CHAPITRE 7

Le retour de la Russie

Les États-Unis sont en train d'échouer dans leur tentative pour achever ou, plus modestement, isoler la Russie, même s'ils continuent de faire comme si leur vieil adversaire stratégique ne comptait plus, soit en l'humiliant, soit en affectant la bienveillance qu'on doit à un moribond, parfois en combinant les deux attitudes. Fin mai 2002 George W. Bush a parcouru l'Europe en parlant de coopération avec la Russie, au moment même où certains de ses soldats s'installaient dans le Caucase, en Géorgie. Le plus souvent, Washington prend un plaisir évident à démontrer au monde que l'Otan peut être élargie ou qu'un bouclier spatial américain peut être mis en chantier sans l'accord de Moscou.

Dire que la Russie n'existe pas, c'est nier la réalité, puisque sans son aide active l'armée américaine n'aurait pu mettre un pied en Afghanistan. Mais le micromilitarisme théâtral exige cette posture ; il faut simuler l'empire, encore plus violemment à l'instant où l'Amérique se place dans la dépendance tactique de la Russie.

Face à la question russe, la stratégie américaine avait deux objectifs dont le premier n'est déjà plus accessible et dont le second apparaît de plus en plus difficile à atteindre.

Premier objectif : une désintégration de la Russie, qui pouvait être accélérée par la stimulation des indépendantismes au Caucase et par une présence militaire américaine en Asie centrale. Ces démonstrations de force devaient encourager les tendances provinciales centrifuges à l'intérieur même de la partie ethniquement russe de la Fédération de Russie. C'était sous-estimer gravement la cohésion nationale russe.

Deuxième objectif : le maintien d'un certain niveau de tension entre États-Unis et Russie devait empêcher le rapprochement entre Europe et Russie — la réunification de la partie ouest de l'Eurasie — en préservant le plus longtemps possible l'antagonisme hérité de la guerre froide. Mais le désordre et l'incertitude engendrés par la politique américaine au Moyen-Orient ont à l'inverse fini par créer les conditions optimales d'une réinsertion de la Russie dans le jeu international, situation dont Vladimir Poutine a immédiatement profité. Celui-ci a offert à l'Occident, dans un impressionnant discours prononcé pour l'essentiel en allemand au Bundestag, le 25 septembre 2001, la vraie fin de la guerre froide. Mais quel Occident? Aider à court terme les États-Unis dans leurs opérations micromilitaires et médiatiques en Afghanistan, pays du fantasme stratégique, n'est pour les Russes que l'apparence des choses. L'essentiel, c'est de se rapprocher de l'Europe, première puissance industrielle de la planète. La mesure des flux d'importations et d'exportations permet de définir les enjeux réels du subtil jeu à trois qui se dessine entre la Russie, les États-Unis et l'Europe.

En 2001, la Russie et les États-Unis ont échangés pour 10 milliards d'euros de biens, la Russie et l'Union européenne pour 75 milliards, soit 7,5 fois plus. La Russie peut se passer des États-Unis, mais non de l'Europe. La Russie propose implicitement à l'Europe un contrepoids à l'influence américaine sur le plan militaire et la sécurité de ses approvisionnements énergétiques. Le marché est tentant.

Quelle que soit l'intelligence du livre de Brzezinski, il y avait dans la métaphore de l'échiquier de son titre un je-nesais-quoi d'acte manqué, au sens freudien, comme un pressentiment de ratage : on ne devrait pas jouer aux échecs avec les Russes dont c'est le sport national. Ils sont intellectuellement bien entraînés à ne pas faire l'erreur que l'adversaire attend d'eux, en l'occurrence réagir sottement à des provocations sans substance stratégique réelle, en Géorgie ou en Ouzbékistan. Refuser un échange, refuser une prise, refuser un affrontement local mineur proposé par l'adversaire, c'est le ba-ba des échecs. Surtout lorsque l'on est en état de faiblesse. Peut-être évoquera-t-on un jour dans les manuels de diplomatie une « défense Poutine » dont la formulation théorique serait quelque chose du style : comment obtenir, dans le contexte d'une chute de puissance, un basculement des alliances ?

N'exagérons pas pourtant l'importance des calculs et des choix conscients des gouvernements. L'équilibre mondial ne dépend fondamentalement ni des actions de Bush II et de son équipe, ni de l'intelligence politique de Poutine. Le facteur lourd qu'est la dynamique, ou la non-dynamique, de la société russe est l'essentiel. Or la Russie est vraisemblablement en trahi d'émerger d'une décennie de désordre lié à la sortie du communisme, et de redevenir par nature un acteur stable et fiable de l'équilibre des puissances. La situation cependant ne doit pas être idéalisée.

Les paramètres démographiques de la crise russe

La société russe est totalement alphabétisée, l'éducation secondaire et supérieure y est assez avancée. Mais la Russie reste pauvre et extrêmement violente. Cette société est probablement l'une des rares au monde qui combinait, vers la fin des années 90, un taux d'homicide très élevé, de 23 pour 100000 habitants, à un taux de suicide également excessif, de 35 pour 100000 habitants. Ces chiffres sont parmi les plus forts du monde.

Le niveau de violence privée de la société russe n'est dépassé, dans l'espace géographique pour lequel on dispose de chiffres, que par la Colombie, société dont le niveau d'anarchie fait qu'on peut la qualifier de folle, même si une partie de cette folie s'exprime par les bavardages pseudo-révolutionnaires des Farc. Suicide et homicide expliquent pour l'essentiel la très faible espérance de vie des hommes en Russie. Déjà courte dans l'ultime époque soviétique, 64 ans en 1989, leur durée de vie moyenne est tombée à un point bas de 57 ans en 1994. Elle a légèrement remonté depuis, à 61 ans en 1998, mais avec une petite rechute à 60 ans en 1999.

Le mouvement de la mortalité infantile nous permet de suivre la conjoncture dramatique des années de l'après communisme. De 17,6 pour 1000 en 1990, la mortalité infantile a atteint 20,3 en 1993. Elle a baissé à nouveau jusqu'à 16,5 en 1998, pour remonter très légèrement à 16,9 en 1999. L'hétérogénéité territoriale de la Fédération interdit cependant que l'on considère, au stade actuel, cette pointe récente comme statistiquement significative pour le cœur actif de la Russie. Les deux derniers taux, qui n'ont rien de brillant à l'échelle du monde développé, sont quand même les plus bas jamais enregistrés dans toute l'histoire russe.

Le paramètre démographique le plus préoccupant, et dont les implications sont évidentes, est l'effondrement de la fécondité. Selon l'indicateur conjoncturel, le nombre d'enfants par femme n'était en Russie que de 1,2 en 2001.

Il était au même niveau en Biélorussie, et encore plus bas, à 1,1, en Ukraine. Cette fécondité ne permet pas, contrairement aux apparences, de repérer une persistance culturelle spécifique à l'espace soviétique puisque ces taux, très bas, sont proches de ceux de l'Europe centrale et méridionale. Rappelons que l'Espagne a une fécondité de 1,2; l'Italie, l'Allemagne et la Grèce de 1,3.

Compte tenu de la mortalité élevée, cette faible natalité russe devrait conduire à une décroissance importante de la population, ainsi que l'indiquent des projections très préoccupantes à moyen terme. De 144 millions d'habitants en 2001, la Russie devrait tomber à 137 en 2025; l'Ukraine de 49 millions à 45. Ces projections dépendent évidemment du maintien de conditions socio-économiques absolument défavorables. Or, dans ce domaine, la situation évolue, mieux, se retourne.

Tableau 10. Mortalité infantile et espérance de vie masculine en Russie


Mortalité

Infantile

Espérance de vie masculine


Mortalité

Infantile

Espérance de vie masculine

1965

27,0

64,6

1983

19,8

62,3

1966

25,6

64,3

1984

21,1

62,0

1967

25,6

64,2

1985

20,8

62,3

1968

25,5

63,9

1986

19,1

63,8

1969

24,4

63,5

1987

19,4

65

1970

22,9

63,2

1988

19,1

64,8

1971

21,0

63,2

1989

18,1

64,2

1972

21,6

63,2

1990

17,6

63,8

1973

22,2

63,2

1991

18,1

63,5

1974

22,6

63,2

1992

18,4

62,0

1975

23,6

62,8

1993

20,3

58,9

1976

24,8

62,3

1994

18,6

57,3

1977

21,4

62,0

1995

18,2

58,2

1978

23,5

61,8

1996

17,5

59,7

1979

22,6

61,7

1997

17,2

60,9

1980

22,0

61,5

1998

16,5

61,3

1981

21,5

61,5

1999

16,9

59,9

1982

20,2

62,0




Source : Base de données Statistiques démographiques des pays industriels, mise en place A l'Institut National d'Études Démographiques par Alain Monnier et Catherine de Guibert-Lantoine.

La reprise économique et le retour de l'État

Depuis 1999, l'économie russe redémarre. À la décroissance du produit national brut (- 4,9 % encore en 1998) a enfin succédé une reprise : 5,4 %, 8,3 % et 5,5 % d'augmentation en 1999, 2000 et 2001. Cette croissance n'est pas le seul effet des exportations de pétrole et de gaz naturel, points forts de l'économie russe en toutes circonstances.

La progression de l'industrie en 1999 et 2000 a été estimée à 11-12 %. Elle est particulièrement importante dans les constructions mécaniques, la chimie, la pétrochimie et le papier. Mais le redémarrage des industries légères aussi est substantiel. La Russie semble sortir, sur le plan économique, de son temps des troubles. Elle ne peut plus être considérée comme un pays en perdition. Le processus de démonétisation — de passage à une économie de troc — est enrayé, et l'on peut à l'inverse parler de remonétisation. L'État, qui semblait en cours d'évaporation, réémerge comme un acteur autonome de la vie sociale, phénomène que l'on peut mesurer, de la façon la plus simple et la plus fondamentale, par sa capacité renouvelée à prélever une partie de la richesse nationale. En proportion du produit national brut, les ressources de l'État sont passées de 8,9 % en 1998 à 12,6 % en 1999 et 16,0 % en 2000. Le budget est excédentaire de 2,3 % du PNB en 200077.

Indispensable à l'équilibre interne de la société russe, cette réapparition de l'État a deux effets sur le plan international.

La Russie peut se comporter à nouveau comme un partenaire financier fiable puisqu'elle assure sans difficulté le service de sa dette extérieure. De plus, confrontée au comportement incertain et agressif des États-Unis, elle a pu amorcer le rétablissement d'une capacité militaire minimale : 1,7 % seulement de la part du PNB consacrée à la défense en 1998 mais 2,4 % en 1999 et 2,7 % en 2000. Il serait absolument hasardeux d'affirmer que la Russie a réglé tous ses problèmes, ou même les plus importants, mais il est clair que l'ère Poutine est celle d'une stabilisation de la vie sociale russe et d'un début de résolution des problèmes économiques.

La tentative brouillonne et brutale de libéralisation de l'économie des années 1990-1997, menée avec l'aide de conseillers américains, avait conduit le pays au désastre.

Nous pouvons sur ce point accepter le diagnostic de Gilpin qui considère que l'effondrement de l'État fut largement responsable de l'anarchie sociale et économique durant la transition russe78. C'est ce genre de désastre que la Chine a évité en maintenant un État autoritaire au cœur du processus de libéralisation de l'économie.

La question démocratique en Russie

La question du dynamisme économique n'est pas la seule qui pèse sur l'avenir de la Russie. L'autre inconnue fondamentale est le destin du système politique dont personne ne peut affirmer qu'il sera démocratique et libéral. La presse occidentale, écrite comme audiovisuelle, nous assure, jour après jour, que le pays de Vladimir Poutine subit une véritable normalisation médiatique. Télévisions, journaux seraient, les uns après les autres, mis au pas par le pouvoir, même si les médias occidentaux admettent quand même parfois qu'il s'agit de briser la puissance des oligarques nés de l'anarchie pseudo-libérale des années 1990-2000 et non de supprimer la liberté de s'informer. Après tout, il n'y a pas si longtemps, l'État disposait en France d'un monopole télévisuel, contesté et destiné à être brisé. Mais aucune personne sensée n'aurait décrit la France gaulliste comme un pays en marche vers le totalitarisme.

Il y a en Russie un président, fort, élu au suffrage universel, un parlement, moins puissant mais également élu au suffrage universel. Il y a aussi une pluralité de partis politiques, financés comme en France par l'État plutôt que comme en Amérique par les très grandes entreprises. On peut distinguer trois forces principales : un parti communiste, un centre gouvernemental et une droite libérale. Pas plus que la démocratie japonaise, la démocratie russe n'a pris la forme classique d'une démocratie à alternance de type anglosaxon ou français. Si ce système se stabilise, nous pourrons dire qu'il représente une forme possible d'adaptation de la démocratie à un fonds anthropologique communautaire.

La démocratie russe traverse certainement une phase de reprise en main par le gouvernement central, nécessaire après l'anarchie des années 1990-2000. Le gouvernement Poutine fait en Tchétchénie, sur les frontières de la Fédération de Russie, une sale guerre, dont on peut légitimement dénoncer les méthodes. Mais on doit aussi admettre que, compte tenu de la présence d'innombrables minorités ethniques dans l'espace de la Fédération, interdire à l'État russe de mettre au pas la Tchétchénie, c'est exiger sa décomposition terminale. L'activisme de la CIA au Caucase, durant les dix dernières années, l'installation de conseillers militaires américains en Géorgie assurent au conflit de Tchétchénie une dimension internationale. C'est un affrontement entre Russie et Amérique qui a lieu là-bas et les deux puissances devront partager équitablement la responsabilité morale des dégâts humains.

Si nous tenons à juger la Russie, nous devons adopter une perspective plus large, échapper à la myopie historique du commentaire au jour le jour. Nous devons envisager d'un coup ce qu'a réalisé la Russie en dix ans, au milieu d'immenses souffrances économiques et sociales.

Elle a abattu par elle-même le régime totalitaire le plus complet jamais mis en place dans l'histoire de l'humanité. Elle a accepté sans violence que ses satellites d'Europe de l'Est prennent leur indépendance, suivis des pays baltes et des républiques du Caucase et d'Asie centrale. Elle a accepté la fission du cœur proprement russe de l'État, la séparation de la Biélorussie et de l'Ukraine. Elle a admis que la présence d'énormes minorités russes dans la plupart des nouveaux États n'interdisait pas leur indépendance.

Rien ne doit être idéalisé. On peut souligner que la Russie n'avait pas le choix, et que le fait de laisser en place à l'extérieur ces minorités était un gage de puissance pour l'avenir. Si cela est vrai, on ne peut qu'admirer l'intelligence et la maîtrise des dirigeants russes qui ont préféré un avenir lointain à la facilité d'une immédiate et inutile violence.

Superpuissance il y a à peine dix ans, la Russie a accepté pacifiquement tous les retraits qu'a refusés la Serbie de Milosevic. Ce faisant, elle a démontré qu'elle était une très grande nation, calculatrice et responsable, dont il va bien falloir un jour que nous admettions, malgré l'horreur du stalinisme, une contribution positive à l'histoire, incluant l'une des plus universelles des littératures avec Gogol, Tolstoï, Dostoïevski, Tchékhov, Tourgueniev et bien d'autres. La dénonciation rétrospective du communisme ne constitue pas une description exhaustive de l'histoire russe.

L'universalisme russe

Pour bien évaluer ce que la Russie peut apporter de positif au monde présent, nous devons d'abord comprendre pourquoi elle a eu une si forte influence sur le monde passé.

Le communisme, doctrine et pratique de servitude, inventé par elle, a séduit à l'extérieur de l'empire russe des ouvriers, des paysans, des professeurs, constituant l'aspiration communiste en force planétaire. Le succès du communisme s'explique principalement par l'existence dans une bonne partie du monde, principalement dans la partie centrale de l'Eurasie, de structures familiales égalitaires et autoritaires prédisposant à percevoir comme naturelle et bonne l'idéologie communiste. Mais la Russie a réussi, un temps, à organiser tout cela à l'échelle planétaire, à devenir le cœur d'un empire idéologique. Pourquoi?

La Russie est de tempérament universaliste. L'égalité était inscrite au cœur de la structure familiale des paysans russes, par une règle d'héritage absolument symétrisée.

Sous Pierre le Grand, les nobles russes eux-mêmes avaient refusé la primogéniture, règle d'héritage favorisant le fils aîné au détriment de tous les autres. Comme les paysans français fraîchement alphabétisés de l'époque révolutionnaire, les paysans russes fraîchement alphabétisés du XXe siècle ont spontanément perçu les hommes comme a priori égaux. Le communisme s'est affirmé comme une doctrine universelle, offerte au monde, pour son malheur je le reconnais. Cette approche universaliste a permis la transformation de l'empire russe en Union soviétique. Le bolchevisme a aspiré vers ses cercles dirigeants les minorités de l'empire : baltes, juifs, géorgiens, arméniens. Comme la France, la Russie a séduit par sa capacité à considérer tous les hommes comme égaux.

Le communisme est tombé. Le fonds anthropologique de l'ancien espace soviétique se transforme, mais lentement. La nouvelle démocratie russe, si elle réussit, gardera certaines spécificités que nous devons imaginer si nous voulons anticiper son comportement à venir sur la scène internationale.

L'économie russe libéralisée ne sera jamais un capitalisme individualiste à l'anglo-saxonne. Elle gardera des traits communautaires, créant des formes associatives horizontales qu'il est encore trop tôt pour définir. Le système politique ne fonctionnera vraisemblablement pas sur le modèle de l'alternance bipartisane américaine ou anglaise.

Qui veut spéculer sur la forme future de la Russie a tout intérêt à lire d'abord l'ouvrage classique d'Anatole Leroy-Beaulieu sur L'empire des tsars et les Russes, datant de 1897-189879, pour y trouver la description exhaustive de comportements et d'institutions de sensibilité communautaire, vingt à quarante ans avant le triomphe du communisme.

L'approche universaliste de la politique internationale subsistera, avec des réflexes, des réactions instinctives proches de celles de la France, lorsque celle-ci, par exemple, irrite les États-Unis par son approche « égalitaire » de la question israélo-palestinienne. Les Russes, au contraire des Américains, n'ont pas dans la tête l'a priori d'une limite séparant les hommes de plein droit des autres, les Indiens, les Noirs ou les Arabes. Ils n'ont d'ailleurs pas, depuis le XVIIe siècle et la conquête de la Sibérie, exterminé leurs Indiens, — Bachkirs, Ostiaks, Maris, Samoyèdes, Bouriates, Toungouses, Yakoutes, Youkaghirs et Tchouktches —, dont la survie explique la structure complexe de la Fédération de Russie.

Le tempérament universaliste russe manque cruellement à la politique internationale ces temps-ci. La disparition de la puissance soviétique, qui imprimait une marque égalitaire aux relations internationales, explique en partie le déchaînement des tendances différentialistes, américaine, israélienne ou autres. La petite musique universaliste de la France ne pèse pas bien lourd en l'absence de la puissance russe. Le retour de la Russie dans le champ des rapports de force internationaux ne peut être qu'un atout pour l'Organisation des Nations unies. Si la Russie ne sombre pas dans l'anarchie ou l'autoritarisme, elle peut devenir un facteur d'équilibre fondamental : une nation forte, sans être hégémonique, exprimant une perception égalitaire des rapports entre les peuples. Cette posture sera d'autant plus facile qu'elle ne dépend pas économiquement, comme les ÉtatsUnis, d'un prélèvement asymétrique sur le monde, de marchandises, de capitaux ou de pétrole.

L'autonomie stratégique

Compte tenu de ses difficultés persistantes dans les domaines démographique et sanitaire on ne peut considérer le redémarrage de la Russie comme un élément définitif du nouveau paysage mondial. Mais on doit néanmoins pousser jusqu'au bout l'hypothèse et examiner ce que seraient les atouts spécifiques d'une économie russe rétablie dans ses équilibres et ses possibilités de croissance.

Une constatation s'impose alors immédiatement : la Russie serait une puissance économique tout à fait particulière, combinant un niveau de formation relativement élevé de sa population active à une totale indépendance énergétique.

Une comparaison avec le Royaume-Uni, détenteur de ressources pétrolières dans la mer du Nord, serait superficielle. Les productions pétrolière et surtout gazière de la Russie en font un acteur mondial sur le plan énergétique.

On ne doit pas non plus oublier que la taille de son territoire lui assure d'autres ressources naturelles en quantités immenses. Face aux États-Unis dépendants, la Russie est définie par la nature comme indépendante du monde. Sa balance commerciale est excédentaire.

Cette situation ne doit rien aux choix des hommes. Elle pèse cependant sur la définition des systèmes sociaux : la masse territoriale russe, ses richesses minières et énergétiques avaient rendu possible la conception stalinienne du socialisme dans un seul pays. À l'heure du débat sur la globalisation et l'interdépendance universelle, la Russie pourrait émerger, selon un scénario intégrant toutes les hypothèses les plus favorables, comme une démocratie immense, équilibrant ses comptes extérieurs et pourvue d'une autonomie énergétique, bref, dans un monde dominé par les États-Unis, l'incarnation d'une sorte de rêve gaulliste.

Si nous expliquons une partie de la fébrilité des dirigeants de Washington par l'incertitude où ils se trouvent quant à l'approvisionnement à moyen terme de l'Amérique, en marchandises et en capitaux autant qu'en pétrole, nous pouvons, par symétrie, imaginer la tranquillité d'esprit future des dirigeants russes : ils savent que, s'ils arrivent à stabiliser les institutions et les frontières, en Tchétchénie ou ailleurs, ils ne dépendront plus de personne. Ils disposent au contraire déjà d'un atout rare : l'exportation de pétrole et surtout de gaz naturel. La faiblesse structurelle de la Russie est démographique mais cette faiblesse, on le verra, peut devenir un atout. Assez ironiquement, tout cela ferait de la Russie décommunisée une nation particulièrement rassurante parce que non dépendante de l'énergie du reste du monde, face à des États-Unis inquiétants parce que prédateurs.

Recentrer les Russies

Le problème prioritaire de la Russie, cependant, n'est pas celui de son image à l'étranger mais la récupération d'un espace stratégique propre, ni intérieur ni extérieur à proprement parler. L'ancienne Union soviétique avait une structure bien particulière, pour une part héritée de l'époque tsariste et dont on ne peut pour cette raison exclure qu'elle présente un degré de permanence légèrement supérieur à celui du communisme. Autour de la Russie, deux couronnes pouvaient être distinguées : d'abord, un cœur « slave », ou plutôt « russe au sens large », correspondant à l'expression traditionnelle « toutes les Russies », qui ajoutait au pays central la Biélorussie et l'Ukraine ; ensuite ce qui correspond au reste de la Communauté des États indépendants, au Caucase et en Asie centrale. Le redémarrage de l'économie russe pourrait peu à peu redonner vie à cet ensemble et recréer pour ainsi dire l'ancienne sphère d'influence russe, sans que l'on puisse pour autant parler d'une domination au sens habituel.

Cette dynamique, si elle s'enclenche, devrait d'ailleurs autant à l'incapacité des économies occidentales, très affaiblies par la dépression capitaliste, à occuper l'espace laissé vacant pendant une décennie, qu'à la reprise économique dans le cœur russe du système. Seules les trois républiques baltes sont vraiment enchaînées dans l'espace européen, ou plus précisément, Scandinave. La réémergence de la sphère « soviétique » n'est pas plus certaine que le redémarrage définitif de la Russie; mais on peut déjà voir que ce redémarrage n'aurait pas à être bien spectaculaire pour que le recentrage se produise. Il existe, entre toutes les nations nées de la ruine de l'URSS, des affinités anthropologiques remontant à une époque bien antérieure au communisme.

Tous les pays de la sphère sans exception avaient des structures familiales communautaires, associant, dans le cadre de la société traditionnelle, un père et ses fils mariés. Cela vaut pour les Baltes comme pour les peuples du Caucase ou de l'Asie centrale. La seule différence observable est la préférence endogame, parfois faible, de certaines populations islamisées comme les Azéris, les Ouzbeks, les Kirghizes, les Tadjiks, les Turkmènes. Les Kazakhs sont en revanche exogames comme les Russes. Cette parenté « anthropologique » ne peut en aucune manière conduire à une négation de l'existence des peuples. Les Lettons, les Estoniens, les Lituaniens, les Géorgiens, les Arméniens, tous comme les peuples musulmans existent, même si les nations nées de la décomposition du communisme doivent souvent beaucoup en Asie centrale, ainsi que l'a expliqué Olivier Roy, à une « fabrication » politique par le soviétisme80. Mais il faut savoir que de réelles affinités culturelles existent toujours entre les peuples de l'ancienne Union soviétique, en particulier l'existence partout d'une sensibilité communautaire. Le progrès de la démocratie dans la zone s'effectue sur fond de résistance à tout individualisme trop violent.

Cette parenté anthropologique nous permet d'ores et déjà d'expliquer un phénomène récent et de prévoir un phénomène futur, concernant le développement de la société postcommuniste sur le territoire de l'ancienne URSS.

Phénomène récent : la révolution libérale est née dans le cœur dirigeant du système, en Russie, et n'a pas atteint aussi vite sa périphérie, ces républiques où l'individualisme n'est pas plus « naturel » qu'en Russie. L'indépendance des républiques périphériques, slaves ou non slaves, les a protégées de cette deuxième révolution russe, libérale, et y a encouragé la fossilisation des régimes plus autoritaires que celui de la Russie.

Phénomène prévisible : les progrès futurs de la démocratie dans les couronnes extérieures de l'ensemble russe devront beaucoup à la pesée russe, autant ou plus qu'à une influence occidentale faible et mal adaptée. La Russie est en train de chercher et de définir la voie de sortie du communisme, la définition d'un régime économique et politique libéralisé mais capable de tenir compte d'une forte sensibilité communautaire. En ce sens restreint elle pourrait redevenir un modèle pour la zone.

L'existence d'un fonds anthropologique commun à toutes les républiques de l'ancienne URSS explique pourquoi il est encore facile de déceler des faits culturels semblables dans toutes les zones, dans le domaine de la violence par exemple, suicidaire autant qu'homicide. Les seuls pays présentant une mortalité violente aussi spectaculaire que la Russie sont l'Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan et les trois républiques baltes — Estonie, Lettonie et Lituanie. Le parallélisme est si fort qu'il ne peut être expliqué complètement par la présence de minorités russes, même lorsque celles-ci sont très nombreuses comme en Estonie et en Lettonie. Au niveau infra-étatique, et même infrapolitique des mentalités, la sphère soviétique n'est pas encore complètement défaite.

Lors de leur indépendance, les républiques baltes se sont empressées de s'inventer une histoire d'opposition éternelle à la Russie, peu réaliste du point de vue de l'analyse anthropologique. La Russie du Nord et centrale, lieu de naissance de l'État russe, et les républiques baltes relèvent d'une même sphère culturelle originelle, fortement communautaire, par la structure familiale comme par les aspirations idéologiques durant la transition vers la modernité. La carte du vote bolchevique, lors des élections à l'Assemblée constituante de 1917, montre que l'electorat communiste était encore plus puissant en Lettonie qu'en Russie du Nord et en Russie centrale. La contribution des Lettons à la police secrète soviétique fut dès l'origine appréciable. Il n'est donc pas vraiment surprenant d'observer, à travers des paramètres révélateurs de mentalités, taux d'homicide et de suicide, une proximité persistante des cultures russe et balte.

Le taux de suicide de l'Azerbaïdjan, insignifiant, est en revanche typique d'un pays musulman, puisque l'islam et la structure familiale close et chaleureuse qui lui correspond souvent semblent conférer toujours une immunité à l'autodestruction. Mais les taux des autres anciennes républiques musulmanes d'Asie centrale sont « trop » élevés pour des pays musulmans, y compris celui du Kazakhstan où la moitié de la population est russe. Un telle déviation suggère une empreinte soviétique plus importante qu'on ne le dit généralement. Ce fait doit être ajouté à la complète alphabétisation, à la faible fécondité et à l'insignifiance de l'islamisme en Asie centrale postsoviétique. Olivier Roy, dans ses travaux remarquables, sous-estime peut-être l'imprégnation culturelle russe dans la région. Il ne relève guère comme trace de persistance que celle de la langue russe, lingua franca des classes dirigeantes d'Asie centrale, phénomène qu'il considère comme temporaire81. Sans croire une minute en l'hypothèse inverse d'une survie souterraine de la sphère soviétique, j'y avancerais avec plus de prudence si j'étais un géostratège américain. Les 1500 soldats positionnés par Washington en Ouzbékistan sont bien peu de chose et bien loin de leur monde. Fer de lance aujourd'hui, ils pourraient se retrouver otages demain.

La question ukrainienne

Entre 1990 et 1998, la décomposition de la Russie avait été très loin, conduisant à la perte de contrôle par l'État russe de populations ethniquement russes. Dans le cas des pays baltes, du Caucase et de l'Asie centrale, zones majoritairement non russes, le reflux peut être interprété comme un retrait impérial ou une décolonisation. Dans le cas de la Biélorussie, de l'Ukraine et de la moitié nord du Kazakhstan, la Russie perdait une partie de sa sphère de domination traditionnelle. La Biélorussie n'a jamais existé en tant qu'entité étatique autonome. Le nord du Kazakhstan non plus, et dans ces deux cas, la perte de contrôle peut être considérée comme l'effet paradoxal d'une anarchie qui respecterait des frontières créées à l'époque soviétique. Le cas de l'Ukraine, avec ses trois sous-populations — ukrainienne uniate à l'ouest, ukrainienne orthodoxe au centre et russe à l'est — est plus complexe. Une sécession définitive pouvait être envisagée avec plus de réalisme. Mais Huntington a probablement raison contre Brzezinski lorsqu'il affirme que l'Ukraine est appelée à revenir dans l'orbite de la Russie. On ne peut cependant accepter son interprétation religieuse simpliste du phénomène.


Tableau 11. Homicide et suicide dans le monde (pour 100000 habitants)


Homicide

Suicide

Total

Russie 1998

22,9

35,3

58,2

Biélorussie 1999

11,1

33,5

44,6

Ukraine 1999

12,5

28,8

41,3





Estonie 1999

16,1

33,2

49,3

Lettonie 1999

12,7

31,4

44,1

Lituanie 1999

8,0

42,0

50,0





Azerbaïdjan 1999

4,7

0,7

5,4

Kazakhstan 1999

16,4

26,8

43,2

Kirghizistan 1999

7,0

11,5

18,5

Ouzbékistan 1999

6,8

3,3

10,1

Tadjikistan 1995

6,1

3,4

9,5

Turkménistan 1998

8,4

6,9

15,3





Allemagne 1998

0,9

14,2

15,1

États-Unis 1998

6,6

11,3

17,9

Finlande 1998

2,4

23,8

26,2

France 1997

0,9

19

19,9

Hongrie 1999

2,9

33,1

36,0

Japon 1997

0,6

18,6

19,2

Royaume-Uni 1998

0,7

7,4

8,1

Suède 1996

1,2

14,2

15,4

Argentine 1994

4,6

6,4

11,0

Colombie 1994

73,0

3,2

76,2

Mexique 1995

17,2

3,2

20,4

Venezuela 1994

15,7

5,1

20,8

Source : Annuaires démographiques des Nations unies.


La dépendance de l'Ukraine à l'égard de la Russie résulte de permanences historiques autrement denses et subtiles. Du point de vue de l'Ukraine, l'innovation est toujours venue de Russie. Nous sommes ici confrontés à une constante historique. La révolution bolchevique a pris naissance en Russie et plus spécifiquement dans sa partie historiquement dominante, un vaste espace autour de l'axe MoscouSaint-Pétersbourg. Là était né l'État russe ; de là sont parties toutes les vagues modernisatrices, du XVIe au XXe siècle. C'est là encore que s'effectua la percée libérale des années 90. La mise à bas du communisme, la vague réformatrice qui se poursuit aujourd'hui ont pris naissance à Moscou et sont véhiculées par la langue russe. L'Ukraine, coupée de la Russie, ne peut qu'aller très lentement dans la voie des réformes, et ce, quelle que soit l'agitation idéologique et verbale entretenue par le Fonds monétaire international.

L'Ukraine n'est, historiquement et sociologiquement, qu'une zone mal structurée, floue, jamais à l'origine d'un phénomène important de modernisation. Elle est essentiellement une périphérie russe, soumise aux impulsions du centre, et à toutes les époques caractérisée par son conservatisme : antibolchevique et antisémite en 1917-1918, plus ancrée que la Russie dans le stalinisme depuis 1990. Les Occidentaux, trompés par son positionnement géographique à l'ouest et par la présence d'une grosse minorité religieuse uniate proche du catholicisme, n'ont pas compris que l'Ukraine, en déclarant son indépendance, s'isolait de la révolution démocratique moscovite et pétersbourgeoise, même si elle se mettait ainsi en situation d'obtenir des crédits occidentaux. N'exagérons pas, cependant, le conservatisme périphérique de l'Ukraine. Ses difficultés à sortir du pur présidentialisme autoritaire ne sont quand même pas comparables à celles du Kazakhstan ou de l'Ouzbékistan.

Le scénario proposé par Brzezinski n'était cependant pas absurde. Il existe ce qu'il faut de différenciation culturelle vis-à-vis de la Russie pour que l'Ukraine s'autodéfinisse comme spécifique. Mais, dépourvue de dynamique propre, l'Ukraine ne peut échapper à la Russie qu'en passant dans l'orbite d'une autre puissance. La puissance américaine est trop lointaine et trop immatérielle pour servir de contrepoids à la Russie. L'Europe est une puissance économique réelle, avec en son cœur l'Allemagne. Elle n'est pas un pôle de puissance militaire et politique. Mais si l'Europe veut le devenir, il n'est pas de son intérêt de satelliser l'Ukraine, parce qu'elle aura besoin d'un pôle d'équilibre russe pour s'émanciper de la tutelle américaine.

Nous pouvons mesurer ici l'inexistence concrète, économique, des États-Unis au cœur de l'Eurasie : la puissance de leur verbe ne peut y compenser l'immatérialité de leur production, particulièrement pour un pays en développement comme l'Ukraine. Si l'on met de côté ses exportations militaires et quelques ordinateurs, l'Amérique n'a pas grandchose à proposer. Elle n'exporte pas les biens de production et de consommation dont les Ukrainiens ont besoin. Quant au capital financier, elle l'absorbe au contraire, privant le monde en développement des ressources dégagées par le Japon et l'Europe. Tout ce que peut faire l'Amérique, c'est donner l'illusion de la puissance financière à travers le contrôle politique et idéologique du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, deux institutions dont, soit dit en passant, la Russie, elle, peut désormais se passer, grâce à ses excédents commerciaux.

L'Amérique peut bien entendu s'offrir pour consommer les biens éventuellement produits par l'Ukraine, en les payant avec l'argent pompé en Europe, au Japon ou ailleurs.

Mais les échanges commerciaux révèlent surtout la dépendance de l'Ukraine à l'égard de la Russie et de l'Europe et l'extériorité des États-Unis. En 2000, l'Ukraine a importé pour 8040 millions de dollars de la Communauté des États indépendants, pour 5 916 millions de dollars du reste du monde, principalement d'Europe82. Les 190 millions de biens et services en provenance des États-Unis représentaient 1,4 % du total83. L'Ukraine a exporté, durant la même année, pour 4498 millions de dollars vers la CEI et 10075 millions vers le reste du monde, dont 872 seulement vers les ÉtatsUnis, 6 % du total. L'Ukraine ne couvre ses échanges avec la CEI que pour 56 %, mais elle est excédentaire vis-à-vis du reste du monde, avec un taux de couverture de 170 %.

C'est ici qu'apparaît le plus nettement l'immatérialité de l'empire américain : les États-Unis ne couvrent leurs importations venant d'Ukraine qu'à 22 %. Ne négligeons pas l'aspect dynamique du processus : dans leur commerce avec l'Ukraine, les États-Unis ne sont déficitaires que depuis 1994. En 1992 et 1993, ils avaient dégagé un léger excédent. La consommation est de plus en plus clairement la spécialisation fondamentale de l'économie américaine dans le système international.

Les États-Unis ne sont plus, c'est le moins qu'on puisse dire, dans la situation de surproductivité de l'immédiat après-guerre et c'est pourquoi ils n'ont pu être les dispensateurs du nouveau plan Marshall dont les pays sortant du communisme auraient eu besoin. Ils sont, dans l'ancienne sphère soviétique comme ailleurs, prédateurs.

Notre seule certitude concernant l'Ukraine est qu'elle ne va pas se déplacer. Son rapprochement avec la Russie est vraisemblable, tout comme l'impossibilité d'une reprise en main pure et simple par Moscou. La Russie, si son économie redémarre, va redevenir le centre de gravité d'un espace plus vaste qu'elle. La Communauté des États indépendants pourrait devenir une forme politique réelle et nouvelle, combinant leadership russe et autonomie de plusieurs couronnes successives. La Biélorussie serait annexée de fait, l'Ukraine resterait réellement autonome, mais redeviendrait une seconde Russie, petite ou nouvelle. La notion de « toutes les Russies » réémergerait dans la conscience des acteurs locaux et internationaux. L'Arménie, au-delà du Caucase, garderait son statut d'alliée, verrouillée à la Russie par la peur de la Turquie, alliée privilégiée, pour quelques années encore, des États-Unis. La Géorgie rentrerait dans le rang. Les républiques d'Asie centrale reviendraient explicitement sous influence, le Kazakhstan mi-russe occupant évidemment une place particulière dans le dispositif. La réémergence de la Russie comme acteur économique et culturel dynamique dans cette région mettrait évidemment les troupes positionnées par les États-Unis en Ouzbékistan et au Kirghizistan dans une situation étrange, l'expression corps étranger prenant alors tout son sens. Ce processus de réorganisation créerait immédiatement à l'est de la Communauté européenne élargie une deuxième entité plurinationale, pourvue elle d'une force directrice centrale, la Russie. Mais dans les deux cas le caractère complexe du système politique rendrait tout comportement réellement agressif difficile, et toute entrée dans un conflit militaire majeur extrêmement problématique.

La faiblesse comme atout

Le portrait que j'ai tracé d'une Russie idéale et nécessaire au monde force un peu le trait. C'est une nation virtuelle qui vient d'être décrite. Pour le moment, on l'a vu, la violence privée est en Russie l'une des plus élevées du monde ; l'État s'y bat pour maintenir sa capacité à prélever l'impôt, pour préserver l'intégrité de sa frontière caucasienne. Il subit l'encerclement, provocateur plutôt qu'effectif, des Américains en Géorgie et en Ouzbékistan. La presse du monde occidental, au nom d'un angélisme pervers, reproche à la Russie ses médias bridés, ses groupes de jeunes d'extrême droite, bref toutes les imperfections d'une nation qui se relève dans la douleur; beaucoup de nos médias, trop habitués à la douceur du surdéveloppement, se complaisent dans l'image d'une Russie inquiétante.

Les stratèges américains, quant à eux, ne cessent d'expliquer que, pour assurer notre sécurité à long terme, nous devons bien faire comprendre aux Russes que leur phase impériale est terminée. Ce faisant, ils révèlent sans doute surtout les préoccupations impériales des États-Unis eux-mêmes. Aucune spéculation intellectuelle de haut niveau n'est nécessaire pour comprendre que la Russie n'est plus une puissance en expansion. Quelle que soit la forme, démocratique ou autoritaire, prise par son régime, la Russie est en régression démographique. Sa population diminue, vieillit, et ce seul fait nous autorise à percevoir cette nation comme un facteur de stabilité plutôt qu'une menace.

D'un point de vue américain, ce mouvement démographique a produit un paradoxe assez curieux. Dans un premier temps, la contraction de la population russe, s'ajoutant à l'effondrement de l'économie, a fait des États-Unis l'unique superpuissance et les a lancés dans le rêve d'un empire impossible. Alors est montée la tentation d'achever l'ours russe. Dans un deuxième temps, il apparaît peu à peu au monde qu'une Russie diminuée, non seulement n'est plus inquiétante, mais devient comme automatiquement un partenaire d'équilibre face à une Amérique trop puissante, trop prédatrice et trop erratique dans son jeu international. C'est ce qui a permis à Vladimir Poutine de déclarer à Berlin : « Personne ne met en doute la grande valeur pour l'Europe de ses relations avec les États-Unis. Mais je pense que l'Europe consoliderait sa réputation en tant que puissance mondiale véritablement indépendante... si elle associait ses capacités à celles de la Russie — avec les ressources humaines, territoriales et naturelles, avec le potentiel économique, culturel et de défense de la Russie. » C'est moi qui souligne.

Au fond, nous ne sommes pas absolument sûrs que la Russie va mettre en place une société démocratique, qu'elle va illustrer pour toujours, ou du moins pour longtemps, le rêve de Fukuyama d'une universalisation de la société libérale. En ce sens politique elle n'est pas absolument fiable.

Mais elle est fiable sur le plan diplomatique pour deux raisons essentielles. D'abord parce qu'elle est faible. C'est paradoxalement, s'ajoutant à la stabilisation interne de son pays, l'atout majeur de Vladimir Poutine, qui lui permet de se réinsérer en tant qu'allié potentiel dans le jeu des Européens. Mais la Russie est également fiable parce que, libérale ou non, elle est de tempérament universaliste, capable de percevoir de façon égalitaire, juste, les rapports internationaux. Couplé à la faiblesse, qui interdit les rêves de domination, l'universalisme russe ne peut que contribuer positivement à l'équilibre du monde.

Cette vision très optimiste de la Russie comme pôle d'équilibre ne serait même pas nécessaire à un « réaliste » de l'école américaine classique, kissingérien ou non. Pour le réaliste stratégique, le contrepoids militaire n'a pas à être moralement bon.

Les Grecs, finalement las de la puissance athénienne, finirent par appeler à leur secours Sparte, qui n'était pas un modèle de démocratie et de liberté mais avait la seule qualité de refuser toute expansion territoriale. Ainsi finit l'empire athénien, brisé par les Grecs et non par les Perses. Il serait ironique de voir dans les années qui viennent la Russie jouer le rôle de Sparte, cité oligarchique appelée à défendre la liberté, après avoir joué celui de la Perse, empire multiethnique menaçant toutes les nations. Aucune comparaison ne saurait être poussée trop loin : le monde d'aujourd'hui est trop vaste et complexe pour autoriser une nouvelle guerre du Péloponnèse. Tout simplement parce que l'Amérique n'a pas les moyens économiques, militaires ou idéologiques d'empêcher ses alliés européens et japonais de reprendre leur liberté s'ils le désirent.