CHAPITRE 3
La dimension impériale
La comparaison avec deux empires antiques, Athènes et Rome, s'impose à qui veut étayer par l'histoire une réflexion sur le système américain. Le premier exemple plaît aux admirateurs des États-Unis, le second aux antiaméricains. Une attitude favorable aux États-Unis conduit en général à choisir Athènes comme référence. On soulignera alors que, dans le cas des États-Unis, l'établissement d'une sphère de domination politique débordant le cadre national n'a pas résulté d'une conquête militaire de type romain.
Pour Rome, l'accroissement territorial a constitué le sens même de l'histoire. Le code génétique de la cité semblait inclure un principe d'expansion par la force armée. Tout le reste — vie politique intérieure, économie, art — était secondaire. Athènes, en revanche, fut à l'origine une ville de marchands et d'artisans, le heu de naissance de la tragédie, de la philosophie et de la démocratie. Son destin militaire lui fut imposé par l'agression perse, qui la conduisit à prendre, avec Sparte, la tête des cités grecques résistantes.
Après une première défaite de la Perse, Sparte, cité terrienne, se retira de la lutte, tandis qu'Athènes, puissance navale, la poursuivit par l'organisation de la ligue de Délos, confédération de cités. Les plus puissantes fournissaient des navires et les plus faibles de l'argent. Ainsi s'établit d'abord une sphère d'influence athénienne, sous une sorte de leadership démocratique.
Les États-Unis, à l'origine puissance essentiellement navale comme Athènes, isolationnistes jusqu'à Pearl Harbor, ne peuvent guère être accusés de militarisme congénital et d'impérialisme territorial à la manière de Rome. La constitution de l'Otan a été pleinement souhaitée par les alliés européens des États-Unis. Un parallèle entre l'Alliance atlantique et la ligue de Délos n'est donc nullement incongru, l'Union soviétique jouant dans la fable le rôle de la Perse menaçante.
Cette vision optimiste et libérale de l'Alliance atlantique ne peut cependant séduire pleinement que ceux qui ont oublié la suite de l'histoire athénienne. Assez vite, la ligue de Délos dégénéra. La plupart des cités alliées préférèrent se décharger de leurs obligations militaires en payant à Athènes un tribut, le phoros, plutôt qu'en fournissant des vaisseaux et des équipages. La cité dirigeante finit par se saisir du trésor commun placé dans l'île de Délos et s'en servit pour financer, non seulement la mise au pas des cités récalcitrantes de la ligue mais aussi la construction des temples de l'Acropole. L'exemple est imparfait, ou trop parfait : il pourrait conduire les Européens — et pourquoi pas les Japonais ? — à une méditation « réaliste » sur leur propre comportement militaire.
Athènes fut finalement abattue par Sparte, transformée par la force des choses en défenseur des libertés grecques. Malheureusement, les données historiques qui ont survécu ne nous permettent d'analyser avec précision ni les bénéfices économiques tirés par Athènes de son empire, ni l'effet de ces bénéfices sur la structure sociale de la cité elle même36.
À l'origine de la globalisation économique, le fait politique et militaire
Les partisans, beaucoup plus nombreux, de la référence à l'impérialisme romain, souligneront que l'histoire de l'empire américain n'a pas commencé en 1948 avec le coup de Prague et en réaction à l'instauration de la sphère soviétique. Le système américain s'est mis en place dès 1945, au terme de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle les États-Unis affirmèrent leur suprématie industrielle et militaire. Les conquêtes fondamentales du système américain qui s'installe en 1945 ont été les protectorats allemand et japonais, deux adjonctions considérables par leur importance économique. L'Allemagne était la deuxième puissance industrielle avant la guerre, le Japon l'est aujourd'hui. Et c'est bien par la force militaire que les États-Unis ont établi leur pouvoir sur ces deux points d'appui, essentiels au contrôle du système économique mondial. Voilà qui nous rapproche de l'empire romain.
Le cas de Rome est mieux documenté que celui d'Athènes sur le plan économique et social. On peut y mesurer la déformation de la structure sociale entraînée par l'accumulation au centre politique de la richesse produite dans l'espace de domination militaire.
Durant les cent ans qui suivirent sa victoire décisive sur Carthage, au terme de la deuxième guerre punique, Rome s'étendit rapidement en Orient et se rendit maître de l'ensemble du bassin méditerranéen. Elle disposait désormais de ressources illimitées en terres, en argent, en esclaves. Elle prélevait dans l'ensemble de sa sphère des ressources monétaires et put importer en masse des produits alimentaires et manufacturés. Les paysans et artisans d'Italie perdirent leur utilité dans cette économie méditerranéenne globalisée par la domination politique de Rome. La société se polarisa en un couple opposant une plèbe économiquement inutile et une ploutocratie prédatrice. Une minorité gavée de richesses surplombait une population prolétarisée. Les classes moyennes implosèrent, processus qui entraîna la disparition de la république et l'établissement de l'empire conformément à l'analyse d'Aristote sur l'importance que présentent les catégories sociales intermédiaires pour la stabilité des systèmes politiques37.
Comme on ne pouvait éliminer la plèbe, indocile mais géographiquement centrale, on finit par la nourrir et la distraire, aux frais de l'empire, avec du pain et des jeux.
Pour qui s'intéresse à la globalisation économique actuelle, menée sous direction américaine, la comparaison avec les modèles antiques est riche d'enseignements, par les ressemblances comme par les différences. Qu'elle s'appuie sur l'exemple d'Athènes ou sur celui de Rome, elle met chaque fois en évidence l'origine politique et militaire de la sphère de domination économique. Cette vision politique de l'économie corrige, au sens optique du terme, la vulgate actuelle, qui nous représente la globalisation comme un phénomène apolitique. Il y aurait un monde économique libéral dans lequel n'existe ni nation, ni État, ni puissance militaire. Or, que nous partions d'Athènes ou de Rome, nous ne pouvons éviter de voir que la constitution d'une économie mondiale globalisée est le résultat d'un processus politico-militaire ; et que certaines bizarreries de l'économie globalisée ne peuvent être expliquées sans référence à la dimension politico-militaire du système.
De la production à la consommation
La théorie économique libérale est franchement bavarde lorsqu'il s'agit de vanter les mérites du libre-échange, seul capable selon elle d'optimiser la production et la consommation pour tous les habitants de la planète. Elle insiste sur la nécessité que chaque pays se spécialise dans la production des biens et des services pour laquelle il est le plus doué. Elle spécule ensuite à l'infini sur le caractère automatique des ajustements par le marché : de grands et magnifiques équilibres s'établissent entre production et consommation, entre importations et exportations, par l'intermédiaire de fluctuations dans la valeur des monnaies nationales. La scolastique économique perçoit, décrit, invente un monde idéal parfaitement symétrique, dans lequel chaque nation occupe une place équivalente et œuvre pour le bien commun. Cette théorie, dont le germe a été isolé par Smith et Ricardo, est aujourd'hui cultivée et produite à 80 % dans les grandes universités américaines. Elle constitue, avec la musique et le cinéma, l'une des exportations culturelles majeures des États-Unis. Son degré d'adéquation à la réalité est de type hollywoodien, faible. Elle perd sa volubilité, devient même muette lorsqu'il s'agit d'expliquer le fait troublant que la globalisation n'est pas organisée par un principe de symétrie, mais d'asymétrie. Le monde, de plus en plus, produit pour que l'Amérique consomme. Aucun équilibre entre exportations et importations ne s'établit aux États-Unis. La nation autonome et surproductive de l'immédiat après-guerre est
devenue le cœur d'un système, dans lequel elle a vocation à consommer plutôt qu'à produire.
La liste des déficits commerciaux américains est impressionnante parce qu'elle comprend tous les pays importants du monde. Énumérons, pour l'année 2001 : 83 milliards de dollars de déficit avec la Chine, 68 avec le Japon, 60 avec l'Union européenne, dont 29 pour l'Allemagne, 13 pour l'Italie et 10 pour la France ; 30 milliards de déficit dans les rapports avec le Mexique, 13 avec la Corée. Même Israël, la Russie et l'Ukraine sont excédentaires dans leurs échanges avec les États-Unis, de 4,5, 3,5, 0,5 milliards de dollars respectivement38.
Ainsi qu'on peut le deviner d'après la liste des pays qui dégagent un excédent, l'importation de matières premières n'est pas la cause principale du déficit américain, situation qui pourrait être normale pour un pays développé. Le pétrole, obsession de la stratégie américaine, par exemple, n'explique en 2001 que 80 milliards de déficit commercial, les autres produits, pour l'essentiel manufacturés, représentant 366 milliards.
Si nous rapportons le déficit commercial américain, non pas au produit national brut global, incluant l'agriculture et les services, mais au seul produit industriel, nous arrivons à ce résultat stupéfiant que les États-Unis dépendent, pour 10 % de leur consommation industrielle, de biens dont l'importation n'est pas couverte par des exportations de produits nationaux. Ce déficit industriel n'était encore que de 5 % en 1995. N'imaginons surtout pas qu'il se concentre sur les biens de basse technologie, les États-Unis se consacrant aux productions de pointe les plus nobles. L'industrie américaine reste leader dans un certain nombre de domaines : les ordinateurs constituent le secteur le plus évident mais on pourrait évoquer le matériel médical ou l'aéronautique. Reste qu'année après armée, nous voyons fondre l'avance des Etats-Unis dans tous les domaines, y compris les secteurs de pointe. En 2003, Airbus produira autant d'avions que Boeing, même si l'on ne prévoit une parité absolue en
valeur que vers 2005-2006. L'excédent de la balance commerciale américaine pour les biens de technologie avancée est passé de 35 milliards de dollars en 1990 à 5 milliards en 2001, et celle-ci se trouvait déficitaire en janvier 200239.
La vitesse à laquelle ce déficit industriel américain est apparu est l'un des aspects les plus intéressants du processus en cours. À la veille de la dépression de 1929,44,5 % de la production industrielle mondiale se trouvaient aux ÉtatsUnis, contre 11,6 % en Allemagne, 9,3 % en GrandeBretagne, 7 % en France, 4,6 % en URSS, 3,2 % en Italie, et 2,4 % au Japon40. Soixante-dix ans plus tard, le produit industriel américain est un peu inférieur à celui de l'Union européenne et à peine supérieur à celui du Japon.
Cette chute de puissance économique n'est pas compensée par l'activité des multinationales américaines. Depuis 1998, les profits qu'elles rapatrient aux États-Unis sont inférieurs à ceux que les firmes étrangères qui y sont installées rapatrient dans leurs pays respectifs.
Nécessité d'une rupture copernicienne : adieu aux statistiques « intérieures »
La majorité des commentateurs économiques célébraient, à la veille de la récession de 2001, le fantastique dynamisme de l'économie américaine, la naissance d'un nouveau paradigme combinant force de l'investissement, dynamisme de la consommation et inflation faible. La quadrature du cercle des années 70 était enfin résolue, l'Amérique avait trouvé le chemin d'une croissance sans hausse excessive des prix. Début 2002, s'inquiéter du retard de la productivité européenne ou japonaise était devenu pour notre presse une figure imposée, au moment même où le gouvernement des États-Unis devait rétablir des droits de douane pour protéger son industrie sidérurgique dépassée et où les consoles de jeux vidéo japonaises Play Station II et Game Cube ridiculisaient la X-Box, tentative de Microsoft pour affronter la compétition dans ce domaine. Au moment même où la Californie manquait d'électricité et où New York peinait à s'approvisionner en eau potable !
Il y a près de cinq ans déjà, la vision optimiste, pour ne pas dire béate, de l'économie d'outre-Atlantique et la signification réelle des taux de croissance d'un produit national brut dont on ne sait plus trop ce qu'il signifie me paraissaient contestables. Nous sommes de plus en plus confrontés à un choix : croire les chiffres du PNB qui dérivent de l'agrégation des valeurs ajoutées que dégagent les activités de toutes les entreprises à l'intérieur des États-Unis, ou accepter la réalité décrite par la balance commerciale : celle-ci mesure les échanges entre pays et révèle l'incapacité industrielle de l'Amérique. Dès que l'importation d'un bien s'avère difficile, des tensions réelles apparaissent, comme dans le cas de l'électricité, insuffisance révélée par les pannes californiennes.
J'ai longuement hésité sur la réalité du dynamisme américain. L'affaire Enron et plus encore l'affaire Andersen qui l'a suivie emportent la décision. La faillite d'Enron, entreprise de courtage en électricité, a entraîné la volatilisation de 100 milliards de dollars de chiffre d'affaire, chiffre magique, virtuel, mythique cité par la presse. La falsification des comptes par le cabinet d'audit Andersen ne permet pas que l'on dise aujourd'hui quelle fraction de cette somme représentait de la « valeur ajoutée » et aurait dû être intégrée comme telle au calcul du PNB américain. Mais 100 milliards représenteraient environ 1 % du PNB des ÉtatsUnis. Combien d'entreprises, avec l'aide d'Andersen ou d'autres officines de comptabilité et d'audit, falsifient leurs comptes ? La multiplication récente des affaires suggère que la majorité d'entre elles sont concernées. Qu'est-ce que cette économie dans laquelle les services financiers, l'assurance et l'immobilier ont progressé deux fois plus vite que l'industrie entre 1994 et 2000, pour atteindre une production en « valeur » égale à 123 % de celle de l'industrie? Le mot valeur est entre guillemets parce que ce qui distingue la valeur de ces services de celle des biens industriels est que les premiers ne peuvent pour la plupart être échangés sur les marchés internationaux — à l'exception bien sûr de la fraction de cette activité qui assure l'approvisionnement de l'économie américaine en capital, en argent frais nécessaire à la couverture des importations. Gonflé par les fraudes agrégées des entreprises privées, le PNB américain commence à ressembler, pour la fiabilité statistique, à celui de
l'Union soviétique.
Tableau 4, Secteurs de l'économie et taux de croissance aux États-Unis
|
Fraction du PIB 2000 |
Croissance 1994-2000 |
PNB |
100 |
40 |
Agriculture |
1,4 |
15 |
Industries extractives |
1,3 |
41 |
Construction |
4,7 |
68 |
Industries manufacturières |
15,9 |
28 |
Transports |
8,4 |
35 |
Commerce de gros |
6,8 |
41 |
Commerce de détail |
9,1 |
44 |
Finance, assurance et immobilier |
19,6 |
54 |
Services personnels |
21,9 |
59 |
État |
12,3 |
27 |
Source : Bureau of Economic Analysis. http://www.bea.gov/dn2/gpoc.htm#1994-2000
La théorie économique orthodoxe ne peut expliquer la rétraction de l'activité industrielle américaine, la transformation des États-Unis en un espace spécialisé dans la consommation et dépendant du monde extérieur pour son approvisionnement. Une représentation impériale, de type romain, permet en revanche de saisir le processus en tant qu'effet économique d'une organisation politique et militaire.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les ÉtatsUnis, confrontés à la dévastation de l'Europe et du Japon, à la montée en puissance du système soviétique, organisèrent leur zone d'influence en un système global dont ils étaient le centre. Étape après étape, des règles du jeu correspondant aux préférences idéologiques des États-Unis ont été imposées, commerciales et financières, seules à même d'assurer l'unification de l'espace militairement et politiquement contrôlé. II est hors de doute que, dans un premier temps, la prétention américaine à assurer le bien-être de la majeure partie de la planète a été parfaitement justifiée.
Il serait absurde de considérer l'émergence de ce système mondial comme un phénomène destructeur : la croissance des années 1950-1975 en témoigne. Le plan Marshall, qui a fourni à l'Europe les moyens de sa reconstruction et aux États-Unis ceux d'échapper à une nouvelle crise économique du type 1929, reste un acte d'intelligence politique et économique comme on a peu d'exemples dans l'histoire. On doit parler pour cette période d'un impérialisme positif.
Les États-Unis, fixés sur la lutte contre le communisme, un peu trop sûrs du caractère permanent, ontologique, de leur prééminence économique, ont alors donné une priorité absolue à l'intégration politique de leur sphère de domination militaire. Ils ont dans ce but ouvert leur marché aux produits européens, et surtout japonais, sacrifiant, d'abord sans bien s'en rendre compte, puis avec une certaine angoisse, de larges pans de leur industrie. Le déficit commercial est apparu au début des années 70. Il s'est étendu depuis aux échanges avec l'ensemble du monde, au-delà même de la sphère de domination politique originelle.
L'implosion du communisme a permis l'entrée de nouveaux pays importants dans ce système d'échange asymétrique : c'est la Chine, plutôt que le Japon ou l'Europe, qui dégage aujourd'hui le plus fort excédent commercial dans ses échanges avec les États-Unis. La surconsommation américaine est désormais l'élément clef d'une structure de l'économie mondiale perçue par certains comme impériale, L'Amérique, cependant, n'est plus essentielle au monde par sa production, mais par sa consommation, dans une situation d'insuffisance de la demande globale, phénomène structurel créé par le libre-échange.
L'État keynésien d'une économie mondiale déprimée
La libéralisation des échanges commerciaux a entraîné, conformément à la théorie économique, une fois n'est pas coutume, une montée des inégalités à l'échelle mondiale.
Elle tend à introduire dans chaque pays les écarts de revenus qui caractérisent la planète dans son ensemble. Partout, la concurrence internationale a favorisé une stagnation de la masse salariale et une montée, mieux une explosion, des profits. La compression des revenus du travail induite par le libre-échange réactive le dilemme traditionnel du capitalisme, dont nous observons aujourd'hui une résurgence planétaire : des salaires écrasés ne permettent pas l'absorption d'une production qui s'accroît. Ce phénomène banal a été étudié par Malthus et par Keynes en Angleterre, par la plupart des économistes socialistes au XIXe et au XXe siècle; il reste parfaitement compris par les économistes non conformistes des États-Unis.
Si les économistes de l'establishment universitaire américain admettent en général la montée des inégalités qui résulte du libre-échange, la stagnation de la demande est en revanche un sujet tabou, y compris pour de faux anticonformistes comme Paul Krugman. Évoquer cet effet de la globalisation est signe d'une rupture avec l'ordre établi, et seuls de véritables rebelles se risquent à le dénoncer, comme Chalmers Johnson, spécialiste de l'Asie, auteur de Blowback : The Costs and Consequences of American Empire, l'un des livres les plus cruels écrits sur le comportement des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale41.
Mais Robert Gilpin, analyste pourtant si lucide de la globalisation, si conscient de la persistance des États et des nations, des différences structurelles entre capitalismes anglo-saxon et japonais ou allemand, si attentif à la fragilité économique et idéologique de l'hégémonie américaine, n'ose évoquer ce problème qui impliquerait de déroger au code de bonne conduite de l'establishment.
Je commets ici une demi-injustice, à rencontre de Joseph Stiglitz, ex-économiste en chef de la Banque mondiale, membre incontesté de l'establishment puisque son prix Nobel est comme un certificat d'appartenance. Dans La grande désillusion celui-ci souligne le problème de la demande globale mondiale et évoque à de multiples reprises l'incapacité du Fonds monétaire international à percevoir les insuffisances des demandes nationales, ou même régionales, en Asie notamment42.
Mais Stiglitz reste fidèle au libre-échange et ne peut en pratique que se lamenter sur l'inexistence d'une instance mondiale de régulation.
Je ne sais s'il est naïf ou habile, probablement les deux à la fois : dur pour les bureaucrates du FMI mais attaché au dogme de sa profession. Ne soyons pas absurdement exigeants : que l'un des grands représentants de l'analyse économique américaine réaffirme, après Keynes, qu'une défaillance de la demande globale est possible, et qu'il est nécessaire de procéder à une régulation à l'échelle mondiale, marque le début d'un tournant, même si le gouvernement de Washington est par définition assez mal placé pour en « négocier » la suite.
La tendance à la stagnation de la demande résultant du libre-échange et de la compression des salaires est une évidence, qui explique la baisse régulière des taux de croissance de l'économie mondiale, et ses récessions de plus en plus fréquentes. Tout cela n'est pas neuf mais nous devons ici pousser l'examen, jusqu'aux implications stratégiques, pour les États-Unis actuels, de la dépression de la consommation planétaire. Parce que c'est bien la stagnation de la demande à l'échelle mondiale qui permet aux Etats-Unis de justifier leur rôle de régulateur et de prédateur de l'économie « globalisée », d'assumer et de revendiquer la fonction d'un État planétaire keynésien.
Dans une économie mondiale freinée, déprimée, la propension de l'Amérique à consommer plus qu'elle ne produit finit par être considérée comme un bienfait par la planète entière. À chaque récession, on s'extasie sur le persistant dynamisme de la consommation américaine, qui devient la caractéristique positive fondamentale d'une économie dont on ne veut plus voir la fondamentale improductivité. Le taux d'épargne des ménages américains est proche de zéro. Mais chaque « reprise de l'économie » des Etats-Unis gonfle les importations de biens en provenance du monde.
Le déficit commercial se creuse, battant chaque année de nouveaux records négatifs. Mais nous sommes contents, mieux : soulagés. C'est le monde de La Fontaine à l'envers dans lequel la fourmi supplierait la cigale de bien vouloir accepter de la nourriture.
Notre attitude vis-à-vis des États-Unis est ici celle de sujets planétaires et keynésiens qui attendraient de leur État une relance de l'économie. Effectivement, du point de vue de Keynes, l'une des fonctions de l'État est de consommer pour soutenir la demande. À la fin de sa Théorie générale, il a un petit mot gentil pour les pharaons constructeurs de pyramides, dépensiers mais régulateurs de l'activité économique. L'Amérique serait notre pyramide, entretenue par le travail de toute la planète. On ne peut que constater l'absolue compatibilité entre cette vision de l'Amérique en État keynésien du monde et l'interprétation politique de la globalisation. Le déficit commercial des États-Unis doit être qualifié, dans ce modèle, de prélèvement impérial.
La société américaine est, du point de vue économique, devenue l'État de la planète entière. Elle se pense pourtant hostile par nature à l'État et s'est efforcée de réduire l'activité de celui-ci dans l'économie nationale par la dérégulation reaganienne. Mais la négation de l'État dans la société a fini par faire de la société un État. Avec d'une part les caractéristiques négatives que les économistes classiques ou néoclassiques attribuent à l'État : improductivité et irresponsabilité financière. Avec d'autre part le potentiel positif que les économistes keynésiens concèdent à l'État : la capacité de stimuler la demande dans les phases de dépression.
Les mécanismes monétaires et psychologiques sont obscurs, mais ces Américains si dynamiques, si capables d'accepter l'insécurité d'un marché du travail dérégulé sont devenus en bloc des fonctionnaires, improductifs et consommateurs, pour la planète. L'excès de responsabilité individuelle n'a débouché que sur une irresponsabilité collective.
Déformation « Impériale » de la société américaine
Cette évolution « impériale » de l'économie, qui n'est pas sans rappeler celle de Rome au lendemain de la conquête du bassin méditerranéen, a touché de manières différentes les divers secteurs de la société et de l'économie américaines. L'industrie et une classe ouvrière jusque-là considérée comme intégrée aux classes moyennes ont été frappées de plein fouet. Leur désintégration partielle évoque celle de la paysannerie et de l'artisanat romain, largement détruits par l'afflux des produits agricoles ou des objets venus de Sicile, d'Egypte et de Grèce. Dans le cas des ouvriers américains des années 1970-1990, on peut parler de paupérisation, relative et parfois absolue.
Sans entrer dans le détail des mécanismes économiques, et en restant à un certain niveau de généralité, force est de constater que la mutation impériale de l'économie tend à transformer les strates supérieures de la société américaine en strates supérieures d'une société impériale (globale dans le langage actuel) dépassant le cadre de la nation. Cette société en cours de globalisation a intégré, dans un premier temps, l'ensemble du monde libre, puis, après l'effondrement du communisme, virtuellement la totalité de la planète.
Aux États-Unis mêmes, la part du revenu « national » absorbée par les 5 % les plus riches est passée de 15,5 % en 1980 à 21,9 % en 2000, la part des 20 % les plus riches de 43,1 à 49,4 %. La part des 80 % les moins riches est tombée de 56,9 à 50,6 %. Les quatre quintiles inférieurs ont vu leurs parts diminuer, respectivement, de 24,7 à 22,9 %, de 17,1 à 14,9 %, de 10,6 à 9,0 %, de 4,5 à 3,7 %.
Selon le classement établi par le magazine Forbes, les quatre cents Américains les plus riches en l'an 2000 l'étaient dix fois plus que les quatre cents les plus riches en 1990, alors que le produit national n'avait fait que doubler. Le gonflement prodigieux des revenus de la partie supérieure de la société américaine ne peut s'expliquer sans recours au modèle impérial, tout comme la stagnation ou la croissance très modeste des revenus de la majeure partie de la population.
Tableau 5. Évolution des revenus aux États-Unis
Revenus moyen dollars 2000 |
1980 |
1994 |
2000 |
94/80 |
2000/94 |
5% les plus riches |
132551 |
210684 |
250146 |
+59% |
+19% |
20% les plus riches (quintile sup.) |
91634 |
121943 |
141620 |
+33% |
+16% |
20% suivants (4e quintile) |
52169 |
58005 |
65729 |
+11% |
+13% |
20% suivants (3e quintile) |
35431 |
37275 |
42361 |
+5% |
+14% |
20% suivants (2nd quintile) |
21527 |
22127 |
25334 |
+3% |
+14% |
20% les plus pauvres (quintile inf.) |
8920 |
8934 |
10190 |
+0% |
+14% |
Source : http://www.census.gov/hhes/incom//histinc/h03.html
La décomposition en deux phases de la période 1980-2000 révèle cependant que l'augmentation des inégalités n'est pas caractéristique de toute la période mais correspond à une sorte de phase I du processus de restructuration impériale.
Entre 1980 et 1994, l'augmentation des revenus a été d'autant plus forte que l'on était déjà plus riche, l'accroissement étant de 59 % pour les 5 % les plus fortunés, de plus en plus faible à mesure que l'on descend dans les strates de revenus, pour devenir nulle parmi les 20 % les plus pauvres. On peut alors parler d'une augmentation dramatique des inégalités.
Entre 1994 et 2000, cependant, le mouvement a changé de sens et de nature : l'avantage de croissance des revenus les plus élevés devient faible, + 19 % pour les 5 % les plus riches, tous les autres groupes, y compris les plus pauvres, bénéficiant d'une augmentation presque uniforme de revenu comprise entre 13 et 16 %. Les apologistes de la « nouvelle économie » verront dans ce changement la phase égalitaire d'un processus de modernisation qui devait nécessairement comporter, dans un premier temps, une phase de croissance des inégalités, l'une des théories favorites du petit monde des économistes de Harvard.
Mais poursuivant le parallèle avec l'histoire de Rome, on ne peut qu'être frappé par la coïncidence entre la phase II de l'évolution récente de la société américaine, plus égalitaire pour la croissance des revenus, et le gonflement énorme du déficit commercial des États-Unis, qui est passé d'un peu plus de 100 milliards de dollars par an en 1993 à 450 milliards en 2000. Le système du prélèvement impérial des biens matériels est arrivé à maturité et l'ensemble du peuple peut en profiter.
On a bien assisté entre 1970 et 2000 aux États-Unis à un processus de polarisation sociale de type romain, combinant développement d'une ploutocratie et expansion d'une plèbe, au sens que ce mot avait à l'époque impériale. Les notions de ploutocratie et de plèbe n'évoquent pas ici simplement des niveaux de richesse mais le fait que cette richesse, importante ou insignifiante, ne découle pas d'une activité directement productive mais d'un effet de domination politique sur le monde extérieur43.
J'examinerai au chapitre suivant le mécanisme assez mystérieux par lequel cette richesse est prélevée et redistribuée dans le contexte d'une économie libérale, mais j'insiste sur la pertinence de la comparaison. L'Amérique aurait atteint, entre 1994 et 2000, le stade du panem et circenses plutôt que celui du miracle de la « nouvelle économie » des « autoroutes de l'information ».
Bien sûr, je force le trait pour faire comprendre l'argument. Les économistes qui veulent croire au caractère efficace et réellement productif de l'économie américaine ne sont pas absolument déraisonnables. Au stade actuel, la seule chose réellement déraisonnable est l'absence, ou plutôt la disparition du débat des années 1990-1995, dont l'un des pôles était le scepticisme touchant l'efficacité réelle de l'économie américaine.
Passant du modèle à la réalité historique, on pourrait dire que l'Amérique a hésité, au cours des vingt dernières années, entre deux types d'organisation économique et sociale, la nation et l'empire. Elle est loin d'avoir perdu toute caractéristique nationale et elle échouera en tant qu'empire. Mais il est clair qu'une accélération de la tendance impériale s'est produite entre 1990 et 2000, plus précisément entre 1994 et 2000.
Le déficit commercial américain en milliards de
dollars
Source : http://www.census.gov/foreign-trade
Le débat des années 1990-1995 : la nation contre l'empire
Le choix d'une option économique impériale ne s'est pas fait sans débats ni conflits. Il s'est trouvé, outre-Atlantique plus qu'en Europe, de nombreux chercheurs pour dénoncer le libre-échange et ses conséquences pour le monde ouvrier américain — le plus souvent, c'est vrai, hors des universités les plus prestigieuses de l'establishment. C'est aux États-Unis qu'on a redécouvert Friedrich List, théoricien allemand du protectionnisme, formule économique qui définit un espace national protégé du monde extérieur mais libéral dans son fonctionnement intérieur44. Les stratégie traders, partisans d'une défense de l'industrie américaine contre l'Asie en général et le Japon en particulier, ont publié de nombreux textes et avaient une certaine importance politique au début de la première présidence de Clinton.
Les stratégie traders percevaient les problèmes sous l'angle économique et commercial. Michael Lind a, le premier, élaboré en 1995 une représentation de l'évolution de la société américaine correspondant à l'affirmation du libre-échange. II ne s'est pas contenté de dénoncer l'écrasement des milieux ouvriers et populaires. Sa contribution la plus importante a été d'identifier et de décrire la nouvelle classe dirigeante américaine, la white overclass, définie, non seulement par ses revenus, mais par ses habitudes culturelles et mentales, avec sa préférence pou les études juridiques et non techniques, son anglophilie de pacotille, sa tendresse pour l'affirmative action (« discrimination positive » en faveur des minorités) dans le domaine racial, son habileté à protéger ses propres enfants de la concurrence intellectuelle dans le domaine universitaire. Lind a tracé le portrait d'une Amérique stratifiée, dans laquelle les syndicats n'ont plus d'influence sur le parti démocrate et qui tend à être de moins en moins démocratique45. Il a, le premier me semble-t-il, perçu qu'au stade actuel une inversion s'était produite entre l'Europe et les États-Unis, le Vieux Continent étant désormais plus démocratique que le Nouveau Monde46. Lind, intellectuel et militant, réclamait une redéfinition nationale de l'Amérique, autosuffisante et démocratique, plutôt que dépendante et oligarchique.
C'était en 1995. L'augmentation du déficit commercial américain, entre 1994 et 2000, ainsi que l'évolution des revenus, suggèrent que le combat pour la nation, démocratique et économiquement indépendante, a été perdu dans les années 1995-2000. Cette chronologie et l'accélération de la dynamique impériale qu'elle révèle ne peuvent être comprises indépendamment de l'évolution, objective et perçue, du rival et pôle d'équilibre russe, ainsi qu'on le verra au chapitre 6, consacré à la logique générale de la politique extérieure américaine. Le mouvement des États-Unis vers un système impérial plein et entier ne dépend pas uniquement ou même primordialement en effet des rapports de force intérieurs à la société américaine. L'empire est un rapport au monde, qui doit être dominé, absorbé et transformé en espace intérieur du pouvoir d'État.
Va-t-on devoir parler à l'avenir d'empire américain? À travers l'histoire, les formations impériales véritables ont toujours présenté deux caractéristiques, liées l'une à l'autre par des rapports fonctionnels :
— l'empire naît de la contrainte militaire, et cette contrainte permet l'extraction d'un tribut qui nourrit le centre;
— le centre finit par traiter les peuples conquis comme des citoyens ordinaires et les citoyens ordinaires comme des peuples conquis. La dynamique du pouvoir mène au développement d'un égalitarisme universaliste, dont l'origine n'est pas la liberté de tous mais l'oppression de tous. Cet universalisme né du despotisme se développe en sentiment de responsabilité vis-à-vis de tous les sujets, dans un espace politique où n'existent plus de différences essentielles entre le peuple conquérant et les peuples conquis.
Ces deux critères permettent immédiatement de voir que, si Rome, d'abord conquérante et prédatrice, puis universaliste et dispensatrice de routes, d'aqueducs, de droit et de paix, méritait bien le titre d'empire, Athènes ne représentait qu'une forme avortée. On peut à la rigueur accorder à cette dernière le bénéfice du doute quant à la conquête militaire et admettre que sa puissance armée était prouvée par l'existence du tribut payé par les cités de la ligue de Délos, le phoros. Mais Athènes n'a guère avancé dans la direction de l'universalisme. Elle s'est au plus efforcée de juger, dans le cadre de son propre droit, certains conflits juridiques entre membres de cités alliées. Elle n'a en revanche nullement étendu, comme Rome, son droit de cité, qui tendit au contraire à se restreindre dans la période d'affirmation du pouvoir central.
Au regard de chacun des deux critères les États-Unis présentent des insuffisances notables, dont l'examen permet de prédire à coup sûr qu'il n'y aura pas, vers l'an 2050,d'empire américain.
Deux types de ressources « impériales » font spécialement défaut à l'Amérique : son pouvoir de contrainte militaire et économique est insuffisant pour maintenir le niveau actuel d'exploitation de la planète ; son universalisme idéologique est en déclin et ne lui permet plus de traiter les hommes et les peuples de façon égalitaire, pour leur assurer la paix et la prospérité autant que pour les exploiter.
Les deux chapitres qui suivent vont examiner ces déficiences fondamentales.
CHAPITRE 4
La fragilité du tribut
II est habituel ces jours-ci de dénoncer l'armée des ÉtatsUnis comme disproportionnée, témoignage à elle seule d'une ambition impériale. On avance alors que les dépenses militaires de l'« unique superpuissance » constituent le tiers du total mondial. N'attendons quand même pas des dirigeants américains qu'ils démentent eux-mêmes la puissance de leur armée ! L'examen méthodique des dépenses suggère pourtant que c'est une inquiétude réelle concernant le potentiel des États-Unis qui avait conduit Bush, avant même les attentats du 11 septembre, à proposer une augmentation du budget. Nous sommes confrontés à une situation intermédiaire : l'appareil militaire américain est surdimensionné pour assurer la sécurité de la nation, mais sous-dimensionné pour contrôler un empire, et plus largement pour maintenir durablement une hégémonie en Eurasie, loin, si loin du Nouveau Monde.
La fragilité militaire américaine est en un sens structurelle, ancrée dans l'histoire d'une nation qui n'a jamais eu à affronter un adversaire à sa mesure. On pense immédiatement au rôle formateur des guerres indiennes, qui ont opposé, de façon radicalement asymétrique, des tribus analphabètes et sous-équipées à une armée moderne de type européen.
L'incapacité militaire traditionnelle
Une sorte de doute originel plane donc sur la réalité de la vocation militaire des États-Unis. Le déploiement spectaculaire de ressources économiques durant la Seconde Guerre mondiale ne peut faire oublier la modestie des performances de l'armée sur le terrain. Laissons de côté la question des bombardements lourds pratiqués par les Anglo-Saxons, et touchant massivement les civils : ils n'ont pas eu d'effets stratégiques appréciables et n'ont sans doute eu pour conséquence notable que le durcissement de la résistance de la population allemande dans son ensemble à l'offensive alliée.
La vérité stratégique de la Seconde Guerre mondiale est qu'elle a été gagnée, sur le front européen, par la Russie, dont les sacrifices humains, avant, pendant et après Stalingrad, ont permis de casser l'appareil militaire nazi. Le débarquement de Normandie, en juin 1944, n'est intervenu que tardivement, alors que les troupes russes avaient déjà atteint leur propre frontière occidentale en direction de l'Allemagne. On ne peut comprendre la confusion idéologique de l'après-guerre si l'on oublie que, dans l'esprit de beaucoup, à l'époque, c'était le communisme russe qui avait abattu le nazisme allemand et contribué le plus à la liberté de l'Europe.
À tous les stades, ainsi que l'a bien vu l'historien et expert militaire britannique Liddell Hart, le comportement des troupes américaines a été bureaucratique, lent, inefficace compte tenu de la disproportion des forces économiques et humaines en présence47. Chaque fois que c'était possible, les opérations exigeant un certain esprit de sacrifice ont été confiées à des contingents alliés : polonais et français au mont Cassin en Italie, polonais pour boucler la poche de Falaise en Normandie. L'actuelle « manière » américaine en Afghanistan, qui consiste à engager et payer, opération par opération, des chefs de tribu, n'est donc que la version actuelle, et paroxystique, d'une méthode ancienne. Ici, l'Amérique n'est proche ni de Rome ni d'Athènes, maïs de Carthage, louant les services de mercenaires gaulois ou de frondeurs baléares. Avec les B-52 dans le rôle des éléphants mais personne dans celui d'Hannibal.
La maîtrise aéronavale des États-Unis est en revanche indiscutable. Elle est sensible dès la guerre du Pacifique, même si l'on a un peu tendance à oublier, lorsque l'on évoque l'affrontement entre Américains et Japonais, l'invraisemblable disproportion des forces matérielles en présence. Après quelques premiers combats héroïques comme la bataille de Midway, menée contre des forces comparables, la guerre du Pacifique a pris assez vite des allures de « guerre indienne », l'inégalité des puissances technologiques entraînant une extraordinaire inégalité des pertes48.
Après la Seconde Guerre mondiale, chaque pas approchant ensuite l'armée américaine d'une confrontation avec le véritable vainqueur terrestre de ce conflit, la Russie, a révélé la fragilité militaire fondamentale des États-Unis. En Corée, l'Amérique n'a qu'à moitié convaincu, au Vietnam pas du tout ; le test face à l'Armée rouge n'a heureusement pas eu lieu. Quant à la guerre du Golfe, elle a été remportée contre un mythe, l'armée irakienne, instrument militaire d'un pays sous-développé de 20 millions d'habitants.
L'émergence récente du concept de guerre sans mort, du côté des Etats-Unis du moins, mène à son point d'aboutissement une préférence originelle pour l'affrontement asymétrique. II admet, formalise et aggrave l'incapacité traditionnelle au sol de l'armée américaine.
Je ne suis pas ici en train d'accuser les États-Unis de n'être pas capables de faire la guerre comme les autres, c'est-à-dire stupidement, en boucher simultané de leurs adversaires et de leur propre population. Faire la guerre au moindre coût pour soi-même et à un coût maximal pour l'ennemi peut découler d'une saine logique utilitariste.
Reste que l'absence d'une tradition militaire américaine au sol interdit l'occupation du terrain et la constitution d'un espace impérial au sens habituel du concept.
L'armée russe est réduite aujourd'hui à une petite fraction de ce que fut sa puissance. Chacun ironise sur ses difficultés en Tchétchénie. Mais, dans le Caucase, la Russie est en train de démontrer qu'elle peut encore prélever sur sa population l'impôt du sang, avec le soutien du corps électoral. Cette capacité est une ressource militaire, de type social et psychologique, que l'Amérique est en train de perdre définitivement avec le développement du concept de guerre sans mort.
Géographie de l'« empire »
En 1998, huit ans après l'effondrement du système soviétique, à la veille du déclenchement de la « lutte contre le terrorisme », la distribution des forces américaines dans le monde restait encore largement définie par le grand affrontement du passé, la guerre froide. Hors des États-Unis, Japon, 35 663 en Corée, 11 677 en Italie, 11 379 au RoyaumeUni, 3 575 en Espagne, 2 864 en Turquie, 1 679 en Belgique, 1 066 au Portugal, 703 aux Pays-Bas, 498 en Grèce49. Cette distribution des forces américaines et de leurs bases donne une vision non subjective de l'« empire », dans la mesure où il existe. Les deux possessions fondamentales des ÉtatsUnis, leur prise réelle sur l'Ancien Monde, ainsi que le dit très clairement Brzezinski, sont les deux protectorats européen et extrême-oriental, sans lesquels il n'existerait pas de puissance américaine mondiale. Ces deux protectorats logent, et nourrissent assez largement dans le cas du Japon et de l'Allemagne, 85 % du personnel militaire américain à l'étranger.
À côté de ces implantations, les pôles nouveaux du SudEst européen, comprenant la Hongrie, la Croatie, la Bosnie et la Macédoine, ne comptaient en 1998 que 13 774 hommes, le pôle moyen-oriental avec l'Egypte, l'Arabie Saoudite, Koweït et Bahreïn seulement 9956, 12 820 si l'on y ajoute
le pôle turc, plurifonctionnel, tourné simultanément contre la Russie et vers le Moyen-Orient. Mais pour l'essentiel, les soldats de l'empire veillent toujours sur les marges de l'ancien espace communiste, encerclent de fait la Russie et la Chine. L'établissement de 12 000 hommes en Afghanistan et de 1 500 en Ouzbékistan a complété plutôt qu'altéré cette disposition géographique fondamentale.
Un repli avorté
Une telle constatation n'implique pas qu'on dénonce une volonté stable et persistante d'agression américaine. Il est même possible d'avancer des arguments opposés : durant la décennie suivant l'effondrement de l'empire soviétique, les États-Unis ont loyalement joué le jeux de la désescalade, du repli. En 1990, le budget militaire américain était de 385 milliards de dollars, en 1998, de 280 milliards, soit une réduction de 28%. Entre 1990 et 2000, le personnel d'activé américain global est tombé de 2 à 1,4 million d'hommes, soit une chute de 32% en dix ans50.
Tableau 6. Personnel militaire américain à l'étranger en 1998
Pays où se trouvaient plus de 200 hommes |
|
Allemagne |
60053 |
Japon |
41257 |
Corée |
35663 |
Italie |
11677 |
Royaume-Uni |
11379 |
Bosnie -Herzégovine |
8170 |
Egypte |
5846 |
Panama |
5400 |
Hongrie |
4220 |
Espagne |
3575 |
Turquie |
2864 |
Islande |
1960 |
Arabie Saoudite |
1722 |
Belgique |
1679 |
Koweït |
1640 |
Cuba (Guantanamo) |
1527 |
Portugal |
1066 |
Croatie |
866 |
Bahreïn |
748 |
Diego Garcia |
705 |
Pays-Bas |
703 |
Macédoine |
518 |
Grèce |
498 |
Honduras |
427 |
Australie |
333 |
Haïti |
239 |
TOTAL |
259871 |
|
|
À terre |
218957 |
Embarqués |
40914 |
Source ; Statistical Abstract of the United States :2000, p. 368.
Quelle que soit la nature réelle du PNB américain, la part de l'agrégat consacré aux dépenses militaires est tombée de 5,2%, en 1990, à 3%, en 1999. On ne voit pas comment une rétraction d'une telle ampleur pourrait être interprétée comme le signe manifeste d'une volonté impériale. Dénoncer sans cesse le projet permanent de domination mondiale que poursuivraient les États-Unis est absurde. La chute des dépenses militaires américaines ne s'est arrêtée que vers 1996-1998. Le budget n'est reparti à la hausse que vers 1998.
Deux phases sont donc identifiables, dont l'existence révèle un retournement de la stratégie américaine, peu après le milieu des années 90. Une fois de plus, la période 1990-2000 n'apparaît pas homogène.
— Entre 1990 et 1995, un retrait impérial est clair dans le domaine militaire, qui correspond à la montée en puissance du débat sur le protectionnisme et le choix éventuel d'une option national-démocratique dans le domaine économique et social. Au lendemain de l'effondrement du communisme, la redéfinition des Etats-Unis comme une grande nation, leader des nations libérales et démocratiques, mais égale dans son principe aux autres a été sérieusement envisagée. Ce choix aurait inclus le retour à une indépendance économique « relative », impliquant non l'autarcie ou même la réduction des échanges avec l'étranger, mais l'équilibre des comptes extérieurs, symptôme économique de l'égalité des nations,
— Cette tendance s'est inversée par étapes. Il vaudrait mieux dire, a échoué par étapes. Entre 1997 et 1999, le déficit commercial explose. Entre 1999 et 2001, l'Amérique amorce sa remilitarisation. Il existe un rapport nécessaire entre la montée de la dépendance économique et l'accroissement de l'appareil militaire. Le redéveloppement des forces armées découle d'une prise de conscience de la vulnérabilité économique croissante des États-Unis.
La hausse de 15 % des dépenses militaires annoncée par George W. Bush a procédé de choix antérieurs à l'affaire du 11 septembre. Vers 1999, l'establishment politique américain a pris conscience de la réelle insuffisance de son potentiel militaire dans l'hypothèse d'une économie de type impérial, c'est-à-dire dépendante. Les problèmes de sécurité militaire d'une puissance qui vit de la captation sans contrepartie d'une richesse extérieure ne sont pas du même ordre que ceux des pays qui équilibrent leurs comptes.
Il est cependant difficile, dans le cas des États-Unis, de considérer cette captation de richesse comme la perception d'un tribut au sens traditionnel, étatique et impérial du terme, obtenu directement par la violence, par la contrainte militaire. Seuls les frais de logement et de nourriture payés aux troupes américaines par le Japon et l'Allemagne peuvent s'analyser comme un tribut de type classique. La façon dont l'Amérique arrive à consommer sans contrepartie est bizarre, pour ne pas dire mystérieuse, et dangereuse.
Etrangeté et spontanéité du tribut
L'Amérique importe et consomme. Elle prélève, pour payer ses importations, des signes monétaires dans le monde entier, mais d'une façon originale, jamais vue dans l'histoire des empires. Athènes prélevait le phoros, contribution annuelle des cités alliées, d'abord volontaire puis exigée par la force. Rome a dans un premier temps pillé les trésors du monde méditerranéen, puis extorqué, en nature ou en utilisant l'argent de l'impôt, les blés de Sicile et d'Egypte. Le prélèvement violent était consubstantiel à la nature de Rome, au point que César admettait ne pouvoir conquérir la Germanie parce que celle-ci, avec son agriculture itinérante instable, n'était pas capable de nourrir les légions romaines.
Les États-Unis ne prélèvent autoritairement qu'une fraction des signes monétaires et des biens qui leur sont nécessaires. Il y a, on l'a vu, le logement et l'approvisionnement des troupes américaines au Japon et en Allemagne. II y a eu, dans le cas de la guerre du Golfe, des contributions financières directes des États alliés qui, au contraire de la Grande-Bretagne et de la France, n'ont pas participé aux opérations militaires. Nous étions là très proches du phoros athénien. Il y a enfin les exportations d'armes, biens réels dont la vente rapporte de l'argent mais dont la valeur n'est pas définie, conformément à la théorie économique libérale, par les préférences des consommateurs individuels.
Des rapports de force entre États permettent ces ventes, qui révèlent parfois un authentique pouvoir de contrainte américain, ainsi que l'ont récemment constaté à leurs dépens les naïfs représentants de Dassault en Corée.
Les ressources monétaires que ces ventes d'armes rapportent aux États-Unis sont bien l'équivalent d'un tribut prélevé par des voies politiques et militaires. Mais leur volume ne permettrait nullement de maintenir le niveau actuel de consommation des Américains. L'antiaméricanisme classique évoque avec raison le rôle écrasant des États-Unis dans l'exportation d'armes : 32 milliards de dollars en 1997, 58 % des ventes mondiales à l'étranger par exemple. Cette proportion est phénoménale sur le plan militaire. Mais si le volume avait encore un sens sur le plan économique à cette date puisque le déficit commercial n'était encore que de 180 milliards de dollars, il ne représentait plus grand-chose face aux 450 milliards de l'année 2000.
Le contrôle de certaines zones de production pétrolière est un élément important du tribut traditionnel. La position dominante des multinationales américaines du pétrole, politique autant qu'économique, permet l'extorsion d'une rente planétaire, mais dont le niveau ne suffirait plus aujourd'hui à financer les importations américaines de biens de toutes sortes. La position dominante du pétrole à l'intérieur de la sphère des prélèvements politiques contribue cependant a expliquer la fixation obsessionnelle de la politique étrangère américaine sur ce bien particulier.
Reste que la majeure partie du tribut prélevé par les États-Unis est obtenue sans contrainte politique et militaire, par des voies libérales, spontanées. Les achats américains de biens dans le monde sont payés. Les agents économiques américains se procurent, sur un marché monétaire plus libre qu'il ne l'a jamais été, les devises étrangères qui leur permettent ces achats. Pour ce faire, ils les échangent contre des dollars, monnaie magique dont la valeur n'a pas baissé durant la phase d'aggravation du déficit commercial, du moins jusqu'à avril 2002. Comportement tellement magique que certains économistes en ont déduit que le rôle économique mondial des États-Unis n'était plus de produire, comme les autres nations, des biens, mais de la monnaie.
La doctrine O'Neill
Dans le monde originel de la théorie économique, la demande de devises étrangères nécessaires à l'achat des richesses du monde devrait entraîner une baisse du dollar, monnaie peu demandée pour l'achat de biens américains de moins en moins compétitifs à l'échelle planétaire. De tels mouvements ont été observés dans un passé relativement récent, dans les années 70 notamment qui virent l'émergence du déficit commercial. Contrairement à ce que pensent en France certains archéogaullistes, le rôle de monnaie de réserve du dollar ne confère donc pas aux ÉtatsUnis une garantie de pouvoir d'achat monétaire indépendant des performances de leur économie à l'exportation.
Reste que, un quart de siècle plus tard, en notre début de troisième millénaire, malgré un déficit commercial jamais vu dans l'histoire, en l'absence d'un taux d'intérêt élevé, et malgré un niveau d'inflation relativement plus élevé qu'en Europe et au Japon, le dollar est longtemps resté fort. Parce que l'argent du monde courait alors vers les États-Unis.
Partout, des entreprises, des banques, des investisseurs institutionnels, des particuliers se sont mis à acheter des dollars, assurant le maintien de sa parité à un niveau élevé. Ces dollars ne servent pas dans un tel contexte à acheter des biens de consommation mais à réaliser, aux États-Unis, des investissements directs ou à acquérir des valeurs —bons du Trésor, obligations privées, actions.
C'est le mouvement du capital financier qui assure l'équilibre de la balance des paiements américaine : année après année, si nous simplifions à outrance le mécanisme observé, le mouvement du capital vers l'espace intérieur américain permet l'achat de biens venus de l'ensemble du monde. Si l'on tient compte du fait que la majorité des biens achetés à l'extérieur sont destinés à la consommation, correspondant à une demande indéfiniment renouvelable à court terme, alors que le capital financier investi aux États-Unis devrait correspondre en majorité à des investissements à moyen ou long ternie, on doit admettre qu'il existe quelque chose de paradoxal, pour ne pas dire de structurellement instable dans le mécanisme.
À la suite de déclarations répétées du secrétaire au Trésor américain, The Economist de Londres a joliment, mais avec une certaine inquiétude, baptisé « doctrine O'Neill » l'affirmation que, dans notre monde sans frontières, l'équilibre des comptes extérieurs n'a plus aucune importance51. Félix
Rohatyn, ancien ambassadeur des États-Unis à Paris, exprime mieux la peur des responsables américains lorsque, s'inquiétant des effets du scandale Enron sur les investisseurs étrangers, il rappelle que l'Amérique a besoin de 1 milliard de dollars par jour de rentrées financières pour
couvrir son déficit commercial52.
Le Bureau of Economic Analysis américain suit quant à lui avec une anxiété certaine, année après année, la couverture des importations par les flux financiers. Tant que les monnaies nationales existent, l'équilibre doit être réalisé d'une manière quelconque. La rhétorique rassurante de O'Neill — il est dans son rôle de tranquillisant des marchés lorsqu'il raconte n'importe quoi — n'aurait de sens que dans un univers monétaire impérial plein et entier, si le dollar avait un cours forcé et un pouvoir libératoire sur l'ensemble de la planète, situation dont la condition la plus élémentaire serait un pouvoir de contrainte militaire et étatique absolu. Bref un monopole wébérien de la violence légitime exercé par les États-Unis à l'échelle du monde.
L'armée américaine, qui n'a toujours pas attrapé ni le mollah Omar ni Ben Laden, semble bien incapable de remplir une telle mission. Les règles traditionnelles restent valables : si les Américains consomment trop et que le flux financier cesse, le dollar s'effondrera. Mais peut-être suis-je ici victime d'une conception totalement archaïque de la notion d'empire et de pouvoir, en accordant trop d'importance à la notion politique et militaire de contrainte. Le flux financier actuel pourrait être devenu, au stade actuel du capitalisme globalisé, une nécessité intrinsèque, l'élément stable d'une économie impériale de type nouveau. C'est une hypothèse qu'il faut envisager.
Une superpuissance qui vit au jour le jour
L'interprétation dominante, produite par les économistes qui ne veulent pas d'ennuis (soit parce qu'ils appartiennent aux universités de l'establishment américain, soit parce qu'ils travaillent pour les institutions qui vivent du transfert des fonds), affirme que l'argent va s'investir aux États-Unis parce que l'économie américaine est plus dynamique, qu'elle accepte mieux le risque et s'avère plus profitable, au sens strict. Pourquoi pas ? L'improductivité « physique », technologique et industrielle d'une économie telle que celle des États-Unis n'implique pas en elle-même que son niveau de rentabilité financière soit faible. Concevoir, dans une économie, pendant une période substantielle mais limitée, la coexistence d'une profitabilité élevée des entreprises et le surdéveloppement de secteurs inutiles ne pose pas de problème de principe. L'activité financière peut se suffire à elle-même, dégager du profit dans des opérations ne touchant pas la sphère de la production réelle ; or, on l'a vu, la part de la finance dépasse désormais celle de l'industrie dans la vie économique américaine. On peut aller plus loin : un taux de profit élevé dans des activités à faible potentiel technologique et industriel guide l'économie vers l'improductivité. Les activités de courtage d'Enron étaient, de ce point de vue, archétypales puisqu'il s'agissait de dégager du profit dans une opération intermédiaire non directement productive, la théorie économique nous assurant que cette activité « optimisait » l'ajustement entre production et consommation. Comme on osait le dire avant l'ère du virtuel, la preuve du pudding est dans le fait de le manger.
Dans le cas d'Enron, il est désormais clair qu'il n'y avait rien à manger, rien de réel en tout cas. Mais le phénomène Enron a existé et contribué, durant quelques années, au guidage de l'économie réelle vers la sous-production, en l'occurrence vers un déficit énergétique.
Dire que l'argent va aux États-Unis parce que les investisseurs obéissent à un souci de rentabilité, c'est quand même se soumettre à la vulgate supérieure de notre temps, qui nous assure qu'un taux de profit élevé, impliquant un niveau de risque élevé, constitue désormais pour les riches l'horizon du rêve. Une telle motivation — l'amour du profit et le goût du risque — conduirait à une prédominance structurelle des achats d'actions et des investissements directs étrangers aux États-Unis, Ce n'est pas le cas. Tous les flux monétaires dirigés vers les États-Unis ne s'intègrent pas à la vision dynamique et aventureuse d'une nouvelle frontière désormais planétaire, la « nouvelle économie » du Net et des « autoroutes de l'information ». La recherche de la sécurité prime, on va le voir, sur celle de la rentabilité.
Le plus étonnant, pour qui s'intéresse à l'équilibre de la balance des paiements américaine, est en fait la variabilité des positions relatives tenues par les achats de bons du Trésor, d'obligations privées, d'actions et par les investissements directs dans le financement du déficit américain53. Ces mouvements violents ne peuvent s'expliquer par les variations du taux d'intérêt, qui n'ont ni le même rythme ni la même ampleur. Les achats de bons du Trésor et d'obligations privées n'échappent certes pas à l'impératif de rentabilité, mais ils révèlent aussi une préférence pour la sécurité de taux fixes, garantis par un système économique, politique, bancaire et monétaire sûr. Or ces achats de sécurité ont été et sont très importants pour le financement courant des États-Unis.
Laissons de côté dans l'analyse le poste important, instable et mystérieux des dettes diverses, bancaires et non bancaires, et concentrons-nous sur les aspects classiques, rassurants, des mouvements du capital financier. Concentrons-nous également sur les années 90, décennie décisive durant laquelle le monde digéra l'effondrement du communisme et vécut l'apothéose de la globalisation financière, La montée en puissance des flux de capitaux vers les ÉtatsUnis a été saisissante : de 88 milliards de dollars en 1990, à 865 milliards en 2001. Ces chiffres, bien évidemment, n'intègrent pas le mouvement inverse, près de deux fois moins important, de sortie du capital hors des États-Unis. Il a fallu une balance positive, de 485 milliards de dollars en 2000, pour compenser le déficit de la balance des biens et services.
Mais au-delà de la masse croissante du capital financier immigré, ce qui est frappant sur dix ans, c'est d'abord la variabilité du type d'influx : en 1990 prédomine l'investissement direct, création ou surtout achat d'entreprises par des étrangers (55 % de l'apport d'argent). En 1991, les achats d'actions et d'obligations l'emportaient (45 %). En 1991, 1992, 1995, 1996 et 1997, les achats de bons du Trésor étaient importants et servaient à couvrir le déficit budgétaire américain. Entre 1997 et 2001, les achats d'actions et d'obligations privées sont montés en puissance, passant de 28 % du total à 58 %. Nous pourrions croire à une apothéose du capital libéral, simultanément efficace et boursicoteur.
Mais si, comme c'est possible pour les années 2000 et 2001, nous décomposons le poste « achats de valeurs privées » en actions, à rentabilité variable, et en obligations, à taux fixe, nous découvrons que l'image dominante et héroïque de la recherche du profit maximal par le risque maximal, l'achat d'actions, ne décrit pas l'essentiel du phénomène.
Tableau 7. Achats de titres et investissements directs par l'étranger aux États-Unis
|
Total en million de $ |
Bon du Trésor en % |
Action/Obligation en % |
Investement direct en % |
Dettes en % |
1990 |
88861 |
-3 |
2 |
55 |
46 |
1991 |
78020 |
24 |
45 |
30 |
1 |
1992 |
116786 |
32 |
26 |
17 |
26 |
1993 |
191387 |
13 |
42 |
27 |
19 |
1994 |
243006 |
14 |
23 |
19 |
43 |
1995 |
343504 |
29 |
28 |
17 |
26 |
1996 |
441952 |
35 |
29 |
20 |
16 |
1997 |
715472 |
20 |
28 |
15 |
37 |
1998 |
507790 |
10 |
43 |
35 |
12 |
1999 |
747786 |
-3 |
46 |
40 |
16 |
2000 |
985470 |
-5 |
49 |
29 |
27 |
2001 |
865584 |
2 |
58 |
18 |
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Source : http://www.bea.doc.gov/bea/international
À leur apogée en l'an 2000, les achats d'actions américaines par des étrangers représentaient 192,7 milliards de dollars; mais à la même date les achats d'obligations atteignaient 292,9 milliards de dollars. Si l'on évalue ces volumes de transaction en pourcentage de l'argent frais prélevé dans le monde par les États-Unis, nous obtenons 19 % pour les actions, 30 % pour les obligations. En 2001, année de récession et de frayeur terroriste, le volume représenté par les actions est tombé à 15 % du total, mais on a assisté à l'apothéose des achats d'obligations qui en constituaient 43 %.
Ce résultat de l'analyse est, sans mauvais jeu de mot, capital. Comme l'a si bien exprimé Keynes, l'homme qui veut placer son argent vit une double angoisse : la peur de le perdre et la peur de ne pas gagner le plus possible. Il recherche simultanément la sécurité et le profit. Contrairement à ce que suggère l'idéologie du néolibéralisme moderne, l'histoire vraie de la finance actuelle évoque une prédominance de l'impératif de sécurité dans le choix des États-Unis comme lieu de placement. Voilà qui nous éloigne de la saga du capitalisme libéral, mais nous rapproche d'une conception politique, impériale de la globalisation économique et financière, car les États-Unis sont bien le cœur politique du système économique et semblaient jusqu'à très récemment le lieu le plus sûr pour placer de l'argent. L'insécurité récente résulte du dévoilement des fraudes comptables aux ÉtatsUnis, nullement de l'attentat du 11 septembre.
Un problème cependant n'est pas résolu : le monde entier a préféré placer son argent aux États-Unis, soit. Mais pourquoi la planète dispose-t-elle d'une telle quantité d'argent à placer ? Une analyse des effets financiers de la globalisation économique dans chacune des sociétés nationales permet de saisir un mécanisme au fond assez simple.
Un État pour les riches
Même si l'on admet que le capitalisme est la seule organisation économique raisonnable (ce qui est mon cas), il faut concéder que ce système, laissé à lui-même, est vite ravagé par quelques dysfonctions fondamentales, y compris pour les riches. Essayons ici d'atteindre à la véritable impartialité. Oublions les masses laborieuses et la compression de leurs salaires, oublions aussi l'intérêt général bafoué par la tendance au déficit de la demande globale. Adoptons, pour une fois, le point de vue des privilégiés, efforçons-nous d'être myopes et intéressons-nous à leurs soucis, c'est-à-dire au destin de leurs profits.
La hausse du taux de profit accroît les revenus des classes supérieures mais ces revenus gonflés ne constituent en aucune manière une réalité physique. La masse des profits est un agrégat financier abstrait, un amas de signes monétaires, que les possédants ne peuvent bien entendu utiliser pour leur seule consommation. Ils peuvent multiplier leurs dépenses en personnel, redistribuant vers le bas de la société, par l'achat de services, une partie du revenu accaparé. Ce mécanisme est déjà très important aux États-Unis, où le développement des services n'est plus celui d'un tertiaire moderne, mais un retour à la vieille gabegie humaine des sociétés aristocratiques du passé. Les nobles, alors détenteurs de la richesse, nourrissaient une kyrielle de dépendants, employés à des tâches domestiques ou guerrières. La nouvelle ploutocratie s'attache les services d'avocats, de comptables, de gardes privés. Les meilleurs analystes de ces mécanismes de redistribution restent sans doute les premiers économistes anglais comme Smith, qui avaient encore sous les yeux, à la fin du XVIIIe siècle, une redistribution vers le bas de la richesse par l'emploi massif de domestiques. « Un homme s'enrichit en employant une multitude d'ouvriers : il devient pauvre en entretenant une multitude de petits serviteurs54. »
Mais les masses financières extraites sont aujourd'hui
trop considérables. On a vu plus haut le gonflement prodigieux de la fraction du revenu national américain accaparée par les 20 % les plus riches, ou même les 5 % les plus riches. À un degré moindre, ce phénomène est caractéristique de tous les pays du monde économiquement globalisé.
Que faire du revenu inemployé, comment le conserver?
Ou, si nous passons de la crainte à l'espoir du riche, comment le faire fructifier, s'autoreproduire et s'élargir de lui même?
Le placement financier est une nécessité; mieux, l'existence d'une instance sécurisée de cristallisation des profits est pour le capitalisme un besoin ontologique. Il y avait l'État, emprunteur, dont le rôle a été parfaitement perçu par Marx : la rente publique fut très tôt pour les bourgeoisies un instrument de sécurité financière. Et puis il y a la Bourse, où se déverse l'argent des profits. Dans le contexte d'un capitalisme mondial revenant en quelques années à l'état sauvage, le pays leader de la financiarisation, État central du nouveau système économique, avait une sorte d'avantage comparatif initial pour absorber, dans un but de conservation et de sécurisation, un profit mondial démultiplié. L'Amérique avait tous les atouts : une idéologie adaptée, le plus gros appareil militaire, la plus forte capitalisation boursière initiale. Japon mis à part, les capitalisations boursières des autres pays occidentaux apparaissaient, vers 1990, minuscules par rapport à celle des États-Unis. Le Japon, dont le système économique reste de type national, protégé, et dont la langue est comme un gage d'opacité, ne pouvait être un rival sérieux.
Les États-Unis, leader monétaire et militaire, offraient au départ des conditions de sécurité maximales. Wall Street, dont les indicateurs boursiers semblent désormais diriger ceux de la planète entière (à la hausse hier, à la baisse aujourd'hui), est devenu le point d'aboutissement principal du mécanisme : 3059 milliards de capitalisation aux ÉtatsUnis en 1990, 13451 milliards en 1998. Mais tout cela n'a pas grand-chose à voir avec la notion d'efficacité économique, de productivité en un sens physique, réel, même si l'image des « nouvelles technologies » est un élément mythique
appréciable du processus.
Tableau 8. Capitalisations boursières (en milliards de dollars)
|
1990 |
1998 |
Augmentation |
États-Unis |
3059 |
13451 |
340% |
Japon |
2918 |
2496 |
-15% |
Royaume-Uni |
849 |
2374 |
180% |
Allemagne |
355 |
1094 |
208% |
France |
314 |
992 |
216% |
Canada |
242 |
543 |
124% |
Italie |
149 |
570 |
283% |
Source : Statistical Abstract of the United States : 2000, tableau 1401.
L'augmentation de la capitalisation boursière, totalement disproportionnée avec la croissance réelle de l'économie américaine, ne représente en réalité qu'une sorte d'inflation des riches. L'extraction du profit gonfle des revenus qui vont s'investir en Bourse, où la rareté relative des « biens » à acheter, les actions, produit une hausse de leur valeur nominale.
Volatilisation
L'exploitation des classes laborieuses du monde développé et la surexploitation des pays en voie de développement ne poseraient pas un problème insurmontable à l'équilibre de cette société globalisée si les classes dirigeantes de tous les pays de la planète, et spécifiquement des protectorats européens et japonais, y trouvaient leur compte. La vulnérabilité grandissante de l'hégémonie américaine découle en partie de ce que le mécanisme régulateur devient une menace pour les classes privilégiées de la périphérie dominée, qu'il s'agisse des possédants européens et japonais ou des nouvelles bourgeoisies des pays en développement.
Nous devons donc maintenant nous attacher à suivre plus avant le destin mondial du profit, qui va nous entraîner, au-delà de la dénonciation morale de son extraction, à l'examen de son évaporation.
Si nous sortons d'un modèle général et abstrait utilisant les mots de capitalisme, de profit, de riches, de Bourse, etc. et réinsérons ces notions dans la réalité du monde, nous devons dire, tout simplement, qu'une partie importante des profits du monde court vers le système boursier américain.
Je n'aurais pas la prétention de vouloir seul reconstituer la totalité des mécanismes de redistribution aux États-Unis de ce revenu en provenance de l'étranger. Trop de leurres financiers et idéologiques font du système un jeu de miroirs déformants : de l'emploi d'une domesticité innombrable d'avocats et de comptables par les possesseurs du capital à l'endettement des ménages moyens et aux purges successives subies par Wall Street. Sans oublier les baisses successives du loyer de l'argent, avec un taux d'intérêt réel zéro en ligne de mire, qui équivalent, dans une économie de spéculation, à des distributions gratuites de monnaie. Mais si nous admettons que l'économie américaine est, dans sa réalité physique, faiblement productive, ainsi qu'en témoigne l'importation massive et croissante de biens de consommation, nous devons considérer que la capitalisation boursière est une masse fictive et que l'argent dirigé vers les ÉtatsUnis entre, littéralement, dans un mirage.
Par des voies mystérieuses, le mouvement d'argent conçu par les privilégiés de la périphérie comme un investissement en capital se transforme pour les Américains en signes monétaires servant à la consommation courante de biens achetés à travers le monde. L'investissement en capital devra donc, d'une façon ou d'une autre, être vaporisé. La science économique devrait spéculer, analyser, prévoir : la chute des indicateurs boursiers, la disparition d'Enron, l'implosion du cabinet d'audit Andersen fournissent des pistes et des hypothèses. Chaque faillite américaine se traduit pour les banques européennes ou japonaises par des volatilisations d'actifs. Et puis nous savons d'expérience en France que, du scandale du Crédit Lyonnais à la mégalomanie américanophile de Jean-Marie Messier, un investissement massif au États-Unis est comme l'annonce d'une catastrophe imminente. Nous ne savons pas encore comment, et à quel rythme, les investisseurs européens, japonais et autres seront plumés, mais ils le seront. Le plus vraisemblable est une panique boursière d'une ampleur jamais vue suivie d'un effondrement du dollar, enchaînement qui aurait pour effet de mettre un terme au statut économique « impérial » des États-Unis. Nous ne savons pas encore si la baisse du dollar qui s'est amorcée au début d'avril 2002, à la suite de l'affaire Enron-Andersen, n'est qu'un aléa du système ou le début de sa fin. Rien de tout cela n'a été voulu ou pensé. L'implosion du mécanisme sera aussi surprenante que l'a été son émergence.
Dans la mesure où les revenus des pauvres, des classes moyennes et des privilégiés ont progressé de 1995 à 2000 à peu près au même rythme aux États-Unis, le moraliste peut trouver un certain réconfort dans la vision terminale d'une plèbe américaine accaparant une partie des profits du monde entier, européens notamment. C'est un retour fondamentaliste à Jesse James55 : on vole aux riches pour donner aux pauvres — à ses pauvres. Un tel mécanisme ne révèle-t-il pas la puissance impériale des États-Unis, semblable à celle de Rome ?
Mais l'Amérique n'a pas la puissance militaire de Rome. Son pouvoir sur le monde ne peut se passer de l'accord des classes dirigeantes tributaires de la périphérie. Au-delà d'un certain taux de prélèvement, et d'un certain niveau d'insécurité financière, l'adhésion à l'empire n'est peut-être plus pour ces dernières une option raisonnable.
Notre servitude volontaire ne peut se maintenir que si les États-Unis nous traitent de façon équitable, mieux, s'ils nous considèrent de plus en plus comme des membres de la société dominante centrale, c'est le principe même de toute dynamique impériale. Ils doivent nous convaincre, par leur universalisme, par le verbe autant que par le comportement économique, que « nous sommes tous américains ». Mais loin d'être de plus en plus américains, nous sommes de plus en plus traités comme des sujets de deuxième catégorie — parce que le recul de l'universalisme est, malheureusement pour le monde, la tendance idéologique centrale de l'Amérique actuelle.