CHAPITRE IV

 

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Le dimanche matin, à l'heure où les cloches des églises carillonnaient dans les villages de la côte, toutes sortes de gens, en galante compagnie, retournaient chez Gatsby et scintillaient gaiement sur sa pelouse.

« C'est un bootlegger, disaient de jeunes dames en se promenant au milieu de ses cocktails et de ses fleurs. Une fois, il a tué un homme qui avait découvert qu'il était le neveu de Hindenburg et le cousin germain du diable. Cueille-moi donc une rose, mon trésor, et verse-moi une dernière goutte dans cette flûte de cristal. »

Un jour j'ai noté dans les marges d'un horaire de chemins de fer les noms des gens qui étaient venus chez Gatsby cet été-là. Il est périmé à présent; il manque de se désintégrer quand on le déplie et l'en-tête stipule : « Valable à compter du 5 juillet 1922 ». Mais j'arrive encore à lire ces noms à demi effacés et ils vous donneront, mieux que mes considérations générales, une idée du genre de personnes qui profitaient de l'hospitalité de Gatsby et l'en remerciaient avec tact : c'est-à-dire en ignorant totalement qui il était.

Parmi ceux qui venaient d'East Egg, il y avait donc les Chester Becker et les Leeche, et un certain Bunsen, que j'avais connu à Yale, et le Docteur Webster Civet, qui s'est noyé l'été dernier dans le Maine. Il y avait aussi les Hornbeam et les Willie Voltaire et tout le clan des Blackbuck, qui restaient toujours ensemble dans leur coin et allongeaient le nez comme des chèvres quand on les approchait. Et encore les Ismay et les Chrystie (ou, pour être plus exact, Hubert Auerbach et la femme de Mr. Chrystie) et Edgar Beaver, dont, paraît-il, les cheveux ont blanchi d'un coup par un après-midi d'hiver, sans raison valable.

Clarence Endive était aussi d'East Egg, dans mon souvenir. Il n'est venu qu'une fois, vêtu de knickerbockers blancs, et s'est battu dans le jardin avec un clochard du nom d'Etty. Venus de Long Island, mais un peu plus loin, il y avait les Cheadle et les O.R.P. Schraeder, et les Stonewall Jackson Abram, d'Atlanta, et les Fishguard et les Ripley Snell. Snell était chez Gatsby trois jours avant d'être mis en prison et il s'est retrouvé allongé dans l'allée gravillonnée, ivre mort, tant et si bien que l'automobile de Mrs. Ulysses Swett lui a roulé sur la main droite. Les Dancie étaient là, eux aussi, ainsi que S.B. Whitebait, qui avait largement passé la soixantaine, et Maurice A. Flink, et les Hammerhead, et Beluga, l'importateur de tabac, et les filles Beluga.

De West Egg, il y avait les Pole, les Mulready, Cecil Roebuk et Cecil Schoen, et Gulick, le sénateur, et Newton Orchid, le président des Films Par Excellence, et Eckhaust, et Clyde Cohen, et Don S. Schwartze (le fils), et Arthur McCarty, qui étaient tous d'une manière ou d'une autre dans le cinéma. Et les Catlip, les Bemberg, G. Earl Muldoon, le frère du Muldoon qui a étranglé sa femme par la suite. Da Fontano, le promoteur, était là aussi, et Ed Legros, et James B. Ferret (dit « Tords-Boyaux »), et les De Jong, et Ernest Lilly ils se retrouvaient là pour spéculer, et lorsque Ferret se mettait à errer dans le jardin, cela signifiait qu'il était fauché et que le cours des Associated Traction devrait connaître une hausse non négligeable le lendemain.

Un certain Klipspringer était là si souvent qu'on avait fini par le surnommer « le pensionnaire » je doute qu'il ait eu un autre foyer. Parmi les gens de théâtre, il y avait Gus Waize et Horace O'Donavan, et Lester Myer, et George Duckweed, et Francis Bull. Toujours de New York, les Chrome, les Backhysson, les Dennicker, Russel Betty, les Corrigan, les Kelleher, les Dewar, les Scully, S.W. Belcher, les Smirke, les jeunes Quinn, qui ont divorcé depuis, et Henry L. Palmetto, qui s'est suicidé en se jetant sous le métro à Times Square.

Benny McClenahan arrivait toujours accompagné de quatre filles. Ce n'étaient jamais exactement les mêmes, mais elles étaient tellement interchangeables qu'on avait toujours l'impression de les avoir déjà vues. J'ai oublié leurs prénoms Jacqueline, je crois, ou alors Consuela, ou Gloria, ou Judy, ou June, et elles portaient des noms de famille qui étaient soit ceux, mélodieux, de fleurs ou de mois, soit ceux plus sérieux de grands capitalistes américains, dont, si on insistait vraiment, elles avouaient être les cousines.

En plus de tous ceux-là, je me souviens que Faustina O'Brien est venue au moins une fois, et les filles Baedeker, et le jeune Brewer, qui avait perdu son nez à la guerre, Mr. Albrucksburger et sa fiancée, Miss Haag, et Ardita Fitz-Peters, et Mr. P. Jewett, qui avait dirigé l'American Legion, et Miss Claudia Hip, accompagnée d'un homme qu'on disait son chauffeur, et un prince de quelque chose, que nous appelions Duc et dont j'ai oublié le nom, si je l'ai jamais su.

Voilà tous les gens qui venaient chez Gatsby cet été-là.

  

 * * * 

  

À neuf heures, un matin de la fin juillet, la somptueuse voiture de Gatsby affronta en cahotant les ornières de mon allée, s'arrêta devant ma porte et fit retentir les trois notes musicales de son klaxon. J'étais allé deux fois déjà à ses fêtes, j'étais monté à bord de son hydravion, et, à sa demande pressante, j'avais souvent profité de sa plage, mais c'était la première fois qu'il passait me voir.

« Bonjour, très cher. Vous déjeunez avec moi aujourd'hui, et je me suis dit que nous pourrions faire la route ensemble. »

Debout sur le marchepied de la voiture, il se balançait avec cette aisance physique si typiquement américaine due, je suppose, au fait qu'on n'oblige pas les enfants à porter des choses lourdes, et encore davantage à la grâce anarchique des sports que nous pratiquons, et qui développent l'agilité et les réflexes. Cette tendance se manifestait chez Gatsby, malgré son respect scrupuleux de l'étiquette, par une incapacité à rester en place. Il n'était jamais complètement immobile ; il passait son temps à tapoter le sol du pied, ou à ouvrir et fermer une main impatiente.

Il remarqua que je regardais sa voiture avec admiration.

« Elle est jolie, n'est-ce pas, très cher ? Il sauta du marchepied pour m'en donner un meilleur aperçu. Vous ne l'aviez jamais vue avant ? »

Si. Tout le monde l'avait vue. Elle était d'un jaune soutenu, couleur beurre frais, avec des éclats de nickel, garnie tout du long (elle était d'une longueur monstrueuse) de coffres à chapeau, de coffres à pique-nique, de coffres à outils et d'une succession de rétroviseurs qui reflétaient une douzaine de soleils. Assis derrière plusieurs épaisseurs de vitres fumées, dans l'habitacle qui ressemblait à un jardin d'hiver capitonné de cuir vert, nous partîmes pour New York.

J'avais dû parler avec lui cinq ou six fois au cours du dernier mois et découvert, à ma grande déception, qu'il n'avait pas grand-chose à dire. Aussi ma première impression à savoir qu'il s'agissait d'une personnalité importante, sans que je puisse dire exactement en quoi s'était-elle estompée et il était simplement devenu à mes yeux le propriétaire du luxueux palace d'à côté.

Jusqu'au jour où eut lieu cette étrange promenade : avant même que nous ayons atteint West Egg Village, Gatsby se mit à laisser ses phrases alambiquées en suspens et à pianoter d'un air hésitant sur son genou, à travers l'étoffe caramel de son costume.

« Dites, très cher, s'exclama-t-il d'un ton qui me surprit. Qu'est-ce que vous pensez de moi, au juste ? »

Légèrement décontenancé, je me mis à débiter les généralités évasives qu'on répond en pareil cas.

« Eh bien, je vais vous raconter un peu ma vie, me coupa-t-il. Je ne veux pas que vous vous mépreniez sur moi. On a dû vous rapporter tant d'histoires... »

Il était donc au courant des accusations bizarres qui épiçaient les conversations de ses invités.

« Je vais vous dire toute la vérité, rien que la vérité. » Il leva la main, comme pour invoquer Dieu. « J'appartiens à une famille aisée du Middle West ils sont tous morts à l'heure qu'il est. J'ai été élevé en Amérique mais j'ai fait mes études à Oxford, comme tous mes ancêtres avant moi, depuis des générations. C'est une tradition familiale. »

Il me jeta un regard de biais et je compris pourquoi Jordan Baker pensait qu'il mentait. Les mots « études à Oxford » avaient été prononcés, ou plutôt ravalés, étranglés, comme s'il bravait le souvenir d'une humiliation passée. Dès que je fus habité par ce doute, toute la crédibilité de son histoire s'effondra et je me demandai si, après tout, il n'y avait pas chez lui quelque chose de sinistre.

« Où ça, dans le Middle West? m'enquis-je d'un ton désinvolte.

San Francisco.

Je vois.

Toute ma famille est morte et j'ai hérité d'une belle fortune. »

Sa voix était solennelle, comme si le souvenir de la brutale extinction de cette dynastie continuait de le hanter. Un court instant, je crus qu'il se payait ma tête, mais un rapide coup d'œil vers lui me convainquit du contraire.

« Après ça, j'ai vécu comme un jeune maharadjah dans toutes les capitales européennes Paris, Venise, Rome , j'ai collectionné les bijoux, des rubis surtout, chassé du gros gibier, peint quelques petites toiles, juste pour mon plaisir. J'ai tout fait pour chasser le souvenir d'un épisode qui m'a fait beaucoup souffrir, il y a longtemps. »

Je m'efforçai de retenir un accès d'hilarité incrédule. Ses confidences paraissaient si éculées qu'elles ne m'évoquaient rien d'autre qu'une marionnette enturbannée, exsudant le chagrin par tous les pores et chassant le tigre au Bois de Boulogne.

« Et puis, il y a eu la guerre, très cher. Ce fut pour moi un grand soulagement, et je me suis donné beaucoup de mal pour m'y faire tuer. Mais il faut croire qu'un sortilège me condamnait à rester en vie. J'ai commencé comme simple lieutenant. Dans la forêt d'Argonne, j'ai réussi une percée avec ce qui restait de mon bataillon de mitrailleurs; je les ai entraînés si loin qu'il y avait des cratères de cinq cents mètres de part et d'autre de nous qui empêchaient notre infanterie de nous rejoindre. Nous avons tenu deux jours et trois nuits, cent trente hommes avec seize mitrailleuses Lewis, et lorsque l'infanterie a fini par arriver, on a trouvé les insignes de trois divisions allemandes parmi les piles de cadavres. J'ai été promu commandant et tous les gouvernements alliés m'ont décoré même le Monténégro, le petit État du Monténégro, en bas, sur l'Adriatique ! »

Le petit Monténégro ! Il regardait les mots sortir de sa bouche et les saluait d'un signe de tête tout sourire, un sourire plein de compréhension pour l'histoire complexe du Monténégro et de sympathie pour les courageux combats des Monténégrins. Il prenait toute la mesure de la chaîne de circonstances particulières qui avaient conduit le petit cœur vaillant du Monténégro à le distinguer par cette décoration. Mon incrédulité s'était muée en fascination; j'avais l'impression de feuilleter à toute allure une douzaine de magazines illustrés.

Il fouilla dans sa poche et un bout de métal suspendu à un ruban tomba dans la paume de ma main.

« Voici celle du Monténégro. »

À ma stupéfaction, la chose avait l'air authentique. « Orderi di Danilo », pouvait-on lire, gravé tout autour, « Monténégro, Nicolas Rex ».

« Regardez de l'autre côté. »

« Commandant Jay Gatsby », déchiffrai-je. « Pour son courage extraordinaire. »

« Et voici un autre truc que j'ai toujours sur moi. Un souvenir de mon séjour à Oxford. Elle a été prise à Trinity Quad l'homme que vous voyez à ma gauche est maintenant comte de Doncaster. »

C'était une photographie qui représentait une demi-douzaine de jeunes gens en blazer, nonchalamment massés sous un porche derrière lequel on apercevait une foule de flèches gothiques. Gatsby était parmi eux, l'air un peu, pas beaucoup, plus jeune une batte de cricket à la main.

Donc tout cela était vrai. Je voyais les peaux de tigre embraser son palais sur le Grand Canal; je le voyais ouvrir un coffret de rubis pour apaiser, sous leurs feux profonds et cramoisis, les blessures de son cœur brisé.

« Je vais vous demander de me rendre un grand service aujourd'hui, dit-il en rempochant ses souvenirs d'un air satisfait. C'est la raison pour laquelle j'ai pensé que vous deviez en savoir un peu plus long sur moi. Je ne voulais pas que vous pensiez que je n'étais personne. Voyez-vous, si j'ai pris l'habitude de m'entourer d'étrangers, c'est parce que je suis allé à la dérive, pour essayer d'oublier ce qui m'était arrivé. » Il hésita. « Vous en saurez plus cet après-midi.

À déjeuner?

Non, dans l'après-midi. Je me suis renseigné et j'ai su que vous deviez prendre le thé avec Miss Baker.

Voulez-vous dire que vous êtes amoureux de Miss Baker?

Non, très cher. Pas du tout. Mais Miss Baker a gentiment accepté de vous parler de mon affaire. »

Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était « son affaire », mais j'étais moins curieux qu'irrité. Je n'avais pas invité Jordan à prendre le thé pour discuter de Mr. Jay Gatsby. J'étais certain que sa requête aurait quelque chose d'outrageusement extravagant et, sur le moment, je regrettai d'avoir jamais foulé ses pelouses bondées.

Je n'en tirerais rien de plus. Il se fit de plus en plus cérémonieux à mesure que nous nous rapprochions de New York. En passant devant Port Roosevelt, j'aperçus des cargos aux flancs cerclés de minium qui prenaient le large, puis nous filâmes le long d'une rue pauvre, mal pavée et bordée de bars sombres mais pas encore désaffectés, datant des années 1890, aux dorures défraîchies. Puis la vallée de cendres s'ouvrit de part de d'autre et j'aperçus au passage Mrs. Wilson qui haletait en actionnant énergiquement la pompe à essence.

Les ailes de la voiture déployées comme celles d'un oiseau, nous traversâmes comme l'éclair la moitié d'Astoria la moitié seulement : comme nous slalomions entre les pylônes du métro aérien, j'entendis le rugissement caractéristique d'une motocyclette et un policier furieux arriva à notre hauteur.

« D'accord, très cher, d'accord », s'écria Gatsby. Nous ralentîmes. Il sortit de son portefeuille un carton blanc et le brandit sous les yeux de l'agent.

« C'est bon, dit le policier qui ôta sa casquette pour le saluer. La prochaine fois, je saurai que c'est vous, Mr. Gatsby. C'est moi qui m'excuse.

Qu'est-ce que c'était? demandai-je. La photo d'Oxford?

J'ai eu l'occasion de rendre service au préfet de police un jour, et il m'envoie chaque année une carte de vœux. »

Enfin le pont. La lumière du soleil, filtrée par les poutres métalliques, qui épouse d'un incessant clignotement le mouvement des voitures; la ville qui s'élève sur la rive opposée blancheurs empilées, morceaux de sucre entassés intégralement, purement édifiée grâce à de l'argent inodore. Lorsqu'on voit New York depuis Queensboro Bridge, c'est toujours comme si on la voyait pour la première fois, prête à vous révéler, dans son extravagance, tous les mystères, toute la beauté du monde.

Un cadavre passa devant nous sur un corbillard couvert de fleurs, suivi de deux carrioles aux stores baissés et d'équipages moins endeuillés réservés aux amis. Les amis nous regardèrent avec l'expression tragique et la lèvre supérieure trop courte des Européens du Sud-Est et je me réjouis que le spectacle de la splendide voiture de Gatsby éclaire leur funèbre équipée. Lorsque nous traversâmes Blackwell's Island, une limousine nous dépassa, conduite par un chauffeur blanc, où étaient installés trois Noirs vêtus à la dernière mode, deux types et une fille. J'éclatai de rire en croisant leurs yeux exorbités, qui nous fixaient, pleins de dédain pour la concurrence que nous leur faisions.

« Tout peut arriver, maintenant que nous avons franchi le pont, me dis-je. Tout. »

Même Gatsby, sans qu'il y ait là matière à s'étonner.

 

  

 * * * 

  

Midi pétant. Je retrouvai Gatsby pour déjeuner dans une cave à vins climatisée de la 42e Rue. Encore aveuglé par la lumière éclatante du dehors, je m'habituai à l'obscurité et finis par distinguer Gatsby dans l'entrée, qui discutait avec un autre homme.

« Mr. Carraway, je vous présente mon ami, Mr. Wolfshiem. »

Un petit Juif au nez camus leva sa grosse tête et tourna vers moi les deux belles touffes de poils qui prospéraient dans ses narines. Au bout d'un moment, je repérai dans la pénombre ses yeux minuscules.

« ... Alors je le regarde, dit Mr. Wolfshiem, en me serrant la main avec insistance, et vous savez pas ce que j'ai fait ?

Quoi donc ? » demandai-je poliment.

Mais de toute évidence il ne s'adressait pas à moi, car il lâcha ma main et braqua sur Gatsby son nez éloquent.

« J'ai filé l'argent à Katspaugh et j'lui ai dit : "O.K., Katspaugh, lui donne pas un sou tant qu'il la ferme pas." Il l'a fermée aussitôt. »

Gatsby nous prit chacun par un bras et nous pénétrâmes dans le restaurant, cependant que Mr. Wolfshiem ravalait la phrase qu'il s'apprêtait à ajouter et semblait plonger dans une distraction de somnambule.

« Des highballs ? demanda le maître d'hôtel.

Il est bien, ce restaurant, dit Mr. Wolfshiem, en admirant les nymphes d'une décence toute presbytérienne qui ornaient le plafond. Mais je préfère celui d'en face.

Oui, trois highballs », dit Gatsby, puis, répondant à Mr. Wolfshiem : « Il fait trop chaud en face.

Oui : il fait trop chaud et c'est trop petit, dit Mr. Wolfshiem, mais j'y ai tant de souvenirs.

De quel restaurant s'agit-il? demandai-je.

Le vieux Métropole.

Le vieux Métropole, répéta Mr. Wolfshiem, en marmonnant d'un air sombre. Y avait plein de gens là-bas qui sont morts et enterrés. Plein d'amis qui nous ont quittés pour toujours. Je pourrai pas oublier, aussi longtemps que je vivrai, le soir où ils ont abattu Rosy Rosenthal, là-bas. On était six à table et Rosy avait beaucoup mangé et bu pendant toute la soirée. Le jour allait se lever quand le serveur est venu vers lui avec un drôle d'air et lui a dit que quelqu'un voulait lui parler, dehors. "C'est bon", dit Rosy, il commence à se lever, et je le force à se rasseoir.

" Ils ont qu'à entrer, ces salauds, s'ils en veulent après toi, Rosy, mais, fais-moi ce plaisir, sors pas d'ici."

Il était quatre heures du matin et si on avait ouvert les rideaux, on y aurait vu comme en plein jour.

Et il y est allé ? demandai-je d'un air innocent.

Pour sûr qu'il y est allé. Mr. Wolfshiem braqua sur moi un nez indigné. À la porte, il s'est retourné et il a dit : " Laissez pas ce serveur embarquer ma tasse de café ! " Et puis il est sorti dans la rue, ils lui ont tiré trois balles dans le buffet et se sont enfuis en bagnole.

On en a envoyé quatre à la chaise électrique, dis-je, de mémoire.

Cinq, avec Becker. » Il tourna ses narines dans ma direction, l'air intéressé. « J'ai cru comprendre que vous cherchiez un gondact dans le business ».

L'enchaînement de ces deux remarques me surprit. Gatsby répondit à ma place :

« Oh, non, s'exclama-t-il, ce n'est pas lui.

Ah non ? » Mr. Wolfshiem semblait déçu. « C'est juste un ami. J'ai dit qu'on en parlerait une autre fois.

Je vous demande pardon, dit Mr. Wolfshiem. J'ai fait erreur sur la personne. »

On nous apporta un hachis succulent et Mr. Wolfshiem, oubliant l'atmosphère plus nostalgique du vieux Métropole, se mit à manger avec une avidité féroce tout en promenant lentement son regard à travers la salle : il compléta son tour d'horizon en inspectant les gens qui se trouvaient juste derrière lui. Je suppose que, si je n'avais pas été là, il aurait aussi jeté un coup d'œil sous notre table.

« Écoutez, très cher, dit Gatsby en se penchant vers moi, je crains de vous avoir un peu inquiété ce matin, en voiture. »

C'était de nouveau le même sourire, mais cette fois je me sentis capable de l'affronter.

« Je n'aime pas qu'on fasse des mystères, répondis-je, et je ne comprends pas pourquoi vous n'êtes pas plus clair, ni pourquoi vous ne me dites pas franchement ce que vous voulez. Quel besoin de passer par Miss Baker ?

Oh, il n'y a rien là d'inconvenant, m'assura-t-il. Miss Baker est une grande sportive, vous savez, elle ne ferait jamais quelque chose d'incorrect. »

Soudain il regarda sa montre, se leva d'un bond et sortit précipitamment de la salle, me laissant à table avec Mr. Wolfshiem.

« Il a un coup de téléphone à donner, dit Mr. Wolfshiem en le suivant des yeux. Un mec bien, non ? Beau à voir, et un parfait gentleman avec ça.

Oui.

Il a été à Oggsford.

Oh !

Il est allé à la fac d'Oggsford. En Angleterre. Vous connaissez la fac d'Oggsford ?

De réputation.

C'est l'une des meilleures facs du monde.

Vous connaissez Gatsby depuis longtemps ? m'informai-je.

Des années, répondit-il d'un air satisfait. J'ai eu le plaisir de faire sa connaissance juste après la guerre. Et y avait à peine une heure qu'on se parlait, que j'avais compris que j'étais tombé sur un monsieur qui sait vivre. Je me suis dit : "C'est le genre de monsieur qu'on est content de présenter à sa mère et à sa sœur." » Il marqua un temps. « Je vois que vous regardez mes boutons de manchette. »

Je ne les avais pas encore regardés, mais je me mis à le faire. Ils étaient composés de morceaux d'ivoire que j'identifiai avec dégoût.

« Ce sont des molaires humaines de la plus belle espèce, m'expliqua-t-il.

Eh bien. » Je les examinai. « C'est une idée très originale.

Ouais. Il remonta les poignets de sa chemise sous les manches de sa veste. Ouais, Gatsby fait très attention avec les dames. Il se permettrait jamais de reluquer la femme d'un copain. »

Quand le bénéficiaire de cette confiance instinctive revint à table et se rassit, Mr. Wolfshiem avala son café d'un trait et se remit sur ses pieds.

« J'ai pris le plus grand plaisir à ce déjeuner, dit-il, et je vais vous laisser, jeunes gens, avant d'abuser de votre hospitalité.

Rien ne presse, Meyer », dit Gatsby sans enthousiasme. Mr. Wolfshiem leva la main comme pour nous donner sa bénédiction.

« Vous êtes bien aimable, mais j'appartiens à une autre génération, annonça-t-il solennellement. Vous, restez assis à causer de sport, de jeunes dames, et de... » Il compléta sa phrase inachevée d'un geste de la main. « Mais moi, j'ai cinquante ans, et je vous imposerai pas ma présence plus longtemps. »

Lorsqu'il nous serra la main et s'en alla, son nez tragique tremblait. Je me demandai si j'avais dit quelque chose qui l'avait offensé.

« Il devient très sentimental, parfois, expliqua Gatsby. Il est d'humeur sentimentale aujourd'hui. C'est vraiment une personnalité à New York il habite Broadway.

Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? C'est un acteur ?

Non.

Un dentiste ?

Meyer Wolfshiem ? Non, c'est un joueur. » Gatsby hésita, puis il ajouta froidement : « C'est lui qui a truqué la finale du championnat de base-ball en 1919.

Il a truqué la finale du championnat de base-ball ? » répétai-je.

J'étais stupéfait. Je me souvenais, bien sûr, que la finale avait été truquée en 1919, mais si je m'étais donné la peine d'y réfléchir, je me serais dit que la chose s'était simplement produite, que c'était la conséquence d'une suite de faits inéluctables. Je n'aurais jamais imaginé qu'un homme, à lui tout seul, pouvait jouer avec la confiance de cinquante millions de personnes avec la même détermination qu'un cambrioleur qui ferait sauter un coffre-fort.

« Comment en est-il venu à faire ça ? demandai-je au bout d'une minute.

Il a tout simplement saisi l'occasion.

Comment se fait-il qu'il ne soit pas en prison ?

Il ne peut pas se faire prendre, très cher. C'est un malin. »

J'insistai pour payer l'addition. Lorsque le serveur m'apporta ma monnaie, j'aperçus Tom Buchanan à l'autre bout de la salle bondée.

« Venez avec moi une minute, dis-je. Il faut que j'aille saluer quelqu'un. »

En nous voyant, Tom se leva prestement et fit une demi-douzaine de pas dans notre direction.

« Où étais-tu passé exactement? me demanda-t-il avec impatience. Daisy est furieuse que tu ne l'aies pas rappelée.

Mr. Gatsby, Mr. Buchanan. »

Ils échangèrent une brève poignée de main et Gatsby afficha une expression tendue, embarrassée, que je ne lui avais jamais vue.

« Comment tu vas? me demanda Tom. Comment se fait-il que tu déjeunes par ici?

J'ai déjeuné avec Mr. Gatsby. »

Je me retournai vers Mr. Gatsby, mais il avait disparu.

 

 

 

  

 * * * 

  

Un jour d'octobre 1917...

(me dit Jordan Baker ce même après-midi, assise bien droite, sur une chaise bien droite, dans le jardin du salon de thé du Plaza)

... j'étais en train de me promener et je marchais tantôt sur le trottoir, tantôt sur la pelouse. Je préférais la pelouse parce que je portais des chaussures anglaises, avec des semelles à picots qui mordaient bien dans la terre molle. J'avais une nouvelle jupe écossaise aussi, qui se soulevait un peu à cause du vent, et, à chaque fois, les bannières rouges, blanches et bleues qui flottaient devant toutes les maisons se raidissaient et murmuraient tut-tut-tut d'un air désapprobateur.

La plus grande des bannières et la plus grande des pelouses se déployaient devant la maison de Daisy Fay. Elle venait d'avoir dix-huit ans, deux ans de plus que moi, et c'était de loin la plus populaire de toutes les jeunes filles de Louisville. Elle s'habillait en blanc, elle avait un petit coupé décapotable blanc, son téléphone sonnait à longueur de journée, et de jeunes officiers surexcités de Camp Taylor sollicitaient le privilège de passer la soirée en tête-à-tête avec elle. « Ou au moins une heure ! »

Quand je suis passée devant chez elle ce matin-là, son coupé blanc était garé le long du trottoir opposé et elle y était assise avec un lieutenant que je n'avais encore jamais vu. Ils étaient tellement absorbés l'un par l'autre qu'elle ne m'a pas remarquée avant que je me trouve à trois mètres d'eux.

« Hello, Jordan. » J'étais surprise qu'elle m'appelle. « Tu peux venir, s'il te plaît? »

J'étais flattée qu'elle veuille me parler, parce que, de toutes les filles plus âgées que moi, c'était elle que j'admirais le plus. Elle m'a demandé si j'allais à la Croix-Rouge faire des pansements. J'y allais. Eh bien, alors, pouvais-je leur dire qu'elle ne viendrait pas aujourd'hui ? Pendant qu'elle me parlait, l'officier regardait Daisy comme n'importe quelle jeune fille rêverait qu'on la regarde un jour et ça m'a paru si romantique que je n'ai jamais pu oublier ce moment. Il s'appelait Jay Gatsby et je ne l'ai plus revu, pendant plus de quatre ans même après l'avoir rencontré à Long Island, je ne me suis pas rendu compte que c'était la même personne.

C'était en 1917. L'année suivante, j'ai eu quelques soupirants moi aussi et j'ai commencé à participer à des tournois, du coup je ne voyais plus Daisy très souvent. Elle sortait avec une bande de gens un peu plus âgés quand elle sortait. Des rumeurs étranges circulaient sur son compte sa mère l'aurait surprise en train de faire sa valise, une nuit d'hiver, pour aller à New York dire adieu à un soldat qui partait pour l'Europe. On a réussi à l'en empêcher, mais elle n'a plus adressé la parole à sa famille pendant des semaines. Après ça, elle a cessé de fréquenter sa bande de soldats; elle ne voyait plus que quelques jeunes gens du coin, les pieds plats ou les bigleux qui n'avaient pas pu s'engager dans l'armée.

L'automne suivant, elle avait retrouvé sa joie de vivre, sa joie d'avant. Elle a fait son entrée dans le monde après l'armistice et en février on la disait fiancée à un homme de La Nouvelle-Orléans. En juin, elle s'est mariée avec Tom Buchanan, de Chicago, le mariage le plus somptueux et le plus brillant qu'on ait jamais vu à Louisville. Il est descendu dans le Sud avec une centaine de personnes, à bord de quatre wagons particuliers, il a loué tout un étage de l'hôtel Muhlbach, et, la veille des noces, il lui a offert un collier de perles d'une valeur de trois cent cinquante mille dollars.

J'étais sa demoiselle d'honneur. Je suis entrée dans sa chambre une demi-heure avant le dîner, la veille du mariage, et je l'ai trouvée allongée sur son lit, aussi belle que cette nuit de juin dans sa robe à fleurs et saoule comme une barrique. Elle tenait une bouteille de sauternes dans une main et une lettre dans l'autre.

« F’licite-moi, a-t-elle grommelé. J'm'étais jamais saoulée avant, mais qu'est-ce que ça fait du bien.

Qu'est-ce qui se passe, Daisy? "

J'étais terrifiée, tu peux me croire; je n'avais encore jamais vu une fille dans cet état.

« Tiens, heu... chérie... » Elle a farfouillé dans une corbeille à papiers posée à côté d'elle sur le lit et en a sorti le collier de perles. « Prends-le, descends, va l'rendre à çui à qui c'est. Dis-leur, à tous, que Daisy a changé d'avis. Tu leur dis : "Daisy... l'a changé d'avis". »

Elle s'est mise à pleurer et à hurler sans pouvoir s'arrêter. Je me suis enfuie et j'ai été chercher la femme de chambre de sa mère, on s'est enfermées à clef chez Daisy et on l'a plongée dans un bain froid. Elle ne voulait pas se séparer de la lettre. Elle l'a gardée avec elle jusque dans la baignoire; à force de la serrer dans son poing, elle en a fait une petite boule humide et ne m'a permis de la laisser dans le porte-savon que lorsqu'elle a vu qu'elle se désintégrait comme de la neige.

Mais elle n'a plus dit un mot. On lui a fait respirer des sels d'ammoniac, on a posé de la glace sur son front et puis on l'a remise dans sa robe, et, une demi-heure après, quand on est sorties de la chambre, elle avait ses perles autour du cou et l'incident était clos. Le lendemain à cinq heures elle a épousé Tom Buchanan sans ciller et elle est partie pour un voyage de trois mois dans les mers du Sud.

À leur retour, je les ai retrouvés à Santa Barbara et je me suis dit que je n'avais jamais vu une fille aussi folle de son mari. S'il quittait la pièce une minute, elle n'arrêtait pas de regarder autour d'elle avec angoisse, demandait : « Où est Tom ? », et gardait la même mine infiniment distraite jusqu'à ce qu'elle le voie réapparaître. Elle restait des heures assise sur la plage, la tête de Tom posée sur ses genoux, à lui caresser les yeux avec ses doigts et à le regarder d'un air de ravissement insondable. C'était touchant de les voir ensemble ça donnait envie de rire mais en silence, d'émerveillement. On était en août. Une semaine après que j'ai quitté Santa Barbara, Tom a embouti une charrette sur la route de Ventura une nuit et perdu la roue avant de sa voiture. Les journaux en ont parlé, ainsi que de la fille qui l'accompagnait, parce qu'elle s'était cassé le bras c'était une femme de chambre de l'hôtel Santa Barbara.

En avril suivant, Daisy a eu sa petite fille et ils sont partis un an en France. Je les ai rencontrés à Cannes, au printemps, et plus tard à Deauville, et puis ils sont rentrés s'installer à Chicago. Daisy a eu beaucoup de succès à Chicago, comme tu sais. Il y avait autour d'eux une cour empressée, plein de gens jeunes, riches et brutaux, mais elle s'en est sortie avec une réputation absolument intacte. Peut-être parce qu'elle ne boit pas. C'est un grand avantage de ne pas boire quand on est entourée de gros buveurs. On peut tenir sa langue et, en tout cas, on peut s'arranger pour commettre de petits écarts de conduite quand tous les autres sont tellement ivres qu'ils ne voient rien. Ou s'en fichent. Peut-être que Daisy ne s'est jamais intéressée aux choses de l'amour, du tout et pourtant, il y a quelque chose dans sa voix...

Bref, il y a environ six semaines, elle a entendu prononcer le nom de Gatsby pour la première fois depuis des années. C'est quand je t'ai demandé tu te souviens ? si tu connaissais Gatsby, à West Egg. Après ton départ, elle est entrée dans ma chambre, m'a réveillée et m'a dit : « Comment est-il, ce Gatsby ? » et quand je le lui ai décrit je dormais à moitié elle m'a dit d'une voix extrêmement étrange que ce devait être l'homme qu'elle avait connu jadis. C'est à ce moment-là que j'ai fini par faire le rapprochement entre Gatsby et l'officier que j'avais vu dans sa voiture blanche.

Quand Jordan Baker eut terminé son récit, nous avions quitté le Plaza depuis une demi-heure et nous traversions Central Park en calèche. Le soleil avait disparu derrière les grands appartements des stars de cinéma, du côté de la 50e Rue, et les voix aiguës des enfants, déjà éparpillés sur l'herbe comme des grillons, s'élevaient dans la chaleur du crépuscule :

 

  

 * * * 

  

« I'm the Sheik of Araby,

Your love belongs to me.

At night when you're asleep,

Into your tent I'll creep... »

 

  

 * * * 

  

 

« Quelle drôle de coïncidence, dis-je.

Mais c'est tout sauf une coïncidence.

Comment ça ?

Gatsby a acheté cette maison parce qu'elle est juste en face de celle de Daisy, de l'autre côté de la baie. »

Ce n'était donc pas seulement vers les étoiles qu'il avait étendu des bras implorants, ce soir de juin. Soudain, il devenait à mes yeux un être vivant, libéré de cette gangue qui l'entourait jusque-là d'une splendeur absurde.

« Il voudrait savoir, poursuivit Jordan, si tu serais d'accord pour inviter Daisy chez toi un après-midi et le laisser venir. »

La modestie de sa requête me choqua. Il avait attendu cinq ans, acheté un palais où n'importe quel papillon de nuit pouvait profiter de son ciel étoilé tout ça pour avoir l'occasion de « venir » un après-midi dans le jardin d'un étranger.

« Fallait-il vraiment que je sois au courant de tout ça avant qu'il me demande un si petit service ?

Il a peur, il attend depuis tellement longtemps. Il s'est dit que tu pourrais être choqué. Tu vois, il est vraiment correct, sous ses airs... »

Quelque chose me travaillait.

« Pourquoi ne t'a-t-il pas demandé à toi d'arranger leur rencontre ?

Il veut lui montrer sa maison, expliqua-t-elle. Et la tienne est juste à côté.

Oh !

Je pense qu'il espérait un peu la voir débarquer à une de ses fêtes, un soir, continua Jordan. Mais elle ne l'a jamais fait. Alors il a commencé à demander aux gens si par hasard ils la connaissaient et je suis la première qu'il ait trouvée. C'était le soir où il m'a envoyée chercher, pendant le bal, et tu aurais dû voir les précautions incroyables qu'il a prises pour me présenter l'affaire. Bien sûr, j'ai immédiatement proposé qu'on se retrouve pour déjeuner à New York et là j'ai cru qu'il allait devenir fou :

« Je ne veux rien faire d'inconvenant, répétait-il. Je veux la retrouver juste à côté d'ici. »

Quand je lui ai dit que tu étais intime avec Tom, il a failli tout laisser tomber. Il ne sait pas grand-chose sur Tom, même s'il m'a dit qu'il lisait un journal de Chicago depuis des années, juste dans l'espoir d'y voir apparaître le nom de Daisy. »

Il faisait nuit maintenant, et, comme nous nous enfoncions sous un petit pont, je passai mon bras autour des épaules dorées de Jordan, la pressai contre moi, et lui demandai de dîner avec moi. Soudain, je ne pensais plus à Daisy ni à Gatsby, mais seulement à elle, à sa petite personne nette, dure et limitée, qui faisait commerce de l'universel scepticisme, et qui se laissait aller, désinvolte, au creux de mon bras. Une phrase se mit à résonner à mon oreille comme une sorte d'encouragement intérieur : « Le monde se partage entre les proies et les chasseurs, ceux qui agissent et ceux qui renoncent. »

« Et Daisy mérite qu'il se passe quelque chose dans sa vie, murmura Jordan.

Est-ce qu'elle a envie de revoir Gatsby?

Il ne faut pas qu'elle le sache. Gatsby ne veut pas qu'elle sache. Tu es juste censé l'inviter à prendre le thé. »

Nous roulâmes sous une voûte d'arbres sombres, et puis, au coin de la 59e Rue, la façade d'un immeuble répandit soudain sur le parc sa lumière pâle et délicate. Contrairement à Gatsby et à Tom Buchanan, je n'étais pas hanté par un visage de femme qui, éthéré, détaché de son corps, serait venu se superposer aux corniches obscures et aux enseignes aveuglantes : j'enlaçai donc la fille qui était à mes côtés, la serrai dans mes bras. Ses lèvres lasses et dédaigneuses sourirent : alors je resserrai encore mon étreinte et les attirai contre les miennes.