16

 

 

GEORGE CONSULTA SA MONTRE.

Dix-neuf heures quarante-cinq.

Il se trouvait déjà au deuxième étage, prêt à passer à l’action.

De son poste d’observation dans le renfoncement menant au labo, il vit Sara Lowell et Reece Porter sortir de la chambre de Michael. Exactement à l’heure prévue. Dix minutes plus tôt, le Dr Harvey Riker avait quitté les lieux. À présent, Michael Silverman se trouvait seul et dormait probablement.

George eut beau tendre l’oreille, il n’entendit aucune voix. Sara et Porter attendaient l’ascenseur en silence. Il n’y avait sans doute rien à dire, pensa-t-il.

Au moins, ils auront un beau sujet de conversation demain.

Bien qu’il sente une poussée d’adrénaline familière, George demeura calme. Inutile de se presser. C’est dans la hâte qu’on commet des erreurs.

Il devait attendre encore quelques minutes la visite de l’infirmière. Ensuite, il n’aurait plus qu’à descendre le couloir pour passer un moment privilégié avec Michael. Justement, quand on parlait du loup… L’infirmière venait d’arriver à la porte de la chambre. Il n’aurait plus à patienter longtemps.

Pas plus de deux minutes après le départ de Sara et de Reece Porter, Janice Matley pénétra dans la chambre de Michael. Une mélodie apaisante de Mozart l’y accueillit, en même temps que le bruit de la respiration régulière du patient.

L’athlète dormait comme un bébé. Le pauvre, songea Janice. Non seulement il lui fallait lutter contre cet épouvantable virus, mais en plus il devait le faire sous les regards avides du monde. Si ce n’était pas malheureux. Un gentil jeune homme comme lui.

Janice vérifia les diagrammes. D’après le dossier, le Dr Riker lui avait donné une injection de SRI moins d’une heure plus tôt, ce qui signifiait qu’elle n’aurait pas à le réveiller avant quatre heures. Tant mieux. Dieu sait qu’il avait besoin de repos. Janice consulta sa montre. Huit heures moins dix. Elle allait redescendre et reviendrait lui faire sa piqûre à une heure.

Après avoir quitté la chambre, elle se dirigeait vers l’escalier quand quelque chose l’arrêta. Elle n’aurait pas su dire quoi exactement. Il n’y avait pourtant eu aucun bruit en provenance du labo, à part le bourdonnement régulier des lampes fluorescentes au plafond. Ces lumières lui tapaient sur les nerfs. On était capable d’envoyer des hommes sur la Lune, songea-t-elle, mais pas de fabriquer des ampoules qui ne bourdonnent pas comme des abeilles en colère.

Elle parcourut des yeux l’étendue du couloir, sans rien remarquer d’anormal. Qu’était-ce donc qui la perturbait ? Tout était calme et silencieux. À moins que ce ne soit justement ce silence qui l’ait titillée ; ce sentiment de pure désolation. C’était comme si quelqu’un, figé dans le noir, imprimait son immobilité à tout ce qui l’entourait.

Au lieu de redescendre, elle décida d’aller jeter un coup d’œil au labo, à l’autre bout du corridor.

George n’avait pas prévu ça.

Bon sang ! Qu’est-ce que cette satanée femme fabriquait ?

Du calme, George. Elle ne peut rien contre toi.

Elle peut me voir. Merde, elle va me voir.

Donc, tu vas devoir régler le problème, pas vrai ?

George détestait tout ce qui venait contrarier ses plans, comme était en train de le faire la grosse infirmière.

Il l’entendait marcher dans sa direction, d’un pas prudent mais néanmoins résolu. Comment réagirait son employeur en apprenant la mort de l’infirmière ? Mal, devina George. Mais ce n’était pas le moment de s’en soucier. Il avait un problème plus important à régler : S’occuper de Michael Silverman avant le retour de son foutu médecin.

Se collant contre le mur, à l’entrée du labo, il attendit. D’après le bruit de ses pas, l’infirmière n’était plus qu’à quelques mètres. Il glissa la main dans sa poche et en sortit son cran d’arrêt.

Ses muscles se tendirent dans l’attente de frapper.

 

Deux étages plus bas, Sara avançait en boitillant à côté de Reece Porter.

— Reece ?

— Oui ?

— Tu l’as trouvé comment ?

— Assez fatigué ; sinon, plutôt bien.

Dès qu’il avait entendu le communiqué télévisé de Michael, Reece avait quitté le vestiaire des Knicks, sauté dans un taxi pour se rendre à l’aéroport de Seattle, attendu pendant huit heures le prochain vol pour New York, traversé tout le pays, passé la journée à essayer de localiser Michael et, enfin, obtenu d’Harvey le droit de lui rendre visite.

Les dernières vingt-quatre heures avaient été longues.

— Je suis contente que tu sois venu, dit Sara. Ça compte beaucoup pour lui.

— Et toi, Sara, comment vas-tu ?

— Ça va.

— Pas de ça avec moi, s’il te plaît. Il n’y a qu’à voir comment tu marches. On a l’impression que tu as la jambe congelée.

Sara ne pouvait le nier. Toute la journée, elle avait eu des crampes, et la douleur se faisait sentir à chaque pas.

— Elle est un peu raide, mais ça ira.

— Attends-moi ici, je vais aller chercher la voiture.

— Je suis capable de marcher.

— Tu es parfois aussi pénible que Michael ! Assieds-toi là et arrête de faire ta tête de mule.

Avec un faible sourire, elle obéit.

— Je suis garé sur le parking visiteurs de la 167e Rue, poursuivit Reece. Je serai là dans dix minutes.

— Je ne bouge pas.

Sara regarda autour d’elle. Deux vigiles armés montaient la garde à la porte et deux policiers en civil, dans leurs voitures, surveillaient l’entrée de la clinique. Sa jambe l’élançait douloureusement. Dès qu’elle serait chez elle, elle se plongerait dans un bon bain chaud, puis se pelotonnerait sous les couvertures avec un bon bouquin et…

Et quoi ?

Et elle resterait là à s’inquiéter. Lorsqu’elle avait appris la maladie de Michael, la nouvelle ne l’avait pas réellement atteinte. Comme si son cerveau avait dressé une barrière – ou plutôt un tamis, qui laissait passer les informations, mais pas les émotions. Malheureusement, les trous du tamis commençaient à s’élargir, permettant à la réalité de s’infiltrer dans ses pensées conscientes.

Sara avait écrit quelques articles sur l’épidémie de sida. Elle avait vu les ravages de la maladie, la façon dont le virus dévorait les malades de l’intérieur. D’atroces images se mirent à défiler dans sa tête, dans un ordre aussi aléatoire que les horreurs infligées par le sida à ses victimes.

Des corps épuisés qui n’étaient plus que des champs de bataille pour la maladie ; sarcome de Kaposi, pneumonie à pneumocystis carinii, lymphome lymphoblastique, fièvre extrême, infections respiratoires ; destruction du système immunitaire ; altération mentale ; crise de délire qui laissait le malade balbutiant comme s’il était atteint d’Alzheimer ; chaque inspiration qui devenait une lutte ; les poumons qui se remplissaient de liquide et qu’on devait vider en passant un tube par la cage thoracique ; un affaiblissement tel qu’on n’avait plus la force de manger ; un jeune et beau visage transformé en un masque squelettique et hagard ; des corps athlétiques réduits à des os sur des peaux distendues ; la peau qui se couvrait d’affreuses lésions violacées ; des plaies qui se formaient dans la bouche et empêchaient de déglutir ; une perte de contrôle du mouvement des intestins ; une douleur permanente à laquelle on ne pouvait échapper ; des yeux qui voyaient la mort attendre patiemment sa victime…

Et la peur de la maladie, l’ignorance, la discrimination. Même aujourd’hui, vingt-cinq pour cent des Américains croyaient encore qu’on pouvait attraper le virus en donnant son sang.

Non, il n’y avait rien d’agréable dans le sida, rien de romanesque ni de photogénique. Juste la douleur, l’horreur et la mort. Avec le sida, le corps et l’esprit livraient une bataille sans fin contre une succession de maux épouvantables. On contractait une affection après l’autre, sans pouvoir reprendre des forces, comme un boxeur affaibli obligé de subir un round supplémentaire contre un adversaire plus fort que lui. Il n’y avait pas de répit.

Et à la fin, on perdait toujours.

Sara repensa à ce qu’Harvey leur avait raconté, moins d’une heure plus tôt, à propos de la visite de Raymond Markey. Elle avait du mal à croire à ses mots. Quelqu’un essayait-il véritablement d’empêcher la découverte d’un remède ? De ralentir les aiguilles de l’horloge afin de retarder la mise au point d’un traitement qui pourrait soulager des dizaines, voire des centaines de milliers d’êtres humains ? Une telle cruauté dépassait l’entendement.

Quelqu’un tenait-il tant à ce que le virus du sida continue de proliférer, au point d’en arriver à tuer ? Ça paraissait invraisemblable. Et toutes ces pensées lui donnaient envie de parler encore avec Michael ou, à tout le moins, de le voir encore une fois avant de rentrer chez elle.

— Bonsoir, Sara.

Eric se tenait devant elle. Bien qu’il eût travaillé pendant les cinquante dernières heures, il avait l’air frais et dispos. Il lui adressa un sourire chaleureux.

— Tout va bien ?

— Oui. J’attends Reece, qui va me ramener chez moi.

— Moi aussi, je rentre. Je n’ai pas dormi depuis… je ne sais même plus depuis quand. Il faut juste que je repasse d’abord au labo pour glisser ça sous la porte.

— C’est important ?

— Pas vraiment. Juste un mémo pour Winston O’Connor. Harvey veut qu’on se voie tous les trois demain matin.

— Si tu veux… euh… je peux le déposer à ta place.

— Je croyais que tu partais ?

— Oui, enfin, bientôt, mais…

Elle poussa fort sur sa canne pour se relever.

— Mais quoi ?

— Je voudrais retourner voir Michael.

— Il dort sûrement, Sara.

— Je sais. Je ne veux pas le réveiller. Seulement… je ne sais pas. Je veux juste passer la tête et m’assurer que tout va bien.

Eric esquissa un petit sourire crispé.

— Je comprends, mais je ne crois pas…

— S’il te plaît, insista-t-elle. C’est important pour moi.

Eric hésita, avant de céder.

— D’accord. Voici le mémo. Et souhaite-lui bonne nuit s’il est encore réveillé.

— Je le ferai. Merci, Eric.

Elle lui prit le papier des mains, l’embrassa sur la joue et appela l’ascenseur. Quelques secondes plus tard, la cabine l’emmenait vers le deuxième étage.

 

Janice Matley vit d’abord les baskets de George.

Leurs pointes étaient visibles dans le renfoncement de la porte du labo. C’étaient des baskets noires ; du moins, leurs extrémités l’étaient. Avec les jeunes d’aujourd’hui, allez savoir de quelle couleur était le reste de la chaussure ? Son petit-fils avait une paire de Nike Air Jordan plus colorées qu’un arc-en-ciel.

— Qui est là ? s’écria-t-elle.

À sa surprise, sa propre voix lui parut ferme et assurée.

— Qui est là ?

Elle vit le pied glisser en avant. La basket était complètement noire. Des Reebok, pour être précise. Un gros homme apparut, tout de noir vêtu. Chaussures noires, chaussettes noires, pull noir, pantalon noir. Ses manches de chemise remontées laissaient voir des avant-bras puissants. Il sortit du renfoncement et lui sourit. Un grand sourire éclatant mais… dénué de sentiments. Lorsqu’elle croisa le regard noir et terne de l’homme, un frisson glacé lui parcourut l’échine.

— Bonsoir, dit-il. Belle soirée.

Janice n’eut pas le temps de réagir. D’une main, George lui saisit la nuque et attira sa tête en avant. De l’autre, il actionna le bouton de son couteau, libérant la lame de vingt centimètres. La pointe s’enfonça dans le creux de la gorge et perça la trachée. Des flots de sang chaud éclaboussèrent le visage de George quand la lame ressortit de l’autre côté, à quelques centimètres en dessous de la main qui tenait le crâne.

Janice plongea le regard dans celui de son agresseur. Elle vit le reflet de son propre visage, frappé de stupeur, dans la surface froide des yeux de l’assassin. Il resserra sa pression sur sa nuque. Elle s’étrangla avec son sang, puis ses yeux se révulsèrent. Les derniers sons qu’elle entendit furent le bourdonnement des lumières et les bruits inhumains qui s’échappaient de sa propre bouche.

George regarda le corps glisser par terre. Sans s’émouvoir, il sortit son mouchoir et s’essuya le visage. Dégueulasse… Un travail de cochon pour un pro comme lui.

Avec un soupir las, il tira d’un coup sec pour récupérer son couteau, que le cadavre relâcha à contrecœur, avec un bruit de succion. Puis il alla enfermer le corps dans le débarras, avant de se diriger vers la chambre de Michael.

Le son des violons diffusé par le lecteur de cassettes et la respiration profonde de Michael l’accueillirent. Après une seconde d’hésitation, il décida d’allumer : il voulait voir ce qu’il faisait. Après tout, ce n’est pas la vieille infirmière qu’il allait déranger, et le reste de l’étage était vide. Un peu de lumière l’aiderait. De plus, où était le risque ? Si Silverman se réveillait, ce qui était peu probable, George serait sur lui avant qu’il ait pu esquisser un geste.

De fait, il aurait eu tort de s’inquiéter. Quand la lumière vive illumina la pièce, Silverman n’eut même pas un tressaillement. Mais, alors que George s’avançait vers le lit, il entendit s’ouvrir les portes de l’ascenseur.

 

Pendant que la cabine l’emmenait au deuxième étage, Sara se concentra très fort sur une question absolument sans intérêt : qu’allait-elle faire en premier – déposer le mémo ou aller voir Michael ? Au moment où les portes coulissèrent, elle décida d’aller d’abord glisser le papier sous la porte du labo. Sinon, si elle allait voir Michael en premier, elle serait tentée d’y retourner après être passée au labo.

Alors qu’elle avançait dans le couloir, Sara se figea soudain.

Oh, mon Dieu !

Le mur près du labo était maculé de sang. Qu’est-ce que… ?

Son cœur se mit à battre à toute allure, tandis qu’au milieu de sa confusion une autre pensée s’imposait : Michael !

Elle fit volte-face, se dirigea vers la porte de sa chambre et tressaillit en découvrant que la lumière était allumée.

L’espace d’une seconde, une ombre se découpa derrière le store de l’imposte.

Traînant la jambe comme un objet inanimé, elle entra et regarda autour d’elle.

Il n’y avait personne. À part Michael, bien sûr. Sauf que sa tête était bizarrement penchée d’un côté, et qu’il avait le corps à moitié sorti du lit.

Derrière elle, une voix retentit :

— Bonsoir, Sara.

Elle se retourna, mais n’eut pas le temps de voir le visage de l’homme.