8

De retour à la maison

Tout était noir et tranquille lorsque Perséphone se faufila par la porte d’entrée de sa maison. Sur la pointe des pieds, elle parcourut le couloir. Mais en passant devant la chambre de sa mère, elle s’accrocha un orteil sur un carreau décollé.

— Ouch ! s’écria-t-elle.

Laissant tomber son sac, elle sautilla de douleur.

— Perséphone ?

En un instant, Déméter sortit du lit et fut aux côtés de sa fille. Sous le cercle de lumière de la veilleuse, sa chevelure dorée brillait, et des mèches s’en échappaient dans tous les sens. Elle avait enfilé son peignoir à motifs de boutons de rose si précipitamment qu’elle l’avait mis à l’envers.

— Que s’est-il passé ? Est-ce que tu vas bien ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Ça va.

Le cœur de Perséphone battait à tout rompre en attendant que sa mère lui demande ce qu’elle faisait hors de son lit au milieu de la nuit.

— Que se passe-t-il ? Tu ne pouvais pas dormir ? demanda Déméter.

Puis son regard s’arrêta sur le sac de Perséphone. Son front se plissa.

Qu’est-ce que ce sac fait ici ? demanda-t-elle.

— Je… hum…

Perséphone s’arrêta, ne voulant pas mentir, mais ne voulant pas dire la vérité non plus. Déméter porta une main à sa gorge.

— Tu étais en train de t’enfuir, n’est-ce pas ?

Perséphone se frotta l’orteil, regardant ailleurs.

— Pas en train de m’enfuir. Je m’étais déjà enfuie. Mais Hadès m’a fait revenir à la maison.

— Je le savais ! dit Déméter en lançant un cri plaintif. Cet horrible jeune dieu ! C’était son idée, n’est-ce pas ? Je n’arrive pas à croire que tu te sois enfuie aux Enfers ! Je…

— Arrête ! s’exclama Perséphone. Tu ne m’écoutes pas ! C’était mon idée de m’enfuir, pas celle d’Hadès.

Déméter devint aussi pâle qu’un drap.

— Mais pourquoi ?

— Parce que j’étais fâchée.

Perséphone poussa un grand soupir.

Est-ce qu’on pourrait s’asseoir ? demanda-t-elle. Je suis vraiment fatiguée. Et en plus, mon orteil me fait mal.

— Oui, bien sûr, dit sa mère. Allons dans la cuisine. Je vais te préparer un goûter. Et de l’eau froide pour faire tremper ton pied.

Dans la cuisine, Déméter disposa quelques biscottes et un bol de nectar sur la table.

— Merci, dit Perséphone en se laissant tomber sur une chaise. Sa mère mit un grand bac d’eau sur le sol et Perséphone y plongea son pied. Puis elle prit l’une des biscottes et la trempa dans le nectar. Lorsqu’elle était plus jeune, sa mère lui préparait souvent ce goûter, plus particulièrement lorsqu’elle avait fait un cauchemar au beau milieu de la nuit.

Déméter s’assit en face d’elle.

— Alors, dis-moi. Pourquoi t’es-tu enfuie ? lui demanda-t-elle de nouveau.

Elle avait l’air consternée.

— Suis-je une mère si terrible ? ajouta-t-elle.

— Non, dit Perséphone. Bien sûr que non. Je te l’ai dit, j’étais simplement en colère.

— Je sais que tu crois que je suis une mère sévère, dit Déméter doucement, mais j’ai une plus grande expérience du monde que toi. Je sais ce qui peut arriver. C’est mon devoir de te protéger, même lorsque tu ne crois pas avoir besoin de protection.

— Mais j’ai presque 13 ans ! protesta Perséphone. Je suis assez grande pour prendre soin de moi-même !

— Tu crois que tu le peux, dit Déméter vertement. Mais parfois, tu n’utilises pas ton meilleur jugement.

Perséphone se hérissa. Elle savait à quoi pensait sa mère.

— Tu te trompes au sujet d’Hadès ! s’exclama-t-elle. Et mes amies aussi ! Comme je te l’ai dit, c’est lui qui m’a fait rentrer à la maison. En fait, il m’a ramenée ici. Il savait que tu serais inquiète si tu découvrais que je m’étais enfuie. Il a dit que je n’étais pas à ma place dans son monde.

Déméter la regarda avec surprise.

— Il a vraiment dit ça ?

Perséphone hocha la tête. Elle ne dit pas à sa mère combien elle avait été fâchée après lui de lui avoir dit ça, toutefois. Avec étonnement, elle prit conscience que ce nouvel aspect d’elle, en colère et téméraire, n’était pas plus elle que la Perséphone qui suivait le courant pour ne pas faire de vagues. La vraie Perséphone se trouvait quelque part entre les deux.

— Comment pourrai-je m’exercer à avoir un meilleur jugement si tu ne me laisses jamais juger de rien par moi-même ? demanda-t-elle à sa mère, les yeux suppliants.

Déméter ouvrit la bouche, puis la referma. Enfin, elle soupira.

— J’imagine que tu as raison. Je dois te donner un peu plus de liberté.

— Vraiment ?

Le cœur de Perséphone fit un bond dans sa poitrine.

Déméter hocha la tête.

— C’est difficile pour moi de l’admettre, mais tu grandis, dit-elle, l’air un peu triste. Tu n’es plus ma petite déesse, ajouta-t-elle, les larmes lui montant aux yeux.

Submergée d’amour pour sa mère, Perséphone sortit son pied de l’eau et se leva de table.

— Ne t’en fais pas, dit-elle, en prenant sa mère dans ses bras. Je serai toujours ta petite déesse, peu importe l’âge que j’aurai.

* * *

Même si elle s’était sentie mieux, pendant la nuit, après avoir eu une discussion avec sa mère, elle était inquiète, le lendemain matin, en traversant la cour d’école et en grimpant le large escalier de granit qui menait à l’Académie. Ses amies seraient-elles fâchées contre elle ? C’était la première fois, la veille, qu’elles l’avaient vu en colère. Et si elles l’aimaient uniquement parce qu’elle essayait toujours d’être gentille ?

— Perséphone ! Attends ! dit Athéna en fonçant vers elle, suivie de près par Aphrodite et Artémis.

— Salut, dit Perséphone mal à l’aise lorsqu’elles la rattrapèrent.

— Salut, répondirent-elles.

Pendant un instant de malaise, les quatre déesses restèrent sans rien dire. Enfin, Perséphone détourna le regard.

— Je suis désolée d’avoir…

— Nous sommes désolées d’avoir… commença Aphrodite en même temps.

Les deux déesses se turent en même temps. Puis elles se sourirent… et enfin, toutes les quatre se mirent à rire ensemble.

— Je suis contente que vous ne soyez pas fâchées contre moi, dit Perséphone.

— Nous aussi, dit Aphrodite.

— Ouais, convinrent Artémis et Athéna.

Perséphone arrivait à peine à y croire. Ses amies semblaient aussi malheureuses qu’elle de ce qui était arrivé la veille.

— Est-ce que les choses se passent mieux entre ta mère et toi ? demanda Artémis avec sollicitude lorsque les amies se prirent bras dessus, bras dessous pour grimper l’escalier.

Perséphone hocha la tête.

— Nous avons eu une bonne conversation, la nuit dernière.

— C’est génial ! dit Athéna.

Aphrodite examina Perséphone.

— Je ne t’ai jamais vue aussi en colère qu’hier, dit-elle, puis lui fit un sourire en coin. Je ne savais pas que tu avais ça en toi !

— Tu étais comme un volcan en éruption, ajouta Athéna. Le Vésuve en personne !

Perséphone sentit ses joues s’enflammer.

— Je suis désolée.

— Ne le sois pas, dit Artémis. Ne crois-tu pas que nous nous fâchions parfois aussi ?

Perséphone réfléchit pendant un moment. Puis elle se souvint de la fois où Aphrodite avait été si en colère contre Artémis, lorsque ses chiens étaient entrés dans sa chambre et avaient mâchouillé ses sandales préférées. Et Artémis avait presque fait une crise une fois qu’Athéna l’avait battue dans ce qui était censé être un concours de tir à l’arc amical.

Mais oui, bien sûr, ses amies aussi se fâchaient parfois, prit-elle conscience. Puis la lumière se fit : les amitiés solides pouvaient survivre à une explosion ou à une saute d’humeur occasionnelle. Elle ne devait pas craindre de perdre ses amies.

— À partir de maintenant, je vous promets de ne plus garder pour moi mes vrais sentiments, dit-elle. Alors, tenez-vous bien, ajouta-t-elle avec un sourire ironique.

Les déesses se mirent à rire. Comme elles passaient entre deux colonnes ioniques pour entrer dans l’école, Perséphone leur dit qu’Hadès était ami avec le directeur Zeus et qu’ils prenaient leur repas du midi ensemble presque tous les jours. Elle avait hâte de faire taire les rumeurs voulant qu’il soit un « mauvais garçon ». Peut-être alors ses amies verraient-elles Hadès sous un jour nouveau.

Lorsque Perséphone eut fini de leur expliquer la situation, Aphrodite eut l’air songeur.

— Typique de Pheme que de sauter aux conclusions, dit-elle. Mais nous n’aurions pas dû la croire aussi rapidement.

— Vrai, dit Artémis, mais le fait qu’Hadès ait toujours l’air renfrogné ne l’aide pas beaucoup.

— Peut-être aurions-nous l’air renfrogné nous aussi si nous devions vivre aux Enfers, dit Athéna.

— En réalité, c’est un endroit plutôt intéressant, dit Perséphone comme elles s’arrêtaient devant son casier.

Ses amies la dévisagèrent, l’air stupéfait.

— Tu y es allée ? demanda Aphrodite.

Perséphone hocha la tête.

— Hier soir, en fait.

Elle fit une pause.

— Je me suis enfuie de la maison.

— Quoi ? s’exclamèrent ses amies d’une même voix.

Perséphone leur raconta alors comment elle s’était éclipsée de la maison, s’était envolée sur Terre, puis avait pris le bateau de Charon sous le déguisement d’une vieille femme. À mesure qu’elle leur décrivait comment elle avait suivi le sentier marécageux, traversé le champ d’asphodèles, longé le fleuve en feu et était descendue dans la fosse du Tartare en croisant les fantômes de meurtriers et de voleurs, les yeux de ses amies s’écarquillaient de stupeur.

— Pardieu ! s’exclama Athéna. Tu n’avais pas peur ?

— Un peu, admit Perséphone en refermant son casier. Mais si Hadès ne m’avait pas forcée à rentrer à la maison, j’aurais bien aimé y rester pour en voir davantage.

— Tu es plus brave que moi, alors, dit Artémis en la regardant avec admiration.

— Et que moi aussi, dit Aphrodite. Je ne saurais pas ce qu’il faut porter aux Enfers !

— Peut-être un habit à l’épreuve du feu, la conseilla Perséphone.

Les autres déesses se mirent à rire. Alors, peu importe que le fait d’aimer les Enfers et les cimetières la rende différente des autres, pensa Perséphone. Cela ne dérangeait pas ses amies. Elles l’aimaient comme elle était. Et cela avait été amusant de les épater avec tout ce qu’elle y avait vu. Elle se demanda si Pheme était aussi excitée lorsqu’elle transmettait des potins particulièrement savoureux ou qu’elle lançait une rumeur intéressante. À la différence que ce que Perséphone disait était vrai.

Le héraut apparut au balcon au-dessus des filles et frappa sur la cloche-lyre.

— Le vingt-sixième jour d’école est sur le point de commencer, annonça-t-il.

— On se voit à midi, lança Perséphone à ses amies comme elles se séparaient pour aller en cours. Elle regarda autour d’elle en dévalant le couloir, espérant voir Hadès. Elle voulait lui faire ses excuses pour la manière dont elle s’était conduite la nuit précédente. Elle voulait lui dire qu’il avait eu raison de la ramener à la maison. Mais il n’était nulle part en vue.

À la fin de la troisième période, elle rejoignit ses amies à la cafétéria pour prendre une bouchée. Elle attrapa un bol de yaourt avec garniture de grenadola et se dépêcha de l’avaler. Puis elle se leva.

— J’ai quelque chose à faire, dit-elle à ses amies. À plus tard.

Après être sortie en trombe de la cafétéria, elle se dirigea vers le bureau du directeur Zeus.

Lorsque Perséphone demanda à madame Hydre si Hadès était dans les parages, la dame aux neuf têtes sembla un peu étonnée. Mais elle frappa tout de même à la porte de Zeus, puis l’entrouvrit.

— Il y a ici une jeune déesse pour Hadès, dit la tête jaune vif d’un ton enjoué.

Les huit autres têtes continuèrent de fixer Perséphone.

— De qui s’agit-il ? répondit Zeus d’une voix tonitruante.

« Par tous les dieux ! »

Sa voix était si forte et effrayante que Perséphone dut résister à l’envie de tourner les talons et de prendre la fuite. Elle dut se rappeler que le directeur Zeus était le père d’Athéna et qu’Hadès avait lui aussi eu peur de Zeus au début. Mais Hadès disait désormais que c’était un « type vraiment bien ».

— Comment t’appelles-tu, chère enfant ? demanda la tête violette de madame Hydre.

Redressant l’échine, Perséphone fit appel à son courage. Puisque Zeus ne l’avait pas renvoyée, Hadès devait se trouver dans son bureau.

— C’est moi, Perséphone ! cria-t-elle par la porte entrebâillée.