Killybegs, dimanche 31 décembre 2006
Sheila a apporté une nappe en papier blanc de
Strabane, où elle vit avec une amie depuis que je suis ici. Elle a
préparé notre repas de réveillon avant de venir, un grand plat de
bangers and mash qu’elle terminait sur
mon réchaud de camping. Avec les saucisses et la purée, Sheila
avait rajouté des oignons confits, des pois écrasés et de fines
tranches de pommes jaunes.
Je mettais la table. Nos deux assiettes, et des
chopes à thé pour verres. Elle avait laissé une bouteille de vin
blanc dehors, contre la façade. Elle serait juste glacée au moment
du repas. Elle avait aussi apporté six bières pour moi et du gin
pour elle. Je coupais le pain brun. Deux tranches chacun, avec un
carré de beurre. Je regardais son dos, courbé sur l’unique brûleur.
L’odeur d’huile réchauffait la maison. J’écoutais le silence de ma
femme. Ses gestes comme si rien. Quand je croisais ses yeux, elle
souriait. Pas son sourire de fille, de mère,
de combattante, un sourire très âgé que je ne lui connaissais
pas.
Nous n’avions pas parlé. Lorsqu’elle est venue me
rejoindre ici, après mon interrogatoire par l’IRA, elle m’a pris
dans ses bras en fermant les yeux. Ensuite, elle m’a regardé, ses
mains dans les miennes. Elle cherchait quelque chose de changé dans
mes yeux. J’ai voulu lui répondre, lui dire que sa présence me
faisait du bien. Mais elle a placé doucement sa main sur ma
bouche.
— Non, Tyrone. Ne dis rien. Je ne te demande rien,
je ne veux rien savoir.
J’ai voulu enlever sa main. Elle s’est
rapprochée.
— S’il te plaît, petit homme. Tu vas devoir
mentir, alors ne le fais pas.
Et puis elle a déballé son grand sac. Des produits
d’urgence. Papier toilette, bougies, cigarettes, pain, quelques
conserves. Je lui ai demandé si elle avait apporté le journal. Elle
a répondu qu’il ne racontait rien de bon.
J’avais mis deux fourchettes autour de mon
assiette et aussi deux couteaux pour Sheila. Elle a souri. Je
n’avais jamais été très doué en cuisine. Puis nous nous sommes
assis. Elle a dit une prière, trois mots seulement, pour remercier
Marie de nous avoir réunis. Chez Boots,
elle avait acheté une bougie rouge avec une étoile dorée. Elle
avait décoré la table avec des épines de pin et du gui de chêne.
Nous avons trinqué au vin frais. Ce n’était pas une fête, mais une
cérémonie douloureuse. Le bruit gênant de nos
couverts, la bataille du feu contre le bois humide, la flamme de la
chandelle.
— C’est bon, j’ai murmuré.
Ses yeux m’ont répondu.
Il était 21 heures. Le froid gagnait.
— Je n’attendrai pas minuit, a bâillé
Sheila.
Elle était épuisée. Elle s’excusait.
— Moi non plus. J’irai écrire un peu et je
viendrai te rejoindre.
— Tu écris à qui ?
— A personne. Des choses qui me passent par
la tête.
Son amie de Strabane avait fait un crumble aux
pommes. Et avait emballé la moitié pour moi. C’était presque un
repas d’homme libre.
En arrivant, Sheila avait été arrêtée par la garda
síochána. A sa description, j’ai reconnu Séanna, le vieux flic
qui était venu me voir, et le jeune qui ne le quittait pas. Leur
voiture était garée plus haut sur la route. Dublin n’avait pas
apprécié l’article du Donegal Sentinel
et la télévision parlait de Killybegs.
— A cause de ce fichu journaliste, toute
l’Irlande sait où se cache votre mari.
— Il ne se cache pas, a répondu ma femme.
Quand même. Il fallait que je fasse attention en
sortant, en faisant mes courses, en arrivant en ville. Il fallait
que je sois prudent le long des deux kilomètres qui séparaient la
sortie de Killybegs de mon cottage. Je devais éviter les pubs, les
rassemblements, tout ce qui pouvait mettre les habitants en
danger.
— Ce n’est pas notre guerre, a répondu le vieux
gardien de la paix. On n’accuse personne, on ne défend personne. On
veut juste que les tueurs ne viennent pas se perdre dans le
coin.
Je lui ai demandé s’ils avaient été désagréables.
Non. Pas du tout. Seulement inquiets des jours à venir.
Elle a prévenu que le mardi suivant, elle
reviendrait ici avec un visiteur, un ami, un Français. Les
policiers ont répondu que ce n’étaient pas les Français qu’ils
craignaient, mais tous les Irlandais du monde.
— Vous pensez que l’IRA peut lui faire des
ennuis ? a demandé le jeune flic.
— Non. Ni lui en faire, ni empêcher qu’on lui en
fasse, a répondu Sheila.
— Alors il est mal, a murmuré le vieux.
Nous nous sommes levés de table. La vaisselle
attendrait l’année prochaine. Sheila a hésité, s’est approchée de
moi. Je l’ai prise dans mes bras, mon visage perdu dans ses cheveux
gris. C’était l’instant des vœux. Nous sommes restés un instant
comme ça, nos ombres dansant sur le mur.
— Bonne chance à nous, a chuchoté ma femme.
— Bonne chance à toi.
Sa chaleur, sa peau d’automne, la fumée de bois
dans ses cheveux. J’ai serré ses sanglots contre moi.
Et soudain, sa voix brusque.
— Mon Dieu, Tyrone ! Qu’est-ce que tu nous as
fait ?
C’était une souffrance, pas
une question. Je l’ai enlacée davantage. J’ai pleuré moi aussi,
sans que mon corps en parle. Un chagrin d’orphelin. Sans plus rien,
ni la mère, ni le père, ni la maison, ni la terre qui le nourrit,
ni le ciel qui le protège. Une épouvante de solitude, le silence à
tout jamais. Et le froid pour toujours, tellement de froid. Je me
suis dégoûté. Je pleurais sur moi.
— Qu’est-ce que je vais devenir ? a demandé
ma femme.
Je lui ai dit qu’il y avait Jack, ses amis, son
pays.
— C’était toi, mon pays, petit homme.