Le 2 décembre 2006, j’ai été invité au mariage de
Déirdre, la petite-fille de Pat Sheridan, un ancien de Long Kesh.
Quelque chose n’allait pas, le silence de certains regards. Lorsque
nous sommes arrivés, avec Sheila, la jeune mariée dansait sur une
table du pub, bras en l’air et verre levé. La salle était comble.
Je suis allé m’asseoir à notre table habituelle. Nos places étaient
gardées. Sur scène, un orchestre jouait des airs des
années 60. Nous avions raté l’hymne national, le discours du
père de la mariée et je n’avais pas mis de cravate.
Lorsqu’elle m’a vu, Déirdre a fait de grands
signes en riant.
— Tyrone, enfin ! Dix minutes plus tard et tu
assistais à mon divorce !
J’ai cligné de l’œil et levé le pouce en guise de
salut. Je ne voulais pas venir. Je m’apprêtais même à aller au lit
quand Sheila a insisté. Elle avait passé sa robe de fête en velours vert, à jabot et manchettes blanches, et
piqué un large peigne noir dans ses cheveux gris.
— Personne ne comprendra, Tyrone. Et puis je n’ai
pas envie de leur mentir.
J’avais parlé d’un mal de tête, puis de ventre,
puis de plus rien du tout. Pas envie, simplement. Sheila a posé mon
costume gris sur le lit en souriant quand même. Alors je me suis
habillé, et puis je l’ai suivie.
Le pub avait fermé son bar pour la soirée. Chacun
était venu avec sa boisson. Dans mon sac en papier, six boîtes de
Guinness et une fiasque de vodka. Sheila avait pris une petite
bouteille de gin et une grande de tonic. Les jus de fruits étaient
mis en commun, alignés sur le bar. Il y avait deux personnes à
notre table, des habitants de Divis. Des chaises sont arrivées pour
nous, passées de main en main par-dessus les têtes, frôlant les
fleurs de papier blanc qui tapissaient le plafond. Quelques minutes
plus tard, Sheila enlevait ses chaussures pour danser. Comme ça, à
froid, dans un empressement un peu ridicule. Elle rattrapait la
soirée, les copines et l’ivresse. En allant aux toilettes, j’ai
croisé le frère du marié. Nous avions été emprisonnés
ensemble.
— Sacrée soirée, hein Gerry ? j’ai dit par
politesse en pissant rudement.
Il se reboutonnait.
— Comme tu dis…
Gerry Sheridan n’avait jamais été très bavard.
A Long Kesh, les matons l’appelaient « l’Huître ».
Il ne leur lâchait rien, pas un mot. Il ne nous parlait pas non
plus. Mais il avait le regard pour sourire. Ce
soir-là, Gerry n’a pas tourné la tête. C’était la première fois.
Peut-être me faisait-il payer mon retard.
Nous avions manqué la messe. Et aussi la cavalcade
dans Falls Road, avec un blindé britannique Saracen loué pour
ouvrir le cortège. Les mariés avaient été arrêtés sur les marches
de l’église, par quatre faux soldats en uniforme anglais, au milieu
des rires et des hourras, puis conduits au club, comme ça, salués
par les klaxons, hissés sur la tourelle ouverte en hurlant à la
vie. Je n’aimais pas ces jeux. Dix ans plus tôt, nous tenions ces
cafards kaki au bout de nos lance-roquettes et voilà que nos
enfants payaient pour circuler avec. Ils les décoraient de fleurs,
de guirlandes, accrochaient le drapeau national à l’antenne,
installaient des haut-parleurs, traversaient les quartiers
nationalistes et diffusaient du rock en faisant hurler le
moteur.
— C’est ça la paix, Tyrone, disait Sheila,
lorsqu’une automitrailleuse maquillée de fête nous croisait en
rageant.
Elle me prenait le bras, riait, levait une main
heureuse.
— Contrairement à vous, ils ont réussi à s’en
emparer sans un coup de feu.
Elle me taquinait, je me détachais d’elle le temps
d’une fausse colère. Je hurlais « Vive l’IRA », agitant
ma casquette à bout de bras.
Lorsque je suis ressorti des chiottes, j’ai
observé la table de Gerry Sheridan. L’Huître parlait avec Mickey,
front contre front. Il a détourné la tête. Et
Mickey m’a regardé, lèvres blanches.
Lorsque Mickey est sorti de prison, nous sommes
tombés dans les bras l’un de l’autre. De tous les combattants
réunis pour abattre Popeye le gardien, j’étais le seul à m’en être
tiré. J’avais vendu Mickey, Terry est tombé peu après et aussi
Jane, la fille à vélo qui devait nous débarrasser des pistolets.
Même les deux gars de Divis, nos renforts, ont été
emprisonnés.
Mickey avait parlé sous la torture. C’est à cause
de lui que tous étaient tombés et jamais personne ne lui en a
voulu.
Une fois qu’il avait bu, il s’est étonné
publiquement que je n’aie pas été pris.
— Pourquoi ? Ils avaient appris quelque chose
sur moi ?
Mickey a protesté. Rien ! Ils ne savaient
rien, mais j’étais connu dans le quartier, alors ils auraient pu
imaginer des choses, voilà tout. J’ai froncé les sourcils. Je me
souviens parfaitement de cet instant.
— Tu es sûr que tu n’as rien à me dire,
Mickey ?
Mon ami s’est mis à trembler, des lèvres et de la
main. Les matraques avaient emporté la moitié de ses dents, il
avait un bras invalide. Il ne comprenait pas ce que je voulais
dire. Il jurait que non. Il paniquait. Je me suis trouvé salaud,
odieux, plus malin que le diable. Il était pitoyable. Il avait tout
dit de moi, tout. Il m’avait trahi dans le sang, chacun de mes
gestes, chacune de mes pensées. Les Britanniques n’avaient plus eu
qu’à me cueillir comme un fruit. Pendant des
semaines, il a craint de me voir passer la porte de sa cellule.
Peur de voir mon visage fracassé et mon regard en face lui demander
des comptes. Ensuite, pendant des années, il a espéré que je serais
arrêté. Il préférait affronter ma colère que douter de moi. Et il
m’a attendu. En vain. Alors il a compris que ma liberté avait eu un
prix. Et qu’il en était le montant.
Dans les bras l’un de l’autre, à sa sortie de
prison, nous étions enchaînés. Lui avec son secret, et moi avec le
mien. Nous allions devoir affronter la paix, blessés par ce
silence. Depuis, nous nous évitons. Je suis toujours Tyrone, il est
encore Mickey, mais en déposant les armes, nous avons enterré la
vérité.
Ce ne pouvait être du mépris. Pas ça, pas à moi.
J’avais dû surprendre une conversation douloureuse entre les deux
hommes. Ces confessions de nuit que convoque l’ivresse. Mickey
était veuf depuis neuf jours. Il disait que sans sa femme et sans
la guerre, la vie n’était plus rien. C’était ça. Je venais
simplement de surprendre la tristesse de Mickey, son désarroi face
au deuil et à la paix.
Plus tard dans la soirée, j’ai croisé Mike
O’Doyle. Lui aussi, m’a observé. Il est retourné à sa table et m’a
épié par-dessus son verre. Quatorze jours plus tard, c’est lui qui
m’interrogerait. Lui qui me demanderait mon nom, mon prénom et ma
date de naissance pour un cérémonial ridicule. Lui qui essaierait
de me faire parler.
— Tu nous trahis depuis quand, Tyrone ?
Pauvre gamin. Tout raide à
côté du vieux combattant qu’il rudoyait de ses questions et de ses
regards. Savait-il déjà, ce soir-là ? Je ne lui ai jamais
demandé. Sheila s’étourdissait. Un instant, elle a heurté sa
chaise. Mike s’est levé en riant, a esquissé quelques pas avec
elle, et a repris son observation silencieuse.
Ils savent !
Et ce fut l’évidence. Ils savaient, tous. Ce
mariage était un piège. Sheila m’avait traîné ici pour me faire
parler. J’ai mélangé son gin à mon fond de bière. Je regardais les
autres tables, les verres oubliés à moitié. J’aiderais à
débarrasser tout ça, je boirais ce gâchis en cachette.
Non. Ils ne savent rien. C’est juste un mauvais
soir. De ceux qui me hantent depuis plus de vingt-cinq ans. Je
n’arrive plus à lire les yeux, je ne connais plus les lèvres. Je
prends une accolade pour une bousculade et le silence pour du
dédain.
Et pourtant, cette nuit-là dans mon club, des
regards se sont tus. Pas ceux des femmes, des copains lointains,
des compagnons de route, mais ceux des frères d’armes. Pour la
première fois de ma vie, j’ai vu l’IRA comme la voit l’ennemi.
Parce qu’elle était là, l’IRA. Malgré le cessez-le-feu, le
processus de paix, malgré nos armes détruites une à une, elle était
là. A cette table bondée, derrière ce bar, dans ce groupe
murmurant, à la porte, dans les travées, dans ce costume sombre ou
cette chemise claire. Elle était là, hostile. Je sentais sa
méfiance. Je reconnaissais ses gestes, sa façon, cette manière
d’évitement. Tout au long de ma vie, j’ai suspecté des hommes. Tellement. Je murmurais leur
nom dans une oreille amie, je les montrais du doigt. Je descendais
de mon tabouret ou traversais la rue et je me plantais là, bien en
face, pour dire au suspect de passer son chemin. Et cet homme
aujourd’hui, c’était moi. Tyrone Meehan, ce soir de fête, guetté,
surveillé. Penché sur l’épaule de Mickey, l’Huître me désignait.
J’ai bu un verre qui n’était pas à moi. Une liqueur amère. J’avais
chaud, froid, plus de ventre ni de cœur. J’avais envie de vomir.
J’avais peur. Au moment où Déirdre est venue à ma table, je me suis
levé.
— Vite ! Un verre pour Tyrone Meehan ou il va
déserter ! a crié la mariée.
Un type m’a tendu une bière noire. Cinq
l’attendaient encore, pleines et plates d’avoir trop tardé. La
fille Sheridan s’est assise sur mes genoux.
— Tu en fais une tête, petit homme de
Sheila !
A force de m’appeler ainsi, ma femme avait
passé le mot au quartier, puis à la ville et peut-être au pays. Je
me suis excusé. Tu sais, jeune fille, j’ai tout de même
quatre-vingt-un ans. Les journées sont longues quand on arrive au
bout.
— Au bout ? Mais tu vas vivre cent ans,
Tyrone Meehan !
Elle a ri. S’est levée, a embrassé Sheila qui
revenait à table. J’ai croisé le regard gênant de Mike O’Doyle.
Cent ans ? Je crois bien qu’il a secoué la tête pour dire
non.
*
— Tyrone ? C’est Dominik.
J’étais dans le salon. Je lisais le Sunday World. J’ai renversé mon café.
— Au cimetière à midi.
Pas un mot de plus, il a raccroché.
Il y avait longtemps que je n’avais pas vu le flic
roux. Longtemps aussi que je n’avais pas été sur la tombe d’Henry
Joy McCracken. Je me suis levé sans un mot. Sheila était à la
messe. Je n’y allais plus. Ils m’avaient interdit de communion, je
les privais de mes prières. J’ai pris un taxi, pas ma voiture.
Dimanche. La pluie, les façades grises du nord de la ville,
personne. Puis j’ai tourné, à pied et en rond, le journal à la main
pour me donner un rôle. J’avais mis ma casquette, mes lunettes
sombres et une écharpe relevée sur mes lèvres.
Au troisième tour de quartier, le flic roux était
là, contre la grille. Dès qu’il m’a vu, il est monté dans une
voiture et a ouvert la porte côté passager. J’ai regardé autour, la
tristesse du septième jour. Je suis monté et il a démarré.
Instinctivement, j’ai abaissé le pare-soleil pour
masquer mon visage. Il a pris le chemin de l’autoroute. J’étais en
colère. Nous avions dit que j’appelais, moi, toujours. Pas question
de me sonner comme un domestique. Je voulais qu’il parle en
premier. Je me suis tourné vers lui, il regardait la rue.
— C’est fini, Tyrone.
Souffle coupé.
Toujours ses yeux absents.
— Toi, moi, Dominik, Tenor, toute cette
merde.
Je me suis laissé aller au fond du siège. J’avais
oublié ma ceinture de sécurité, je l’ai mise. Je crois que je
souriais. Fini. Ça y est. J’allais revivre.
— Et pourquoi c’est toi qui viens m’annoncer
ça ? Walder n’est pas là ?
Silence. Le flic a eu un geste du menton.
— Tu sais Tyrone, les Anglais…
— Quoi, les Anglais ?
— Il est rentré à Londres. Sa mission est
finie.
— Et Honoré ?
— Retourné à ses études.
Tant mieux. Deux de moins. S’ils partent comme ça
les uns après les autres, on a bien fait de poser les fusils.
— Et moi ? Je deviens quoi, moi ?
— Nous avons un marché à te proposer,
Tyrone.
— Un marché ?
Nous étions en plein secteur protestant. Partout
sur les murs, le drapeau britannique. Des portraits de Guillaume
d’Orange, vainqueur des armées catholiques en 1690. Quelques
fresques paramilitaires en hommage à leur cri de guerre :
« Nous ne nous rendrons pas ! »
Le flic a arrêté sa voiture le long d’un
parc.
— On va marcher un peu, Tyrone.
J’avais le cœur en bataille, les jambes molles. Et
j’avais soif, tellement. Le palais carton et la langue rêche. Je
n’avais plus de voix. J’attendais. Je regardais ses pas lents, sa façon d’allumer une cigarette, de m’en
tendre une, de croiser mon regard autour de la flamme.
— Il va falloir t’en aller, Tyrone.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Une voix de très vieux.
— D’abord, nous allons te mettre à l’abri quelque
part et ensuite, on t’exfiltrera.
— Réponds, merde. Qu’est-ce qui se
passe ?
Le flic inspirait la fumée. Il gagnait du
temps.
— Nous allons t’établir une nouvelle identité. Tu
auras aussi un logement et 150 000 livres, de quoi tenir
un peu en attendant.
Je l’ai pris par la manche.
— Je ne veux pas de ton fric ! Je suis
irlandais et je reste en Irlande !
— Tu n’as pas le choix, a répondu doucement le
flic protestant.
Je l’ai regardé. Jamais je ne l’avais vu aussi
calme.
— Je suis grillé ? C’est ça ?
— C’est ça.
J’ai frappé la grille du parc d’un coup de
journal.
— Putain ! Mais comment c’est possible ?
Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Le cessez-le-feu a fait bouger les lignes…
Je l’ai pris par les épaules. Il était plus grand
que moi, plus jeune que moi, il aurait pu me jeter à terre d’un
simple regard, mais il s’est laissé rudoyer.
— Vous n’avez pas fait ça ? Putain !
Vous ne m’avez pas vendu ?
— Pas nous, non. Pas la police d’Ulster,
Tyrone.
Le policier s’est dégagé. Il a mis les mains dans
ses poches.
— Tu croyais quoi, Tyrone ?
Sincèrement ? Comment pensais-tu que cela allait
finir ?
— Pourquoi ne m’avez-vous pas foutu la
paix ?
— Justement parce que c’est la paix, Tyrone. Tu
leur étais utile en temps de guerre, tu vas leur être utile en
temps de paix.
— Je ne comprends rien du tout !
Rien !
Je criais. Il m’a calmé d’une main sur le
bras.
— Sinn Féin récolte les fruits du processus de
paix. Vous marquez des points partout, vous allez devenir le
premier parti politique d’Irlande du Nord et ça, ça les fait chier,
Tyrone.
— Qu’est-ce que j’ai à faire
là-dedans ?
— Londres ne vous aime pas, Dublin non plus. Vous
avez déposé les armes, alors ils ne peuvent plus vous tirer dessus,
mais ils peuvent encore vous nuire.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Un traître, ça fout en l’air le moral d’une
communauté. C’est comme une grenade à fragmentations. Ça balance
des petits éclats dans tous les sens. Tout le monde est blessé avec
un traître. Et c’est difficile de s’en remettre.
— Vous êtes des porcs !
— Je suis venu te mettre en garde.
— Ils vont me donner quand ?
— C’est fait.
J’ai eu du mal à respirer.
— Pas vendu, Tyrone. Cadeau. Et ils ont aussi
affirmé qu’ils avaient trois agents à la direction de votre
mouvement.
— Ce sont des conneries !
Le flic a souri.
— Peut-être, Tyrone, mais l’IRA ne va pas se
contenter de ton appréciation. Tout le monde va suspecter tout le
monde, et ça va faire désordre.
— Bande de salauds !
Je lui ai tourné le dos. J’ai marché vers
l’avenue.
— Tyrone ?
Il m’a rattrapé en courant.
— Ne déconne pas, Tyrone. Ils vont venir te
chercher, tu vas être interrogé. Tu sais très bien ce qu’ils font
aux traîtres !
— C’est le processus de paix. Ils ne me toucheront
pas.
J’ai continué mon chemin. J’ai espéré qu’il me
rattrape une fois encore, qu’il me parle, m’explique comment ça
c’était passé pour les autres. Qu’est-ce qu’on fait après la
traîtrise ? Qu’est-ce qu’on devient ? Où aller ?
Mourir en Angleterre comme apostat ? M’exiler aux
Etats-Unis ? En Australie ? Faux papiers, faux logement,
faux travail, faux amis, fausse vie. Et puis l’IRA retrouve les
traîtres. Partout, elle les retrouve. Longtemps après. Une
soixantaine de mouchards avaient été exécutés, des centaines
d’autres chassés de nos villes.
Non ! Je ne les suivrais
plus. J’arrêtais tout. Je restais. J’étais chez moi. J’avais autant
droit à cette terre que tous les Irlandais réunis.
J’ai espéré qu’il coure après moi. Qu’il me
ceinture, m’emmène de force, me calme, me cache, me protège. Mais
il n’a pas bougé. Lorsque j’ai tourné le coin de la rue, il était
déjà monté dans sa voiture. Je ne l’ai pas revu. Il disait
s’appeler Frank Congreve. Je n’ai jamais su si c’était son vrai
nom. Ni comment son œil gauche avait été saccagé.
*
— Tyrone ?
Je dormais. Je me suis assis, bouche ouverte,
reprenant bruyamment ma respiration. Un plongeur qui remonte en
surface.
— Mike O’Doyle et Eugene Murray sont là. Tu sais,
l’Ourson…
Sheila était à mon chevet, robe de chambre serrée
à deux mains contre sa poitrine. L’air manquait, mes tempes
cognaient, j’avais le front glacé.
— Tu fais de l’apnée. Il faudrait voir un docteur,
disait-elle souvent.
Mon regard de nuit. Je revenais de loin,
tellement. Un rêve en sueur avec des cris. Je me suis levé. Je
tremblais.
— Ça va, Tyrone ?
J’ai passé mes pieds nus dans mes chaussures de
ville.
— Où sont-ils ?
— Dans le salon.
— Je descends.
— Ils ont l’air embêté, tu sais, a murmuré ma
femme.
Avant même de savoir, elle comprenait. L’instinct
de l’animal avant le feu. Quelque chose allait arriver à son homme.
Quelqu’un allait lui faire du mal, son cœur le pressentait. Elle
avait trop connu la guerre pour croire en cette paix.
Il était 23 heures, le 14 décembre 2006.
Deux gars de l’IRA avaient sonné à la porte. Ce n’était pas normal.
Ils avaient le visage clos, le regard des mauvaises nouvelles. Ils
n’ont pas souri à Sheila et refusé son thé. Elle avait le ventre
barbouillé d’inquiétude. Je lui ai demandé de rester à
l’étage.
— S’il te plaît, ma femme.
Elle avait hoché la tête. Combien de fois
avait-elle préparé le lit pour mon retour, priant la nuit pour que
la mort m’ignore ? Elle me connaissait trop. Elle savait mes
gestes quand le danger rôdait.
— Qu’as-tu fait, Tyrone ?
J’ai posé un doigt sur ses lèvres, épousant la
marque de l’ange. J’ai refermé la porte sur elle et je suis
descendu lentement.
L’Ourson regardait les photos sur la cheminée,
Mike guettait l’escalier. Quand je suis apparu, le premier a ôté
son bonnet de laine. Le second a gardé le sien. J’ai mal souri, une contraction forcée entre tristesse et
défi. J’ai tendu la main, aucun d’eux ne l’a prise.
— Mike, Eugene…
Bref salut de la tête.
L’Ourson regardait O’Doyle. Silence gêné.
— On a un problème, Tyrone.
J’ai souri une nouvelle fois.
— Vous avez un problème ?
— Tu as un problème, a répondu l’Ourson.
J’ai désigné le fauteuil, le canapé. Ils sont
restés debout.
— Des bruits courent sur toi, Tyrone. De sales
bruits.
Mike O’Doyle avait les mains dans les poches. Il a
rectifié sa position. Geste de respect. Un point pour moi.
— Quels bruits, Mike ?
— Tu veux bien nous suivre ?
J’ai regardé par la fenêtre. Mal dissimulée par le
rideau de dentelle, une voiture attendait dans la rue, avec deux
hommes à bord.
— Pas comme ça, non. Pas de nuit. Si vous avez
quelque chose à dire, envoyez-moi quelqu’un du Conseil de
l’Armée.
— Tu sais bien qu’il nous envoie, Tyrone.
— Tu perds ton temps, Mike, je connais la
procédure.
— Prends ton manteau.
Ma vie se jouait. J’en étais certain.
Cessez-le-feu ou pas, quitter la maison maintenant, c’était pourrir
sur une décharge du côté de la frontière. Il fallait qu’ils s’en
aillent. Qu’ils reviennent plus tard, avec le
jour et sans ces regards-là.
— Dépêche-toi, Tyrone, a dit l’Ourson.
— Bon Dieu mais vous n’avez jamais pris une cuite,
vous ?
La phrase est sortie comme ça, assemblée mot à mot
comme un mauvais coup puis hurlée en force. Mike a ouvert de grands
yeux. Eugene a froncé les sourcils. Je les tenais. La surprise
avait changé de camp. Il ne fallait pas leur laisser une seconde.
Je devais les prendre au collet, comme un lapin de nos
campagnes.
— Vous voulez que je regrette ? C’est
ça ? D’accord ! Je regrette. Mais on ne dérange pas
quelqu’un pour ça au milieu de la nuit !
Rien en face. Même surprise. Ils cherchaient à
comprendre. Et moi, je jouais. Je riais tout au fond. J’avançais
mes pions. Je savais tout de leur jeu. J’en avais établi les
règles. Walder se croyait le plus fort, Honoré le plus fin. Le flic
me regardait toujours avec une peur d’avance et moi, je dansais sur
mon fil.
— Faites venir Joe Cahill, tous les autres, et je
m’excuserai publiquement.
Mike O’Doyle a enlevé son bonnet à son tour. Il
était sous mon toit, il s’en souvenait brutalement. Il se
découvrait devant un officier.
L’Ourson était blême.
— Qu’est-ce que tu racontes, Tyrone ?
— Comment, qu’est-ce que je raconte ? Je
m’excuse ! Je suis prêt à monter sur la scène du Thomas Ashe
pour m’agenouiller et ça ne vous suffit pas ?
Je suis allé à la cuisine,
prendre une bière. J’ai bu en les regardant. Je gagnais. La mort
passait son chemin. Ils étaient minuscules et le salon
immense.
J’ai baissé la voix.
— Je n’aurais pas dû boire à l’enterrement de Tom.
Ne pas faire de scandale. Je le sais. Ce n’était pas la peine de
mobiliser une unité pour ça, quand même !
— On dit que tu es un traître, Tyrone.
L’Ourson s’était jeté le premier. J’ai craché ma
bière. Je me suis redressé.
— J’ai mal entendu.
— Un agent britannique, a répété Mike
O’Doyle.
La mort venait d’entrer. Elle avait tourné autour
du quartier, grimacé à la fenêtre, passé son chemin, renoncé,
et voilà qu’elle frappait à la porte.
— Sortez. Tous les deux.
— Tyrone…, a commencé Mike.
— Ta gueule, O’Doyle ! Qu’est-ce que tu
sais ? Qu’est-ce qu’on t’a appris depuis que tu as rejoint
l’armée ? Les Brits ont deux manières de faire la
guerre : la propagande et le fusil !
— Je sais, Tyrone.
Je hurlais.
— Non ! Rien ! Tu ne sais rien !
Nous sommes en train de gagner cette guerre. Ils ont renoncé à nous
tuer alors ils veulent nous abattre ! Ils balancent un poison
et hop ! Tout le monde l’avale et toi avec !
J’étais en rage, vraiment. Avec du sang dans la
bouche et des poings à tuer. Je ne jouais plus. Je gueulais ma
colère pour que la rue le sache. A l’étage, j’ai entendu la
porte, les pas de Sheila sur les premières
marches. Je tremblais. J’étais bouche tordue, mousse en coin de
lèvres, les yeux plissés pour éteindre l’éclat. Tout mon corps
était aux barricades.
— Et qu’est qu’on raconte encore ? Il y a
combien de traîtres avec moi ? Deux ? Dix ? Plein la
ville ? Et qui me dit que tu n’es pas un traître, Mike
O’Doyle ? Et toi, Eugene Murray, qui passe ton temps à poser
des questions ?
Les deux se sont regardés. Sheila descendait
lentement.
— Vous vous rendez compte ? Vous faites le
sale boulot des Brits ! Allez ! On dénonce Tyrone
Meehan ! Et puis Mickey aussi ? Et les frères Sheridan et
Déirdre, la petite mariée ? Et Sheila, au fait ?
Je me suis retourné brusquement. Ma femme était
blême, pieds nus sur la première marche, les mains jointes comme le
faisait maman.
— Bon Dieu ! Mais tu nous espionnais, Sheila
Meehan ?
— Non !
Un cri de souris.
Je l’ai prise par le bras. Je l’ai secouée à lui
faire perdre l’équilibre.
Elle a éclaté en sanglots. Elle avait peur. Pour
la première fois, je lui faisais du mal. Vraiment. Je n’en
éprouvais rien.
Elle est tombée. Sa robe de chambre ouverte sur
un éclat de sein. L’Ourson a baissé la tête. Mike s’est
avancé.
— Tyrone, arrête !
J’étais devenu fou. Sheila
s’était laissée aller. Elle était couchée sur le côté, au milieu du
salon.
Mike m’a ceinturé. L’Ourson a essayé de la
relever. Elle a résisté. Elle est retombée lourdement. J’ai croisé
son regard. Elle était dévastée. Elle s’est couchée sur le côté,
tournée contre le mur, cou cassé, mains sur son visage, genoux
contre le ventre, dans la position de l’enfant à naître ou du vieux
à mourir.
Patraig Meehan ! Je l’ai vu, dans le miroir
du buffet. Un salaud poing levé, prêt à frapper des larmes. Mon
père et ses enfants. Petit Tyrone, petite Sheila, frère et sœur
d’épouvante. Mike m’a plaqué contre le mur. Je crachais.
— Regardez-la, salauds ! Regardez ce que vous
avez fait à ma femme !
La porte d’entrée s’est ouverte. Deux gars sont
entrés, des anciens du 3e bataillon.
— Les voisins s’inquiètent, a dit le plus
âgé.
J’ai hurlé encore, une dernière fois, pour que la
nuit témoigne.
— Je suis Tyrone Meehan, soldat de la République
irlandaise ! Et personne ne m’empêchera de lutter pour la
liberté de mon pays !
L’un des óglachs a
fait un geste.
— Lâche-le, Mike.
Le jeune homme m’a libéré. J’étais debout, jambes
écartées, bras ouverts, j’ai eu le geste de l’homme qui brise ses
chaînes.
L’Ourson est sorti le premier. Sans un mot, il a
tourné le dos au champ d’horreur. Mike a remis son bonnet. Il m’a regardé. Je l’ai soutenu. Il a eu
cette moue désolée. Il a passé la porte et la mort avec lui. Les
deux autres ont quitté le salon. Arrivé sur le trottoir, le plus
vieux s’est retourné. Flanagan, je crois. Je l’avais croisé à Long
Kesh.
— Tu sais où nous trouver, Meehan. Mais ne tarde
pas trop.
Et puis il est sorti.
J’ai attendu. La porte était grande ouverte. Une
voisine est apparue, foulard sur la tête. Elle a eu un geste de la
main, et puis l’a refermée doucement.
Sheila n’avait pas bougé. Elle était allongée
contre le mur, mains protégeant sa nuque. Elle tremblait, la jambe
gauche agitée de secousses. Elle gémissait. Je me suis agenouillé à
côté d’elle, puis couché sur le côté, dans son dos, en cuillères,
comme le dimanche matin, quand nous avions le temps. Je l’ai prise
dans mes bras. Je l’ai serrée si fort. J’avais ses cheveux dans le
visage, ses doigts entre les miens, son odeur fanée. Mon souffle
guettait le sien pour se remettre en marche. J’étais brûlant. Elle
était glacée.
Sa voix. Une souffrance de voix.
— Qu’as-tu fait, petit homme ?