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Flashback.
Cela se passait il y a très longtemps… Au tournant de l’époque des Trois Serpents… Quelque part dans les steppes de Mongolie.
Lung Hang Hong était Chinois. Lung Hang Hong était magicien. Son âge ? Il l’ignorait. Ou feignait l’ignorer. On prétendait qu’il avait des chats parmi ses ancêtres et que, comme eux, il avait plusieurs vies.
Longtemps, Lung Hang Hong avait été l’astrologue-médecin du Grand Empereur Jaune mais, accusé de prévarication, de fausses prédictions qui avaient causé la maladie du souverain, il avait dû fuir. Juste à temps pour échapper au sabre du Grand Exécuteur Impérial.
Pendant des années, il avait erré, sans cesse en alerte, à travers les territoires désolés de l’Ouest et du Nord de l’Empire du Milieu. Pour finir par se fixer dans ce Pays du Vent, où il était à l’abri des poursuites de l’empereur, car le Pays du Vent était sous la coupe du Khan de la Guerre, dont les hordes faisaient régner la terreur depuis les rives de la Grande Eau jusqu’au lointain Occident.
Le Khan de la Guerre tenait Lung Hang Hong en haute estime. Lung Hang Hong l’avait guéri des fièvres et lui avait prédit d’incroyables victoires. Prédictions qui s’étaient réalisées.
À présent, Lung Hang Hong habitait un palais de briques et de tuiles vernissées, cadeau du Khan de la Guerre. Une habitation isolée, cernée de yourtes. Les Mongols l’honoraient tel un dieu. Ils lui apportaient de nombreux dons et le prévenaient de l’approche éventuelle des soldats de l’Empereur Jaune. Mais ceux-ci ne s’approchaient qu’à belle distance des territoires contrôlés par les hordes barbares du Khan de la Guerre.
Un jour qu’il parcourait la steppe à la recherche de minéraux et de plantes médicinales, Lung Hang Hong fut surpris par un orage. Son cheval, affolé, le désarçonna et prit la fuite. Seul dans la tourmente, Lung Hang Hong dut affronter la fureur des éléments.
C’était la saison des orages, et ils venaient de partout, telles des armées de dragons, lardant la terre de leurs langues de feu.
Pas un seul arbre à des kilomètres à la ronde sous lequel se mettre à l’abri et, de toute façon, Lung Hang Hong en connaissait suffisamment sur la nature pour savoir que, justement, il est dangereux de s’abriter sous un arbre pendant un orage. Et les orages étaient partout.
Lung Hang Hong ne sut jamais combien de temps il demeura sous l’averse, roulé en boule sous son manteau de soie matelassé pour offrir le moins de surface à la pluie. Pour se faire le plus petit possible entre les lances des éclairs. Ceux-ci frappaient le sol autour de lui, et il ne pouvait que prier les démons de la steppe de l’épargner.
Finalement, l’averse cessa. Les nuages chargés d’électricité refluèrent en débandade vers les quatre points de l’horizon. Des pans de ciel bleu apparurent entre les nuages déchirés. Un grand silence succéda à la fureur des dieux.
Lung Hang Hong releva la tête. Se déplia. Laissa errer ses regards sur la plaine où la pluie se résorbait en lambeaux de brumes. Au loin, des faisceaux de lumière solaire tachaient d’or l’étendue. Lung Hang Hong sourit de tous ses petits yeux aux paupières globuleuses. Les traits de son visage ridé demeuraient, eux, impassibles. Il en avait vu d’autres. Le temps et les événements glissaient sur lui comme le vent sur les écailles des dragons.
Un bref instant d’éblouissement. Il ferma les yeux, les rouvrit. Un éclat de lumière avait frappé sa rétine. Cela venait d’un endroit situé à une cinquantaine de mètres de celui où il se trouvait. Un miroitement qui se reproduisait suivant les incidences de la lumière, ou selon qu’il bougeât la tête à droite ou à gauche.
Tout d’abord, il pensa à une mare formée par l’averse, mais le désert avait digéré la pluie dès qu’elle tombait.
Intrigué, Lung Hang Hong se leva, marcha vers l’endroit du miroitement. Ses semelles de feutre enduit de graisse de yak s’enfonçaient légèrement dans le sol humide.
Tout de suite, il comprit. La foudre était tombée là et avait vitrifié le sable. Une large portion de surface brillante que, malgré lui, Lung Hang Hong compara à un miroir. Bien que, à cette époque, les miroirs fussent faits de métal poli, argent ou étain, d’orichalque parfois.
Lors de ses errances à travers la steppe, Lung Hang Hong avait souvent découvert de ces étroites zones de sable vitrifié par l’éclair. Mais jamais ces zones n’avaient présenté une surface lisse, comme polie, et d’une telle taille, comme c’était présentement le cas. Encore malgré lui, Lung Hang Hong pensa à un grand miroir. Un grand miroir qui serait tombé du ciel.
Le vieux magicien s’agenouilla. Se pencha au-dessus de la grande surface lisse. Qui lui renvoya son image. Un peu tremblante. Un peu floue. Lumineuse cependant. Comme celle reflétée par la surface figée d’un étang.
Il s’agissait d’une plaque translucide, d’une surface approximative de six iboïds[1] sur quatre. Elle se révéla à l’usage moins fragile qu’elle paraissait, en dépit de sa faible épaisseur. Lung Hang Hong la fit transporter chez lui où, dans son atelier d’alchimiste, il parvint à la découper en deux portions parfaitement rectangulaires.
L’aspect de la matière, sa régularité, lui avait fait supposer, dans son esprit de magicien, une origine extra-naturelle.
Au revers de chacune des plaques, Lung Hang Hong colla une fine pellicule d’argent. Puis il les fit encadrer de bronze pour les consolider.
C’est alors que, selon la légende, il eut la certitude des pouvoirs magiques des deux miroirs. S’il approchait un objet de l’un d’eux jusqu’à le toucher, il disparaissait, pour réapparaître dans le second. On soutenait même que Lung Hang Hong usait de ce phénomène pour disparaître et reparaître à sa guise. Il affirmait que le monde des miroirs ne ressemblait à aucun monde connu.
Mais, un jour, les armées chinoises envahirent le territoire du Grand Khan de la Guerre. L’Empereur Jaune voulait annexer la Mongolie. Ses hommes avaient pour mission de s’assurer de la personne de Lung Hang Hong et de le châtier.
Sur le point d’être pris, le magicien réussit à fuir. Il disparut et on ne le revit jamais. Plus tard, la légende courut que l’un de ses miroirs magiques l’avait englouti.
La victoire des troupes de l’Empereur Jaune fut de courte durée. Les guerriers barbares du Grand Khan de la Guerre les repoussèrent en leur infligeant de lourdes pertes.
Ayant entendu vanter les vertus des miroirs magiques de Lung Hang Hong, le Grand Khan de la Guerre s’en empara et les fit enfermer dans des gaines protectrices bardées de métal. On prétendait qu’il s’en servait pour échapper à ses ennemis. Partout, il les emportait avec lui dans ses conquêtes dans la direction où le soleil se couche, bien au-delà des Montagnes du Ciel.
On affirme que le Grand Khan avait ordonné qu’à sa mort les miroirs fussent enfermés avec lui dans sa tombe. Vœu qui, selon tous les témoignages, fut scrupuleusement respecté.
Quand, des années plus tard, la tombe fut ouverte, on se rendit compte qu’elle avait été violée. La plus grande partie des trésors qu’elle contenait avait disparu et, avec eux, les miroirs de Lung Hang Hong. On ne sut jamais ce qu’ils étaient devenus.