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La Rolls s’immobilise le long de Rockaway Boulevard à dix kilomètres de l’aéroport J.F.K. Nous sommes coincés dans les embouteillages. Des immeubles décatis du Queens encadrent la voie rapide. Des enfants s’agitent dans des parcs rouillés. Leurs mères, des filles aux formes englouties par l’obésité, les surveillent de loin. Elles n’ont pas l’âge de boire de l’alcool. Des gamins désignent la voiture du doigt en riant. Les vitres teintées excitent leur imagination. Ils s’approchent en pariant.
— C’est Puff Daddy, dit l’un.
— Non, c’est Jay Z, dit l’autre.
— N’importe quoi, c’est Donald Trump, le milliardaire.
Ils s’agglutinent contre la voiture rose pour apercevoir leur idole. Ils repartent déçus en criant loser. Je suis un nobody millionnaire.
A priori, rien ne me prédisposait à fricoter avec Mme Krudson et son organisation. Les Bilderbergers – les quatre-vingts permanents – sortent du même sérail. Ils ont été élevés par des domestiques dans d’illustres familles américaines et des propriétés grandes comme le château de Versailles. À Yale, leur université de prédilection, ils ont rejoint, de père en fils, le club étudiant ultra-sélect Skulls and Bones(11). La journée, dans leurs tenues de gendre idéal, ils apprennent les sciences humaines et la poésie anglaise dans des salles de cours à la gloire d’illustres anciens. Le soir, cachés sous des tuniques noires, ils se livrent à des rites tout à leur fantasme d’immortalité : procession devant le crâne de Geronimo(12) volé par leurs ancêtres, masturbation dans des cercueils, viols de sépultures. Ils se confient des secrets qui les uniront jusque dans la mort. Parvenus au pouvoir financier ou militaire, ils s’opposent apparemment, comme John Kerry et George W. Bush lors de l’élection présidentielle en 2004. Ils sont obsédés par le pouvoir et l’autoreproduction d’une élite blanche, occidentale, intouchable. Yale, l’appartenance à Skulls and Bones et la croyance en leur proximité à Dieu ont scellé leur destin. Avec Mme Krudson et le groupe Bilderberg, ils quadrillent le monde.
Je n’ai jamais mis les pieds à Yale. J’ai appris « l’anglais des affaires » en formation accélérée au Crédit Général. Ma famille habite une maison Legrand que mon père avait fait construire à Clermont-Ferrand. C’est une bâtisse de béton recouvert d’une peinture saumâtre dans une rue en forme d’impasse. Mon père s’en montrait très fier. Il était plombier. Le samedi, nous déjeunions à l’Hippopotamus. À table, je regardais ses mains rugueuses. M’avaient-elles seulement une fois caressé ? À ses côtés, ma mère dévorait la mousse au chocolat à volonté. Elle faisait régime toute la semaine. La teinture capillaire rongeait sa peau. Le soir, elle crémait de Nivea son visage sillonné par le roulis de la vie. Je m’endormais avec une odeur de laque Elnett sur le front.
À la télévision, la publicité pour Omo s’intercalait entre Les Sept Mercenaires et Guy Lux. Mes parents bossaient dur. Je fouillais les poches de mon père. Il n’y avait jamais rien. Je gagnais toujours au Monopoly. Aux billes aussi. À force de repartir les mains vides de la cour de récréation, les autres enfants n’ont plus voulu jouer avec moi.
Je me coupais du réel, devenais accroc aux mathématiques. Loin de ces objets que je ne pouvais obtenir ; de ces parents qui n’avaient jamais de temps ; de cette société qui m’ordonnait d’être heureux. Adolescent, j’ai tout mis en équation : le taux de remplissage du salon de coiffure de ma mère, la propension à la dépression des professeurs de l’Éducation nationale. Ma probabilité d’être aimé. Les chiffres étaient là, parlaient tout le temps. J’eus envie de vivre sous terre.
Je m’étais bricolé un bureau dans la cave. Elle devint mon premier refuge. J’aimais son froid humide, l’odeur de trou, le silence de prison. Sous terre, il ne se passait rien, ni le jour ni la nuit. Plus de rythme, de lumière, juste les chiffres. Je n’en sortais plus.
À la surface, je découvrais un monde étrange. Les gens riaient, pleuraient. Mes parents balançaient entre incompréhension et compassion. J’étais fils unique, une abstraction. Leur extraction.
Dans la poubelle familiale, je piquais en douce les emballages maculés de restes de raviolis en boîte Buitoni. Dans la cave, je découpais les logos, collectionnais les canettes de soda. Je les rangeais par marque sur une étagère, notais l’heure, la date sur un calepin. Des vers, shootés au sucre de synthèse, avaient fini par sortir des boîtes de Coca-Cola. Ils s’étaient nichés puis reproduits dans les murs. Ils avaient infesté les fonts baptismaux de ma première maison. Je rêvais d’un ailleurs, l’Amérique probablement.
En quatrième, en pleine année scolaire, le proviseur convoqua mes parents. Terrorisés, ils pénétrèrent dans son bureau qui sentait la colle Cléopâtre et la transpiration. Mes parents avaient-ils remarqué mon goût pour les mathématiques ? Qu’envisageaient-ils pour mon avenir ? Il fallait me pousser, j’avais du « potentiel », bondissait-il sur son fauteuil à roulette de professeur des écoles.
Inquiet, je les attendais à la maison. Ils allaient vouloir me rendre normal, me forcer à faire du tir à l’arc, m’inscrire aux scouts et puis fermer ma cave. Mon père se rua dans sa chambre. Il enfila son plus beau costume en lançant des « Ah, toi alors ! ». J’étais pétrifié sur le canapé But. Tout excité, il chanta : « Monte en voiture ! »
Je découvris la Fnac flambant neuve de Clermont-Ferrand. Mon père me poussa dans l’escalier, vers l’informatique. « Je veux un ordinateur pour mon fils, le plus cher », dit-il au vendeur. Dubitatif, le type en gilet rouille le toisa. Il ressemblait à Renaud, le chanteur. C’était l’époque de Mistral Gagnant. Mon père sortit une masse de billets : plusieurs mois de salaires, nos vacances à Cancale. L’énorme carton IBM finit dans le coffre de la Renault 18 Chamade rafistolée. De retour dans le pavillon, mon père tira une rallonge jusqu’à la cave. J’appuyai sur ON. Ma mère se tut. J’étais cuit.
Je me mis à inventer mes premières lignes de code informatique. Pendant des années, je n’ai pas vu les autres, le soleil, les filles. À force de vivre sous terre, je devins albinos et insomniaque. Au collège, pas besoin de mémoire, tout était un jeu. Les chiffres dansaient. J’aimais bien la musique, le solfège surtout. Les gammes ressemblaient à une fractale parfaite. Elles m’hypnotisaient. Ma vie s’écrirait sur du papier à musique. Mes émotions auraient limites et variables. Je poserais le temps en équation.
Le mouvement punk déferlait dans la cour de récréation. Des types frayaient la foule avec des crêtes orange et des tee-shirts déchirés barrés no future. La bourgeoisie locale rétorquait avec des logos Nike sur le plastron. Dans les rues délavées, les affiches United Colors of Benetton célébraient l’universalité marchande. À la télévision, les spots Hollywood Chewing-gum dictaient l’injonction au bonheur. Bernard Tapie posait pour Duracell. Les élèves fumaient des Marlboro en écoutant le groupe Wham. Le samedi, leurs mères les emmenaient chez Rallye. Pour percer le marché français, Levi’s vendait ses toiles en hypers. Ma mère avait économisé. Elle m’acheta mon premier jean, trop grand, « pour que cela dure un peu ». Je ne le quittais plus. L’Amérique débarquait à Clermont-Ferrand. À peu près au même moment que le TGV, le Minitel et les vidéoclips. Petit, frétillant d’inquiétude, maladroit, j’avais 15 ans et je ressemblais à un têtard.
Le proviseur rappela, un soir. Son ton était solennel. Il vivait probablement l’un des pics de sa carrière. Il pensait déjà à la réputation de son bahut, sa mutation prochaine dans l’établissement de ses rêves. L’Éducation nationale m’avait repéré. Elle me proposait une bourse d’excellence. Envoyé au lycée Blaise-Pascal, j’intégrai les meilleures classes : terminale S, maths sup puis spé à Louis-le-Grand à Paris. Ma mère pleura, son fils était un ovni et la vie démarrait enfin. Dans ces classes préparatoires aux grandes écoles d’ingénieurs, les types me ressemblaient : ils étaient défigurés par l’acné, bidouilleurs de chiffres, incompris du reste du monde. Ils portaient une chaussette rouge au pied droit et une chaussette blanche au gauche et s’en fichaient. Je me frottais enfin à un peu de compétition. Je les explosai au concours. Sur le quai de la gare de Clermont-Ferrand, mon père avait remis son plus beau costume. La chair de sa chair venait de décrocher la timbale de la méritocratie, Polytechnique. Il me serra la main de sa grosse pogne du bâtiment puis me prit rapidement dans ses bras. Mission accomplie.
Je passai trois années sur le campus du plateau de Saclay à triturer des équations dans tous les sens. Des chercheurs de Stanford et du MIT assuraient des séminaires bondés sur « la surréplication d’options européennes dans un modèle à volatilité incertaine », « la factorisation de Wiener-Hopf pour les processus de Levy et l’évaluation d’options exotiques » et les « produits de poids aléatoires poissoniens ». J’adorais. Le jeudi soir, nous débarquions par cars de l’armée aux fêtes d’HEC, juste à côté. L’alcool était gratuit, les filles partout. Je passais la soirée adossé à un mur, une main dans une poche, l’autre enserrant un gobelet en plastique blanc rempli d’une vodka infecte. Vers 4 heures du matin, les types d’HEC imbibés de tequila discount se pleuraient dans les bras sur Les Lacs du Connemara de Sardou. Ils ont 40 ans maintenant, cette chanson les met toujours en transe.
À la remise des diplômes de l’X, mes parents rasèrent les murs. Ils étaient fiers de moi. Devant la grille, je leur ai dit au revoir. J’ai bien senti que c’était l’une des dernières fois. J’ai fait plusieurs tours du monde, habité Singapour, Tokyo, Londres et New York. J’ai intégré le Club Petroleum d’Air France. Je ne suis pratiquement jamais retourné à Clermont-Ferrand.
11 Littéralement « crâne et os ».
12 Le plus vieux chef indien.