10

Après l’atterrissage, les passagers s’étirent, la bouche pâteuse. Je traverse le hall à bagages sans m’arrêter. Je passe me doucher à l’appartement. Tay est déjà partie à son cours de barre au sol. André l’attend au café du coin. Elle a oublié une trousse de toilette de velours rouge posée en équilibre sur le rebord du lavabo de la salle de bains. Je souris intérieurement. En cinq ans, Tay n’a jamais rien laissé derrière elle : ni brosse à dents, ni cheveux dans la baignoire, ni culotte dans l’armoire. Elle trimballe sa vie dans un sac de sport. Son numéro de portable dans mon BlackBerry demeure l’unique trace de son passage dans mon existence. Je n’ai aucune photo d’elle. Elle ne se pose jamais. Elle a peur qu’on la quitte. La trousse bascule dans le lavabo. Je la replace sur le rebord en marbre, recule par surprise. Hello Kitty en strass apparaît sur la face avant.

 

J’arrive juste à temps au bureau pour le morning meeting, le briefing quotidien avant l’ouverture de la séance de cotation. Le management du Crédit Général pense nous donner la tactique du jour. Je n’écoute pas, j’ai un PL(15) de 500 millions d’euros. Cela fait longtemps que plus personne ne me dit quoi faire. Dans la salle de réunion, j’observe les types de la salle des marchés : corps de gamin, cheveux déjà argentés, rides de stress. Ils ont 25 ou 30 ans maximum. Ils gagnent 1 million d’euros par an, roulent en coupé, puent la frime. Ils bossent comme des abeilles, s’excitent mutuellement, butinent l’investisseur persuadé de gagner à tous les coups. Ils se balancent sur les chaises à 10 000 euros pièce en trouvant cela normal. Je sens la clé USB dans ma poche de pantalon. Ces traders survoltés sont peut-être les derniers représentants d’une espèce en voie d’extinction.

 

Sur mon desk maculé de taches de thé vert, entre deux trophées du trader de l’année, les mémos urgentissimes s’empilent. Ils sont préparés par les économistes de la banque, des docteurs en stratégie spécialistes du cuivre ou de la théorie du chaos. Leurs analyses ultra-détaillées entretiennent la mascarade.

Sébastien, un X-HEC-surfeur-flambeur, me parle sans décoller les yeux de ses écrans. Dans la salle des marchés, avec ses baskets et chemises à fleurs, il fait tache. Il est mon voisin sur le floor :

— Est-ce que tu as pris position sur le trade de Morgan qui cartonne sur le Dax ? Perso, je suis super-short.

— Hein ? Quoi ?

— Hé, Pierre, tu m’écoutes ?

— Oui, oui, le trade de Morgan sur le Dax tu disais, of course je suis super-short.

Il se retourne vers moi, replaçant en arrière ses cheveux longs décolorés par le sel et le soleil.

— T’as pas l’air dans ton assiette. Tes tout pâle. Sûr que ça va ? Tu devrais prendre un peu de vacances, mec.

— T’occupe !

Il s’attarde sur des photos accrochées au-dessus de l’un de ses écrans : celle du coupé acquis le mois dernier, barrée d’une croix rouge ; celle du cabriolet qu’il prévoit d’acheter ce mois-ci.

 

La journée me paraît longue. Secoué par le décalage horaire et une nuit sans sommeil, je gamberge en regardant les écrans clignoter. Je vérifie toutes les cinq minutes que la clé USB est bien dans ma poche. Tay pourrait-elle travailler pour Mme Krudson ? La grande maîtresse du capitalisme néoconservateur aurait-elle pu infiltrer ma vie à ce point ?

 

J’avais entendu toutes sortes de rumeurs sur elle. Son arrivée aux États-Unis, juste après la guerre alors qu’elle était adolescente. Elle s’appelait encore Magdonla Krùdy. Ses parents fuyaient la chasse aux collabos. Ils s’étaient installés dans l’Upper West Side, loin du quartier hongrois de Brooklyn où l’on voulait les pendre. Magdonla avait suivi des études d’économie à Columbia. Elle avait quitté l’appartement familial pour l’anonymat des dortoirs de l’université. Elle avait américanisé son nom, pour devenir Madeleine Krudson. Elle reniait ses parents, les haïssait pour ce qu’ils avaient fait. Elle avait hérité de leur formidable désir de pouvoir et de leur conviction d’appartenir à une classe, presque une race supérieure.

Elle avait rencontré George Soros, alors étudiant à la London School of Economies, lors d’un échange universitaire. Il l’avait introduite auprès des membres éminents de la diaspora hongroise. Chacun taisait plus ou moins son histoire récente et celle de ses ascendants. Immigrer aux États-Unis signifiait plus que jamais bénéficier d’une nouvelle chance. Le jeune Soros l’avait présenté à David Rockefeller, en doctorat à l’université de Chicago.

Dans l’hôtel particulier de neuf étages de la dynastie, sur la 54e, ils avaient discuté de leurs études. Ils travaillaient tous trois sur le même sujet de recherche académique : « Les ressources inutiles et le gâchis économique ». Seul David Rockefeller allait en faire une thèse. Ils s’étaient quittés au petit matin, réciproquement séduits. Quelques mois plus tard, David Rockefeller intégra la Chase Manhattan Bank (devenue depuis la JP Morgan Chase), la banque de la famille. L’une de ses premières décisions fut de faire embaucher celle qu’il est toujours le seul à appeler Madeleine. Elle était entrée au poste d’assistant manager. Elle nageait une heure par jour, n’aimait que travailler. Elle était musclée, sèche, avec des bras très longs. Ses yeux bleu clair étaient durs, ses lèvres fines. Sa chevelure, blond cendrée, tombait en boucles sur ses épaules carrées. Quand elle pénétrait dans une pièce de sa démarche masculine, tout le monde se taisait. Elle dévorait les rapports et les hommes, ne semblait vouloir s’encombrer de personne. Elle épaulait David Rockefeller pour tous ses raids. Elle s’était hissée au sommet de la hiérarchie et avait siégé au board de la firme avant ses 30 ans.

On m’avait aussi parlé de son idylle quelques années plus tard avec la Callas, de son rôle dans l’instrumentalisation de Lee Harvey Oswald, l’assassin présumé de J.F.K., de son meurtre de Natalie Wood en 1981, l’actrice de West Side Story qui la trompait avec Onassis. Elles étaient toutes les deux sur le yacht de l’armateur grec. Elles avaient fait l’amour une dernière fois. En tremblant, Madeleine Krudson avait glissé des médicaments dans le Bacardi de sa belle infidèle. Natalie Wood ronflait, repue. Elle l’avait portée sur le pont puis installée à bord d’un canot pneumatique. Folle de rage et de chagrin, Madeleine Krudson avait coupé la corde, se jurant de ne plus jamais tomber amoureuse d’une starlette d’Hollywood. Dans le cartel politico-médiatique, cette histoire était connue de tous. Mme Krudson tenait déjà les puissants par la gueule. De peur des représailles, on avait conclu au suicide.

 

*

* *

 

À mon retour ce soir-là, Tay est allongée dans son bain, entourée de bougies parfumées. Elle m’accueille d’un sourire, heureuse de me retrouver. Cette stupide histoire de trousse de toilette ne m’a pas quitté de la journée. J’ai hésité à appeler Tay pour lui demander des explications. Par téléphone, elle aurait pu tricher. Je préfère l’affronter directement. Les prostituées ne sont-elles pas, au fond, de très bonnes actrices ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ! Tu travailles pour eux ? dis-je en balançant la trousse à travers la pièce.

Tay sursaute dans l’eau et se relève d’un coup. Le bain moussant s’accroche à sa peau mate.

— De quoi parles-tu, querido ? Qu’est-ce quelle a, cette trousse ?

— Qui t’a donné cela ?

— Mais c’est ma trousse de toilette enfin !

— Qui te l’a donnée ? Allez : avoue !

— Querido…, balbutie Tay, ne t’énerve pas comme cela. C’est le cadeau d’un client.

Hors de moi, j’agite la trousse rouge Hello Kitty dans tous les sens.

— Un client ? Qui ! Quand ! Pourquoi, bon Dieu ? À partir de maintenant, tu n’acceptes plus le moindre cadeau de qui que ce soit tu entends ?

— Hier, c’était juste hier. Il me l’a offert, tente-t-elle de se justifier. Je pensais que cela ferait plaisir à Kate alors je l’ai accepté. C’est la mode, Hello Kitty… On en voit partout C’est un cadeau de rien du tout.

— Qui ? Dis-moi qui te l’a offert ? Tout de suite !

— Je ne peux pas te dire, querido, ils ne donnent jamais leur nom de famille, tu sais bien. Ils paient cash.

Tay se rallonge dans son bain et ajoute, désarçonnée :

— Mais attends, ce client-là travaille dans la cosmétique je crois.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Je ne sais plus… Ah, si ! Il m’a demandé mon avis : c’est un cadeau promotionnel pour la Saint-Valentin. Il voulait savoir si j’aimais. Il a dit, ça y est, j’y suis ! Il a dit : « Hello Kitty va déferler sur le monde. »

— Quoi ? je crie. Qu’est-ce que tu dis !? « Hello Kitty va déferler sur le monde » ? Mais…

— Mais enfin, querido, c’est juste une trousse de toilette stupide. Pourquoi tu t’énerves comme cela ?

— Tay, arrange-toi pour ne plus le revoir. Dis-lui que tu as chopé la grippe A et refile-le à une collègue.

— Mais, querido…

Incrédule, Tay me dévisage.

— S’il te plaît, fais cela pour moi, dis-je. C’est important. Combien il te donne ce salaud hein ? Je paie le manque à gagner, d’accord ?

— Qui ce salaud ? Le manque à quoi… ?

Elle se résigne :

— Oh, OK, comme tu voudras, c’est toi qui décides. C’est toi le boss après tout.

À peine rassuré, je quitte la pièce en maugréant :

— Je suis mort, je vais me coucher.

Dans la chambre, juste à côté, je m’effondre dans les draps de coton égyptien avec une dernière pensée : on a beau payer, on n’est jamais sûr de rien.


15 Profit and loss : compte d’exploitation.