CHAPITRE 5


Le recul de l'universalisme


L'une des forces essentielles des empires, principe à la fois de dynamisme et de stabilité, est l'universalisme, la capacité à traiter de façon égalitaire hommes et peuples. Une telle attitude permet l'extension continue du système de pouvoir, par l'intégration au noyau central des peuples et des individus conquis. La base ethnique initiale est dépassée. La taille du groupe humain qui s'identifie au système s'élargit sans cesse, parce que celui-ci autorise les dominés à se redéfinir comme dominants. Dans l'esprit des peuples soumis, la violence initiale du vainqueur se transforme en générosité.

Le succès de Rome, l'échec d'Athènes, on l'a vu, tinrent moins à des aptitudes militaires différentes qu'à l'ouverture progressive du droit de cité romaine et à la fermeture de plus en plus marquée du droit de cité athénienne. Le peuple athénien resta un groupe ethnique, défini par le sang : à partir de 451 av. J.-C. il fallut même avoir deux parents citoyens pour y appartenir. Le peuple romain, qui n'avait rien à lui envier originellement quant à la conscience ethnique, s'élargit en revanche sans cesse pour inclure, successivement, toute la population du Latium, celle de l'Italie, enfin celle de tout le bassin méditerranéen. En 212 apr. J.-C, l'édit de Caracalla accorda à tous les habitants libres de l'empire le droit de cité. Les provinces finirent par donner à Rome la majorité de ses empereurs.

D'autres exemples pourraient être cités, de systèmes universalistes capables de démultiplier leur potentiel militaire par un traitement égalitaire des peuples et des hommes : la Chine, qui rassemble encore aujourd'hui la plus grande masse d'hommes jamais réunie sous un seul pouvoir étatique; le premier empire arabe, dont la croissance fulgurante s'explique autant par l'égalitarisme extrême de l'islam que par la force militaire des conquérants ou la décomposition des États romain et parthe.

Dans la période moderne, l'empire soviétique, emporté par sa fragilité économique, s'appuyait sur une capacité de traitement égalitaire des peuples, qui semble bien à l'origine caractéristique du peuple russe plutôt que de la superstructure idéologique communiste. La France, qui fut, avant son déclin démographique relatif, un véritable empire à l'échelle de l'Europe, fonctionnait avec un code universaliste. Parmi les échecs impériaux récents, on peut mentionner celui du nazisme, dont l'ethnocentrisme radical interdisait qu'à la force initiale de l'Allemagne s'agrégeât la puissance supplémentaire des groupes conquis.

L'examen comparatif suggère que l'aptitude d'un peuple conquérant à traiter de façon égalitaire les groupes vaincus ne résulte pas de facteurs extérieurs mais se trouve logée dans une sorte de code anthropologique initial. C'est un a priori culturel. Les peuples dont la structure familiale est égalitaire, définissant les frères comme équivalents — les cas de Rome, de la Chine, du monde arabe, de la Russie et de la France du Bassin parisien —, tendent à percevoir les hommes et les peuples en général comme égaux. La prédisposition à l'intégration résulte de cet a priori égalitaire. Les peuples dont la structure familiale originelle ne comprend pas une définition strictement égalitaire des frères — cas d'Athènes et encore plus nettement de l'Allemagne — ne parviennent pas à développer une perception égalitaire des hommes et des peuples. Le contact militaire tend plutôt à renforcer une conscience de soi « ethnique » du conquérant. Il conduit à l'émergence d'une vision fragmentée plutôt qu'homogène de l'humanité, à une posture différentialiste plutôt qu'universaliste.

Les Anglo-Saxons sont difficiles à situer sur l'axe différentialisme/universalisme. Les Anglais sont clairement différentialistes, ayant réussi à préserver l'identité des Gallois et des Écossais dans les siècles des siècles. L'empire britannique, établi outre-mer grâce à une supériorité technologique écrasante, dura peu. Il ne tenta nullement d'intégrer les peuples soumis. Les Anglais firent du pouvoir indirect, l'indirect rule, qui ne remettait pas en question les coutumes locales, une spécialité. Leur décolonisation fut relativement indolore, un chef-d'œuvre de pragmatisme, parce qu'il n'avait jamais été question pour eux de transformer les Indiens, Africains ou Malais en Britanniques de format standard. Les Français, dont beaucoup avaient rêvé de faire des Vietnamiens et des Algériens des Français ordinaires, eurent plus de mal à accepter leur reflux impérial. Entraînés par leur universalisme latent, ils s'engagèrent dans une résistance impériale qui leur valut une succession de désastres militaires et politiques.

On ne doit cependant pas exagérer le différentialisme anglais. Compte tenu de la petite taille de l'Angleterre, l'immensité de la formation impériale britannique, même si elle fut éphémère, révéla une aptitude certaine à traiter les peuples conquis de façon relativement égalitaire et décente.

Les chefs-d'œuvre de l'anthropologie sociale britannique que sont les études d'Evans-Pritchard sur les Nuer du Soudan ou de Meyer Fortes sur les Tallensi du Ghana, admirables par leur sensibilité autant que par leur rigueur, ont été réalisés à l'époque coloniale. Ces analyses combinent la traditionnelle aptitude anglaise à décrire les différences ethniques avec une perception aiguë de l'universel humain masqué par la diversité des structures. L'individualisme anglo-saxon laisse toujours la possibilité d'une saisie directe de l'individu, de l'homme en général plutôt que de l'homme façonné par la matrice anthropologique.

Le cas américain exprime de façon paroxystique l'ambivalence anglo-saxonne vis-à-vis des principes concurrents de l'universalisme et du différentialisme. Les États-Unis peuvent être décrits, d'une première façon, comme le résultat national et étatique d'un universalisme radical. Il s'agit, après tout, d'une société née de la fusion d'immigrés fournis par tous les peuples d'Europe. Le noyau anglais initial a révélé une capacité absolue à absorber des individus d'origines ethniques différentes. L'immigration, interrompue durant la deuxième moitié des années 20, a repris dans les années 60 mais en s'élargissant à l'Asie, à l'Amérique du centre et du Sud. La capacité à intégrer, à élargir le centre a permis le succès américain, ce qui existe de réussite impériale dans le destin des États-Unis. La masse démographique — 285 millions en 2001, 346 millions prévus en 2025 — témoigne à elle seule de cette aptitude.

Mais les États-Unis peuvent être aussi décrits dans les termes opposés d'un différentialisme radical. Dans leur histoire, il y a toujours un autre, différent, inassimilable, condamné à la destruction ou, plus souvent, à la ségrégation. L'Indien et le Noir ont joué, continuent de jouer dans le cas du Noir, et de l'Indien, sous la forme de l'Hispanique, le rôle de l'homme différent. Le système idéologique américain combine universalisme et différentialisme en une totalité : ces conceptions en apparence opposées fonctionnent en réalité de manière complémentaire. Au départ, il y a l'incertitude sur l'autre, qu'on ne peut définir a priori comme semblable ou différent. Certains étrangers seront

perçus comme semblables, égaux, d'autres comme différents, inférieurs. Similitude et différence, égalité et infériorité naissent ensemble par polarisation. Le rejet des Indiens et des Noirs a permis de traiter les immigrés irlandais, allemands, juifs, italiens en égaux. La définition de ces immigrés comme égaux a permis en retour de bien situer les Indiens et les Noirs comme inférieurs.

L'incertitude anglo-saxonne sur le statut de l'autre n'est pas un fait de modernité : elle provient au contraire vraisemblablement d'une certaine primitivité anthropologique, de l'appartenance des Anglais à une strate historico-culturelle périphérique à l'Ancien Monde, peu ou mal intégrée aux empires qui s'y sont succédé, et ne maîtrisant pas bien les principes d'égalité et d'inégalité. Cette primitivité ne concerne que le champ familial; elle n'a nullement empêché l'Angleterre et les États-Unis de se manifester dans la phase la plus récente de l'histoire comme des pionniers de la modernité économique.

La culture anglaise se caractérise donc par une certaine indéfinition des valeurs d'égalité et d'inégalité, si claires en général en Eurasie56. Si nous revenons au modèle anthropologique associant structure anthropologique et perception idéologique a priori, nous pouvons effectivement identifier dans la famille anglaise traditionnelle une indéfinition correspondant à celle de la sphère idéologique : les frères sont différents, ni égaux ni inégaux. Aux règles d'héritage inégalitaires des Allemands ou des Japonais, égalitaires des Français, des Russes, des Arabes ou des Chinois, répond la liberté de tester des parents anglais, qui peuvent répartir comme ils l'entendent leurs biens entre leurs enfants. Cette liberté n'entraîne pas en général, hors de l'aristocratie anglaise, de grandes inégalités comme l'exclusion de tous les enfants au profit d'un seul.

La tension entre différentialisme et universalisme rend le rapport des Anglo-Saxons à l'autre, à l'étranger, tout à fait intéressant et spécifique : instable.

Les peuples universalistes définissent a priori, une fois pour toutes, les peuples extérieurs comme semblables à eux-mêmes, attitude qui peut les conduire à s'impatienter lorsque les étrangers concrets ne vérifient pas au premier coup d'oeil leur a priori idéologique. Le potentiel xénophobe des peuples universalistes est évident : énervement des Français devant l'enfermement des femmes arabes, mépris des Chinois classiques ou des Romains pour les peuples périphériques qui n'oppriment pas leurs femmes, sans oublier la négrophobie des Russes, peu habitués à la couleur noire, etc. Mais jamais le système anthropologique adverse n'est théorisé et condamné. Les peuples franchement différentialistes, au moins dans leurs périodes conquérantes —Allemands jusqu'au nazisme, Japonais de l'époque militariste —, hiérarchisent de façon stable les peuples de la terre, en supérieurs et en inférieurs.

Le rapport au monde des Anglo-Saxons est mouvant. Ils ont dans la tête une frontière anthropologique, qui fait défaut aux peuples universalistes et les rapproche des peuples différentialistes, mais cette frontière peut se déplacer. Dans le sens de l'extension ou du rétrécissement. Il y a nous et les autres, mais parmi les autres certains sont comme nous et d'autres différents. Parmi les différents, certains peuvent être reclassés comme semblables. Parmi les semblables, certains peuvent être reclassés comme différents. Mais, toujours, il y a une limite séparant l'humain complet de l'autre, « there is some place where you must draw the line ». L'espace mental des Anglais peut être réduit au minimum, à eux-mêmes, mais il peut s'étendre à tous les Britanniques, et il est certainement aujourd'hui en cours d'extension à l'ensemble des Européens.

L'histoire des États-Unis peut être lue comme un essai sur ce thème d'une fluctuation de la limite, avec un élargissement continu du groupe central de l'indépendance à 1965, suivi d'un rétrécissement tendanciel de 1965 à nos jours.

Anglais au départ, les Américains ont appris à intégrer tous les Européens, après des hésitations notables sur le statut d'égaux des Irlandais, des Italiens et des Juifs. La catégorie « blanc » a permis de formaliser cet élargissement partiel, rejetant les Indiens, les Noirs et les Asiatiques au-delà de la barrière mentale qui sépare le semblable du différent.

Entre 1950 et 1965, nouvelle expansion : les Asiatiques et les Indiens autochtones sont redéfinis comme Américains pleins et entiers, phénomène qui peut être mesuré par leur entrée sur le marché matrimonial américain général. Leurs femmes en particulier ne sont plus taboues pour les mâles du groupe dominant qui peuvent désormais les épouser.

Entre 1950 et 1965, le problème noir, cependant, fait apparaître une tension maximale entre universalisme et différentialisme : au niveau conscient du politique, la lutte pour les droits civiques essaye de les inclure dans l'espace central; au niveau inconscient des croyances profondes, la situation ne change guère et la ségrégation matrimoniale des femmes noires ne diminue que de façon infinitésimale.

La tendance à l'expansion peut être expliquée, de manière optimiste, par l'hypothèse d'une raison humaine finalement apte à reconnaître, avec le temps, la similitude d'autrui. Une telle interprétation suggère l'existence d'une dynamique égalitaire autonome, une supériorité intrinsèque du principe d'égalité sur le principe d'inégalité. Mais si l'on veut pleinement comprendre la montée en puissance ultime, et malheureusement temporaire, de l'universalisme, dans l'Amérique des années 1950-1965, la plus authentiquement impériale, on ne peut faire l'économie d'un facteur explicatif secondaire : la concurrence de l'empire soviétique. L'époque de la guerre froide a été celle de l'universalisme américain maximal.

La Russie a inventé et tenté d'imposer au monde le communisme, certainement l'idéologie la plus universaliste depuis la Révolution française. Cette dernière offrait le principe de liberté à tous les hommes. Non moins égalitaire, la révolution russe a proposé à la planète le goulag pour tous. Quels qu'aient été ses défauts, on ne peut reprocher au communisme de ne pas avoir traité de façon égalitaire les peuples soumis. L'examen du fonctionnement concret de l'empire soviétique montre que la violence et l'exploitation d'État pesaient beaucoup plus durement sur le centre russe que sur les peuples annexés, les démocraties populaires est-européennes jouissant d'un maximum de « liberté ».

L'universalisme russe est clair et net. Il a une forte capacité de séduction, que l'on a pu voir en action lors de l'établissement de l'Internationale communiste. Comme les révolutionnaires français, les bolcheviques semblaient avoir une aptitude naturelle à considérer tous les hommes et tous les peuples de la même manière, attitude non seulement sympathique mais aussi favorable à l'expansion politique.

Pendant la guerre froide, l'Amérique a dû faire face à ce potentiel menaçant. À l'intérieur comme à l'extérieur. L'universalisme s'est exprimé, à l'extérieur, par l'élargissement aux pays développés alliés d'une économie libérale homogène et par l'encouragement à la décolonisation dans l'ensemble de la sphère occidentale. À l'intérieur de la société américaine, la concurrence de l'universalisme communiste a rendu la lutte contre la ségrégation des Noirs nécessaire. Le monde, sommé de choisir entre deux modèles, ne pouvait opter pour une Amérique traitant certains de ses ressortissants comme des sous-hommes. L'assimilation des Japonais et des Juifs est une réussite indéniable. Dans le cas des Noirs, l'intégration au système politique ne s'est pas accompagnée d'une émancipation économique et d'une dispersion dans la société américaine générale. Une classe moyenne noire s'est développée mais elle a ses propres ghettos, s'ajoutant à ceux, largement majoritaires, des Noirs pauvres.

La période la plus récente, correspondant à l'effondrement du rival communiste, voit le recul de l'universalisme américain. Tout se passe comme si la pression de l'empire concurrent avait mené les États-Unis au-delà de ce dont ils sont réellement capables dans la dimension de l'universalisme. La disparition de cette pression permet au système mental américain de retrouver son équilibre naturel, et donc de réduire le périmètre d'inclusion des peuples à « son » universel.

Le recul de l'universalisme interne : les révélateurs noir et hispanique

Le caractère « multiracial » de la société et de la statistique américaine nous permet de suivre « en interne » l'affaiblissement de l'universalisme américain, de saisir par l'analyse démographique l'échec de l'intégration des Noirs et l'émergence possible d'un troisième groupe séparé, les « Hispaniques », en fait les Latino-Américains d'origine indienne, mexicains dans leur écrasante majorité.

La statistique américaine suggère cependant en première approche une légère augmentation du nombre des mariages mixtes pour les Noirs américains de sexe masculin au tournant du millénaire : de 2,3 % chez les plus de 55 ans à 11 % chez les 15-24 ans. Mais l'augmentation pour les femmes noires est insignifiante, ce qui suggère une persistance du tabou racial fondamental : les femmes du groupe dominé ne doivent pas être épousées par les hommes du groupe dominant. Le mariage interracial noir/blanc est légèrement plus fréquent dans les catégories ayant reçu une éducation supérieure. Pour les Asiatiques, l'augmentation est en revanche très importante, menant de 8,7 à 30,1 % de mariages mixtes pour les mêmes groupes d'âge. Les jeunes Juifs américains atteignent quant à eux un taux de mariage mixte de 50 %, l'entrée sur le marché matrimonial général, c'est-à-dire la dispersion du groupe, s'accompagnant d'une bruyante montée en puissance de la solidarité active avec l'État d'Israël.

Les statistiques les plus récentes révèlent cependant que la légère augmentation du nombre des mariages mixtes observée pour les Noirs entre 1980 et 1995 a cessé par la suite. L'annuaire statistique des États-Unis57 permet de suivre le dégel des années 1980-1995, minimal, et le blocage de la situation raciale les années suivantes. Le taux de mariage mixte était pour les femmes de 1,3 % en 1980, de 1,6 % en 1990. Il est monté à 3,1 % en 1995, pour stagner à 3 % en 1998. Mais c'était sans doute déjà trop pour les statisticiens américains qui ont senti d'instinct que cette augmentation, quoique insignifiante, était déjà impossible : « enough is too much already ». Pour l'année 1999, ils ont judicieusement exclu les Hispaniques blancs et noirs de la statistique, choix catégoriel qui a fait retomber le taux de mariage mixte des femmes noires à 2,3 %. Fausse alerte, une minorité porteuse de l'universalisme espagnol réalisait une proportion énorme des mariages mixtes, les Portoricains sans doute. Actuellement, près de 98 % des femmes noires, lorsqu'elles sont en couple, vivent avec un Noir. Si l'on ajoute à cette endogamie raciale presque absolue le fait qu'une bonne moitié des femmes noires sont mères célibataires, et ne sont par conséquent certainement pas mariées avec un Blanc, nous aboutissons au constat d'une permanence remarquable du problème racial. Il serait plus exact de parler de pourrissement car d'autres données démographiques indiquent une régression.

Le taux de mortalité infantile, proportion des enfants décédant avant l'âge de un an, est traditionnellement beaucoup plus élevé pour les Noirs que pour les Blancs aux États-Unis : en 1997, 6 pour mille chez les Blancs et 14,2 chez les Noirs. La performance est en fait médiocre pour les Américains blancs eux-mêmes puisque leur taux est supérieur à ceux du Japon et de tous les pays d'Europe de l'Ouest. Mais du moins baisse-t-il. En 1999, il était tombé à 5,8 pour mille. Celui des Noirs, en revanche, fait extraordinaire, est remonté entre 1997 et 1999, de 14,2 à 14,658. Le lecteur n'est peut-être pas habitué à une interprétation sociologique des indicateurs démographiques et peut considérer avec un certain bon sens que cette augmentation est faible.

Il peut croire que la mortalité infantile n'a pas de signification générale pour la société. Le taux de mortalité infantile est en fait un indicateur crucial parce qu'il révèle la situation réelle des individus les plus fragiles dans une société ou un secteur particulier d'une société. La légère augmentation de la mortalité infantile russe entre 1970 et 1974 m'avait fait comprendre dès 1976 le pourrissement de l'Union soviétique et permit de prédire l'effondrement du système59.

La légère augmentation de la mortalité infantile des Noirs aux États-Unis signe l'échec de l'intégration raciale, au terme d'un demi-siècle d'efforts. Le système mental américain n'est cependant pas biracial en ce début de troisième millénaire, mais triracial, dans la mesure où les statistiques et la vie sociale ont constitué les Hispaniques, en réalité les Mexicains d'origine indienne, en un troisième groupe spécifique, fondamental par la taille60. La société américaine a retrouvé la structure ternaire qu'elle avait au moment de l'indépendance ou lorsque Tocqueville l'analysa au début du XIX siècle : Indiens, Noirs, Blancs.

Le destin de la communauté mexicaine reste une inconnue pour les sociologues. Certains indicateurs comme l'excellente acquisition de la langue anglaise par les enfants mettent en avant la poursuite du processus d'assimilation, au contraire de ce que suggère la passion des débats sur l'hispanophonie. Mais on peut noter, succédant à une phase de hausse, une baisse du taux de mariage mixte dans les générations les plus jeunes : 12,6 % chez les plus de 55 ans, 19 % chez les 35-54 ans, mais 17,2 % seulement chez les 25-34 ans et 15,5 % chez les 15-24 ans61. Cette baisse ne révèle pas forcément un changement d'attitude des populations concernées, mais pourrait résulter mécaniquement de l'émergence d'une population majoritairement mexicaine dans les districts texans et californiens les plus proches de la frontière.

Reste que même cet effet purement territorial évoquerait quand même une séparation des groupes blancs et, disons, hispano-indiens. Les indices de fécondité des divers groupes en 1999 sont tout à fait révélateurs d'un clivage mental persistant : 1,82 pour les Blancs non hispaniques (folle catégorie linguistico-raciale), 2,06 pour les Noirs non hispaniques, 2,9 pour les « Hispaniques »62. En 2001, l'indicateur de fécondité du Mexique était de 2,8. Est-il vraiment étonnant d'observer, au sein d'une société qui a remplacé la glorification de l'égalité des droits par la sacralisation de la « diversité » — des origines, des cultures, des races — baptisée « multiculturalisme », un échec de l'intégration? La rétraction de la valeur d'égalité dans la société américaine n'est nullement caractéristique du seul champ des relations raciales. L'évolution économique des années 1980-1995 peut être décrite, on l'a vu, comme une marche forcée vers l'inégalité, menant dans certains secteurs à bas revenu — largement noirs, comme par hasard — vers des phénomènes de régression et d'implosion.

Une fois de plus, cependant, on doit éviter de sombrer dans la caricature et s'efforcer de saisir dans sa totalité le mécanisme du système mental anglo-saxon, qui a besoin de la ségrégation des uns, les Noirs certainement, les Mexicains peut-être, pour assimiler les autres, les Japonais ou les Juifs.

On peut parler d'une assimilation différentialiste plutôt qu'universaliste.

L'intégration des Juifs au cœur de la société américaine, dans le contexte d'un recul de l'universalisme interne, présente une importance particulière pour qui s'intéresse aux choix stratégiques de l'Amérique. Car elle entre en résonance avec le recul de l'universalisme externe, si évident dans le rapport de l'Amérique au monde, si manifeste dans la gestion du conflit proche-oriental. L'inclusion d'Israël dans le système mental américain se fait en externe autant qu'en interne, l'exclusion des Arabes répond à celles des Noirs ou des Mexicains.

Aux États-Unis, la fixation idéologique sur l'État hébreu ne se limite pas à la communauté juive. L'hypothèse d'un recul général de l'universalisme américain permet de comprendre cette fixation. Mais nous devons examiner l'histoire qui se dévoile avec modestie : la solidité du lien entre l'Amérique et Israël est un fait nouveau, inédit. Il ne s'agit donc pas tant ici de l'« expliquer » que de l'utiliser comme « révélateur » des tendances de fond qui travaillent les ÉtatsUnis. Le choix d'Israël est la manifestation la plus visible du recul de l'universalisme américain, d'une montée en puissance du différentialisme qui s'exprime autant sur le plan extérieur, par le rejet des Arabes, que sur le plan intérieur, par les difficultés d'intégration des Mexicains ou par la persistante ségrégation des Noirs.

Le recul de l'universalisme externe : le choix d'Israël


La fidélité de l'Amérique à Israël constitue un véritable mystère pour les spécialistes de l'analyse stratégique. La lecture des classiques récents n'apporte aucun éclairage. Kissinger traite la question israélo-palestinienne en détail, mais avec l'exaspération d'un adepte du « réalisme » qui doit composer avec des peuples irrationnels luttant pour la possession d'une terre promise. Huntington place Israël à l'extérieur de la sphère de la civilisation occidentale qu'il veut constituer en bloc stratégique63. Brzezinski ne parle pas d'Israël. Fukuyama non plus. C'est très curieux si l'on considère l'importance du lien à Israël dans l'établissement d'une relation antagoniste généralisée des États-Unis au monde arabe ou, plus largement, musulman.

La rationalité et l'utilité de ce lien sont difficiles à démontrer. L'hypothèse d'une coopération nécessaire entre démocraties ne tient pas. L'injustice commise à rencontre des Palestiniens, jour après jour, par la colonisation israélienne de ce qui leur reste de terres, est en elle-même une négation du principe d'égalité, fondement de la démocratie. Les autres nations démocratiques, européennes notamment, n'éprouvent d'ailleurs pas pour Israël la sympathie sans nuances qui caractérise les États-Unis.

L'utilité militaire de Tsahal serait presque un argument plus sérieux. La faiblesse de l'armée de terre américaine, si lente, et de plus incapable d'accepter des pertes, implique de plus en plus l'utilisation systématique de contingents alliés, ou même mercenaires, pour les opérations au sol.

Obsédés par le contrôle de la rente pétrolière, les dirigeants américains n'osent peut-être pas se passer de l'appui local de la première armée du Moyen-Orient, celle d'Israël, pays dont la petite taille, la forme et le surarmement évoquent de plus en plus l'image d'un porte-avions fixe. Du point de vue du réaliste stratégique américain, militaire ou civil, pouvoir compter sur une force militaire capable d'éliminer n'importe quelle armée arabe en quelques jours ou semaines serait plus important que l'affection ou la considération du monde musulman. Si tel est le calcul cependant, pourquoi les stratèges « réalistes » n'en parlent-il pas ?

Et peut-on sérieusement envisager une armée israélienne contrôlant les puits de pétroles d'Arabie Saoudite, du Koweït et des Émirats, elle qui n'a pas été capable de tenir sans pertes importantes le Sud Liban autrefois et la Cisjordanie aujourd'hui? Les interprétations qui insistent sur le rôle de la communauté juive américaine et sa capacité à influer sur le procèssus électoral contiennent une petite part de vérité. C'est la théorie du « lobby juif ». Que l'on pourrait d'ailleurs compléter par une théorie du non-lobby arabe. En l'absence d'une communauté arabe suffisamment importante pour faire contrepoids, le coût politique du soutien à Israël peut apparaître comme nul à n'importe quel politicien en mal de réélection. Pourquoi perdre les voix d'électeurs juifs s'il n'y a pas autant de voix arabes à gagner? Mais n'exagérons pas la masse de la communauté juive, qui, avec 6,5 millions d'individus, ne constitue que 2,2 % de la population des États-Unis. L'Amérique, de plus, n'est pas dépourvue de traditions antisémites, et l'on pourrait imaginer que de nombreux électeurs, parmi les 97,8 % d'Américains non juifs, sanctionnent les politiciens favorables à Israël. Mais les antisémites ne sont plus désormais anti-israéliens. Nous approchons du cœur du mystère.

Les groupes considérés par les Juifs américains eux-mêmes comme antisémites, les fondamentalistes chrétiens, sont politiquement alignés sur la droite républicaine64. Or l'appui à Israël est maximal dans l'électorat républicain, et la droite religieuse américaine, qui soutient Bush, vient de se découvrir une passion pour l'État d'Israël, contrepartie positive de sa haine de l'islam et du monde arabe. Si l'on ajoute que, de leur côté, les trois quarts des Juifs américains continuent d'être orientés au centre gauche, votent pour le parti démocrate et craignent les fondamentalistes chrétiens, nous aboutissons à un paradoxe crucial : il existe une relation antagoniste implicite entre les Juifs américains et la fraction de l'électorat américain qui soutient le plus Israël.

On ne peut donc comprendre l'appui de plus en plus déterminé à l'Israël d'Ariel Sharon sans faire l'hypothèse qu'il existe deux types de soutien, de natures différentes, dont la combinaison et les motivations contradictoires expliquent simultanément la continuité et les incohérences de la politique américaine vis-à-vis d'Israël.

Il y a, d'une part, l'appui traditionnel des Juifs américains. Il conduit, lorsque le parti démocrate est au pouvoir, à des tentatives pour protéger Israël tout en respectant, dans la mesure du possible, les droits des Palestiniens. L'action de Clinton pour obtenir un accord de paix à Camp David correspondait à ce type de motivation.

Un autre soutien à Israël, plus neuf et original, est celui de la droite républicaine qui projette sur le domaine proche-oriental la préférence pour l'inégalité qui caractérise l'Amérique actuelle. Car il peut exister une préférence pour l'inégalité et pour l'injustice.

Les idéologies universalistes proclament l'équivalence des peuples. Cette attitude « juste » nous fait croire que le principe d'égalité est nécessaire à la constitution d'alliance entre les peuples. On peut cependant s'identifier à autrui indépendamment de la notion d'égalité. Durant la guerre du Péloponnèse, Athènes, championne des démocraties, soutenait certes chaque fois qu'elle le pouvait les démocrates de l'espace grec. Mais Sparte, championne des oligarchies, mettait en place des régimes oligarchiques chaque fois qu'elle prenait le contrôle d'une cité65. A la fin du XVIIIe siècle, les divers régimes monarchiques de l'Europe avaient sans grande difficulté réussi à se coaliser contre le principe d'égalité porté par la Révolution française.

L'exemple le plus spectaculaire d'une identification à distance entre deux régimes non seulement hostiles au principe d'égalité, mais attachés à l'idée de hiérarchie des peuples est quand même celui de l'Allemagne et du Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Après Pearl Harbor, Hitler déclara la guerre aux États-Unis par solidarité avec le Japon. Il peut ainsi exister, dans les relations internationales comme dans les relations interpersonnelles, une préférence pour le mal ou, plus modestement, pour l'injustice, si l'on est mauvais ou injuste soi-même. Le principe fondamental de l'identification à autrui n'est pas la reconnaissance du bien mais la reconnaissance de soi en l'autre.

On pourrait même soutenir que le sentiment de tourner mal soi-même intensifie le besoin de se trouver des doubles justificateurs. C'est en ces termes, je crois, qu'il faut identifier l'attachement nouveau et renforcé de l'Amérique à Israël. Parce que Israël tourne mal, au moment où elle même tourne mal, l'Amérique approuve son comportement de plus en plus féroce vis-à-vis des Palestiniens. L'Amérique dérive vers une croyance renforcée en l'inégalité des hommes, elle croit de moins en moins en l'unité du genre humain. Nous pouvons appliquer toutes ces constatations, sans modification, à l'État d'Israël, dont la politique à l'égard des Arabes s'accompagne d'une fragmentation interne, par l'inégalité économique et les croyances religieuses. L'incapacité de plus en plus grande des Israéliens à percevoir les Arabes comme des êtres humains en général est une évidence pour les gens qui suivent les informations écrites ou télévisées. Mais on est moins conscient du processus de fragmentation interne de la société israélienne, entraînée, comme la société américaine, dans une fièvre inégalitaire66.

Les écarts de revenus y sont désormais parmi les plus importants du monde développé et « démocratique ». Les groupes divers — laïcs, ashkénazes, séfarades, ultraorthodoxes — se séparent, phénomène qui peut être mesuré par des écarts de fécondité entre groupes allant de moins de 2 enfants par femme pour les laïcs à 7 pour les ultraorthodoxes.

Au départ de la relation entre Israël et les États-Unis, il y avait l'appartenance à la sphère commune des démocraties libérales. Il y avait aussi le lien concret constitué par la présence en Amérique de la plus importante des communautés juives de la diaspora, sans oublier le lien biblique entre calvinisme et judaïsme. Lorsqu'un protestant lisait la Bible dans un esprit un peu littéral il s'identifiait au peuple d'Israël. Dans le cas précis des puritains américains du XVIIe siècle, immigrés dans une nouvelle terre promise, l'horreur a priori des peuples idolâtres — le différentialisme biblique — pouvait se fixer sur les Indiens ou les Noirs.

La fixation globale et récente des États-Unis sur Israël n'a vraisemblablement plus grand-chose à voir avec cette parenté religieuse originelle, avec l'amour de la Bible, avec une identification positive et optimiste au peuple élu d'Israël. Je suis convaincu que si la France, républicaine ou catholique, était toujours engagée dans la guerre d'Algérie, réprimant, enfermant, tuant des Arabes comme l'État d'Israël le fait en Palestine, l'Amérique actuelle — différentialiste, inégalitaire, travaillée par la mauvaise conscience — s'identifierait à une France coloniale déchue de son universalisme. Rien n'est plus rassurant, quand on abandonne le camp de la justice, que d'en observer d'autres faisant le mal.

Ce qu'Israël a d'injuste ces jours-ci ne choque pas la puissance dominante de l'Occident67.

Le plus important pour une analyse stratégique planétaire est de bien percevoir la logique profonde du comportement américain : l'incapacité des États-Unis à percevoir les Arabes comme des êtres humains en général s'inscrit dans une dynamique de reflux de l'universalisme endogène à la société américaine.

L'inquiétude des Juifs américains

Ce modèle permet de mieux comprendre la fébrilité de la communauté juive américaine, dont on s'attendrait à ce qu'elle soit simplement heureuse de son intégration réussie, émerveillée du comportement loyal de l'Amérique envers Israël. En fait, au contraire, cette communauté privilégiée vient de sombrer dans le culte inquiétant, pour ne pas dire névrotique, de l'Holocauste68. Elle n'en finit pas de commémorer le massacre auquel elle a échappé. Elle dénonce sans cesse l'antisémitisme montant de la planète et éprouve pour tous les groupes de la diaspora, français notamment, des craintes que ceux-ci n'éprouvent nullement au même degré, malgré les attaques de synagogues du printemps 2002 dans les banlieues de l'Hexagone. Les Juifs français d'origine ashkénaze, pour lesquels l'Holocauste a été une réalité familiale autrement plus concrète que pour les Juifs américains, semblent en vérité beaucoup plus tranquilles, beaucoup plus confiants en l'avenir, même si on les dénonce inlassablement, outre-Atlantique, comme des renégats sans conscience communautaire et comme les victimes futures d'une éternelle judéophobie française. La frayeur persistante des Juifs américains, au pays du prétendu « toutpuissant lobby juif », a quelque chose de paradoxal69. L'hypothèse d'un reflux de l'universalisme américain permet de comprendre la persistance, outre-Atlantique, d'une véritable anxiété juive.

Résumons le modèle explicatif. La mentalité anglosaxonne a deux caractéristiques pour ce qui concerne le rapport à l'autre : elle a besoin d'exclure pour inclure; la limite entre inclus et exclus n'est pas stable. Il y a des phases d'élargissement et des phases de rétrécissement.

L'inclusion des Juifs américains correspond à l'exclusion des Noirs et peut-être des Mexicains. Elle intervient dans une phase de recul de l'universalisme, de montée en puissance du différentialisme — dans les termes américains usuels, de réaffirmation du sentiment racial. Le moteur de l'évolution américaine n'est pas aujourd'hui la valeur d'égalité mais celle d'inégalité. Comment vivre dans la bonne conscience et avec un sentiment de sécurité un processus d'intégration aussi paradoxal? Comment ne pas ressentir une telle inclusion comme fragile, menacée, remplie de dangers virtuels ? Les Juifs américains projettent sur le monde extérieur une peur qui est en eux, parce qu'ils sentent confusément qu'ils sont beaucoup plus les jouets d'une dynamique différentialiste régressive de la société américaine que les bénéficiaires d'une générosité conquérante de type universaliste.

Cette opinion n'est pas seulement l'effet d'une réflexion théorique. J'ai été éclairé pour la première fois sur ce sujet, au début des années 80, par une conversation avec l'un de mes grands-pères, américain d'origine juive autrichienne.

Lors d'une visite à Disneyland, celui-ci m'avait exprimé, sur fond de Mickeys dansants, son anxiété persistante : la passion raciale de la société américaine lui rappelait désagréablement la Vienne de son adolescence. Jamais je n'ai observé, dans la partie juive française de ma famille, ce genre d'inquiétude.


Un empire ne peut être différentialiste

La rhétorique américaine de l'« empire du mal », de l'« axe du mal » ou de toute autre manifestation diabolique sur terre nous fait sourire ou hurler — selon le moment et le tempérament de chacun — par son évidente ineptie. Elle doit pourtant être prise au sérieux, mais décodée. Elle exprime objectivement une obsession américaine du mal, dénoncé à l'extérieur, mais qui vient en réalité de l'intérieur des États-Unis. La menace du mal y est en effet partout : renonciation à l'égalité, montée d'une ploutocratie irresponsable, vie à crédit des consommateurs et du pays, application de plus en plus fréquente de la peine de mort, retour de l'obsession raciale. Sans oublier l'affaire inquiétante des attaques à l'anthrax, vraisemblablement menée par des membres déments et incontrôlés des services secrets.

Dieu ne bénit décidément pas l'Amérique ces jours-ci. Elle dénonce partout le mal, mais parce qu'elle tourne mal. Cette régression peut nous fait prendre conscience de ce que nous sommes en train de perdre : l'Amérique des années 1950-1965, pays de la démocratie de masse, de la liberté d'expression, de l'élargissement des droits sociaux, de la lutte pour les droits civiques, était l'empire du bien.

Ce que l'on appelle l'unilatéralisme américain, expression éclatante en politique internationale du différentialisme, ne doit cependant pas être considéré dans le cadre de cet essai sous un angle essentiellement moral. Ses causes et ses conséquences pratiques doivent être envisagées. La cause fondamentale est, ainsi qu'on vient de le voir, la régression du sentiment égalitaire et universaliste aux États-Unis mêmes. La conséquence fondamentale est la perte pour les États-Unis d'une ressource idéologique indispensable aux empires. Privée d'une perception homogène de l'humanité et des peuples, l'Amérique ne peut régner sur un monde trop vaste et divers. Le sentiment de la justice est une arme qu'elle ne possède plus. L'immédiat après-guerre — les années 1950-1965 — a donc représenté une sorte d'apogée de l'universalisme dans l'histoire américaine. Comme l'universalisme impérial romain, celui de l'Amérique triomphante fut alors modeste et généreux.

Les Romains avaient su reconnaître la supériorité philosophique, mathématique, littéraire et artistique de la Grèce ; l'aristocratie romaine s'hellénisa, le vainqueur militaire s'assimilant sur de nombreux points à la culture supérieure du pays conquis. Rome finit d'ailleurs par se soumettre à plusieurs, puis à une seule des religions de l'Orient. Les États-Unis, durant leur époque authentiquement impériale, étaient curieux et respectueux du monde extérieur. Ils observaient et analysaient avec sympathie la diversité des sociétés du monde, par la politologie, l'anthropologie, la littérature et le cinéma. L'universalisme vrai garde le meilleur de tous les mondes. La force du vainqueur permet la fusion des cultures. Cette époque qui combinait, aux États-Unis, puissance économique et militaire, tolérance intellectuelle et culturelle, paraît bien lointaine. L'Amérique affaiblie et improductive de l'an 2000 n'est plus tolérante. Elle prétend incarner un idéal humain exclusif, posséder la clef de toute réussite économique, produire le seul cinéma concevable.

Cette prétention récente à l'hégémonie sociale et culturelle, ce processus d'expansion narcissique n'est qu'un signe parmi d'autres du dramatique déclin de la puissance économique et militaire réelle, ainsi que de l'universalisme de l'Amérique. Incapable de dominer le monde, elle nie son existence autonome et la diversité de ses sociétés.