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Flashback.
Dans la chambre, coquettement meublée, mais à laquelle on pouvait reprocher une abondance inutile de fanfreluches, une douce lumière régnait, issue d’une lampe de chevet à abat-jour d’opaline posée sur une table de nuit aux pieds tors. La chambre de Madame Hardelange que, tout naturellement, Tallulah s’était attribuée.
Assise dans le lit garni de satin blanc, le bas du corps engagé sous la courtepointe, également de satin blanc, la jeune fille regardait autour d’elle. Tout, dans cette pièce, comme dans toute la maison, lui rappelait sa grand-mère. Là, cependant, dans la solitude nocturne, elle pouvait s’abandonner avec plus d’intensité au regret dont rien ni personne ne la distrayait.
Parfois, les regards de Tallulah s’attardaient sur une grande enveloppe blanche dressée contre le pied de la lampe de chevet. Deux seuls mots s’y lisaient. « Pour Tallulah ». Une écriture fine, à peine tremblée. L’écriture de Madame Hardelange.
Cette lettre, la notaire l’avait remise à la jeune fille le jour même. Quelques heures plus tôt à peine. Et Tallulah avait décidé d’attendre d’être seule pour l’ouvrir. Les dernières volontés de sa grand-mère méritaient le recueillement.
Finalement, Tallulah se décida à prendre la lettre. La tourna et la retourna pendant un moment entre ses doigts fuselés. Fendit le rabat de l’enveloppe d’un ongle pointu, délicatement laqué. En tira un papier plié en quatre. Déplia le papier. Lut.
« Ma chère petite fille,
« Quand on te remettra cette lettre, je ne serai plus. Ma dernière pensée aura été pour toi Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas t’avoir eue toujours à mes côtés. Mais tu étais née à l’étranger et la vie nous séparait, tout au moins en corps. Heureusement ; il y avait mes voyages aux États-Unis, et les vacances dont tu passais une partie à mes côtés. Nous avons pu apprécier alors comme nous étions proches en esprit et combien nous nous aimions. Toi, tu étais la lumière de mes vieux jours.
« Pourtant, ne sois pas trop triste. J’ai eu une existence et une vieillesse heureuses. Ma vie, l’aventure l’a occupée, tu le sais. Les voyages ont distrait ma solitude. J’aurais dû être exploratrice s’il y avait eu encore quelque chose à explorer. Il y eut les livres aussi, qui me permettaient de m’échapper en esprit d’une vie de solitaire, sinon de recluse, car la mort de ton grand-père, avant ta naissance, m’avait laissé un grand vide.
« Ensuite, il y eut ce miroir. Je l’achetai il y a quelques années chez un brocanteur, et ce fut par hasard que je fis la découverte de ses pouvoirs. Je n’en ai jamais parlé à personne, même pas à toi. Et, quand tu venais ici, tu t’étonnais toujours que la petite pièce, en entresol, fut toujours close, condamnée.
« Pour moi, pour mes dernières années, ce miroir fut une échappée à la vieillesse en m’ouvrant les portes d’un monde inconnu. Un monde plein de dangers, mais dont l’accès me grisait. Même si je faillis y trouver la mort. Au moment où j’écris ceci, je me propose d’y faire un ultime voyage. Ensuite, je détruirai le miroir. Si le temps me manquait pour le faire, fais-le, toi… Surtout, ne te laisse pas aller à la curiosité. Le monde, au-delà du miroir, est, je le répète, plein de dangers.
« Adieu, ma petite fille chérie. S’il y a un “là-haut”, de là-haut, je veillerai sur toi.
Bonne maman. »
Tallulah laissa retomber la lettre sur sa poitrine. Dans la masse noire de ses cheveux, son beau visage formait une tache claire. Les regards de ses yeux verts étaient devenus fixes. Puis des larmes en jaillirent, coulèrent le long de ses joues. À plusieurs reprises, elle murmura le nom de sa grand-mère.
De longues secondes s’écoulèrent. Tallulah posa la lettre sur la table de nuit. Éteignit la lampe de chevet. S’endormit dans son chagrin.