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Nous nous sommes dirigés vers les tentes en silence. J’étais passée prendre une lanterne à piles dans la cuisine, et nos ombres s’étendaient devant nous, presque enlacées, même si nous ne marchions pas si près que ça l’un de l’autre. Quand nous sommes arrivés à proximité des structures disposées en demi-cercle à quelques pas de la maison, j’ai remarqué qu’il ne s’agissait pas de tentes classiques, car elles reposaient sur un socle de bois muni de marches pour y accéder.

– Choisis celle que tu veux, ai-je dit à Cal. Elles sont toutes vides.

Sans me regarder, Cal s’est avancé vers la première tente se trouvant devant nous. J’aurais dû lui donner la lanterne au lieu de le suivre, mais quand j’y ai pensé, il était déjà entré.

J’ai grimpé les quelques marches, poussé le rabat de toile et l’ai rejoint.

– Ce n’est pas vraiment le luxe de Thorne, ai-je commenté.

L’espace étroit qui comprenait un lit de camp et une table pliante me rendait déjà claustrophobe. Par ailleurs, dans la pénombre, je pouvais à peine distinguer l’expression de Cal. Il s’est assis sur le lit grinçant. Les coudes calés sur ses genoux écartés, il ne disait toujours pas un mot.

– Si tu as faim, je peux aller voir ce qu’il y a dans la cuisine, ai-je proposé. Traîner un démon sans pouvoirs à travers la planète doit creuser l’appétit, j’imagine ?

– Je n’ai pas faim, a-t-il répliqué à voix basse.

– Super. Dans ce cas, je vais te laisser te reposer.

Les joues en feu, j’ai pivoté vers l’entrée.

– J’ai pensé à toi chaque jour, a-t-il lancé.

Ma main s’est figée sur le rabat.

– Ne pas savoir où se trouve quelqu’un pendant trois semaines, c’est long, a-t-il poursuivi d’une voix rauque. J’ai cru que j’avais eu une mauvaise idée de t’envoyer chez les Brannick.

Je me suis retournée. J’avais envie de plaisanter pour alléger la tension qui régnait entre nous. À la place, j’ai répondu :

– Moi aussi j’ai pensé à toi, tu sais.

Cal a levé le nez et j’ai croisé son regard.

– Cal, tu as sauvé la vie de mon père. Tu as tenté de sauver celle d’Archer, ai-je ajouté, le cœur serré. Je ne sais même pas comment te remercier. Et j’ignore s’il existe une corbeille de fruits assez grande pour te…

Il s’est levé et m’a serrée contre sa poitrine. Il sentait bon, c’était une odeur familière, et les larmes me sont montées aux yeux. Il m’a caressé les cheveux.

– Il est possible qu’Archer s’en soit tiré, Sophie, a-t-il murmuré. L’Œil l’a peut-être secouru.

J’ai fermé les yeux.

– Oui. Ce n’est pas à cause de ça. Enfin, si, mais pas uniquement. C’est… Tout va tellement mal, Cal.

Il m’a serrée davantage.

– Je sais. La disparition de Graymalkin est une catastrophe.

Je n’avais même pas songé à cela. À combien Cal aimait cette île. Il m’avait un jour confié qu’il vivait à Hex Hall depuis l’âge de treize ans et s’y sentait chez lui. En ce qui me concernait, j’avais déménagé trop souvent pour me sentir chez moi quelque part.

Je me suis dégagée et l’ai regardé.

– Je suis vraiment désolée.

Sur son visage, j’ai lu tout ce que je ressentais : la confusion, l’impuissance, la solitude. Et c’est cette dernière émotion qui m’a sans doute poussée à me hisser sur la pointe des pieds et à effleurer ses lèvres. C’était simplement une façon de le remercier, de le réconforter. Mais quand j’ai reculé la tête, il a rapproché sa bouche de la mienne et m’a donné un vrai baiser.

Je l’ai embrassé en retour, les mains agrippées à son tee-shirt. Durant une minute, c’était agréable. Et même plus que ça. La chaleur de ses bras me rassurait.

Et soudain, la peau brûlante, j’ai rompu notre étreinte. Le dos tourné, j’ai essuyé mes joues d’une main tremblante en bredouillant :

– Et maintenant, je suis également désolée de ce baiser.

Si auparavant, j’avais trouvé l’atmosphère oppressante dans la tente, à présent je suffoquais. J’ai entendu un soupir de Cal.

– Non, c’est moi qui suis désolé, a-t-il déclaré. On est tous deux dans une situation… étrange.

J’ai pivoté vers lui, un léger sourire aux lèvres.

– Tu devrais retourner auprès de ton père, a-t-il murmuré. On reparlera de tout ça demain, quand les choses seront…

Il n’a pas achevé sa phrase.

– Oui, demain, ai-je répondu.

J’ai senti son regard dans mon dos en quittant la tente, et c’était comme s’il restait là, posé entre mes omoplates, tandis que je trottinais vers la maison.

J’avais donc de nouveau embrassé Cal.

Cela m’étourdissait et j’ignorais si c’était lié au remords ou à la frivolité. Mes mains tremblaient encore quand j’ai ouvert la porte du fond. La maison était plongée dans le silence et j’ai marché jusqu’au salon. Mon père somnolait sur le divan. Assise par terre, près de lui, une tasse fumante posée à côté d’elle, ma mère l’observait avec une expression triste mêlée de crainte et aussi d’autre chose. De son index, elle effleurait les spires violettes tatouées sur sa main.

J’ai reculé avant qu’elle ne m’aperçoive.

En grimpant l’escalier, je me suis sentie tremblante et vide. Il y a une limite au nombre d’émotions qu’on peut ressentir simultanément, et j’avais définitivement atteint la mienne. La réapparition de mon père et de Cal, le baiser inattendu, ça faisait beaucoup en un seul jour.

En ouvrant la porte de ma chambre, une lueur spectrale m’a accueillie.

– Pas ce soir, Elodie, ai-je reniflé. Je ne suis pas en état.

Puis la stupéfaction m’a saisie.

Ce n’était pas le fantôme d’Elodie qui se tenait au centre de ma chambre. C’était celui d’Archer.