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Hadès
Perséphone avait entendu parler des cimetières avant, mais à ce jour, elle n’en avait jamais vu. Son fil était désormais étalé partout sur le sol rocheux et s’était pris sur les pierres funéraires. Elle rassembla le fil et glissa l’enchevêtrement dans la poche de son chiton. Puis elle se mit à observer autour d’elle.
Le cimetière était aussi grand qu’un stade. Ça et là, des oliviers et des lauriers sinueux sortaient du sol comme des plumes égarées sur un poulet déplumé. Un mur de pierre entourait l’endroit, le séparant de la ville. Perséphone pensa que c’était étrange et se demanda pourquoi il devait y avoir un mur. Mais peut-être celui-ci était-il nécessaire. Peut-être les mortels trouvaient-ils le cimetière si invitant que trop d’entre eux mouraient d’envie d’y pénétrer. Elle s’amusa de sa propre plaisanterie.
Parce qu’elle ne pouvait pas mourir, car après tout c’était bien ce que signifiait d’être immortelle, Perséphone avait toujours été fascinée par la mort. Toutefois, ce n’était pas un sujet dont elle discutait avec ses amies. La seule fois où elle y avait fait allusion, celles-ci l’avaient regardée comme si elle avait été une étrangère, et une étrangère bien étrange par-dessus le marché !
Perséphone erra dans le cimetière, s’arrêtant pour admirer les monuments les plus ouvrés, notamment celui surmonté d’un taureau de marbre. Les pierres tombales les plus simples étaient des cylindres de pierre portant comme inscription le nom de la personne décédée. Près des tombes les plus récentes, on avait laissé des coupes de vin et de petits gâteaux en offrande à l’esprit du mort.
Près d’un site nouvellement excavé, Perséphone trouva des lys éparpillés sur le sol. Elle les ramassa. Immédiatement, les fleurs se raidirent, et le vert de leurs tiges devint plus intense. Leurs pétales jaunes affaissés se mirent à se redresser, prenant une teinte plus vive.
— Voilà qui est mieux, se dit-elle à voix haute.
Tout était paisible, dans le cimetière. Plutôt agréable, en fait. Perséphone sourit. Elle était surprise de constater à quel point elle se sentait chez elle en cet endroit. C’était merveilleux d’avoir du temps à elle seule, ses pensées pour seule compagnie. Elle cueillit un bouquet de petites marguerites qui avaient poussé dans une parcelle d’herbe. Se reposant contre l’une des pierres funéraires, elle commença à tresser une guirlande avec les marguerites.
Soudainement, à moins de six mètres d’elle, le sol s’ouvrit en faisant un grand craquement.
— Houlà ! cria Perséphone.
Ses mains sursautèrent, et elle laissa tomber la guirlande de marguerites sur ses genoux lorsqu’un étalon noir sortit de la faille. Il se cabra sur ses pattes de derrière, et ses sabots avant battirent l’air.
Un jeune dieu montait l’étalon.Il paraissait aussi étonné de voir Perséphone qu’elle ne l’était elle-même de le voir là.
— Whoa ! cria-t-il.
L’étalon se calma, et le jeune dieu en sauta prestement. Il repoussa ses cheveux qui pendaient en longues bouclettes foncées.
— Je te connais, dit-il enfin d’un air décontracté. Perséphone, c’est ça ? Je t’ai vue à l’école. Que fais-tu ici, dans mon cimetière ?
Perséphone sortit une partie de l’amoncellement de fil vert de sa poche.
— J’ai perdu ma pelote de laine qui est tombée de mon sac et je l’ai suivie jusqu’ici.
Elle était surprise que le jeune dieu connaisse son nom. Il était un peu plus âgé qu’elle, peut-être 14 ans. Il n’était dans aucun de ses cours, mais elle se souvenait l’avoir vu longer les couloirs à l’école. Une fois, elle avait vu une bande de jeunes dieux turbulents et désagréables le pousser contre un mur. Arès, un jeune excité, était à leur tête.
Le jeune dieu la dévisageait. Avec son air posé et sombre, ses yeux noirs étincelants et son nez fin et droit, il était plutôt mignon, à sa manière.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Perséphone en rougissant sous son regard fixe.
Il leva un sourcil comme s’il était surpris, et même peut-être un peu insulté, qu’elle ne le sache pas déjà.
— Hadès, répondit-il.
Perséphone se figea sur place. Elle avait entendu ce nom avant, et bien qu’elle ne se rappelât pas exactement ce qu’elle avait entendu, elle savait que ce n’était pas des choses positives. Premièrement, Hadès venait des Enfers, un endroit lugubre, déserté et horrible. C’est ce qu’on en disait, de toute manière. Pourtant, il ne semblait pas si horrible que ça.
En fronçant les sourcils, Hadès fit un geste en direction du cimetière.
— La plupart des jeunes déesses ne mettraient jamais les pieds dans un endroit comme celui-ci. Ça ne te donne pas la chair de poule ?
Perséphone repoussa ses cheveux bouclés.
— Pas le moins du monde, répondit-elle. J’aime être ici. C’est paisible.
Sa réponse sembla plaire à Hadès.
— C’est paisible, en effet, dit-il en hochant la tête.
— Habites-tu ici ? Ou… elle jeta un coup d’œil à la faille d’où était sorti son cheval.
— Non, mais je viens ici souvent. Et plus particulièrement lorsque j’ai besoin de me reposer de l’école et d’autres choses, dit-il en s’asseyant à côté d’elle.
— Oh, dit Perséphone en entourant ses genoux de ses bras. Je comprends ce que tu veux dire. Je sens moi aussi parfois le besoin de m’éloigner de tout pendant un certain temps.
— Je ne suis pas trop bon à l’école, avoua Hadès.
Il avait ramassé un bâton et l’enfonçait dans le sol. Ses cheveux foncés lui tombèrent sur les sourcils.
— Moi non plus, mentit Perséphone.
Elle réussissait très bien en classe, mais elle ne voulait pas qu’Hadès se sente mal.
— Ce n’est pas vrai. Je sais que tu obtiens des A partout. Pourquoi mens-tu ? demanda-t-il en la regardant avec curiosité.
— Mentir ? dit Perséphone en déglutissant.
Mais il avait raison, et elle aima qu’il soit si direct. Elle décida donc d’en faire de même.
— J’imagine que je voulais simplement que tu ne te sentes pas trop mal, poursuivit-elle.
Il hocha la tête, paraissant comprendre.
— Parfois, je sèche les cours, lorsque je n’ai pas envie d’y aller. Ce qui est le cas la plupart du temps.
Perséphone pensa pendant un instant lui dire qu’il lui arrivait aussi de sécher les cours, mais elle se retint de mentir de nouveau. Elle était certaine qu’Hadès s’en rendrait compte.
— Peut-être est-ce la raison pour laquelle tu ne réussis pas très bien à l’école, lui dit-elle plutôt, doucement.
Il la regarda et se mit à rire.
— Ouais, peut-être as-tu raison.
— As-tu des cours avec monsieur Cyclope ? demanda Perséphone en continuant la conversation.
— J’ai cours avec lui à la dernière période de la journée, dit-il en hochant de nouveau la tête.
— Se promène-t-il pieds nus dans votre classe aussi ? demanda Perséphone en rigolant.
Toujours penché sur son bâton, Hadès fit un large sourire.
— Oui, et il laisse traîner ses sandales partout, et tout le monde s’y accroche en marchant. Ces trucs sont aussi énormes que des barques !
— C’est devenu un jeu de les cacher, dit Perséphone en hochant la tête.
— As-tu déjà fait ça ?
— Non, mais une fois, mes amies Athéna et Aphrodite les ont décorées d’étoiles scintillantes et les ont suspendues au plafond !
— Je t’ai vue avec elles, tes amies, dit Hadès, mine de rien.
Elle avait été surprise qu’il sache son nom et qu’elle obtenait de bons résultats scolaires, mais le fait qu’il l’ait remarquée avec ses amies la fit se sentir très heureuse, plus qu’elle ne l’avait été de toute la journée. Lorsqu’il était question de jeunes dieux, c’était habituellement Aphrodite qui attirait toute l’attention.
— Vraiment ? dit-elle en rougissant. Et toi, avec qui te tiens-tu ?
Hadès appuya si fort sur son bâton qu’il se rompit.
— Je suis plutôt du genre solitaire, marmonna-t-il sombrement. Parle-moi plutôt de tes amies, poursuivit-il sur un ton plus léger en lui jetant un regard.
Perséphone aurait voulu lui demander pourquoi il n’était pas copain avec les autres jeunes dieux, mais puisque c’était de toute évidence un sujet épineux, elle était heureuse qu’il lui ait demandé de parler de ses amies à elle.
— Athéna est tellement brillante qu’elle a inventé l’olive, dit-elle. Et personne ne connaît mieux la mode qu’Aphrodite. Quant à Artémis, c’est la meilleure archère de toute l’Académie ! Et elle a ses trois chiens. Une fois, ils se sont emparés des sandales de monsieur Cyclope. Quelle bavure…
— J’en ai entendu parler ! l’interrompit Hadès en riant encore une fois.
Perséphone aimait le ton profond et grondant de sa voix.
— J’ai un chien, moi aussi, enchaîna-t-il. Il a trois têtes et il s’appelle Cerbère. Mais c’est un chien pour le travail. Je ne peux pas l’emmener à l’école.
— Ouais, j’en ai entendu parler, dit Perséphone en hochant la tête.
Le chien gardait l’entrée des Enfers et empêchait les âmes de s’en échapper. Elle frissonna juste à y penser tellement cela lui semblait sinistre.
— Et maintenant, parle-moi de toi, dit Hadès. Qu’est-ce que tu aimes le mieux faire ?
— Eh bien, je peux jardiner un peu, dit Perséphone, surprise.
Généralement, les gens aimaient parler d’eux-mêmes. C’était étrange que quelqu’un lui pose des questions sur elle.
— Ma mère est Déméter, ajouta-t-elle.
— La déesse des récoltes et qui apporte aussi les saisons, c’est ça ? dit Hadès.
— Oui, répondit Perséphone.
— Tu lui ressembles, dit Hadès.
— Je peux faire pousser les plantes, en tous les cas, dit Perséphone en haussant les épaules.
— Montre-moi, dit Hadès.
— Hein ?
— Montre-moi comment tu fais pousser les choses.
Il s’appuya sur ses mains en se penchant légèrement en arrière, la défiant presque.
— Ce n’est vraiment pas grand-chose, protesta Perséphone.
Comme il se contentait de la fixer avec ces yeux foncés qu’il avait, elle haussa les épaules et tendit la main pour prendre la guirlande de marguerites qui se trouvait sur ses genoux. Les fleurs avaient eu le temps de s’étioler. Mais elle souleva la guirlande et en effleura doucement les fleurs ; leurs tiges vertes et leurs pétales blancs se redressèrent et redevinrent vigoureux, comme si les fleurs étaient toujours plantées en terre.
Hadès en fut bouche bée.
— Chouette ! Là d’où je viens, presque rien d’autre que les asphodèles ne pousse. Tu as du talent !
— Merci, dit Perséphone en souriant.
Elle n’arrivait pas à imaginer un endroit où rien ne poussait. Quoique les asphodèles fussent bien jolis. Elle avait toujours aimé ces fleurs blanches en forme d’étoile qui poussaient au sommet d’une longue tige. Avant même qu’elle puisse poser davantage de questions à Hadès au sujet des Enfers, un char tiré par deux chevaux couleur paille descendit du ciel.
— Oh non ! Ma mère !
Elle sentit Hadès se raidir à côté d’elle. Un peu comme s’il avait appris à toujours s’attendre au pire.
Déméter sauta du char dès qu’il se posa et se précipita vers Perséphone.
— Je t’ai cherchée partout, la réprimanda-t-elle. Tu aurais dû être rentrée depuis des heures. Que fais-tu dans cet endroit affreux ?
Elle poussa Perséphone vers le char. Puis, en se retournant en coup de vent, elle jeta à Hadès un regard qui l’aurait foudroyé raide mort s’il n’avait pas déjà été immortel.
— Ne t’approche pas de ma fille, jeune dieu ! l’avertit-elle.
Pendant un instant, un air douloureux traversa le visage d’Hadès, mais ses traits se durcirent en un masque impénétrable, et il se retourna.
— Maman ! dit Perséphone, les joues brûlantes de gêne alors que le char prenait son envol.
Déméter fouetta ses chevaux.
— Si tu n’aimes pas que je vienne te poursuivre, tu ne devrais pas t’en aller toute seule sans me dire où tu es et quand tu reviens, répondit-elle alors que le char prenait de la vitesse.
Perséphone essaya de ravaler la boule de colère qui lui plombait l’estomac. Ce n’était pas la première fois que sa mère venait la chercher comme ça. En fait, Déméter était une enragée du char, courant à droite et à gauche à bord du sien pour tout savoir des allées et venues de sa fille. Mais chaque fois que Perséphone s’en plaignait à ses amies, Aphrodite répondait qu’elle devrait plutôt se sentir reconnaissante d’avoir une mère. Provenant de l’écume de mer, Aphrodite n’avait pas de parents du tout. Et la mère d’Athéna était une mouche ! Elles ne comprenaient tout simplement pas.
— Et en passant, qui était ce jeune dieu ? demanda Déméter après un moment. Il ne m’inspire pas du tout confiance.
Perséphone haussa les épaules.
— Il ne me l’a pas dit, mentit-elle.
Déméter plissa les lèvres, et elles avancèrent en silence pendant encore quelques minutes.
— Promets-moi que tu ne partiras plus comme ça sans m’avertir, dit-elle enfin, rompant le silence.
— D’accord, dit Perséphone d’un ton glacial.
Dans des moments comme celui-là, elle ne pouvait s’empêcher de penser à quel point Aphrodite, Artémis et Athéna étaient chanceuses de ne pas avoir de mère qui leur collait aux basques. Se sentant rebelle, elle se promit de retourner sur Terre dès que possible. Et avec un peu de chance, elle reverrait Hadès à l’école le lendemain.