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Le livre est écrit

Depuis notre position à l’hôtel Penderyn, nous pouvions voir que Thursday faisait du bon travail. La narration s’est poursuivie rapidement ; des semaines ont passé en l’espace de quelques lignes. À mesure que les mots s’écrivaient sur la page, ils étaient lus à voix haute par Mycroft ou par moi-même. Nous attendions tous que l’expression « douce folie » apparaisse dans le texte, mais notre attente était vaine. Nous nous étions préparés au pire : que Hadès ne soit jamais capturé. Que Thursday reste dans le livre comme une sorte de gouvernante à demeure.

Extrait du journal de Bowden Cable

Les semaines passaient rapidement à Thornfield, et je me consacrai à la tâche d’assurer la sécurité de Jane à l’insu de l’intéressée. J’avais posté un jeune garçon au Millcote pour surveiller les mouvements de Hadès, mais ce dernier semblait se contenter de sortir se promener chaque matin, d’emprunter des livres au médecin du coin et de tuer le temps à l’auberge. Son inaction m’inspirait quelque inquiétude ; toutefois, j’étais soulagée de n’avoir pas à m’en préoccuper davantage, du moins pour le moment.

Rochester avait envoyé un mot pour prévenir de son retour, et l’on entreprit d’organiser une fête pour ses voisins et amis. Jane paraissait grandement perturbée par l’arrivée de cette pétasse de Blanche Ingram, mais moi j’avais d’autres soucis en tête. J’étais en train de mettre au point un dispositif de surveillance avec l’aide de John, le mari de la cuisinière, un homme ingénieux et intelligent. Je lui avais appris à se servir des pistolets de Rochester et, à mon extrême satisfaction, il s’était révélé un excellent tireur. J’avais cru que Hadès ferait une apparition au côté de l’un des invités, mais à part Mr. Mason qui débarquait des Antilles, il ne se passa rien d’extraordinaire.

Les semaines devinrent des mois. Je voyais très peu Jane  – volontairement, bien sûr  –, mais je restais en contact avec les membres de la maisonnée et Mr. Rochester pour m’assurer que tout allait bien. Et, manifestement, tout allait bien. Comme d’habitude, Mr. Mason se fit mordre par sa cinglée de sœur dans la chambre du haut ; j’étais derrière la porte fermée à clé lorsque Rochester alla chercher le docteur et que Jane soigna les blessures de Mason. À l’arrivée du médecin, je montai la garde dehors, sous la charmille, où je savais que Jane allait retrouver Rochester. Et il en fut ainsi jusqu’au moment où Jane partit voir sa tante mourante à Gateshead. Entre-temps, Rochester avait décidé d’épouser Blanche Ingram, et les relations entre Jane et lui étaient quelque peu tendues. Son absence me fut un soulagement ; je pouvais enfin me détendre et parler facilement à Rochester sans qu’elle se doute de quelque chose.

— Vous ne dormez pas, observa Rochester tandis que nous marchions sur la pelouse centrale. Regardez vos yeux : ils sont tout cernés et alanguis.

— Je ne dors pas bien ici, pas avec Hadès à huit kilomètres de la maison.

— Vos espions vous alerteraient sûrement du moindre de ses mouvements, non ?

Il avait raison ; le réseau fonctionnait bien, quoique non sans une contribution substantielle de sa part. Si Hadès sortait de chez lui, j’en étais informée dans les deux minutes par un cavalier qui stationnait là-bas précisément dans ce but. De cette façon, je pouvais le localiser quand il partait faire un tour, lire ou distribuer des coups de canne aux paysans. Il ne s’était jamais approché de la maison, et cela me convenait parfaitement.

— Mes espions me permettent d’avoir l’esprit tranquille, mais j’ai du mal à croire que Hadès soit capable d’une telle passivité. Cela me glace d’inquiétude.

Nous continuâmes notre promenade ; Rochester m’indiquait des endroits dignes d’intérêt sur sa propriété, mais je n’écoutais pas.

— Comment êtes-vous venu jusqu’à moi, le soir où j’ai été blessée ?

Il s’arrêta et me regarda.

— C’est arrivé, voilà tout, Miss Next. Je ne l’explique pas plus que vous ne sauriez expliquer votre apparition ici quand vous étiez petite fille. Hormis Mrs. Nakijima et un voyageur nommé Foyle, je ne connais personne d’autre qui y soit parvenu.

— Vous connaissez Mrs. Nakijima ? demandai-je, surprise.

— Bien sûr. Normalement, je fais visiter Thornfield à ses clients quand Jane est à Gateshead. C’est sans risque et excessivement lucratif. Une maison de campagne coûte une fortune à entretenir, Miss Next, même dans ce siècle-ci.

J’esquissai un sourire. Mrs. Nakijima devait toucher de jolis bénéfices ; n’était-ce pas le nec plus ultra pour un amoureux de Brontë ? Or ils étaient légion au Japon.

— Qu’allez-vous faire après ça ? s’enquit Rochester, désignant un lapin à Pilote qui aboya et détala.

— Reprendre mon boulot chez les OpSpecs, je pense. Et vous ?

Il me considéra distraitement, fronçant les sourcils ; une expression de colère se peignit sur ses traits.

— Il ne me reste plus rien après que Jane part avec cette visqueuse et pathétique excuse pour un vertébré, Saint-John Rivers.

— Alors qu’allez-vous faire ?

— Faire ? Mais rien du tout. À ce moment-là, je cesse pratiquement d’exister.

— C’est la mort ?

— Pas au sens propre, répondit Rochester, choisissant ses mots avec soin. Là-bas, chez vous, on naît, on vit et on meurt. C’est bien cela ?

— Plus ou moins.

— Voilà un mode de vie bien peu enviable, dirais-je ! déclara-t-il en riant. Et vous vous fiez à ce regard intérieur que nous appelons souvenir pour vous soutenir en période de mélancolie ?

— La plupart du temps, oui, bien que les souvenirs représentent un centième de la force des sentiments qu’on éprouve dans l’instant.

— J’en conviens. Ici, je ne nais pas, je ne meurs pas non plus. Je débute mon existence à l’âge de trente-huit ans pour m’effacer rapidement, après être tombé amoureux pour la première fois de ma vie et avoir perdu l’objet de mon adoration, ma raison d’être !…

Il s’arrêta et ramassa le bâton que Pilote lui avait obligeamment rapporté à la place du lapin.

— Voyez-vous, je peux me déplacer dans le livre comme bon me semble ; je vais et viens à ma guise : les meilleurs moments de ma vie se situent entre celui où je déclare mon amour à cette adorable friponne et celui où cet imbécile de Mason se pointe avec l’avocat pour gâcher mon mariage et révéler la présence de la folle au grenier. Ce sont les semaines auxquelles je reviens le plus souvent, mais je me rends dans les temps difficiles aussi  – car parfois on a besoin d’un bâton pour savoir apprécier les bonnes choses à leur juste valeur. Il m’arrive de songer que je pourrais demander à John de les retenir sous le porche de l’église jusqu’à la fin de la cérémonie, mais ceci serait contraire à l’ordre des choses.

— Donc, pendant que je vous parle, là…

— … en même temps je rencontre Jane, je lui fais la cour, puis je la perds à jamais. Je vous vois même, vous, enfant, l’air effrayée sous les sabots de mon cheval…

Il tâta son coude.

— Et je ressens la douleur causée par la chute. Comme vous pouvez le constater, mon existence, bien que limitée, n’a pas que des inconvénients.

Je poussai un soupir. Si seulement la vie était aussi simple ; si on pouvait se transporter dans les bons moments et zapper le reste…

— Vous avez un homme que vous aimez ? demanda Rochester subitement.

— Oui, mais il y a pas mal d’eau dans le gaz entre nous. Il a accusé mon frère d’un crime que j’ai jugé injuste de faire endosser à un mort ; mon frère n’a pas eu la possibilité de se défendre, et les charges étaient plutôt minces. Je trouve ça difficile à pardonner.

— Qu’y a-t-il à pardonner ? s’exclama Rochester. Oubliez le pardon et contentez-vous de vivre. Votre vie est trop courte, beaucoup trop courte pour laisser les petites rancœurs grignoter le bonheur qui vous est si brièvement imparti.

— Hélas ! rétorquai-je. Il est sur le point de se marier.

— Et alors ? fit-il, railleur. Avec quelqu’un qui doit lui convenir aussi peu que Blanche Ingram me convient à moi !

Je pensai à Daisy Mutlar ; la ressemblance était indéniable.

Nous poursuivîmes notre chemin en silence jusqu’au moment où Rochester sortit une montre de gousset et la consulta.

— Pendant que nous causons, ma Jane est en train de rentrer de Gateshead. Où est mon carnet et mon crayon ?

Il fourragea dans la veste de son habit et en tira un crayon et un carnet de croquis relié de cuir.

— Je suis censé la croiser par hasard ; elle ne va pas tarder à arriver à travers champs dans cette direction. Comment suis-je ?

Je redressai sa cravate et hochai la tête en signe de satisfaction.

— Vous me trouvez beau, Miss Next ? s’enquit-il tout à trac.

— Non, répondis-je sincèrement.

— Bah ! s’écria Rochester. Coquines, toutes les deux ! Allez, disparaissez ; nous reparlerons plus tard.

Je les laissai à leurs retrouvailles et retournai à la maison en longeant le lac, perdue dans mes pensées.

 

Les semaines se succédaient ; l’air se réchauffait, et les arbres commençaient à se couvrir de boutons. Je ne voyais pratiquement pas Jane et Rochester, pour la bonne raison qu’ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre. Mrs. Fairfax n’était pas franchement emballée par la perspective de ce mariage, mais je lui dis de cesser d’être aussi déraisonnable. Elle se hérissa comme une vieille poule et partit vaquer à ses occupations. La routine de Thornfield ne dévia pas de son cours normal dans les mois qui suivirent ; l’été arriva, et j’étais là le jour du mariage, sur une invitation expresse de Rochester, cachée dans la sacristie. Je vis le pasteur, un homme corpulent nommé Mr. Wood, demander si quelqu’un aurait connaissance d’un empêchement par la suite duquel ils ne pourraient être unis légalement devant Dieu. J’entendis l’avocat révéler son terrible secret. Rochester, remarquai-je, était hors de lui tandis que Briggs lisait tout haut la déclaration sous serment faite par Mason pour attester que la folle du grenier était Berthe, sa sœur et l’épouse légitime de Rochester. Je demeurai dans ma cachette pendant la dispute qui s’ensuivit, et n’émergeai que quand Rochester conduisit le petit groupe dans la maison pour leur présenter sa cinglée de femme. Je n’y allai pas ; je préférais sortir prendre l’air pour échapper à la tristesse et au désespoir qui pèseraient sur Thornfield, une fois que Jane et Rochester auraient compris l’impossibilité de leur union.

Le lendemain, Jane était partie. Je la suivis à une distance respectueuse et la vis emprunter la route de Whitcross, tel un enfant abandonné à la recherche d’une vie meilleure. J’attendis de l’avoir perdue de vue, après quoi j’allai déjeuner à Millcote. Je mangeai chez George, puis jouai aux cartes avec trois joueurs itinérants ; quand vint l’heure du souper, je les avais délestés de six guinées. Pendant que je jouais, un petit garçon surgit à notre table.

— Hello, William ! lançai-je. Quoi de neuf ?

Je me penchai à la hauteur du gamin, vêtu de vieilles nippes d’adulte retouchées à sa taille.

— Je m’excuse, Miss Next, mais Mr. Hedge a disparu.

Je bondis, alarmée, et me précipitai au Millcote. Je montai l’escalier en courant : sur le palier, un de mes espions les plus fiables tripotait nerveusement sa casquette. La chambre de Hadès était vide.

— Je suis désolé, miss. J’étais en bas, au bar, mais je ne buvais pas, je vous le jure. Il a dû descendre en douce…

— Et tu n’as vu personne d’autre dans l’escalier ? Réponds-moi, Daniel, vite !

— Non. Personne, à part une vieille dame…

 

J’empruntai la monture de l’un de mes cavaliers et regagnai Thornfield en quatrième vitesse. Aucune des sentinelles aux portes n’avait vu la moindre trace de Hadès. J’entrai et trouvai Edward au petit salon, en compagnie d’une bouteille de brandy. Il leva son verre en signe de salut.

— Elle est partie, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oui, elle est partie.

— Damnation ! Maudites soient les circonstances qui m’ont entraîné dans le mariage avec cette idiote, et maudits soient mon frère et mon père pour avoir arrangé pareille union !

Il retomba dans un fauteuil et contempla le plancher.

— Votre travail est terminé ici ? fit-il d’un ton résigné.

— Je pense que oui. Il ne me reste plus qu’à retrouver Hadès, et je lève le camp.

— Il n’est plus au Millcote ?

— Non.

— Mais vous croyez pouvoir le capturer ?

— Oui, j’ai l’impression qu’il s’est affaibli en étant ici.

— Dans ce cas, donnez-moi votre mot de passe. Le temps risque de jouer contre nous, le moment venu. Et un homme averti en vaut deux.

— C’est vrai, acquiesçai-je. Pour ouvrir le portail, il faut dire…

À cet instant, la porte d’entrée claqua, un courant d’air dérangea quelques papiers, et un pas familier résonna sur les dalles de l’entrée. Je me figeai et regardai Rochester qui fixait le fond de son verre.

— Le mot de passe ?

J’entendis une voix qui appelait Pilote. Une voix au timbre grave et profond du maître des lieux.

— Zut ! murmura Hadès, abandonnant son déguisement de Rochester.

Et il bondit sur le mur qu’il traversa  – plâtre et boiseries  – comme si c’était du papier de riz. Le temps que je gagne le couloir, il s’était volatilisé, évanoui dans les entrailles de la maison. Rochester me rejoignit pendant que je guettais les bruits au pied de l’escalier, mais aucun son ne parvint jusqu’à nous. Comprenant ce qui s’était passé, Edward réunit rapidement tous les ouvriers qui travaillaient sur le domaine. En l’espace de vingt minutes, il les posta tout autour de la maison, avec ordre formel de tirer sur quiconque essayerait de s’échapper sans donner le mot de passe convenu au préalable. Cela fait, nous retournâmes dans la bibliothèque. Rochester sortit une paire de pistolets et les chargea soigneusement. Avec un coup d’œil gêné sur mon browning, il mit en place deux capsules fulminantes et repositionna les chiens.

— Les balles, ça le fait enrager, c’est tout, lui dis-je.

— Vous avez une meilleure idée ?

Je ne répondis pas.

— Alors suivez-moi. Plus vite nous évacuerons ce danger de mon livre, et mieux ça vaudra.

Tout le monde à l’exception de la folle et de Grace Poole avait quitté la maison ; Mrs. Poole avait reçu l’instruction de n’ouvrir à personne jusqu’au lever du jour, pas même à Mr. Rochester. Edward et moi commençâmes par la bibliothèque, puis nous passâmes dans la salle à manger et le grand salon. Après quoi nous fouillâmes le petit salon et la salle de bal. Tout était désert. Nous regagnâmes l’escalier où nous avions posté John et Matthew, qui jurèrent n’avoir vu personne. La nuit était tombée ; les hommes en faction s’étaient vu distribuer des torches dont les flammes éclairaient précairement le hall d’entrée. L’escalier et les panneaux en bois foncé reflétaient mal la lumière ; on aurait vu plus clair dans le ventre d’une baleine. En haut des marches, nous regardâmes à droite et à gauche, mais la maison était plongée dans l’obscurité, et je m’en voulus de n’avoir pas emporté une bonne lampe de poche. Comme en réponse à mes pensées, un courant d’air souffla les bougies, et quelque part devant nous, une porte claqua. Mon cœur manqua un battement, et Rochester pesta à voix basse en trébuchant contre une commode en chêne. Je m’empressai de rallumer le chandelier. Dans son halo doré, nous pûmes voir nos visages apeurés ; réalisant que mon expression était un reflet de la sienne, Rochester rassembla ses esprits et cria :

— Espèce de lâche ! Montre-toi !

Il y eut une forte commotion, et un éclair aveuglant : Rochester avait tiré en direction de l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

— Là ! Le voilà qui détale comme un lapin ; je crois bien l’avoir touché.

Nous nous précipitâmes, mais il n’y avait pas de sang… juste le lourd projectile en plomb fiché dans la balustrade.

— On le tient ! s’exclama Rochester. Il n’y a pas d’autre issue là-haut hormis le toit, et aucun moyen de descendre sans se rompre le cou !

Nous grimpâmes les marches et nous retrouvâmes dans un couloir. Bien que les fenêtres fussent plus grandes ici, les ténèbres étaient tout aussi denses. Nous nous arrêtâmes brusquement. Au milieu du couloir, le visage éclairé par la lueur d’une unique chandelle, se tenait Hadès. Fuir, se cacher n’était vraiment pas son genre. Il avait rapproché la flamme d’une feuille de papier roulée qui ne pouvait être que le poème de Wordsworth dans lequel ma tante était retenue prisonnière.

— Le mot de passe, je vous prie, Miss Next !

— Jamais de la vie !

Il inclina la chandelle vers le papier et me sourit.

— Le mot de passe, s’il vous plaît !

Mais son sourire se mua en une grimace de douleur ; il poussa un cri déchirant et laissa échapper la chandelle avec le papier. Lentement, il se retourna pour nous révéler la cause de ce revirement. Derrière son dos, cramponnée avec une farouche détermination, il y avait Mrs. Rochester, la folle Jamaïcaine. Avec un gloussement insensé, elle triturait une paire de ciseaux qu’elle avait plantée entre les omoplates de Hadès. Il cria à nouveau et tomba à genoux. Pendant ce temps, la chandelle avait mis le feu aux nombreuses couches de cire recouvrant un secrétaire. Les flammes engloutirent avidement le meuble, et Rochester arracha des rideaux pour tenter de les étouffer. Mais Hadès était déjà debout ; les ciseaux avaient été retirés, et il avait recouvré ses forces. Il frappa Edward au menton ; celui-ci chancela et s’effondra lourdement. Une joyeuse démence semblait s’être emparée d’Achéron. Il saisit une lampe à alcool sur un buffet et la lança au fond du couloir ; elle s’enflamma, incendiant les tentures murales. Il pivota vers la folle qui se jeta sur lui en gesticulant dans tous les sens. Elle attrapa adroitement le cahier écorné de Mycroft dans la poche de Hadès, lâcha un cri de triomphe démoniaque et prit la fuite.

— Rendez-vous, Hadès ! hurlai-je en tirant à deux reprises.

La force de l’impact le fit vaciller, mais il se ressaisit rapidement et s’élança à la poursuite de Berthe. Je ramassai le précieux poème, toussant dans l’épaisse fumée qui commençait à envahir le couloir. Les tentures brûlaient bien à présent. J’aidai Rochester à se relever. Nous courûmes après Achéron, rencontrant en chemin d’autres foyers d’incendie qu’il avait allumés sur son passage. Nous les rattrapâmes, lui et la Créole, dans une vaste chambre du fond. C’était une occasion comme une autre d’ouvrir le portail ; le lit était déjà en feu, et Hadès et Berthe se livraient à un curieux jeu du chat et de la souris : elle avait le cahier à la main et brandissait les ciseaux qui semblaient inspirer une authentique frayeur à Achéron.

— Dites les mots ! lançai-je à Rochester.

— Et ils sont ?

— Douce folie !

Il les proféra d’une voix forte. Sans succès. Il les répéta alors, plus fort encore. Toujours sans succès. J’avais commis une erreur. Jane Eyre était écrit à la première personne. Tout ce que Bowden et Mycroft liraient là-bas, chez nous, relevait d’événements vécus directement par Jane ; ce qui nous arrivait à nous n’apparaissait pas  – et n’apparaîtrait jamais  – dans le roman. Je n’y avais pas songé.

— Et maintenant ? demanda Rochester.

— Je ne sais pas. Attention !

Berthe se rua sur nous et sortit en courant, Hadès sur ses talons. Anxieux de récupérer le manuel d’utilisation, il ne se préoccupait plus guère de nous deux. Nous les suivîmes dans le couloir, mais à la place de la cage d’escalier se dressait maintenant un mur de flammes  – la chaleur et la fumée nous obligèrent à battre en retraite. Toussant, les yeux ruisselants, Berthe fila sur le toit, rejointe par Hadès et, bientôt, par Rochester et moi-même. C’était bon de pouvoir respirer de l’air frais après l’intérieur enfumé de Thornfield. Berthe nous entraîna sur la couverture en plomb de la salle de bal. On voyait que le feu s’était propagé aux étages inférieurs ; les meubles et les parquets copieusement cirés offraient une nourriture de choix aux flammes affamées. Encore quelques minutes, et la grande maison sèche comme de l’amadou allait se transformer en fournaise.

La folle avait entamé une danse langoureuse dans sa chemise de nuit, vague souvenir peut-être du temps où elle était une lady, loin, très loin de l’existence pitoyable qu’elle menait à présent. Grognant à la manière d’un animal en cage, elle menaçait Hadès avec les ciseaux. Lui jurait et la suppliait de lui rendre le cahier qu’elle agitait sous son nez d’un geste moqueur. Rochester et moi assistions à la scène ; le fracas du verre brisé et le crépitement des flammes ponctuaient le silence de la nuit.

Fatigué de ne rien faire et de regarder Hadès et sa femme se livrer à la danse macabre, Edward se servit de son second pistolet et toucha Hadès au creux des reins. Ce dernier fit volte-face, indemne mais furieux. Il tira sa propre arme et nous mitrailla à son tour, pendant que nous nous réfugiions d’un bond derrière une cheminée. Profitant de l’aubaine, Berthe planta les ciseaux dans le bras d’Achéron. Il poussa un hurlement de terreur et lâcha son arme. Berthe dansait en gloussant de plaisir autour de lui tandis qu’il tombait à genoux.

Un gémissement me fit tourner la tête. L’une des balles de Hadès avait traversé la paume de Rochester. Il sortit son mouchoir, et je l’aidai à le nouer autour de sa main déchiquetée.

Levant les yeux, je vis Hadès arracher les ciseaux de son bras ; ils firent un vol plané et atterrirent non loin de là. Ayant recouvré ses pouvoirs, enragé comme un lion, il sauta sur Berthe, la saisit à la gorge et s’empara du cahier. Puis il la souleva à bout de bras, pendant qu’elle hurlait sauvagement, couvrant le vacarme de l’incendie. L’espace d’un instant, leurs deux silhouettes se profilèrent sur fond de flammes qui léchaient le ciel nocturne ; après quoi Hadès fit deux pas en direction du parapet et jeta Berthe par-dessus : ses cris ne se turent que lorsqu’elle heurta le sol avec un bruit sourd, trois étages plus bas. S’écartant du parapet, il se tourna vers nous, les yeux étincelants.

— Douce folie, hein ? rit-il. Jane est chez ses cousins, donc le récit aussi. Et moi, j’ai le manuel !

Il l’agita devant moi, le glissa dans sa poche et ramassa son pistolet.

— Par qui je commence ?

Je tirai, mais il attrapa la balle au vol. Lorsqu’il ouvrit le poing, le projectile aplati n’était plus qu’un petit disque de plomb. Il sourit, et une gerbe d’étincelles s’éleva derrière lui. Je tirai à nouveau, et une fois de plus, il arrêta la balle. La barrette de mon automatique s’immobilisa en position arrière, prête à recevoir le chargeur suivant. Justement, il m’en restait un, mais à mon avis, ça n’allait pas changer grand-chose. À quoi bon se voiler la face : j’avais bien profité de la vie, je lui avais résisté plus longtemps que n’importe quel être vivant, et j’avais accompli tout ce qui était humainement possible de faire. Mais la chance ne vous sourit pas éternellement  – la mienne venait de me lâcher.

Hadès me gratifia d’un sourire.

— Tout est une question de timing, Miss Next. J’ai le mot de passe, j’ai le manuel, et je suis en position de force. Comme vous le voyez, ça paie d’attendre son heure.

Il affichait un air triomphant.

— Sachez, en guise de consolation, que j’avais l’intention de vous accorder l’honneur d’être mon Felix9. Je me souviendrai de vous comme de ma plus grande adversaire ; en cela, je vous rends hommage. Et vous aviez raison  – vous n’avez jamais cherché à négocier.

Je n’écoutais pas. J’étais en train de penser à Tamworth, à Snood et au reste de ses victimes. Je regardai Rochester qui berçait sa main ensanglantée ; il avait renoncé à se battre.

— La Crimée nous rapportera une fortune, poursuivait Hadès. Quel bénéfice pourrons-nous réaliser sur chaque fusil à plasma ? Cinq cents livres ? Mille ? Dix mille livres ?

Je songeai à mon frère en Crimée. Il m’avait demandé de revenir le chercher, et je ne l’avais pas fait. Mon véhicule avait été touché par un obus, et l’on avait dû me retenir de force pour m’empêcher d’en prendre un autre et retourner sur le champ de bataille. Je ne l’avais jamais revu. Je ne m’étais jamais pardonné de l’avoir laissé là-bas.

Hadès pérorait toujours ; j’aurais presque voulu qu’on en finisse. La mort, après tout ce que j’avais vécu, m’apparaissait soudain comme une solution de confort. Au fort de n’importe quel combat, il survient, disent certains, une sorte d’accalmie où l’on peut réfléchir facilement et tranquillement, l’état de choc faisant barrière à l’environnement traumatisant. J’étais sur le point de mourir, or seule une question apparemment anodine me trottait dans la tête : Pourquoi diable les ciseaux de Berthe avaient-ils un effet aussi radical sur Hadès ? Je le regardai articuler des mots que je n’entendais pas. Je me relevai, et il tira. Il jouait avec moi ; la balle passa loin  – je ne cillai même pas. Les ciseaux, voilà la clé : ils étaient en argent. Je fouillai dans la poche de mon pantalon, à la recherche de la balle en argent que m’avait donnée Spike. Achéron, vain et arrogant, était en train de perdre du temps à faire l’éloge de sa propre personne. Une erreur qu’il allait payer cher. Je glissai le projectile brillant dans mon automatique et débloquai la barrette. Il se lova prestement dans la chambre. Je visai, pressai la détente et vis quelque chose pénétrer dans sa poitrine. Au début, il ne se passa rien. Puis Achéron cessa de parler et porta la main à l’endroit où la balle l’avait touché. Approchant les doigts de son visage, il les considéra avec une surprise atterrée. Il avait l’habitude d’avoir du sang sur les mains  – mais ce n’était jamais le sien. Il se tourna vers moi, ouvrit la bouche et, vacillant, s’effondra pesamment à plat ventre pour ne plus bouger. Achéron Hadès, le troisième homme le plus abject de la planète, avait fini par trouver la mort sur le toit de Thornfield Hall, sans qu’il y eût quelqu’un pour le pleurer.

 

Nous n’avions guère le temps de nous attarder sur la fin de Hadès ; les flammes montaient de plus en plus haut. Je pris le manuel de Mycroft et remis Rochester debout. Nous nous frayâmes un passage jusqu’au parapet ; le toit avait chauffé, et les poutres sous nos pieds commençaient à gauchir et à se gondoler, créant des ondulations comme si la couverture de plomb avait été vivante. Nous regardâmes en bas, mais il n’y avait aucun moyen de descendre. Me saisissant par la main, Rochester courut le long de la toiture vers une autre fenêtre. Il la brisa, et la bouffée d’air brûlant nous fit baisser la tête.

— L’escalier de service ! toussa-t-il. Par ici.

Il connaissait le chemin par cœur à travers les couloirs sombres et enfumés, et je le suivis docilement, m’accrochant aux basques de son habit pour ne pas me perdre. Nous arrivâmes en haut de l’escalier de service ; l’incendie y était moins violent, et Rochester m’entraîna sur les marches. Nous étions au beau milieu de la descente quand la cuisine s’enflamma, projetant une masse de feu et de gaz chauds dans le couloir et la cage d’escalier. Je vis une énorme lueur rouge surgir en face de moi. L’escalier céda sous nos pas, et ce fut le néant.