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OpSpecs 27 : les détectives littéraires

… Ce matin, Thursday Next a pris ses fonctions chez les LittéraTecs en remplacement de Crometty. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est totalement inadaptée à ce type de travail, et je me demande si elle est aussi normale qu’elle a l’air de le croire. Elle a beaucoup de démons, anciens et nouveaux, et je doute que Swindon soit le bon endroit pour chercher à les exorciser…

Extrait du journal intime de Bowden Cable

Les OpSpecs de Swindon partageaient leurs bureaux avec la police locale ; leur QG se trouvait dans un bâtiment carré et fonctionnel  – typiquement germanique  –, construit pendant l’Occupation pour servir de tribunal. Il était vaste également, ce qui n’était pas plus mal. L’entrée de l’édifice était protégée par des détecteurs de métal ; je montrai ma plaque et pénétrai dans le grand hall. Agents en uniforme et policiers en civil, tous avec un badge, allaient et venaient d’un air affairé parmi le brouhaha ambiant. Je fus bousculée une fois ou deux dans la cohue et, après avoir salué quelques visages connus, je me frayai le passage vers le bureau d’accueil. Là, un individu en hauts-de-chausses et ample chemise blanche était en train de haranguer le brigadier qui le dévisageait sans mot dire. Tout cela, il l’avait déjà entendu mille fois.

— Votre nom ? s’enquit-il d’un ton las.

— John Milton.

— Lequel ?

John Milton soupira.

— Quatre cent quatre-vingt-seize.

Le brigadier nota le numéro sur son registre.

— Combien vous a-t-on pris ?

— Deux cents en liquide et toutes mes cartes de crédit.

— Vous avez prévenu votre banque ?

— Bien sûr.

— Et d’après vous, votre agresseur était un Percy Shelley ?

— Oui, répondit le Milton. Il m’a tendu ce pamphlet contre tous les dogmes religieux actuels avant de prendre la fuite.

— Salut, Ross, lançai-je.

Le brigadier leva les yeux, me regarda un moment, puis se fendit d’un large sourire.

— Thursday ! On m’a dit que tu étais revenue ! Et que tu avais gravi les échelons jusqu’à OS-5.

Je lui rendis son sourire. Ross était déjà à l’accueil quand j’étais entrée dans la police de Swindon.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il. Tu comptes ouvrir un bureau régional ? OS-9 ou autre ? Histoire de pimenter un peu notre routine ?

— Pas tout à fait. J’ai été mutée chez les LittéraTecs.

Une expression dubitative se peignit sur le visage de Ross, mais il s’empressa de la masquer.

— Formidable ! s’exclama-t-il, quelque peu gêné. On prendra un verre tout à l’heure ?

J’acceptai avec plaisir et, après m’être fait expliquer comment me rendre au bureau des LittéraTecs, je laissai Ross aux prises avec Milton 496.

Je montai l’escalier à vis jusqu’au dernier étage et suivis les flèches vers l’autre bout du bâtiment. Toute l’aile ouest était occupée par les OpSpecs ou leurs antennes régionales. La section Environnement avait son bureau ici, ainsi que le Vol d’Objets d’Art et la ChronoGarde. Même Spike disposait d’un bureau, bien qu’on l’y vît rarement ; il préférait un box sombre et passablement fétide au parking du sous-sol. Le couloir était tapissé de meubles de rangement et de rayonnages ; au milieu, la vieille moquette était usée jusqu’à la transparence. On était bien loin du siège londonien, où nous disposions d’un système ultramoderne de stockage d’informations. Finalement, j’arrivai à la bonne porte et frappai. N’obtenant pas de réponse, j’entrai directement.

On se serait cru dans la bibliothèque d’une maison de campagne. Sur deux niveaux, les étagères étaient pleines à craquer de livres qui recouvraient chaque centimètre carré du mur. Un escalier en colimaçon menait vers la galerie qui faisait le tour de la pièce, permettant d’accéder aux étagères du haut. Au centre de la pièce, il y avait des tables disposées comme dans la salle de lecture d’une bibliothèque publique. La moindre surface et tout le plancher disparaissaient sous des piles de livres et de papiers ; c’en était même surprenant qu’ils arrivent à travailler là-dedans. Les cinq agents qui se trouvaient là ne firent pas attention à moi. Un téléphone sonna, et un jeune homme décrocha.

— Bureau des LittéraTecs, fit-il poliment.

Il grimaça en entendant la tirade qu’on lui débitait à l’autre bout du fil.

— Je regrette que vous n’ayez pas aimé Titus Andronicus, madame, dit-il enfin, mais malheureusement, ceci n’a rien à voir avec nous… à l’avenir, vous devriez peut-être vous en tenir aux comédies.

J’aperçus Victor Analogy, en train de consulter un dossier avec un autre agent. Je m’approchai afin qu’il pût me voir et attendis qu’il eût terminé.

— Ah, Next ! Soyez la bienvenue. Je suis à vous dans deux minutes.

Je hochai la tête, et Victor poursuivit :

— … à mon avis, Keats aurait employé une prose beaucoup moins fleurie, et la troisième strophe est un peu bancale dans sa construction. Moi, je dirais que c’est un faux, mais passez-le quand même à l’Analyseur Métrique.

Une fois l’agent parti, Victor sourit et me serra la main.

— C’est Finisterre. Il s’occupe de la contrefaçon des poètes du XIXe siècle. Venez, que je vous fasse visiter.

Il esquissa un geste en direction des étagères.

— Les mots sont comme des feuilles, Thursday. Et comme les gens, du reste, ils préfèrent rester entre eux.

Il eut un sourire.

— Nous avons plus d’un milliard de mots ici. Des ouvrages de référence, pour l’essentiel. Une belle collection d’œuvres majeures, et quelques mineures que vous ne trouverez même pas à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford. On a une réserve au sous-sol. Tout aussi pleine. Il faudrait qu’on puisse s’agrandir, mais les LittéraTecs ont un budget serré, pour ne pas dire plus.

Il contourna l’une des tables et me conduisit vers Bowden assis raide comme un piquet, le veston soigneusement accroché au dossier de sa chaise et le bureau tellement bien rangé que c’en était indécent.

— Bowden, vous le connaissez déjà. C’est un type bien. Ça fait douze ans qu’il est chez nous ; sa spécialité, c’est la prose du dix-neuvième. Il va vous montrer les ficelles. Votre bureau est là-bas.

Il marqua une pause, les yeux rivés sur le bureau vide. Un bureau qui n’était pas surnuméraire. Ils avaient récemment perdu l’un des leurs, et j’étais là pour le remplacer. Pour m’asseoir à la place du mort. Installé un peu plus loin, un autre agent me regardait avec curiosité.

— Lui, c’est Fisher. Il vous aidera pour tout ce qui concerne la législation en matière des droits d’auteur et le roman contemporain.

Fisher, un type râblé avec une coquetterie dans l’œil, visiblement plus gros que grand, me sourit, révélant un fragment de petit déjeuner coincé entre ses dents.

Victor s’approcha du bureau suivant.

— La littérature du dix-septième et du dix-huitième est entre les mains de Helmut Bight, gentiment prêté par nos confrères d’outre-Rhin. Il est arrivé là pour régler l’histoire d’une mauvaise traduction de Goethe et il s’est retrouvé confronté à un mouvement néonazi qui cherche à ériger Friedrich Nietzsche au rang d’un saint fasciste.

Âgé d’une cinquantaine d’années, Herr Bight me considérait d’un œil soupçonneux. Il portait un costume, mais avait retiré sa cravate à cause de la chaleur.

— OS-5, hein ? lâcha-t-il, comme si c’était une forme de maladie vénérienne.

— Je suis OS-27, au même titre que vous, répondis-je en toute honnêteté. Huit ans à Londres sous les ordres de Boswell.

Bight s’empara d’un ouvrage visiblement ancien, relié de cuir de porc fané, et me le passa.

— Que pensez-vous de ça ?

Je pris le poussiéreux volume dans la main et examinai son dos.

— La Vanité des désirs humains, lus-je. Écrit par Samuel Johnson et publié en 1749, le premier ouvrage à paraître sous son propre nom.

J’ouvris le livre et feuilletai les pages jaunies.

— Première édition. Qui serait d’une grande valeur, si…

— Si ? répéta Bight.

Je reniflai le papier, frottai la page et léchai mon doigt. J’inspectai le dos, tapotai la couverture et, pour finir, laissai tomber le lourd volume sur le bureau avec un bruit mat.

— … si elle avait été authentique.

— Vous m’impressionnez, Miss Next, admit Herr Bight. Il faudrait qu’on parle de Johnson, vous et moi, un de ces quatre.

— Ce n’était pas très difficile. À Londres, on a récupéré deux palettes de fausses œuvres de Johnson semblables à celle-ci, d’une valeur marchande de plus de trois cent mille livres.

— À Londres aussi ? s’exclama Bight, surpris. Ça fait six mois qu’on traque cette bande-là ; on croyait qu’ils opéraient dans la région.

— Appelez Boswell de ma part : il fera tout ce qui est en son pouvoir pour vous aider.

Herr Bight décrocha son téléphone et demanda un numéro à l’opératrice. Victor m’escorta vers l’une des nombreuses portes vitrées qui donnaient sur des bureaux annexes. Il l’entrouvrit, et je vis deux agents en bras de chemise en train d’interroger un homme vêtu d’un collant et d’un pourpoint brodé.

— Malin et Sole sont chargés de tous les crimes liés à Shakespeare.

Il referma le battant.

— Ils surveillent la contrefaçon, le marché noir et les libertés que certains comédiens prennent vis-à-vis du texte. L’acteur qui est là se nomme Graham Huxtable. Il a monté une version délictueuse  – façon one-man show  – de La Nuit des Rois. C’est un multirécidiviste. Il va écoper d’une amende et d’une mise à l’épreuve. Son Malvolio est franchement atroce.

Il poussa la porte d’un autre bureau. Deux hommes, deux vrais jumeaux, faisaient fonctionner une grosse machine informatique. La pièce était une vraie étuve à cause de milliers de soupapes, et le cliquetis des relais était quasi assourdissant. C’était la première manifestation de la technologie moderne que je rencontrais dans ces locaux.

— Et voici les frères Forty, Jeff et Geoff. Les Forty gèrent l’Analyseur Métrique qui décompose n’importe quelle prose ou poésie  – en mots, ponctuation, grammaire, et cetera  – et compare la signature littéraire à un échantillon de l’auteur cible stocké dans sa mémoire. Quatre-vingt-neuf pour cent de réussite. Très utile pour déceler la contrefaçon. On a eu soi-disant une page d’un premier brouillon d’Antoine et Cléopâtre. Elle a été rejetée en raison d’un trop grand nombre de verbes par paragraphe unitaire.

Il ferma la porte.

— Voilà toute l’équipe. Notre chef, responsable de tous les OpSpecs de Swindon, est le commissaire Braxton Hicks. Lui-même est placé sous les ordres du commissaire divisionnaire basé à Salisbury. La plupart du temps, il nous fiche la paix, et ça nous convient bien. Mais il aime rencontrer les nouvelles recrues le jour même de leur arrivée ; je vous suggère donc d’aller faire un tour chez lui. Pièce vingt-huit au fond du couloir.

Nous regagnâmes mon bureau. Victor me souhaita de nouveau bonne chance et s’en fut consulter Helmut au sujet d’exemplaires pirates de Faust parus sur le marché et réécrits de sorte que l’histoire finît bien.

Je pris place sur ma chaise et ouvris le tiroir. Il ne contenait rien, même pas une agrafe. Bowden m’observait.

— Victor l’a vidé le lendemain de la mort de Crometty.

— James Crometty, murmurai-je. Et si vous me parliez un peu de lui ?

Bowden ramassa un crayon et essaya de le poser en équilibre sur la mine.

— Crometty s’occupait principalement de la littérature du XIXe siècle. C’était un excellent agent, mais il ne tenait pas en place. La procédure, très peu pour lui. Il a disparu un soir, après avoir annoncé qu’il avait un tuyau concernant un manuscrit rare. On l’a retrouvé une semaine plus tard, dans un café du Corbeau désaffecté sur Morgue Road. Il s’était pris six balles en pleine figure.

— Je suis désolée.

— J’ai déjà perdu des amis auparavant, poursuivit Bowden sur le même ton égal, mais Jim était un collègue et un ami proche, et j’aurais volontiers pris sa place.

Il se frotta le nez ; ce fut le seul signe d’émotion qu’il manifesta.

— Je me considère comme quelqu’un de spirituel, Miss Next, bien que n’étant pas religieux. Par spirituel, j’entends simplement que mon âme aspire au bien et que je suis enclin à suivre la bonne voie dans des circonstances données. Vous me comprenez ?

Je hochai la tête.

— Cela étant dit, j’ai quand même très envie de mettre un terme à la vie de l’individu qui a commis ce crime odieux. Je me suis entraîné sur un champ de tir, et je ne me sépare plus de mon pistolet. Regardez…

— Vous me le montrerez plus tard, Mr. Cable. Vous avez des pistes ?

— Aucune. Rien du tout. Nous ne savons pas qui il devait voir, ni pourquoi. J’ai des contacts à la Criminelle ; ils n’ont rien non plus.

— Six balles en plein visage, c’est la marque de quelqu’un qui prend son boulot très à cœur. Même si Crometty avait été armé, à mon avis ça n’aurait pas changé grand-chose.

— Vous avez certainement raison, soupira Bowden. Je ne me souviens pas d’une seule fois où il a fallu dégainer une arme au cours d’une de nos enquêtes.

J’acquiesçai ; dix ans plus tôt, ç’avait été pareil à Londres. Mais le chiffre d’affaires et les sommes d’argent liquide que brassait la distribution d’œuvres littéraires avaient éveillé l’intérêt du grand banditisme. Je connaissais au moins quatre LittéraTecs londoniens tombés dans l’exercice de leurs fonctions.

— Ça commence à chauffer ici aussi. Et ce n’est pas du cinéma. Vous avez entendu parler d’émeutes surréalistes à Chichester ?

— Absolument, répondit-il. D’ailleurs, Swindon ne restera pas longtemps à l’écart de ce genre de débordements. L’an passé, l’école des Beaux-Arts a failli se soulever quand la direction a limogé un enseignant qui encourageait secrètement les étudiants à embrasser l’expressionnisme abstrait. Ils voulaient le faire inculper dans le cadre de la loi sur l’interprétation des arts plastiques. Il s’est enfui en Russie, je crois.

Je consultai ma montre.

— Il faut que j’aille voir le commissaire.

Un rare sourire éclaira le visage sérieux de Bowden.

— Je vous souhaite bonne chance. Si je puis me permettre un conseil, rangez votre automatique. Malgré la mort prématurée de James, le commissaire Hicks ne veut pas que les LittéraTecs soient armés en permanence. Il est persuadé que notre place est derrière un bureau.

Je le remerciai, laissai mon automatique dans le tiroir et empruntai le couloir. Je frappai à deux reprises, et un jeune gratte-papier m’invita à entrer dans l’antichambre. Je déclinai mon identité, et il me pria d’attendre.

— Le commissaire n’en a pas pour longtemps. Une tasse de café ?

— Non, merci.

Le jeune homme me considéra avec curiosité.

— On dit que vous êtes venue de Londres pour venger la mort de Jim Crometty. On dit que vous avez tué deux hommes. On dit que votre père a une tête à arrêter les pendules. C’est vrai, ça ?

— Tout dépend du point de vue. Les bruits de couloir, ça va vite, hein ?

 

Braxton Hicks ouvrit la porte de son bureau et me fit signe d’entrer. C’était un homme grand et maigre, avec une grosse moustache et un teint gris. À en juger par les valises sous ses yeux, il ne devait pas dormir beaucoup. L’intérieur de la pièce était très austère, même pour un commissaire des OpSpecs. Plusieurs sacs de golf étaient alignés contre le mur, et je remarquai un putter qu’on avait précipitamment poussé sur le côté.

Souriant cordialement, Hicks m’offrit un siège avant de s’asseoir à son tour.

— Cigarette ?

— Je ne fume pas, merci.

— Moi non plus.

Il me scruta pendant un moment, tambourinant avec ses longs doigts sur un bureau impeccablement rangé. Puis il ouvrit un classeur et s’absorba dans la lecture sans mot dire. C’était mon dossier OS-5 ; à croire que lui et Analogy ne s’entendaient pas suffisamment pour faire circuler l’information entre les services.

— Agent Thursday Next, eh ?

Son regard balaya les étapes marquantes de ma carrière.

— Quel parcours. Police, Crimée, retour dans la police, puis Londres en 1975. Pourquoi ça ?

— Une promotion, monsieur.

Braxton Hicks grogna et continua à lire.

— Huit ans chez les OpSpecs, deux récompenses. Récemment détachée à OS-5. Votre passage chez eux a été massivement censuré ; il est spécifié néanmoins que vous avez été blessée au combat.

Il me dévisagea par-dessus ses lunettes.

— Vous avez riposté ?

— Non.

— Bien.

— J’ai tiré la première.

— Ça, c’est moins bien.

Braxton caressa pensivement sa moustache.

— Vous étiez échelon un à Londres, travaillant sur Shakespeare, pas moins. Un poste prestigieux. Que vous avez pourtant troqué contre un échelon trois dans ce trou à rats. Pourquoi ?

— Les temps changent, et nous changeons avec eux, monsieur.

Avec un nouveau grognement, il referma le dossier.

— Ici, j’ai sous ma responsabilité non seulement les LittéraTecs, mais aussi Vol d’Objets d’Art, Vampirisme et Lycanthropie, ChronoGarde, Antiterrorisme, Ordre Public et fourrière pour chiens. Vous jouez au golf ?

— Non, monsieur.

— Dommage, dommage. Où en étais-je ? Ah oui. De tous ces services, savez-vous lequel je redoute le plus ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, monsieur.

— Je vais vous le dire. Aucun. Ce que je crains le plus, ce sont les réunions budgétaires. Vous savez ce que cela signifie, Next ?

— Non, monsieur.

— Cela signifie que chaque fois que l’un de vous réclame des heures supplémentaires ou formule une quelconque requête, je dépasse le budget, et ça me fait mal là.

Il pointa le doigt sur sa tempe gauche.

— Et je n’aime pas ça. Vous comprenez ?

— Oui, monsieur.

Il reprit mon dossier et l’agita sous mon nez.

— Il paraît que vous avez eu quelques petits ennuis dans la métropole. D’autres agents qui se seraient fait descendre. Ici, c’est une tout autre paire de manches, vous savez. Notre job, c’est de traiter des données. Si vous voulez procéder à une arrestation, adressez-vous à la police. Pas question de courir après les malfrats, de faire des heures sup, et surtout pas de filatures vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Est-ce clair ?

— Oui, monsieur.

— Maintenant, à propos de Hadès.

Mon cœur fit un bond ; j’aurais cru que s’il y avait une chose à censurer, c’était bien celle-là.

— Selon vous, semble-t-il, il serait toujours en vie.

Je réfléchis un instant. Lorgnai le dossier entre les mains de Hicks. Il devina mes pensées.

— Oh non, ce n’est pas là-dedans, ma grande. Je suis peut-être un péquenaud, mais j’ai mes sources. Vous croyez qu’il est toujours en vie ?

Je savais que je pouvais faire confiance à Victor et à Bowden, mais Hicks, c’était déjà moins sûr. Mieux valait ne pas prendre de risque.

— Un symptôme de stress, monsieur. Hadès est mort.

Il jeta mon dossier dans la corbeille des départs, se cala dans son siège et caressa sa moustache, ce qui visiblement était un de ses tics préférés.

— Vous n’êtes donc pas ici pour tenter de le retrouver ?

— Si Hadès était en vie, que ferait-il à Swindon, monsieur ?

Braxton eut l’air gêné.

— Tout à fait.

Il sourit et se leva pour signifier que l’entretien était terminé.

— Bon, très bien, alors sauvez-vous. Un conseil : apprenez à jouer au golf. Vous verrez, c’est un sport très gratifiant et qui détend énormément. Voici le rapport du budget de votre service, et ceci est la liste de tous les terrains de golf de la région. Étudiez-les attentivement. Bonne chance.

Je sortis et refermai la porte derrière moi.

Le secrétaire leva les yeux.

— Il a parlé du budget ?

— Je ne crois pas qu’il ait parlé d’autre chose. Vous avez une poubelle ?

Il sourit et la poussa du pied. Sans cérémonie, j’y balançai le lourd document.

— Bravo, fit-il.

J’allais partir quand un petit homme en costume bleu entra en trombe sans regarder autour de lui. Occupé à lire un fax, il se cogna à moi et s’engouffra dans le bureau de Braxton sans dire un mot. Le secrétaire guettait ma réaction.

— Tiens, tiens, murmurai-je. Jack Maird.

— Vous le connaissez ?

— De très loin.

— Aussi aimable qu’une porte de prison, dit le jeune homme qui semblait s’être pris d’amitié pour moi depuis que j’avais bazardé le budget. Évitez-le. Goliath, vous savez.

Je jetai un coup d’œil sur la porte close de Braxton.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

Le secrétaire haussa les épaules et, avec un clin d’œil complice, dit très lentement, articulant avec soin :

— Je vais vous chercher le café… avec deux sucres, n’est-ce pas ?

— Non, merci, pas pour moi.

— Non, non, répondit-il. Deux sucres, DEUX sucres.

Il désignait l’interphone sur son bureau.

— Dieu du ciel ! explosa-t-il. Faut-il que je vous fasse un dessin ?

Je finis par percuter. Le secrétaire sourit faiblement et s’éclipsa. Je me hâtai de m’asseoir, je relevai la manette marquée du chiffre 2 et me penchai pour écouter.

 

— Je n’aime pas quand vous entrez sans frapper, Mr. Maird.

— Je suis anéanti, Braxton. Est-ce qu’elle sait quelque chose sur Hadès ?

— Elle dit que non.

— Elle ment. Elle n’est pas ici par hasard. Si je trouve Hadès le premier, nous pourrons nous débarrasser d’elle.

— Doucement avec le « nous », Jack, rétorqua Braxton, agacé. Rappelez-vous que je me suis engagé à coopérer pleinement avec Goliath, mais vous travaillez dans ma juridiction et vos pouvoirs, c’est moi qui vous les octroie. Ces pouvoirs, je peux les révoquer du jour au lendemain. On fait comme j’ai dit ou on ne fait pas du tout. Vous avez compris ?

Nullement impressionné, Maird lâcha sur un ton condescendant :

— Mais bien sûr, Braxton, du moment que vous êtes conscient d’une chose : si cette affaire vous pète à la figure, c’est vous personnellement que le Groupe Goliath tiendra pour responsable.

 

 

J’étais revenue m’asseoir à mon bureau vide. Décidément, il s’en passait, des choses, derrière mon dos. Bowden posa la main sur mon épaule, me faisant sursauter.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur. Vous avez eu droit au speech sur le budget ?

— Mieux que ça. Jack Maird a débarqué chez le commissaire comme s’il était chez lui.

Bowden haussa les épaules.

— Dans la mesure où il travaille pour Goliath, il y a des chances pour que ce soit vrai.

Il prit son veston sur le dossier de sa chaise et le drapa soigneusement sur son bras.

— Où allons-nous ? demandai-je.

— Déjeuner, puis une piste dans le vol de Chuzzlewit. Je vous expliquerai en chemin. Vous avez une voiture ?

 

La vue de la Porsche bariolée ne parut pas le perturber outre mesure.

— On ne peut pas dire que ce soit là un modèle de discrétion.

— Au contraire, répliquai-je, qui irait s’imaginer qu’un LittéraTec roulerait avec une voiture pareille ? Par ailleurs, je suis obligée de rouler avec ça.

Il s’installa sur le siège du passager et inspecta d’un air légèrement dédaigneux l’intérieur spartiate de l’habitacle.

— Il y a un problème, Miss Next ? Pourquoi me regardez-vous comme ça ?

Maintenant que Bowden était assis à côté de moi, je venais de comprendre où je l’avais vu. C’était lui, le passager, quand la voiture avait surgi devant moi à l’hôpital. Les pièces commençaient bel et bien à se mettre en place.