait de les regarder. Il préférait faire craquer ses doigts. Quelques instants plus tard, Lou sortit. De nouveau, hommes et femmes avides de soins se précipitèrent. Lou tenait à la main un carré de métal qui, en scintillant, réfléchissait la lumière verte environnante. La cigarette aux lèvres, Nils souriait, les yeux ronds.

- Vous venez ?

L'humidité des larmes avait disparu de son visage, ses yeux pétillaient. Une belle jeune fille.

Après avoir fait claquer sa langue sur son palais, Nils lui emboîta le pas. Ils débouchèrent dans le couloir. L'éclat exaspérant du vert cru leur fit cligner des yeux. Au-dessus d'eux, les lettres luminescentes engendraient des ombres multiples qui s'effaçaient pour, quelques secondes plus tard, onduler à nouveau sur le sol, s'harmonisant en un limpide ruissellement de couleurs.

Lou s'arrêta devant le distributeur de médicaments, introduisit la carte métallique dans la fente étroite.

Un déclic sec se fit entendre : dans la trappe apparurent deux petites boîtes vertes plastifiées. Lou souleva la vitre puis se détourna.

- Ça va vous faire du bien, ces trucs-là ?

- J'en sais rien.

Elle haussa les épaules. Il alluma une cigarette, aspira avec délectation cette fumée bleuâtre qui réjouissait les muqueuses avant de noyer le cerveau d'une torpeur agréable.

- Pourquoi ne fumez-vous pas ?

Lou ne répondit pas, avala deux minuscules tablettes verdâtres, dut déglutir plusieurs fois, comme si elle avalait tout rond de grosses boulettes de pain.

Nils s'aperçut qu'elle ne savait que faire des deux boîtes vertes.

- Vous n'avez pas de musette ?

- Non, je l'ai perdue.

- Ah... C'est gênant. Impossible d'en obtenir une nouvelle, n'est-ce pas ? remarquez, les sucres en morceaux, que l'on faisait dissoudre dans le café, c'était bon, ça existait, puis tout à coup ils ont disparu. Peut-être des distributeurs de musettes vont-ils nous apparaître, bientôt, en avant ? Hein ? Comment savoir ? Je n'en ai jamais vu, ça c'est sûr. Je n'aimerais pas perdre la mienne. Quand j'étais petit j'enviais celle de ma mère, je la trouvais beaucoup plus belle que celle que je portais sur l'épaule, qui me tombait jusqu'aux genoux. Elle était d'un vert passé tout à fait déplaisant. Depuis, il me semble que sa couleur a changé. Pourtant c'est toujours la même.

- Elle commence à se déchirer. Elle est sale.

- Oh ! Elle tiendra encore ! Confiez-moi vos médicaments, ça vous débarrassera.

- Merci. J'aimerais m'allonger.

Nils souffla par le nez.

- Je ne pense pas qu'il soit utile d'aller voir dans le dortoir. L'entrée était encombrée.

L'accouchoir était tout proche. De la salle d'attente émanait une odeur lourde que Nils ne parvenait pas à identifier. Après y être allé jeter un coup d'oeil, il revint vers Lou.

- On peut entrer là-dedans, si vous voulez.

Soudain, les grosses lampes placées parallèlement à l'axe longitudinal du couloir, entre les aérateurs, à une interdistance d'environ deux pas, clignotèrent étrangement, le vert cru environnant se fit plus sombre. Personne n'eut le temps de s'alarmer de cette alternance d'intensité, qui fut de courte durée.

- Oui, je veux bien. Je suis fatiguée. Je le portais depuis longtemps.

- Et les médicaments ?

- Il faut attendre. Peut-être vont-ils me faire dormir. Je ne sais pas. Les tablettes se ressemblent toutes.

Une dizaine de femmes enceintes patientaient en grignotant du bout des dents les tablettes verdâtres qui, après les premières douleurs, permettaient de retarder à volonté la parturition. Certaines arboraient des mines réjouies. D'autres étaient extrêmement pâles. L'une d'elles caressait doucement la rotondité de son ventre, du plat de la main.

Il fallait s'y attendre : de nombreux marcheurs avaient eu la même idée que lui, et somnolaient, couchés sur le sol métallique.

Lou se laissa tomber sur les genoux, puis s'allongea. Gênée par le pied d'un banc, elle dut se recroqueviller. Ses genoux vinrent buter contre son menton.

Nils l'imita, se coula près d'elle. Sa nuque cogna contre les chevilles d'une femme assise. Lorsqu'il releva la tête pour s'excuser il rencontra deux yeux verts perdus dans le vide.

Lou, paupières closes et bombées, cils recourbés. Nils se tourna sur le côté, posa une main sur son bras droit, qu'elle ne retira pas. Le contact était tiède. Sous forme d'un flux rouge vif, la vie s'écoulait sous la peau.

Avait-il oublié ? Pas du tout. Le nom était là, présent sans être formé de lettres, inscrit dans la couche de mémoire qu'il pouvait directement solliciter par la seule force de sa volonté.

Fourbu, les pieds gonflés, il s'était étendu sur le sol, près d'un distributeur de nourriture. Elle désirait continuer, l'avait dépassé, lui lançant un bref regard accompagné d'un "Salut, Nils !" qui n'avait éveillé en lui aucun regret. Il ne s'agissait pas d'une fin. Les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes, toutes différentes par leur visage et leur silhouette. Pour faire connaissance il suffisait de dire certains mots au sens bien précis, de faire certains gestes, certaines mimiques toujours identiques, comme pour obtenir un hot dog on pressait sur le gros déclic vert sombre, sans quoi l'on aurait obtenu du café. Parler avec une femme c'était aussitôt redécouvrir que deux sexes existaient : deux, opposés. C'était aussi refaire connaissance avec le temps qui, comme avec les doigts, pouvait être divisé par ce sang s'écoulant du ventre à intervalles réguliers. Mais dès que le foetus était conçu, prolongement d'une vie par une autre vie, il privait les femmes de leur temps propre, comme si on amputait un homme de ses doigts. Une femme, ce pouvait être des yeux brillants, des lèvres relevées avec deux petites rides prenant naissance aux ailes du nez et encerclant la bouche, de longs cheveux sombres, des seins dont on distinguait les pointes dures saillant sous le tissu rêche de la combinaison vert cru, des hanches rondes et larges, entre les cuisses une vulve protégée par une toison de poils bouclés. Après la pénétration on retrouvait la position verticale, celle de la marche, on relevait la fermeture à glissière que l'on avait ouverte pour dégager un peu le bas-ventre, on se sentait léger, on pensait à l'écran jaune, on reprenait son souffle, on allumait une cigarette de tabac Löh pour prolonger la sensation, nullement disparue mais dorénavant enfouie dans les entrailles de la femme, qui elle aussi se relevait et se recoiffait en s'aidant de ses doigts.

Lassé d'un visage, d'une voix, de donner des coups de reins, de pousser des petits gémissements, de marcher côte à côte, il lui était arrivé d'accélérer le premier le pas. Alors il s'était retourné, avait levé une main en l'agitant au-dessus de sa tête, expliquant ainsi qu'il ne comptait plus revoir cette femme qu'il quittait, sans qu'il soit nécessaire de faire sortir des mots de la gorge.

Mais il avait beau se répéter que tout cela avait eu lieu dans le vert cru, puisque c'était après qu'Andrée, arguant du besoin de repos, eut décidé de demeurer dans la cellule, ces images qui n'avaient plus à être perçues pour exister restaient teintées de bleu, comme les enseignes lumineuses que l'on apercevait à l'approche d'une station principale.

Découverte entre le bas de la combinaison et le cou-de-pied des espadrilles, la cheville frôlait sa bouche. Un instant il eut envie de mordre dans cette peau, comme dans le pain d'un hot dog. La chair à nu, percée de petits trous, baignait dans une clarté vert pâle, et, de temps à autre, l'os, en-dessous, le péroné, se contractait sous l'impulsion du muscle soléaire, puis se relâchait : Nils aimait évoquer ces mots exprimant des choses invisibles.

Lou semblait dormir.

Les autres femmes jacassaient sans se soucier du sommeil de ceux qui, couchés, aspiraient à un peu de repos. Elles étaient, bien sûr, dans leur droit, car s'ils n'étaient pas satisfaits ils pouvaient toujours retourner dans le couloir. Ici, les poings ne pouvaient pas se dresser. Des enfants allaient naître. Si l'on avait eu la moindre velléité de violence, quelque chose se serait déclenché, peut-être tout en soi serait-il devenu violet : souffrance.

D'âcres effluves sécrétés par la transpiration se dégageaient de la cheville. Où étaient donc installés les yeux de verre mesurant l'opacité de l'air, dans cette salle ? Au-dessus de l'entrée, sans doute. Pas le moindre relent de tabac froid.

Nils posa sa main sur la poitrine de Lou. Les paupières ne se relevèrent pas. À peine si, imperceptiblement, les narines frémirent. Enhardi, il laissa courir ses doigts sur la proéminence des seins protégés par le tissu vert cru. En lui montait l'envie sourde de cette femme, le désir de s'y enfoncer le plus profondément possible.

Les lèvres entrouvertes de sa compagne aspiraient l'air puis le rejetait. Le ventre se soulevait à intervalles réguliers.

- Je n'aurais peut-être pas dû, remarquez, fit une voix de femme, derrière lui.

Si l'on tendait l'oreille, on pouvait discerner le léger murmure provenant du couloir. Le degré d'humidité de l'air devait être peu élevé. Il faisait chaud.

- Il est mignon, n'est-ce pas ? dit de nouveau la femme. J'ai vu partir sa mère. Je suis allée le chercher dans la trappe. Je l'ai gardé. Si personne ne l'avait pris, que serait-il devenu ? Ils ne peuvent pas retourner d'où ils viennent !

- Les morts, dans la trappe, ils disparaissent...

- Mais il n'était pas mort, ce petit. Il n'avait encore jamais marché !

Nils appliqua ses paumes contre ses oreilles, plia ses genoux pour les amener à hauteur de sa bouche.

Aussitôt les voix s'estompèrent, et le bourdonnement intérieur commença à brasser de son flux les images passées.