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Mes attaches sont placées sur un compte bancaire. Son montant indique la valeur de ma vie. Sa qualité se définit par l’évolution du Dow Jones, le nombre de chaussures dans mon placard, le cours du cuivre. J’appartiens à une oligarchie motivée par l’ambition, avec le conservatisme comme idéal et la technologie pour rêve. J’ai la plus belle performance du floor. C’est tout ce qui compte, le montant de cash à l’instant t, la maximisation de mon gain individuel. Mon hédonisme est relatif : je n’ai aucune spiritualité ni conviction. Je vis dans une bulle inviolable, dans l’ultra-présent. N’importe où et toujours seul.

Je flotte autour de la planète, me pose un jour à Hongkong pour une négociation avec des fonds de pension chinois. Pendant quelques semaines, j’emménage dans une maison sur le Peak, lance mes programmes magiques, crée, à partir de rien, quelques millions. La banque loue le dernier étage du Peninsula Hôtel au bout de la presqu’île de Kowloon. Elle convie la presse financière internationale, gâte des journalistes à la ramasse. Assis sur des chaises dorées, ils gobent bouche ouverte et yeux écarquillés nos communiqués financiers bourrés de mensonges. Ils les maquillent en article, se vautrent au spa, noient leur vie terne dans le luxe rococo.

À Paris, j’habite avec une prostituée de luxe, un majordome philippin et ma fille Kate. J’ai récupéré sa garde après des années de séparation. Elle vit entre une clinique pour troubles alimentaires graves à Sceaux et mon appartement, un penthouse de l’île de la Jatte. Sur la terrasse, l’installation de Damien Hirst, un requin grandeur nature plongé dans du formol, regarde vers Paris. Le minigolf jouxte la piscine : deux mètres de long et un de large. J’appuie sur un bouton, l’eau se met en mouvement. Elle crée un contre-courant dont je peux régler l’intensité. Je dois nager pour rester à flot. Contempler, c’est couler. Je suis un mercenaire postmoderne.

Chez moi, tout est noir sauf le catalogue de l’exposition du moment au Guggenheim qui trône sur la table basse. Je fais partie des « Amis du musée », une amitié à 10 000 dollars l’an. Je n’y mets jamais les pieds mais reçois tous les beaux livres de l’institution. Le dernier, celui de l’exposition Bill Viola, est parfaitement aligné avec deux pots d’orchidées blanches et une pile de magazines. Toujours les mêmes, au même endroit, dans le même ordre. André le majordome les change chaque lundi. Je ne les ouvre jamais. Il y a aussi Risk Magazine, la bible du trader, dont j’ai souvent fait la couverture. Quand je prends quelques vacances, j’emmène André. C’est ma dame de compagnie. Du haut de son mètre soixante, il me sauve des contingences de la vie.

Chaque matin, à l’aube, je cours une heure sur le tapis d’entraînement. Casque sur les oreilles, j’écoute Bon Jovi ou Mozart, zappe de Bloomberg à CNBC. J’enfile un pantalon de flanelle sombre et une chemise bleu ciel – bleu banquier – et suis l’évolution des Bourses asiatiques. En quittant l’île de la Jatte, je connais déjà tout de ma journée.

Je gare la Lamborghini Countach anthracite au niveau – 6 de la Défense. Vingt types veillent sur ce parking en permanence. On entre sur empreintes digitales. C’est un perk, un avantage en nature offert par le Crédit Général. Comme l’accès à la salle de sport du Ritz, la loge à Roland-Garros, les concerts privés de Barbara Hendricks à la Salle Pleyel, les caisses de champagne à chaque clôture d’exercice. Ce parking est notre coffre-fort. Nous y entreposons nos jouets.

Sur le floor, plus c’est tordu, plus ça paye. Au-dessous de 20 % par an, il faut changer de banque. On se tape dans le dos, parle golf, s’échange les putes. Globalement, on se déteste. La journée, je crie sur tout le monde. À la moindre occasion. Je prends des positions insensées sur les marchés. Le soir, je traverse le bois de Boulogne à poil l’imperméable rempli de billets de 100. Je laisse les clés sur le tableau de bord de la voiture. Il ne m’arrive jamais rien.

Je vis en vase clos, au rythme de la nanoseconde. Mes rares relations sont dans le milieu, la haute finance internationale. Je sais bien que cela me rend dingue, dangereux, inutile. Il paraît que j’ai un parcours exceptionnel. Je représente l’excellence française. Je suis un King du Dax, une pièce pas si maîtresse du grand n’importe quoi.

Mes « copains de promo » de l’X sont englués dans leur quotidien de cadre de direction. Ils ont des salaires de misère, partent en vacances à l’île de Ré. Leurs maîtresses lisent People or not People. Elles traversent l’existence avec un distributeur de sucrettes dessiné par Karl Lagerfeld. Ils passent leur vie à tenter de la gagner. La mienne n’a aucun sens. Je suis une machine à cash, un cerveau serveur, un père absent, un amant qui paie. J’ai la rémunération de Brad Pitt. Lui a un vrai métier.

 

*

* *

Tout seul j’angoisse, à deux je m’ennuie, du coup, je paye. Tay est entrée dans ma vie il y a plus de cinq ans. Depuis, elle passe toutes ses soirées avec moi. Cette fille est un joyau, elle n’a jamais voulu renégocier son tarif.

Je l’ai connue chez M. Henri, un coiffeur de l’avenue Montaigne. Le Tout-Paris de la politique, des médias et des affaires s’y fait tailler les rouflaquettes. Il y règne un silence de première classe sur Singapore Airlines. Dans leur box privatif avec petits fours et arum mauve, les clients dévorent Voici et Gala en vérifiant qu’ils y sont. Des « hôtesses » en robe très échancrées passent. Elles sont belles comme les serveuses de l’hôtel Costes. Elles proposent manucure ou massage en attendant que la teinture L’Oréal Professionnal Soft Silver numéro 12 prenne.

Ce jour-là, j’avais suivi les jambes nues et parfaites d’une jeune femme au deuxième étage, dans l’une des cabines prévues à cet effet. Elle m’avait tout de suite tapé dans l’œil. Elle ressemblait au mannequin d’une publicité de mon enfance, celle des bonbons La Pie qui Chante : une superbe Black en chemisette de soie écrue, à la voix rauque et à l’accent faussement américain. Le regard gourmand et la bouche rieuse, elle susurrait à l’oreille de l’oiseau en lui caressant la gorge. Tay, d’origine yéménite, avait en plus des yeux couleur noisette à peine maquillés, quelques paillettes sur les tempes et une odeur de caramel. Elle me proposa de m’allonger sur le ventre et me massa. Je me sentais chez moi. Personne ne m’avait jamais touché comme cela. À la fin de son massage, elle me proposa doucement de m’asseoir.

Elle s’installa entre mes cuisses, j’écoutai La Norma en étouffant un râle d’abandon. Je quittai la cabine à regret, me demandant comment récupérer son numéro de téléphone. Je croisai un membre du gouvernement qui suivait également une « hôtesse ». Bigoudis desserrés, braguette ouverte, il titubait de bonheur. À ma vue, il eut un regard d’effroi, me foudroya : « Fais gaffe à toi, petit con. » Cette semaine-là, il faisait la une de Paris Match. Avec sa femme et ses enfants, ils posaient dans leur cuisine Vogica, hilares, entre tasses de café, jus d’oranges pressées et pot de Nutella. Le directeur du salon débarqua, hors de lui. Il se confondit en excuses car personne ne devait se croiser dans l’« espace VIP ». Le bien-être et le repos de ses clients étaient sa priorité. Il accusa Tay d’avoir traîné en cabine. Pour l’exemple, il la vira sur-le-champ. Je l’attendis dehors. Tay sortit furieuse. Je l’embauchai à plein temps. C’était mon jour de chance.

Quelques mois plus tard, je signai une exclusivité avec elle : toutes les soirées étaient pour moi, elle faisait ce qu’elle voulait de ses journées. 10 000 euros cash par mois contre ses services de gouvernante particulière. Elle vaut le centuple. Belle, elle n’a aucune exigence. Elle est délicieuse, attentive, discrète. Quand il a compris que Tay ne savait pas lire, quelle comptait les arrêts de métro pour savoir où descendre, quelle mémorisait les angles de rue pour savoir où tourner, André le majordome s’est mis à la conduire partout. Il lui arrive aux épaules, la protège. Le matin, je les trouve souvent en train de discuter ensemble sur la terrasse comme deux vieux copains. Elle passe ses matinées à la salle de sport branchée L’Usine dans des cours de body sculpt et ses après-midi au Raphaël avec ses clients.

Notre première nuit de Noël ensemble, j’avais offert à Tay une cascade de perles de Tahiti. Elle s’était déshabillée. J’avais posé un bonnet de Santa Claus sur ses cheveux plaqués à la laque. À l’odeur, le souvenir de ma mère avait surgi. Mon père décédé, que faisait-elle ce soir de réveillon, seule à Clermont-Ferrand ? Devant la soirée spéciale Rires de Noël animée par Jean-Pierre Foucault, elle devait s’empiffrer des marrons glacés envoyés par André. Je chassai difficilement cette pensée assassine. Paris puait la dinde aux marrons, les fenêtres scintillaient de bougies allumées. Aux portes de la capitale, des Pères Noël en papier pendaient aux balcons des HLM.

Tay avait enfilé des escarpins Louboutin vermillon. Je l’avais emballée d’une bande de velours rouge, nouée sur son petit ventre. Tay avait un peu grossi. Je ne voyais plus ses abdominaux. De sa voix rauque, elle avait chanté Happy Birthday Mister President, à la Marilyn Monroe, quarante fois de suite. Elle avait accompli exactement ce que je lui demandais, superbe, tentant de me faire rire. Nous avions un peu bu. Je n’avais personne à appeler. Songeuse, câline, Tay s’était enveloppée dans une couverture. Je ne savais pas d’où elle venait, son âge, sa vie avant. J’ouvris la bouche pour lui demander, elle me coupa :

— Tu as des nouvelles de ta famille ?

Tay ne posait jamais de question. Cela relevait presque de notre accord. Surpris, j’avais botté en touche :

— Oh… ma famille ? Mais, je n’en ai pas…

Tay avait insisté, calmement :

— Ta mère, ton ex-femme, je ne sais pas moi… On pourrait un peu parler pour une fois. C’est Noël !

J’avais toujours pensé que les mots tuaient les amoureux. On commence par se regarder avec des étoiles dans les yeux. Quelques années plus tard, on parle boulot. Puis vient la logistique des enfants, les tâches ménagères. Tout ça pour combler le sentiment déguerpi. Le soir dès que je franchis le seuil de la porte, je veux la serrer dans mes bras. Je la trouve le plus souvent dans la salle de bains, en train de se laver des tâches du jour. C’est une obligation contractuelle. J’ai fini par y souscrire. Nos jobs nous polluent. Tay sort de l’eau, je lèche çà et là sa peau sucrée. Son odeur est incrustée partout, sur les murs, dans mon cœur. C’est tout ce qui compte. J’avais donc répondu comme une boutade :

— Tu veux vraiment savoir hein ? Mon ex-femme s’est cramée la gueule à une Botox Party. Elle est défigurée à vie et je n’y suis pour rien. C’est énorme, non !

J’avais ri jaune et seul. Tay m’avait regardé droit dans les yeux.

— Pierre, et ta fille ? avait-elle enchaîné, déjà moins calme.

Je sentais que Tay ne me lâcherait pas.

— Kate ? Je ne sais pas trop, avais-je admis.

— Quoi ? avait-elle sursauté.

— OK. Elle est devenue anorexique. Je l’ai appris par l’avocat quand il m’a demandé une rallonge pour payer la clinique. Le psy m’a demandé de venir la voir.

— Et ?

— 14 ans, 1 mètre 44, trente kilos. Sa mère m’a appelé. Elle n’arrivait plus à gérer.

— Trente kilos… « Gérer » ? s’exclama Tay, choquée.

— Oui. À ce qu’elle dit, Kate coupe, pèse, compte tout ce quelle avale. Elle éponge la vinaigrette avec du pain pour manger deux feuilles de salade. Elle couvre son corps de longs tee-shirts informes. Et elle massacre ses Barbie à coups de pointe de stylo Bic.

— Pourquoi ?

— Elle enlève tout ce qui dépasse. Même la tête. D’ailleurs, ça a dû lui rentrer dans le cerveau car elle s’est arrêtée de grandir. Sa croissance est stoppée net.

— Pauvre chérie. Et alors, que fais-tu pour elle ? s’enquit Tay.

— Ben, je suis allé à la clinique. Un mouroir, ce truc. J’ai vu son médecin. Il m’a expliqué que Kate avait rejoint le mouvement Pro Ana.

— Pro Ana ?

— Oui, le mouvement des anorexiques du monde entier. En signe de reconnaissance, ils portent un bracelet de perles rouges vendu sur Internet. Les ventes financent leur site. Je suis allé voir. C’est hallucinant : il propose des conseils pour mentir aux parents, des fiches pratiques pour se faire vomir, des forums, des arguments pour tenir bon.

— Quoi ?

— Les anorexiques exècrent les gros : « Tu peux te sentir supérieure du fait que tous les autres vivent sur de la graisse tandis que tu es légère comme l’air. »

Tay était médusée.

— J’ai fouillé et j’ai fini par trouver des messages de Kate.

— Et qu’est-ce qu’elle disait ?

— C’était écrit en langage un peu codé, comme les SMS, je n’ai rien compris.

Je marquai une pause. Assez fier de ma démonstration, je venais de m’emballer un peu trop loin. Tay me relança :

— Je ne te crois pas.

J’essayai de gagner du temps.

— Honnêtement ?

— Oui, s’il te plaît.

J’ai tous les signes extérieurs de la gagne. Kate, depuis sa naissance, incarne ma difficulté à vivre.

— Je ne me souviens plus, avais-je répondu laconiquement.

Déçue, Tay se renfonça dans le canapé. Elle regarda ses ongles, tapota sur le plaid en alcantara. Puis elle me dévisagea, soupirant fort. Je craquai :

— OK, OK… il y avait cette phrase : « Barbie est grosse, je suis grosse. Je suis Barbie. Je veux mon papa. »

— Qu’est-ce que tu dis ?

Tay sauta du canapé comme un chat et m’ordonna ;

— Appelle-la !

— Quoi ?

— Maintenant, ou je me barre. C’est Noël !

— Mais… pas ce soir, ma chérie… s’il te plaît, viens contre moi.

Je tentai d’attraper sa main, elle esquiva :

— T’es qu’un minable, hurla-t-elle. Garde ton fric, tes chaussures et ton collier de grand-mère.

En deux secondes, elle arracha son tissu de velours rouge, jeta ses escarpins contre la baie vitrée. Elle m’engueula, nue comme un ver et belle à tomber :

— Ça te sert à quoi d’avoir tout ça ?

En enfilant ses vêtements, elle cria :

— Alors monsieur a un requin sur sa terrasse pour se rappeler qu’il est un tueur hein ! Monsieur joue avec le feu ? Soi-disant, tu prends des risques toute la journée ? Tu considères André comme ton ami et moi comme ta nounou ! Tu n’es qu’une racaille, un vieillard, un assisté. T’as rien dans le ventre, une tombe à la place du cœur.

— Mais où vas-tu ? Reste !

Elle attrapa son sac, fonçant vers la sortie. En empoignant la porte, elle lança :

— Je vais voir ma mère et mon frère si tu veux savoir. À Sarcelles. Sûre que c’est pas sur ton GPS.

— Ton frère ? Ta mè…

Elle fila par l’escalier de secours. Je refermai la porte, médusé. Je suis un porc, j’adore cette fille.

 

*

* *

 

Quelques semaines plus tard, après une pluie d’appels, Tay avait accepté de reprendre son service. Elle avait posé sa condition : que je m’occupe de Kate et que je lui raconte tout. Je pris le chemin de la clinique en traînant les pieds. C’était une vieille bâtisse proche du parc de Sceaux. Le jardin impeccable était saisi par le gel. Les écureuils et les lapins du bois s’aventuraient, à la recherche d’un bout de pain. Ils rentraient bredouilles. Dans cette clinique pour troubles alimentaires compulsifs, la nourriture s’administrait par seringue ou, quand les patients allaient mieux, à la becquée. Il n’y avait pas de reste, si ce n’est des bouillies hyper-protéinées qui plombaient l’estomac des bestiaux. Le docteur de Kate me fit entrer dans sa chambre. C’était un gros type à la tête de vieille carpe.

— Kate, regarde qui est là ? dit-il.

Ma fille vivait alitée, sous perfusion et médicaments. Le drap blanc remonté jusqu’à la poitrine cachait son petit corps. Il semblait perdu dans le lit une place. Ses veines bleu mauve apparaissaient sous la peau diaphane de ses bras. Ses cheveux raides châtain clair s’éparpillaient sur l’oreiller. Son visage était calme, comme s’il fonctionnait à l’économie. La lumière rebondissait sur ses pommettes saillantes. Sa bouche rose orange lui mangeait le visage. Elle avait 14 ans et paraissait épuisée. Les trois tomes du Seigneur des Anneaux s’empilaient sur sa table de chevet. Les vidéoclips tournaient en boucle sur la télévision accrochée au mur. Elle avait détourné les yeux vers moi, répondu poliment :

— Bonjour, monsieur.

— Kate, avait insisté son psy, c’est ton papa.

— Impossible, avait-elle répliqué. Mon père est parti il y a des années chasser les lions en Afrique. Il est mort, déchiqueté par les lions. Il nous a abandonnées.

— Non, Kate, ton papa est revenu. Il est là devant toi. Veux-tu qu’il reste ?

— Non, je vous dis qu’il est mort, avait-elle répondu, catégorique.

L’homme en blouse m’avait poussé dehors.

— Repassez dans une semaine, on va reparler ensemble. Je vous préviens, ce sera long. Les lions, ce n’est jamais bon signe.

 

Je vins chaque samedi matin. Je me débrouillais pour éviter Marie mon ex-femme. Kate toléra progressivement ma présence. La plupart du temps, elle refusait de parler. J’attendais à son chevet, silencieux et immobile. Puis nos moments ensemble s’animèrent peu à peu. Kate prononça une phrase, puis deux. Un après-midi, elle dit simplement, les yeux rivés au plafond :

— Je voudrais m’envoler comme Harry Potter.

— Pourquoi ?

— Parce que d’où je suis, je ne vois rien.

 

Le même jour, j’avais croisé son médecin dans le couloir. Il m’interrogea :

— Votre fille veut tout contrôler. Savez-vous pourquoi ?

Je tentai de me dégager :

— Elle n’en peut plus de tout avoir.

— Elle ou vous ? reprit-il en croisant les mains dans le dos de son énorme blouse blanche.

— Sa mère est folle, cela ne vous suffit pas ?

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? dit-il en fermant les yeux et en levant le menton.

— Foutez-moi la paix !

— Tiens, tiens, intéressant, enchaîna-t-il, la main se caressant le menton. Cela aiderait probablement Kate que vous consultiez quelqu’un. Je veux dire pour vous-même.

— C’est ça, c’est ça, avais-je rétorqué en m’enfuyant.

Au bout de quelques mois, j’avais des semblants de conversation avec ma fille. La plus longue survint un après-midi de juin. J’avais branché son poste de TV sur CNBC. J’avais besoin de suivre l’ouverture de Wall Street. Le journal de 8 heures du matin démarrait sur l’Irak. Des adolescents venaient de renommer la rue principale, celle qui sépare la zone verte (sécurisée), de la zone rouge (trouée d’obus). Elle s’appelait désormais Vietnam Street. Pendant le reportage suivant, sur le Darfour, Kate m’avait pris à partie :

— J’aimerais être à leur place.

— La place de qui ? dis-je plein d’espoir. La présentatrice ? le reporter ?

— Les enfants là…

— Mais pourquoi ?

Elle bava d’envie :

— Personne ne leur demande de manger.