Le 8 janvier 1981, à 4 heures du matin,
trois blindés Saracen de l’armée, deux Land Rover de la police
britannique et une dizaine de soldats ont envahi Dholpur Lane.
C’est moi qu’ils venaient chercher, neuf heures après ma
libération. Je dormais, Sheila m’a réveillé brusquement. Ils
défonçaient notre porte d’entrée au bélier. J’ai couru dans les
escaliers, pieds nus et en pyjama.
— Tyrone Meehan ?
Ce n’était pas mon nom. C’était une sommation. Le
soldat était au bas des marches, joue collée à la crosse de son
fusil. J’ai dit oui de la tête, les mains levées, comme pour la
fouille. Un policier m’a pris par les cheveux, un autre par la
nuque. La porte était brisée, arrachée de ses gonds. Sheila
hurlait.
— Il est sorti hier ! Pour l’amour de Dieu
laissez-le ! Il vient de sortir !
Je suis arrivé cassé dans la rue, bras tordus et
menton plaqué sur le torse. Le blindé gris était contre notre
façade, porte ouverte. Dix pas à peine, de mon
seuil à son acier grillagé. Dholpur Lane s’est dressé une nouvelle
fois. Le convoi est reparti sous les cris, les pierres et les
bouteilles. J’ai été plaqué sur le sol du véhicule, mains liées
dans le dos. Un flic m’a enfilé un sac en plastique noir sur la
tête. J’ai paniqué. J’ai cru qu’ils allaient m’étouffer. Trois
policiers m’ont maintenu avec leurs chaussures, écrasées sur ma
nuque, mes jambes et mon dos. J’ai revu Aidan, la cellule, le sol
putride, nos murs d’excréments. J’ai eu envie de mourir. Je ne
voulais pas retourner en prison.
Un officier s’est agenouillé, sa bouche contre mon
oreille. Il puait l’égout.
— Alors Paddy ! C’était bien la
liberté ? Un peu trop long peut-être non ? Tu es sorti il
y a quoi ? Dix, douze heures ?
Je n’ai pas répondu.
Depuis le passage de la frontière, en 1941, avec
maman et oncle Lawrence, je savais si je pouvais défier ou s’il me
fallait baisser la tête. Un jour qu’il s’était fait menacer par une
patrouille, mon frère Séanna a placé les bras devant son visage,
grimaçant comme un paysan qui craint le bâton de son maître. Les
soldats ont ri. Il avait un revolver sur lui et deux
grenades.
— L’ennemi nous sous-estime, c’est sa faiblesse,
disait-il.
Lorsqu’il croisait les paras britanniques, il
jouait souvent l’attardé. Il boitait lourdement, sortait ses
lèvres, galochait son menton, écarquillait les yeux, donnait à
son visage l’air prognathe des caricatures
d’Irlandais publiées dans la presse anglaise. Il le faisait pour
moi, le regard en coin. Et il y avait toujours un soldat pour dire
aux autres : « Ah ! Celui-là, il est
parfait ! »
Nous n’allions pas au centre de rétention de
Castlereagh. Le trajet pour l’interrogatoire était trop long. Je ne
retournais pas non plus à Long Kesh. Ce n’était pas l’autoroute
mais des chemins en lacet. Ma joue droite était écrasée sur le sol.
Aucun projectile sur la carapace, ni brique ni motte de terre. Pas
d’accélération brusque pour semer des nuées d’enfants hostiles.
Nous étions en zone protestante.
Je suis descendu de la Land Rover à l’aveugle, le
sac sur mon visage. Des mains me soutenaient, mais n’ordonnaient
pas. Des voix d’hommes, de femmes. Une porte, une autre. Pas de
grille, pas de verrou qui claque, aucune clef non plus, un couloir
d’hommes libres. J’ai senti le son clos d’une petite pièce. La
cellule m’avait enseigné le bruit de cet espace. Une chaise contre
mes mollets. Un geste sur mon épaule. Une chaleur de radiateur. Je
me suis assis.
Lorsqu’ils ont libéré mes poignets et enlevé la
cagoule, j’ai gardé un instant les yeux mi-clos. Le néon était
gênant. Sur les murs, une peinture écaillée d’hôpital, l’affiche du
film Les Oiseaux, d’Alfred Hitchcock.
La fenêtre était grillagée. Elle donnait sur des bâtiments
inconnus. La pluie se pressait contre les vitres.
— Un thé ?
J’étais face à une large
table et ils étaient trois. Aucun uniforme, des civils. J’ai eu un
geste de recul. J’avais d’abord pensé à des loyalistes leur accent
était anglais.
— Un café, peut-être ?
Celui qui parlait enlevait son anorak sans me
quitter des yeux. Il était très roux, avec une moustache en
broussaille, l’œil gauche enfoncé dans l’orbite. Le deuxième était
très mince. Le troisième avait les cheveux blancs. Il regardait par
la fenêtre. Il observait mon reflet dans la vitre. Nos regards se
sont croisés.
— Pourquoi suis-je là ?
L’ennemi ne m’avait habitué ni à la chaise ni à la
chaleur. Je savais comment protéger ma tête des coups, comment
survivre à la prison, comment résister aux insultes et aux cris. Je
savais contenir leur force, pas leur calme. Le maigre m’a tendu une
tasse de thé. Il guettait ma réaction. J’ai bu, sans un regard pour
la reine qui souriait sur la faïence bleue.
— Nous savons tout de toi. Maintenant, c’est à
nous de te donner des informations.
L’homme à la fenêtre s’est retourné. Il s’est
assis sur le rebord de la table.
— Moi, c’est Stephen Petrie, agent du MI-5, le
contre-espionnage britannique.
Je me suis levé.
— Je ne veux rien savoir !
Il a souri.
— Assieds-toi, Tyrone, tout va bien.
Il a désigné le serveur de thé.
— Je te présente Willie Wallis, de la Special
Branch.
— Et puis Frank Congreve, officier de la Royal
Ulster Constabulary.
Même geste poli du roux.
— Mais pour faire simple, tu pourras nous appeler
« l’agent », « l’espion » et « le
flic ». Ou le « RUC » si tu veux être
courtois.
J’étais resté debout.
— Je n’ai aucune raison de vous connaître ou de
vous appeler. Si vous n’avez rien à me reprocher, laissez-moi
partir.
Je ne m’attendais pas à être aussi calme. Ils
n’avaient pas peur de moi, je n’avais pas peur d’eux. Je les
sentais de volonté égale. L’agent du MI-5 a pris place à ma gauche,
sur une chaise vide. C’est lui qui parlait.
— Je vais te raconter une belle histoire,
Tyrone.
J’ai croisé les bras.
— Vos enfants aiment les belles histoires,
non ? Les fées, les lutins, tous ces trucs…
L’agent s’est tourné vers le flic.
— Toi qui es du coin, on les appelle comment les
lutins, par ici ?
— Leprechauns.
— C’est ça, les leprechauns.
Machinalement, j’ai refermé un bouton de mon
pyjama.
— Et puis quand il vieillit, l’Irlandais rêve de
martyrs et de héros.
L’agent a avancé un cendrier vers moi.
Je n’ai pas répondu. Il a regardé le flic
roux.
— Et toi Frank ? Tu crois que le héros est
important en Irlande ?
— Vital, Stephen, vital.
— Parole de protestant d’Ulster, a souri
l’agent.
Il s’est adressé à l’espion.
— Willie ?
L’autre s’est jeté en arrière dans sa
chaise.
— J’ai l’impression que notre ami trouve le temps
long.
L’agent, l’espion et le flic s’étaient partagé les
rôles, les questions, les positions géographiques dans la pièce.
Parfois, l’un terminait la phrase de l’autre. Ou bien ils se
coupaient la parole. C’est comme s’ils s’étaient même réparti les
silences. Ils m’obligeaient à aller de l’un à l’autre, d’une
question à une autre. Je devais sans cesse tourner la tête pour
soutenir leurs regards. J’étais encerclé. J’avais le vertige, avec
en lèvres l’écœurement des voyages agités.
L’agent du MI-5 m’a observé. Il a hoché la
tête.
— Tu t’ennuies avec nous, Tyrone ?
— C’est fini ? Je peux partir ?
J’ai écrasé ma cigarette dans la tasse royale. Le
flic a eu un petit air contrarié. Il a soupiré. Il a ouvert une
sacoche de cuir.
— Partir ? Bien sûr qu’on va te laisser
partir. Mais avant, j’aimerais que tu jettes un coup d’œil à
ça.
Il a sorti un sac en
plastique de son cartable. Une petite poche transparente qu’il a
posée devant moi. A l’intérieur, trois balles écrasées,
déformées par le choc et une étiquette cartonnée pliée en
deux.
Je me suis assis. Mes jambes ne voulaient
plus.
— Prends le sachet, Tyrone.
J’ai frotté les mains sur mes cuisses. Je
suais.
— Tu as peur des balles ? Ça ne te ressemble
pas, Meehan, a dit le flic roux.
Il les a fait tomber sur la table.
— Vas-y, prends-en une.
— Pour mettre mes empreintes ? Vous me prenez
pour un con ?
L’agent a souri.
— Tu connais ce calibre ?
J’ai haussé les épaules, et j’ai tendu la
main.
— Du 45 ACP, Tyrone. La munition du
pistolet-mitrailleur Thompson.
Le flic s’est levé. Il a déposé une balle dans ma
paume.
— Tu commences à comprendre pourquoi tu es
là ?
J’ai regardé le morceau de cuivre. J’ai secoué la
tête. Non. Je ne comprenais pas.
Alors il a déplié l’étiquette jaunie et l’a posée
devant ma tasse.
Une écriture rouge :
Daniel
Finley/Aug/14/69.
J’ai laissé tomber la balle. Elle a glissé entre
mes doigts comme du sable.
— Mon Dieu, j’ai dit.
J’ai croisé les mains sur ma
nuque, coudes levés, avant-bras plaqués contre mes oreilles,
paupières fermées. J’ai baissé la tête. J’avais la bouche ouverte,
les mâchoires douloureuses. J’étouffais. J’entendais mon cœur se
battre. J’étais à Dolphur Lane, dans la fumée des gaz.
— Danny n’a pas souffert. Il est mort presque sur
le coup, a dit le roux.
Notre rue. La barricade. Ses yeux immenses. Sa
surprise.
— Tu as logé la première balle près de son cœur.
On a retiré les autres de sa hanche et de sa cuisse.
— Vous ne savez rien, j’ai murmuré.
— Tout, Tyrone, nous savons tout. Nos hommes
étaient dans la foule. Deux d’entre eux étaient là lorsque tu as
tiré. Ils ont témoigné, a juré l’espion.
— Trébuché et tiré, a ajouté le flic.
— Oui, trébuché et tiré. C’était un accident,
Tyrone. Nous le savons.
Ma main tremblait comme en prison.
— Avant même qu’on retrouve l’arme, nous savions,
Meehan.
— Et puis il y a eu cette chanson, a lâché
l’agent.
Il s’est tourné vers l’homme de la Special
Branch.
— C’était comment cette chanson ? Tu te
souviens Will ?
L’autre a hoché la tête.
— Si je me souviens !
Puis il a fredonné :
Lâchement
assassiné
Mais avec sa vieille
Thompson
Son camarade de
colère
A renvoyé les tueurs en
enfer
— « Son camarade de colère » !
C’était bien trouvé, ça, a souri l’agent.
— Je ne te cache pas que lorsque cette ballade a
commencé à circuler dans les pubs, on s’est bien marrés, m’a dit le
flic.
L’agent a mis les mains dans ses poches.
— C’est vrai. Ça nous a fait bizarre de voir
l’assassin de Finley applaudi par sa veuve le jour de son
enterrement. Mais tu sais quoi ? On a décidé de ne toucher à
rien. On a laissé faire. C’est important de ne pas froisser les
croyances.
— En fait, tu as fabriqué le martyr idéal et nous
t’avons aidé à devenir le héros parfait, a ajouté le flic.
Ils ont ri. Je gardais les paupières
fermées.
— Sois très attentif, Tyrone.
La voix ferme de l’agent du MI-5.
— Regarde-moi.
J’ai rouvert les yeux. Des taches colorées
dansaient dans la lumière du néon.
Il s’était accroupi à ma hauteur.
— Soit tu sors d’ici et tu vas tout raconter à
l’IRA, soit tu décides comme nous de ne pas toucher à cette belle
histoire.
Le flic m’a tendu un verre
d’eau. Je regardais sans cesse l’affiche de cinéma. Un dessin
réaliste. Une femme, se protégeant la tête en hurlant, et les
oiseaux qui l’attaquaient. « Ce pourrait être le film le plus
terrifiant jamais réalisé », disait la publicité. Terrifiant.
Je ne ressentais rien. Ni le froid, ni le chaud, ni la peur.
J’étais vide de moi. J’ai bu. L’eau a fait un trou dans mon ventre.
La pluie battait la vitre. J’ai regardé mon pyjama, mes pieds nus
sur leur sol. Je n’étais plus personne. Ils parlaient tous à la
fois.
— Avouer dix ans après, c’est salement risqué,
non ?
— Il vaut mieux laisser le martyr et le héros en
paix, tu ne crois pas ?
J’ai demandé un autre verre.
— Vous voulez quoi ?
Ma voix, gorge sèche et lèvres brûlantes.
— Te protéger, Tyrone.
— Répondez, merde !
— Que tu nous aides.
— Jamais !
— Pense à Sheila, Tyrone. Une brave femme fragile
au cœur de la guerre. Je ne suis pas certain qu’elle se plairait à
la prison d’Armagh.
— Et Jack ? Et ton fils, Meehan ? Une
simple signature et on l’envoie purger sa peine sur le
continent.
— Tu imagines ça, Tyrone ? Un mec de
l’IRA ? Un putain de catho ? Un tueur de Brits balancé
dans une cellule écossaise bourrée d’assassins ?
— Et toi mec, tu veux vraiment retourner dans ta
merde ?
Le flic est sorti de la pièce, puis l’espion. Il
est resté seul avec moi, devant la porte ouverte. Il m’a parlé tout
bas. Une voix douce.
— L’IRA dit partout qu’elle veut la paix ?
Nous aussi, on veut la paix. Alors on va la faire ensemble, cette
paix. Toi et nous, Tyrone.
— Je ne suis pas un traître.
— Mais qui te parle de trahir ? Ce que tu vas
faire est héroïque, au contraire. Vous dites toujours qu’il faut
faire la guerre pour avoir la paix et moi je te propose de déclarer
la guerre à la guerre.
— Ce sont des conneries !
— Tu crois ce que tu veux, a souri l’agent
britannique. Tu es foutu, Meehan. Alors au lieu de te faire une
raison, autant t’en trouver une, non ?
— Salaud !
— Pourri ! Fumier ! Salopard
d’Anglais ! Fais-toi plaisir. Je dis simplement qu’on ne
travaille jamais bien avec un type qui se croit obligé. Moi, je
préfère les hommes de bonne volonté. Et tu es de bonne volonté,
Meehan, non ?
— Laissez-moi partir.
— Je t’offre une conscience toute neuve.
J’ai fermé les yeux. Le regard de Jack, l’amour de
Sheila.
— Quand on se démène pour devenir un héros, on
peut bien accepter le Nobel de la paix, tu ne crois
pas ?
L’agent britannique a posé
une main sur mon épaule. La pression de ses doigts. Un instant à la
fois brutal et apaisant.
— Le remords gâche l’existence, Tyrone. Nous
allons t’aider à t’en débarrasser.
J’ai croisé son regard.
— Et puis tu sais, en mentant sur la mort de
Danny, tu avais déjà fait la moitié du chemin.
J’ai mis la tête entre mes mains.
— Je te laisse un moment, Tyrone. Pas pour
réfléchir, mais pour reprendre tes esprits. Si tu as besoin, nous
sommes dans le couloir.