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Je suis descendue de la voiture et le gravier de l’allée a crissé sous mes pieds.

– Alors ? a demandé mon père, en s’extrayant du siège du conducteur.

J’ai contemplé le manoir qui nous surplombait. Archer et Jenna sont sortis du véhicule et m’ont rejointe. J’ai repoussé mes lunettes de soleil au sommet de mon crâne.

– C’est mieux. C’est moins lugubre qu’avant.

La bâtisse avait été repeinte et les fenêtres réparées. Les fougères qui flanquaient l’entrée étaient de nouveau verdoyantes. Cependant, les arbres carbonisés se dressaient toujours là, noirs sur l’herbe grise.

– Cela ne sera sans doute plus jamais comme avant, a commenté ma mère en contournant la voiture.

– C’est peut-être une bonne chose, ai-je rétorqué.

– À votre avis, qu’est-ce qu’ils vont en faire ? a questionné Jenna.

– J’aimerais bien qu’ils le brûlent, a pesté Archer. Et qu’ils coulent l’île dans la foulée.

Alors que j’entrais dans le manoir, une brise a soulevé mes boucles. L’odeur de décomposition avait disparu, mais une profonde tristesse émanait des lieux. Et il m’a semblé qu’il n’y avait rien à faire contre cela. Nous sommes passés sous le vitrail qui avait été entièrement restauré et brillait dans la lumière automnale. Des murmures me sont parvenus quand nous nous sommes approchés de la salle de bal. Ma mère m’a pris la main.

– Tu as le trac ?

– Non, ai-je articulé d’un ton peu convaincant.

Les tables dépareillées avaient été remplacées par une mer de chaises noires – toutes vides. Sur l’estrade où naguère les professeurs prenaient leurs repas, on pouvait distinguer douze fauteuils ressemblant à des trônes. Tous, sauf un, étaient occupés.

Quand je suis entrée, les membres du nouveau Conseil se sont levés.

– Je vous en prie, ai-je protesté. Ne me mettez pas encore plus mal à l’aise que je ne le suis déjà.

L’un des elfes, un colosse aux ailes émeraude, a froncé les sourcils.

– En tant que successeur présumé à la tête du Conseil, vous avez droit à un certain respect.

– Restez assis, je me sentirai tout aussi respectée.

À ma surprise, ils se sont exécutés sans discuter davantage.

– Avez-vous réfléchi à notre proposition ? a questionné une femme.

C’était sans doute une sorcière, mais je n’en étais pas sûre. Je me suis installée sur l’une des chaises noires.

– Je peux vous demander quelque chose ? ai-je lancé à mes interlocuteurs.

Personne ne m’a répondu.

– Pourquoi m’avoir choisie ? ai-je repris sans me démonter. Je suis un démon, certes, mais Nick aussi. Pourquoi ne lui avez-vous pas proposé de diriger le Conseil ? Parce qu’il est devenu fou, un jour, et a tué beaucoup de gens ?

L’elfe aux ailes vertes m’a regardée.

– C’est l’une des raisons majeures, oui.

– Pas la seule, néanmoins, a précisé la femme.

Elle a posé ses mains sur ses genoux et j’ai distingué des étincelles violettes au bout de ses doigts. C’était bien une sorcière.

– Le courage et la force morale dont vous avez su faire preuve en combattant Lara Casnoff nous ont épatés. Surtout à un âge aussi jeune. Et vous êtes allée au bout de votre mission sans vous laisser dominer par votre peur. Nous devrions tous prendre exemple sur vous, a-t-elle ajouté en jetant un regard sur ses collègues.

– Avez-vous pris votre décision ? a questionné un grand homme au crâne chenu.

– Pourquoi avez-vous rénové Hex Hall ?

J’ai senti une onde passer entre les membres du Conseil, puis la sorcière a pris la parole :

– Parce que le manoir d’Hécate a toujours été une institution utile pour nous, et nous n’avons pas l’intention de laisser quelques événements regrettables gâcher cent ans de tradition. Le mois prochain, nous pourrons accueillir les élèves qui ont été condamnés à venir ici, et la vie reprendra son cours normal à Hex Hall.

J’avais envie de rire. Comme si Hex Hall était un endroit normal.

Enfin, elle m’avait répondu… Je me suis levée et j’ai déclaré :

– Très bien, j’accepte votre proposition.

Des sourires de soulagement se sont affichés.

– À deux conditions, ai-je repris.

Les sourires sont tombés.

– Je deviendrai présidente du Conseil une fois que j’aurai terminé mes études.

– Certainement, a répliqué la sorcière. Vous pouvez aller étudier à Prentiss. Nous pouvons tout arranger immédiatement.

Prentiss était un pensionnat huppé fréquenté par les progénitures des Prodigium plus riches que nous. C’était, paraît-il, le contraire de Hex Hall à tous les niveaux. J’ai secoué la tête.

– Non. Je pensais à une université classique. Comme celle des humains.

L’elfe aux ailes vertes a tiqué.

– Mais il vous reste encore une année avant d’aller à l’université, il me semble ? Et si Prentiss ne vous convient pas, où souhaitez-vous vous inscrire ? Un lycée humain n’est pas un choix réaliste.

– Je sais. C’est ma seconde condition. J’aimerais que le manoir d’Hécate redevienne une école où l’on se sente en sécurité, ouverte à tous les Prodigium qui veulent s’y inscrire, comme ce fut le cas dans le passé. Je veux en faire autre chose qu’un centre d’éducation surveillée. Je ne sais pas si après ce qui s’est passé l’année dernière nous aurons beaucoup de demandes, mais nous devons essayer. Ce sont donc mes conditions.

Debout, les mains jointes, j’ai pensé à Cal qui disait « Ça va aller » pendant que la fosse se refermait sur lui. Il avait sacrifié sa vie pour me sauver. Je voulais que cela serve à quelque chose. Et il avait cru en Hex Hall, en avait pris soin, et s’y sentait chez lui. Restaurer cet endroit était le moins que je puisse faire.

Alors, quand la sorcière m’a regardée en déclarant que le Conseil acceptait, ce ne sont ni la crainte ni le regret qui m’ont saisie, mais la satisfaction.

Mes parents, Jenna et Archer m’attendaient à l’extérieur de la salle.

– On aura tout le temps de discuter sur le chemin du retour, ai-je dit à mon père. Pour l’instant, j’ai besoin d’être seule.

Il a passé son bras autour de la taille de ma mère.

– Absolument, a-t-il répondu.

– Comme tu veux, a dit Jenna.

Archer a hoché la tête.

– Fais ce que tu as à faire.

Je les ai dépassés et je suis sortie sur le perron. Les marches ne grinçaient plus. J’ai foulé la pelouse jusqu’à un grand chêne contre lequel je me suis appuyée pour contempler l’école.

J’ai senti une présence près de mon coude. Les cheveux roux du fantôme d’Elodie ondoyaient près de moi.

– Bonjour, ai-je dit.

– Alors, c’est toi qui vas être la grande patronne ? a-t-elle commencé.

Aucune repartie ne m’est venue à l’esprit.

– Oui, ai-je simplement répondu.

– Tu seras à la hauteur. Mais ne t’avise pas de répéter à qui que ce soit que j’ai dit ça, ou je te tue !

J’ai gloussé.

– Ça marche.

Tandis qu’elle contemplait le manoir, j’ai ajouté :

– Si tu veux que je te… libère, c’est possible. Je peux m’en occuper maintenant.

Les pieds flottant au-dessus du sol, Elodie a pivoté vers moi.

– Et j’irais où ?

– Je ne sais pas.

Elle est devenue très agitée et ses lèvres se sont mises à remuer si vite que je ne pouvais rien déchiffrer.

– Du calme ! l’ai-je coupée. Ralentis. Cela ne fait pas si longtemps que ça que j’ai appris à lire sur les lèvres.

Elle a rapproché son visage du mien et articulé :

– Si tu restes à Hex Hall, alors j’aimerais y rester aussi.

J’ai cligné des yeux.

– Vraiment ? Je te préviens, tu ne pourras plus disposer de mon corps.

– Non, ce n’est pas ça qui m’intéresse. C’est dégoûtant, d’ailleurs. J’aimerais simplement pouvoir rester ici. Pour l’instant, en tout cas.

– Pourquoi ?

– Parce que tu es mon amie, voyons ! Et ça m’a amusée de vous aider, toi et ton équipe d’exclus. Je n’aurais jamais cru qu’en étant morte, ma vie serait aussi palpitante.

Étrangement touchée, j’ai répliqué d’une voix douce :

– Elodie, je comprends ton souhait. Et envisager mon existence sans toi ne me réjouit pas, ai-je ajouté en toussotant. Mais tu ne peux pas rester éternellement collée à moi. Ce serait injuste pour nous deux.

– As-tu la possibilité de me libérer de toi en me reliant à Graymalkin à la place ? a-t-elle demandé. Ici, les revenants sont tous retenus par l’île. Pourrais-tu faire ça pour moi ?

J’ai réfléchi et senti mon flux magique bourdonner dans mes veines.

– Oui, je le peux. Néanmoins, tu seras ensuite coincée ici pour toujours, seule avec les quelques fantômes du coin.

Elodie s’est volatilisée et j’ai levé les yeux au ciel.

– Oh, je t’en prie ! l’ai-je réprimandée.

Puis elle a réapparu à plusieurs mètres de là et m’a fait signe d’approcher. Je l’ai rejointe. En contrebas, l’étang miroitait au soleil, m’éblouissant, et j’ai mis ma main en visière.

– Magnifique, ai-je déclaré. Il était glauque avant.

Soudain, j’ai porté la main à ma bouche. Cal longeait l’étang. Son fantôme, du moins. Sa silhouette n’était pas très distincte, mais je l’ai reconnu à ses longues enjambées. Il s’est accroupi et a passé sa main au-dessus d’une parcelle d’herbe grise qui s’est aussitôt imprégnée de vert émeraude. Il a regardé dans ma direction et m’a saluée d’un geste. Je l’ai salué en retour, les larmes aux yeux.

– Est-ce qu’il peut me voir ? ai-je demandé à Elodie. Ou bien, c’est uniquement toi qu’il voit ?

– Il peut te voir. Ce n’est pas à moi qu’il adresserait ce genre de sourire. Enfin, pas encore, a-t-elle ajouté d’un air malicieux. J’ai l’éternité pour le séduire.

Je savais qu’elle plaisantait.

– Tu veilleras sur lui ? ai-je dit d’un air grave.

– Compte sur moi, a-t-elle répondu avec tendresse.

Finalement, un simple sortilège avait suffi pour exaucer le vœu d’Elodie. Néanmoins, quand le lien magique qui nous enchaînait l’une à l’autre s’était rompu, je ne m’étais pas attendu à me sentir aussi triste.

Quand Archer et Jenna m’ont retrouvée, Elodie était déjà partie. Autour de l’étang, l’herbe était maintenant d’un vert étincelant.

– Te voilà, a dit Jenna.

J’ai gravi la pente dans leur direction.

– Oui, désolée. Je voulais réfléchir.

Archer a passé son bras autour de ma taille.

– J’en suis certain. Alors, tu leur as dit que tu acceptais ?

– Oui. C’est idiot, tu ne penses pas ?

– C’est dangereux. Et je pense que tu es folle. Mais c’est ce qui me plaît chez toi, donc ce n’est pas stupide. J’ai été un peu déçu qu’un séjour aux Caraïbes avec ton petit ami ne figure pas parmi tes conditions.

Il a incliné la tête pour m’embrasser et Jenna s’est éclairci la gorge.

– Coucou ? Le faire-valoir vampire a également besoin de se changer les idées.

Archer lui a poussé doucement l’épaule.

– Quand on reviendra des Caraïbes, Mercer t’emmènera en Transylvanie. Qu’est-ce que tu en dis ?

Elle lui a donné une bourrade affectueuse et j’ai de nouveau eu envie de pleurer. Je me suis reculée d’un pas et j’ai annoncé :

– Tant que l’année scolaire ne sera pas terminée, je ne partirai nulle part. Oui, c’est l’autre condition. Je vais rester à Hex Hall qui va redevenir un établissement fréquentable. Simplement pour un an, pas pour le restant de mes jours. Ensuite, j’ai prévu d’aller à l’université. Mais cela ne nous empêchera pas de rester en contact. Il existe plusieurs sortilèges qui permettent de le faire.

Jenna et Archer ont échangé un regard.

– Pourquoi voudrais-tu qu’on se sépare ? a questionné Jenna.

– Parce que… Écoute, je ne peux pas vous demander de rester. Jenna, tu as Vix, et toi Archer, tu as… Qu’est-ce qui te pousserait à rester ?

– Toi, a-t-il répondu d’un ton ferme. Et une bande de chevaliers de Dieu qui veulent ma peau.

– Vix pourra me rendre visite, a rétorqué Jenna. Et l’école sera un endroit plus agréable. Y passer un an de plus me semble supportable, même si la nature n’est pas vraiment réjouissante à voir.

Je leur ai montré l’herbe verdoyante autour de l’étang, et j’ai ri.

– Nous n’avons pas à nous faire de souci pour l’île. On est en train de la soigner.

– Dans ce cas, c’est décidé, a déclaré Jenna. Vix viendra en visite, l’île finira par avoir meilleure mine, et je ne te quitterai plus jamais.

– Oui, et il faudra rester vigilants vis-à-vis de L’Œil, et je vais certainement être obligée de lire plein d’ouvrages rasoir pour apprendre à diriger le Conseil et…

La bouche d’Archer s’est plaquée sur la mienne et il m’a fait taire un instant. Quand il s’est dégagé, il m’a regardée en souriant.

– Et comme allié, tu as un ex-chasseur de démons, arrogant et cinglé, bêtement amoureux de toi.

– Ainsi qu’une vampire anxieuse qui est prête à aller en enfer avec toi, a renchéri Jenna. Qui est allée en enfer avec toi !

– Et des parents qui t’aiment, et qui sont probablement en train de flirter dans la voiture, a ajouté Archer.

– Alors, a repris Jenna en passant son bras sous le mien. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

Je les ai regardés tour à tour. Je les aimais tant tous les deux. Les roseaux ont bruissé autour de l’étang et j’ai cru percevoir le rire d’Elodie.

– Rien, ai-je répondu. Rien.