CHAPITRE II

Joë Maubry se penche sur le berceau. Il aperçoit le rayonnant sourire de sa fille Barbara et il éprouve une immense fierté.

Il tend son index. La petite menotte potelée du bébé s’accroche au doigt de son père.

 Guili guili, fait Joë, joueur.

Il passerait des heures devant le berceau et il s’amuserait follement. Mais la sonnerie impérative du visiophone interrompt ces instants de détente et lui rappelle qu’il est reporter à la T.V. américaine.

Il passe dans le salon, peste contre l’intrus et appuie sur le contacteur. Il attend que son correspondant apparaisse sur le petit écran.

Il grimace à la vue de Manuel Robeson. Celui-ci ne ménage guère la douce quiétude de son employé.

 Ah ! Maubry… Passez en vitesse au bureau. Il y a quelque chose qui pourrait vous intéresser.

Joë écoute jacasser sa fille dans la chambre et il hoche la tête.

 Patron, j’attends ma femme d’une minute à l’autre. Barbara est toute seule, vous comprenez.

 Prenez une nurse, mon vieux ! maugrée Robeson. Vous êtes père de famille, d’accord. Je vous ai félicité. Mais votre travail ne doit pas en souffrir.

 O.K. ! J’entends Joan qui rentre. J’arrive immédiatement.

Il éteint le visiophone, s’habille en hâte, embrasse Joan dans le hall et lance :

 Chérie… J’ai une affaire sur les bras, je crois. Si tu veux toujours continuer ton métier…

 Évidemment ! confirme la journaliste.

 Eh bien ! il te faudra trouver une nurse !

 Justement, j’en ai trouvé une. J’allais te le dire mais tu ne me laisses même pas ouvrir la bouche.

Il embrasse encore furtivement sa femme. Elle a à peine vieilli et reste d’une beauté distinguée. Ses yeux verts brillent avec le même éclat. Sa bouche conserve cet attrait qui avait conquis Joë au début.

 Je suis pressé, s’excuse-t-il. Je te téléphonerai.

Il se rue dans l’ascenseur, monte sur le toit-terrasse, appelle un héli-taxi. Il a horreur de conduire sa voiture en ville à cause des embouteillages.

Le taxi volant le mène directement aux studios de la T.V., situés à la périphérie de Washington. Une belle journée s’annonce et un généreux soleil inonde les buildings blancs de la capitale.

Il pénètre en trombe dans le nouveau bureau de son patron.

Le gros Robeson l’observe à la dérobée derrière ses épaisses lunettes. Il pense que, depuis qu’il a une fille, Joë est souvent dans la lune. Cela ne va pas de pair avec sa profession.

Robeson tonne de sa voix bourrue qui fait trembler les vitres :

 Asseyez-vous et écoutez cette information.

Tandis que le reporter se cale dans un fauteuil, le rédacteur en chef du service des faits divers met en route un magnétophone.

La voix d’un speaker de radio sort de la cassette :

La police a fouillé en vain les marécages et elle n’a trouvé aucune trace des occupants de la Chevrolet. Une rapide enquête a permis d’établir qu’il s’agissait de deux étudiants en médecine revenant d’une surprise-partie. On pense qu’ils se sont enlisés dans les marais…

Robeson interrompt la bande.

 Banal accident, hein ?

 Apparemment, grimace Joë. J’étais au courant de la disparition des deux jeunes gens et je pensais qu’on les retrouverait. Pourquoi ont-ils quitté leur voiture en pleine nuit ? Le rédacteur en chef hausse les épaules.

 Nous ne le saurons jamais.

Joë étire ses jambes et soupire, déçu :

 C’est pour ça que vous m’avez dérangé ?

Furieux, Robeson frappe du poing sur la table. Il se sent le maître, ici, et il voudrait que ses employés le sachent.

 J’ai le droit de vous déranger quand je veux !

Il s’apaise, allume l’un de ses gros cigares favoris et expulse quelques bouffées. Il sait que Maubry déteste l’odeur des cigares.

Il ôte ses lunettes d’un geste machinal.

 Pour moi, les deux étudiants ne se sont pas enlisés. Ils ont disparu.

 C’est la même chose, souligne en souriant le mari de Joan Wayle.

 Non. Les deux jeunes gens connaissaient la région. Ils ne se seraient pas hasardés dans les marais, en pleine nuit, si quelque chose ne les avait pas attirés.

Joë sourcille, dresse la tête. Ce fait divers prend des proportions et s’aiguille sur une autre voie. Du moins, Robeson s’obstine pour en tirer quelque chose d’intéressant. Il ne lance pas ses reporters sur une banalité.

 Patron, vous avez une idée ?

 Je rapproche cette histoire avec celle survenue en France. Vous savez, ces deux pilleurs de cimetières. Une affaire sordide.

Maubry se frappe le front. Il possède une mémoire extraordinaire. D’ailleurs, l’information est tombée il y a deux jours à peine.

 On n’a toujours pas retrouvé le fameux Marco ?

 Toujours pas. Et son complice a décrit qu’ils avaient été les témoins d’un curieux phénomène.

 Vous croyez donc à l’existence de ces flammes verdâtres, brusquement apparues dans un cimetière ?

Robeson précise car il est méticuleux sur les détails :

 Les environs étaient marécageux, comme en Floride. Il s’agit là d’un curieux point de concordance entre les deux affaires.

Joë devient franchement hilare.

 Vous rêvez, patron. Vous rêvez à un grand reportage dont vous me confieriez l’enquête.

 Quand même ! proteste le rédacteur en chef. Trois personnes ont disparu dans des circonstances inexplicables.

 Trois personnes ! répète Maubry. Sur quatre milliards d’individus. Vous vous rendez compte ! Il y a cinquante ans, l’information ne serait même pas parvenue jusqu’à nous.

Il soupire profondément.

 Bref, vous voulez que j’aille en France.

 Non, attendez encore, mais préparez-vous à partir. Si nous en croyons le rescapé de Sologne, ce pilleur de cimetières, ce qu’il a aperçu ne serait pas un feu follet. Par conséquent, la disparition de son complice reste totalement mystérieuse. C’est la base de départ d’un bon reportage, pour peu que l’affaire de Floride se classe dans le même cas…

À ce moment, le visiophone sonne. Robeson enclenche le contacteur et contemple son interlocuteur, un homme encore jeune au visage barré d’une moustache.

 Ici, Mike Barton, votre correspondant de Nairobi. Une équipe de forestiers a découvert un cimetière d’éléphants, vers la frontière du Tanganyika…

 Ça ne m’intéresse pas, coupe le rédacteur en chef des faits divers. Du moins, ça ne dépasse pas le cadre de la rubrique régionale. Pourquoi m’empoisonnez-vous avec cette histoire ?

Sur l’écran, Barton paraît convaincu. Des gouttes de sueur apparaissent sur son visage. Il est vrai que, là-bas, à Nairobi, il fait plus de quarante à l’ombre.

Pourtant, la sueur n’est pas toujours un signe de chaleur. Elle naît aussi sous le coup d’une émotion, d’une peur ou d’un autre sentiment. Le bureau de Barton est sûrement climatisé.

 Ne raccrochez pas, patron, insiste le correspondant du Kenya. Les éléphants ne sont pas seuls en cause. Il paraît que le cimetière pullule d’étranges lueurs verdâtres, la nuit venue.

Robeson s’étrangle, tend le cou. Il aboie littéralement.

 Des flammes de bougie d’un mètre de haut, c’est ça ?

 À peu près, confirme Barton. Vous savez, les forestiers n’ont pas moisi dans le coin. Ils ont eu peur et ils se sont sauvés. Ils sont allés raconter leur aventure à un poste militaire.

 Alors ?

 Alors, les soldats ont pris position autour du cimetière. Ils ont couru en vain après les lueurs. N’empêche. Les forestiers maintiennent leurs déclarations.

 Ouais ! souffle Robeson.

 Qu’est-ce que je fais, patron ? demande Barton.

 Vous attendez Maubry à l’aéroport. Je vous l’envoie par le prochain airbus.

Le rédacteur en chef appuie rageusement sur le bouton d’extinction du visiophone. Son regard s’attarde sur Joë.

 Vous avez entendu ? Ce qui me chiffonne, c’est que l’armée se mêle de choses qui ne la regardent pas. Ils vont tout saboter alors qu’une affaire comme celle-là exige de la discrétion, du doigté.

Joë se dresse.

 O.K. ! J’ai compris. Vous me refilez un billet d’avion pour Nairobi.

 Oui. Tâchez de découvrir quelque chose au sujet de ces flammes vertes. Si possible, filmez-les.

 Alors, il me faut deux billets.

 Pourquoi ?

 Pour Merket, mon cameraman.

 Évidemment ! dit Robeson, ironique.

J’avais pensé à vous adjoindre Merket, figurez-vous.

Maubry ne tend jamais la main à son patron. Les deux hommes ne familiarisent pas trop, sans doute à cause de la différence de classe sociale. Robeson est directeur, Joë un salarié. Il vaut mieux que les rapports restent distants.

Robeson est salarié aussi, mais à une autre échelle et ses responsabilités sont évidemment plus grandes que celles de son personnel. Sinon sa paie ne se justifierait pas.

Le reporter quitte le bureau directorial et passe dans la salle des télétypes. Les machines crépitent sans cesse et déversent leurs informations sur bandes. Il faut être dingue pour accepter une place dans cet enfer.

Joë se réfugie dans une cabine de téléphone. Il appelle son cameraman chez lui.

 Fais ta valise, mon vieux. Nous partons pour Nairobi. Il y a, paraît-il, un magnifique cimetière d’éléphants du côté de la frontière tanganyikaise.

 Tu te fous de moi ! proteste Merket.

 Non. Grouille-toi. L’airbus part dans trois heures. J’ai juste le temps d’embrasser ma fille et ma femme.

 Dis donc, est-ce que Joan vient avec nous ?

 Je n’en sais rien. Je me demande si elle préfère s’occuper de Barbara ou bien du Star-Tribune.

 Tu sais, glisse le cameraman, je connais bien Joan depuis que nous travaillons ensemble. Ça fait… ça fait… Il calcule mentalement.

 Quinze ans, hein ?

 Oui, quinze ans, confirme Joë. Tu ne te trompes pas.

 Bon. Alors, elle possède le virus du reportage et n’est pas encore mûre pour la retraite. Ce n’est pas Barbara qui y changera quelque chose. On peut concilier les deux : mère de famille et journaliste.

 Au fond, confie Maubry, je serais heureux si Joan venait avec nous. Ça dépendra de Scriber, le rédacteur en chef du Star.

 C’est tout vu. Scriber, ce vieux renard, sautera sur l’occasion, comme d’habitude. Sa méthode lui a toujours réussi. Il est le roi pour tirer les marrons du feu.

Joë raccroche et demeure pensif. Il rentre chez lui et, quand il annonce à sa femme qu’il part pour le Kenya, Joan pince rageusement les lèvres. Une bouffée d’aventures l’envahit.

Non, elle n’est pas faite pour rester à la maison et elle le comprend vite. Elle règle très rapidement le placement de Barbara chez la nurse et prévient son rédacteur en chef qu’elle désire reprendre du service.

Scriber donne avec empressement son feu vert. Aussi, ils sont trois à prendre l’airbus pour Nairobi.

 

*
*  *

Nairobi, encadrée de montagnes, capte tous les rayons du soleil. C’est un vrai four. Une chaleur torride, suffocante, abrutit la ville, dessèche les poumons, brûle la peau.

Heureusement, dans leur hôtel climatisé, Joë, Joan et Merket jouissent d’un confort total : air conditionné, insonorisation, service impeccable.

Ils sirotent des boissons fraîches au bar, en compagnie de Mike Barton dont la moustache humide de sueur amuse fort Joan Wayle.

Accablé par la chaleur, le correspondant local ne se montre guère bavard. Il étale une carte sur une table et désigne un point précis.

 C’est ici, vers la frontière.

 Il y a une route carrossable ? s’informe Merket.

 Une piste, dit Barton. Il faudrait deux jours pour atteindre le cimetière.

Le délai rebute Joë. Il baisse les bras et, à travers les stores tirés, observe la place grillée de soleil, à peine ombragée par les palmiers.

 Eh bien ! soupire-t-il, c’est gai.

 Avec un hélicoptère, ajoute Barton, rassurant, vous en aurez pour trois heures seulement. Quatre au maximum.

 « Nous » en aurons pour trois heures ! rectifie Maubry avec un sourire. Car, naturellement, je vous réquisitionne, Barton.

 Moi ?

 Vous connaissez mieux le pays que nous, et surtout les dialectes. Et puis, entre nous, cela ne vous fera pas de mal, un peu d’exercice. Vous commencez à prendre de la brioche et, à votre âge, c’est très mauvais.

Le correspondant local grimace. C’est vrai, il bedonne déjà, avec la trentaine. Il boit beaucoup et ne se démène pas assez.

Joë tapote son ventre plat dont il est fier.

 Regardez-moi. J’ai dix ans de plus que vous et je n’engraisse pas. Pourtant, j’aime la bonne cuisine. Mais, demandez à Joan, je m’astreins à une gymnastique quotidienne et je maintiens ainsi ma forme.

Barton jette un œil envieux sur l’abdomen de Maubry. La perspective d’un effort physique le décourage.

 Ici, avec la chaleur, faire du sport devient insupportable. Nous ne sommes pas aux États-Unis ! Nous transpirons déjà rien qu’en dormant.

 Vous avez des piscines, remarque le téléreporter. Je crois que vous mettez beaucoup de mauvaise volonté.

Merket ramène ses amis à une conversation plus professionnelle.

 Quand vous aurez fini de parler de votre ligne, nous passerons aux choses sérieuses. Quand partons-nous pour le cimetière d’éléphants ?

 Demain matin si vous voulez, suggère Barton. J’ai l’hélicoptère et les autorisations nécessaires.

Ils se mettent d’accord pour 5 heures. Après une nuit de sommeil paisible et une bonne douche, ils se retrouvent à bord d’un hélico pas très moderne, mais c’est tout ce que le correspondant local a pu trouver.

Merket pilote avec assurance. Pour le moment, ils survolent de hauts plateaux recouverts d’une épaisse forêt vierge.

Ils descendent vers le sud. Déjà, ils aperçoivent, au loin, les cimes enneigées du Kilimandjaro, culminant à près de six mille mètres. Mais le Kilimandjaro se situe sur le territoire du Tanganyika.

L’ombre de l’appareil se profile sur le tapis vert, impénétrable, de la forêt africaine. Il ne ferait pas bon tomber en panne dans des endroits pareils car on s’écraserait fatalement sur les arbres.

Malgré son aspect rébarbatif, le moteur tourne rond. La tuyère est un peu bruyante et la cabine très mal insonorisée.

Barton se montre un excellent navigateur. Il a tracé un itinéraire, au départ, et il s’y conforme scrupuleusement.

Ainsi, quatre heures plus tard, l’hélico survole un village fait de cases en bois recouvertes de chaume. La civilisation ne semble pas avoir atteint ce coin, relié à la capitale par de mauvaises routes souvent inondées à la saison des pluies.

L’appareil se pose sur la place du village et suscite la plus grande curiosité chez les habitants. Ceux-ci ignorent qu’il s’agit de journalistes mais, du moment que quelqu’un vient les voir, ils se sentent beaucoup moins isolés.

D’ailleurs, ils ont un grand respect de l’hospitalité et ils accueillent les visiteurs avec empressement.

Ils offrent des fruits et du vin de palme. Ici, la chaleur semble beaucoup moins suffocante qu’à Nairobi, sans doute à cause de l’altitude.

Barton parle avec quelques notables et il explique qu’ils viennent pour visiter le cimetière d’éléphants.

Le chef du village s’exprime très correctement en anglais. Comme c’est un honnête homme qui n’a aucune arrière-pensée, il met en garde les Américains.

 Le cimetière ?

À cette évocation, son regard se dilate et il suggère :

 Vous ne devriez pas aller là-bas. Les mauvais génies l’habitent.

 Vous savez, dit Maubry, ne commencez pas à nous décourager. Je suppose que vous-même, il y a belle lurette que vous ne croyez plus aux génies.

 C’est vrai, reconnaît le notable. Nous avons évolué et abandonné nos superstitions. Mais j’ai vu les « flammes » vertes et elles m’ont fait une terrible impression.

Joë montre beaucoup d’intérêt. Doucement, il met en route son magnéto portatif et adresse un signe discret à Merket. Celui-ci comprend, braque sa caméra et prend des gros plans d’un visage très expressif.

 Nous tournons une séquence pour la T.V. américaine, commente Maubry.

L’autochtone soupire :

 Les militaires ont levé depuis longtemps le siège du cimetière.

 Vous voulez me dire ce que vous avez vu ?

 Eh bien ! j’ai conduit les soldats sur place. Pendant plusieurs nuits de suite, nous avons aperçu des « langues » de feu sautillant entre les carcasses d’éléphants. Quand les soldats se précipitaient, les flammes disparaissaient comme par magie.

 Aucun militaire n’a disparu ?

 Non. D’ailleurs, ils campaient assez loin, à cause de la puanteur dégagée par les matières animales en décomposition.

 Et les forestiers ? Parlez-moi des forestiers. Ce sont eux qui ont donné l’éveil ?

 Oui. Ils ont vu aussi les flammes vertes, la nuit. Pris de panique, ils ont préféré alerter les autorités.

 Le cimetière est loin de tout axe de communication ?

 Oui. Il se trouve dans une région isolée et assez marécageuse, difficile d’accès.

 Vous saviez que des éléphants venaient mourir là ?

 Ils viennent y mourir sans doute depuis des siècles.

 Et l’ivoire ? Cela représente une fortune…

Le notable fixe la caméra et il se dit que cent cinquante millions d’Américains connaîtront son visage. Pour un chef de village du fond de l’Afrique, cette notoriété renforcera son prestige. Il deviendra d’un seul coup une vedette.

 L’ivoire ? Il y a eu des aventuriers. Puis le gouvernement a exploité cette « mine » pour son propre compte. Maintenant, les éléphants morts sont amputés de leurs défenses.

 Les « flammes » n’ont jamais quitté le cimetière ?

 Je n’en sais rien. En tout cas, nous ne les avons jamais vues par ici, autour du village. Heureusement.

 Vous pensez qu’elles sont toujours là-bas, avec les éléphants ?

 Oh ! sans doute…

Joë coupe le magnéto. Ce qu’il va demander n’intéresse pas les téléspectateurs.

 Pourriez-vous nous emmener jusqu’au cimetière ?

Il désigne l’hélicoptère et ajoute :

 Nous vous ramènerons au village avant la nuit.

L’autre acquiesce. C’est un homme aux cheveux déjà grisonnants, au nez épaté, aux lèvres épaisses. Il manifeste de la sympathie pour les reporters. Pendant la journée, il n’a pas peur car les lueurs vertes n’apparaissent que la nuit. En tout cas, elles n’ont jamais attaqué personne, mais leur présence reste inexplicable.

Le gouvernement a promis une enquête plus approfondie. Or, les habitants de la région, les premiers concernés, attendent toujours la venue des officiels. Personne ne s’est encore manifesté.

Aussi, l’arrivée de journalistes américains soulève un vif intérêt parmi la population. Plusieurs volontaires s’offrent pour accompagner les reporters.

Maubry refuse toutes ces bonnes volontés. Après une halte de deux heures, l’hélicoptère reprend son vol vers la frontière.

À combien sont-ils du Tanganyika ? Dix, vingt kilomètres ? En tout cas, les neiges éternelles du Kilimandjaro constituent un phare étincelant sur l’horizon brumeux. Cette présence de glaces, au niveau de l’équateur, est à la fois insolente et insolite. Elle rafraîchit le regard, évoque un coin des Rocheuses ou une montagne d’Europe et dépayse moins les Blancs. Il semble qu’un bout de terre occidentale a été amené dans cet enfer torride pour tempérer le climat.

Un premier survol du cimetière situe le lieu. Il s’agit d’un genre de cirque, encadré de hautes montagnes. Pour y accéder, à pied, il faut traverser des marécages et un seul chemin y conduit, s’infiltrant entre un étroit goulot rocheux juste suffisant pour le passage d’un éléphant.

Les pachydermes, sentant leur déclin arriver, guidés par l’instinct atavique, s’acheminent vers leur dernière demeure. Certains meurent en route, épuisés, ayant présumé de leurs forces. Mais beaucoup y parviennent et y attendent la mort en paix.

Comme convenu, Maubry ramène le notable chez lui avant la nuit et le remercie chaleureusement de sa collaboration. Il lui promet de repasser par le village avant de regagner Nairobi.

Puis, vers le soir, l’hélicoptère se pose sur un petit plateau surplombant le cirque. Nos amis notent qu’un sentier accède au cimetière en s’insinuant entre de gros blocs de rocher.

Avec l’arrivée de la nuit, la fraîcheur tombe. Il fait même froid. Barton veut allumer un grand feu de bois, autant pour se réchauffer que pour éloigner les bêtes sauvages, mais Maubry l’en dissuade.

 Vous êtes fou ! Vous voulez effrayer les « lueurs » alors que nous venons uniquement pour elles.

 Bah ! soupire Mike, regrettant le confort de son appartement de Nairobi. Vous savez, nous supporterions un peu de chaleur.

 Enroulez-vous dans une couverture et buvez du café, suggère Joë, mécontent. Vous êtes intolérable, Barton, et vous rouspétez constamment. À Nairobi, vous vous plaigniez d’une température excessive !

Mike bougonne et s’installe finalement dans l’hélicoptère. Il allume le réchaud à gaz et prépare de l’eau pour faire du café instantané. Il n’est vraiment pas né pour l’aventure et il admire Maubry en secret car le téléreporter a justement acquis sa célébrité en courant le monde.

 Barton, reproche Joë, le métier de journaliste ne s’apprend pas le derrière sur une chaise. Si vous n’y mettez pas de la bonne volonté, vous resterez toujours un mièvre correspondant local. Mais peut-être que, au fond, votre situation actuelle vous suffit…

 En effet, grommelle Mike. Je m’en contente. Je ne suis pas ambitieux.

Ils dressent un hâtif campement. Avec la froideur de la nuit, ils seront obligés de dormir dans l’hélicoptère, roulés dans leurs sacs de couchage. Mais il faudra que quelqu’un monte constamment la garde.

Ils ont choisi un observatoire impeccable. De leur hauteur, ils dominent le cimetière. Pendant qu’il faisait encore jour, ils ont aperçu des dizaines de cadavres d’éléphants, gisant sur le sol dans un état de décomposition plus ou moins avancée.

La terre est littéralement imprégnée de cette pourriture animale. D’ailleurs, selon les caprices du vent, un fort relent de charogne fouette les narines. En bas, ça doit être infect et probablement intenable, avec la chaleur.

Les reporters prennent un repas léger et Merket se propose pour le premier tour de garde. À minuit, il réveillera Joë et, à 3 heures du matin, Barton prendra le dernier poste, Joan étant évincée de la corvée en raison de son sexe.

Mais s’ils n’espéraient guère de cette première nuit passée à la belle étoile, ils se trompaient lourdement.

Le cameraman réveille ses amis vers 11 heures. Il leur chuchote à l’oreille :

 Hé ! levez-vous… Il y a un beau spectacle en bas.

Stupéfaits, les yeux alourdis de sommeil, ils observent alors le cirque plongé dans la nuit.

 

*
*  *

Combien sont-elles, ces étranges lumières verdâtres Dix, vingt, cinquante ?

C’est difficile à évaluer. D’abord à cause de la distance et puis ensuite parce que les « flammes » bougent sans cesse. Pratiquement, elles ne restent jamais immobiles.

Elles sautillent, elles bondissent comme des bouts de caoutchouc ou des ressorts, lucioles fantastiques dans les ténèbres.

Cette animation constante empêche de les compter. En tout cas, elles sont nombreuses, au moins deux bonnes douzaines. On est loin, bien loin, de l’apparition unique signalée par le pilleur de cimetières de Sologne, en France.

Les lueurs se multiplient-elles ? Pourquoi n’apparaissent-elles que la nuit et quelle en est l’origine ?

Manifestation naturelle ? Matérialisation d’une illusion d’optique ?

Maubry n’y croit pas. Il pense à autre chose car, depuis le début de sa carrière, il a assisté à bien des phénomènes. Et, pour lui, le surnaturel n’existe pas. Tout est lié à des faits mathématiques, logiques, à des éléments concrets et scientifiquement explicables.

 John…, dit-il, posant la main sur l’épaule de son cameraman, qu’est-ce que tu attends ?

Merket paraît engourdi par le froid. Il tape des pieds et fait de grands moulinets avec ses bras.

Il arrête ses gestes et hoche la tête.

 Heu…, balbutie-t-il.

 Grouille-toi ! Robeson ne te paie pas pour rester les bras croisés. Tu vas rater une séquence du tonnerre…

Le technicien se précipite dans le cockpit et revient avec son matériel. Il pointe sa caméra vers le cirque et regrette le mauvais éclairage. Mais la cellule électronique règle l’ouverture automatiquement et les lumières tremblantes impressionneront quand même le film. Celui-ci montrera exactement ce que l’œil voit.

Le zoom grossit une dizaine de fois et son fonctionnement électrique permet un travelling impeccable. Il n’en est pas moins vrai que les détails restent dans l’ombre.

Les lunettes d’approche, équipées pour la vision de nuit, montrent des lueurs d’apparence verdâtre, à forme ovoïde. Les comparer avec des flammes de bougie serait ridicule.

Merket tourne une séquence de trois minutes. Puis il replace sa caméra dans son étui.

 Joë…, propose-t-il, si on descendait ?

Le reporter T.V. lance un coup d’œil à Joan et à Barton. Ceux-ci acquiescent d’un signe de tête et se mettent prudemment en route.

Ils descendent vers le cirque à travers les rochers, marchent avec précaution. Non pas que le sentier s’avère dangereux, mais ils peuvent maladroitement heurter une pierre et celle-ci déboulerait la pente avec un bruit amplifié par l’écho et provoquerait peut-être la fuite des lueurs vertes.

À mesure qu’ils approchent, une odeur de pourriture agresse leurs narines. D’énormes squelettes rongés par les fourmis dressent leur carcasse blanchie dans ce décor hallucinant de haute montagne. Le cadavre d’un éléphant achève de se décomposer et, pendant la journée, devient la cible des vautours.

Maubry retient Merket par le bras.

 Dis donc, mon vieux…, comment tout ça a commencé ?

Une émotion rétrospective secoue le cameraman. Il frémit et se frotte les yeux. Pour lui, ça évoque la sorcellerie.

Il explique à voix basse :

 J’étais assis, pelotonné dans une couverture, le regard machinalement braqué sur le cirque. Soudain, la première lueur est apparue spontanément. Je ne l’ai pas vue venir de loin car je surveillais plus particulièrement l’entrée du goulot rocheux. Non. Elle a surgi d’un seul coup, comme une lumière qui s’allume. Et puis il en est surgi d’autres. Elles ont commencé leur ronde incessante autour des squelettes d’éléphants. Alors, je vous ai réveillés.

 Hum ! tousse Maubry. Il est donc à prévoir qu’elles s’en vont aussi spontanément qu’elles viennent. En conséquence, nous devons déployer de grandes précautions pour qu’elles ne s’évaporent pas devant nous.

 Tu crois que nous les impressionnons ? doute Joan.

 Sans doute, chérie, approuve Joë. Jusqu’à preuve du contraire, les « flammes » vertes n’ont encore jamais attaqué personne.

La journaliste du Star grimace. Avec son pantalon de toile, sa chemise à carreaux, son gros pull et son chapeau, elle ressemble à un homme.

 N’empêche. Deux jeunes gens ont disparu en Floride. Et, en France…

Maubry met un doigt sur ses lèvres.

 Chut ! Ne parle pas si fort.

Ils ont atteint maintenant le cirque. Ils foulent un sol légèrement mou, mais nullement marécageux. L’odeur de pourriture devient presque insupportable et ils mettent des mouchoirs devant leur nez.

Blottis derrière un gros rocher, ils observent les lueurs dansantes. Elles sont à moins de vingt mètres et ne livrent toujours pas leur mystère.

Joë souffle à l’oreille de Merket :

 Elles n’irradient aucune chaleur. À peine une clarté phosphorescente. Tu veux mon avis ?

 Dis toujours.

 Eh bien !…

Maubry s’interrompt brusquement. Il voit sa femme qui abandonne le couvert du rocher et se démasque dangereusement. Elle marche résolument vers les flammes vertes.

Joë glapit en sourdine :

 Tu es folle, Joan, reviens !

Il aurait voulu la retenir mais il est trop tard. Il accuse Barton.

 Vous étiez à côté. Vous auriez dû l’empêcher. Qu’est-ce qui lui a pris ?

 Je n’en sais rien, bafouille le correspondant local, navré. Elle était à genoux. Elle s’est levée brusquement pour se diriger vers…

 Elle n’a rien dit ?

 Rien, confirme Mike.

Le front inondé de sueur malgré le froid de la nuit, Maubry observe intensément. Il remarque Joan qui contourne le squelette d’un éléphant et, chose étrange, elle ne reparaît pas de l’autre côté.

Elle s’est probablement arrêtée.

En tout cas, devant elle, les lueurs vertes ont reculé. Maintenant, elles se tiennent vers le fond du cirque et, acculées contre la paroi rocheuse, elles ne devraient pas pouvoir s’évader.

Maubry se tourne vers ses compagnons.

 Écoutez… Restez là et attendez-moi. Il faut que je rejoigne Joan. Je ne peux pas la laisser toute seule. Je m’efforcerai de la ramener.

 Si vous ne pouvez pas ? dit Barton.

 Je vous appellerai.

 O.K. ! convient Merket. Mais ne prends pas de risques, Joë.

 Les « flammes » se sont éloignées. Il n’y a pas de danger.

Le téléreporter quitte ses amis et suit les traces de sa femme. Il contourne à son tour le squelette d’éléphant mais, quand il parvient de l’autre côté, il ne trouve personne.

L’inquiétude noue sa gorge. Il ne sait plus que penser. Il a bien fait attention et n’a pas vu Joan aller plus loin. Pourtant, la lune éclaire presque comme en plein jour et une silhouette humaine se remarque de loin.

 Joan ! appelle-t-il doucement.

Il ne comprend pas sa disparition. Sans doute a-t-elle poursuivi son chemin tout droit. Le squelette de l’éléphant formant écran l’aura masquée à la vue de ses compagnons.

Il n’y a que cette explication.

Ou bien…

Joë se sent de plus en plus oppressé, anxieux. Il songe aux deux jeunes gens disparus dans les marais de Floride et à ce pilleur de cimetière que les gendarmes n’ont jamais retrouvé en Sologne.

Pourquoi Joan a-t-elle quitté ses camarades sans même les avertir ? À quelle impulsion a-t-elle obéi ? Était-elle attirée par quelque chose ?

Soudain, un cri s’étrangle dans la gorge de Maubry. La peur le paralyse. Il veut appeler mais ne le peut pas.

Il constate un détail effroyable. Ses mains semblent transparentes. Oui, il voit au travers d’elles !

La situation se dégrade très vite. Tout le reste de son corps devient aussi transparent, comme s’il était en train de se dématérialiser.

Est-ce possible ? En tout cas, une force inconnue, irrésistible, le cloue sur place. Aucun son ne sort de sa bouche.

Lentement, il perd consistance et devient immatériel.