CHAPITRE VI
Ils tournent en rond dans leur cellule. Ils ont bien essayé de sortir, mais ils se sont heurtés à une espèce de mur. Rapidement, ils ont compris qu’ils étaient prisonniers.
Or, la déception est surtout grande chez Merket. Il s’imaginait, jouant aux fantômes, traversant les cloisons. La réalité le déçoit.
— Je pensais que des électrons purs se riaient des obstacles ! maugrée-t-il.
Maubry hoche la tête, moqueur.
— Oui, s’il n’existait pas des barrières magnétiques. Tu serais peut-être un « fantôme » sur la Terre mais pas ici. Les Xurals nous clouent comme des morceaux de fer sur des aimants !
Barton comprend que leur forme électronique ne les avantage pas. Non seulement ils ne peuvent s’évader, mais ils mènent une existence anormale du fait de leur mutation.
Mike s’interroge avec anxiété.
— Ils nous gardent en réserve, pour l’hycarzine ?
— Sûrement pas, affirme Joë. Sous notre forme actuelle, nous ne valons rien au point de vue nutritif. Pour passer dans la centrifugeuse, il faudrait que nous retrouvions notre matérialité.
Joan s’inquiète pour l’avenir de la Terre.
— Les Xurals ne repartiront pas tant qu’ils n’auront pas résolu leurs problèmes biologiques. Leur arrêt sur Mars risque de s’éterniser.
— Tu penses au gaz qu’ils respirent, au phosphure d’hydrogène ? glisse Maubry.
— Oui.
— Ils trouveront peut-être la solution. Nous le souhaitons. En attendant, ils sont en train de résoudre leur second problème, celui de leur survie nutritive. Ils ne se gêneront pas pour puiser parmi les populations du globe. Si ça dure longtemps, nous serons tous transformés en hycarzine.
— C’est horrible ! grimace Joan.
— Oui, et je ne vois pas comment les hommes pourraient se protéger des Xurals. Il ne reste donc qu’un espoir : qu’ils trouvent la solution au problème du phosphure d’hydrogène. Alors, ils repartiront pour leur planète.
À ce moment, la pensée de Ré-A se vrille dans le cerveau de Maubry et celui-ci est le seul à comprendre.
— Seriez-vous volontaire ? propose le Xural. Nous vous connaissons bien, après deux passages parmi nous.
— Volontaire, pour quoi ?
— Pour retourner sur la Terre. Il faudrait que vous expliquiez à vos semblables les raisons qui nous poussent à vivre au milieu d’eux.
— Vous m’envoyez en diplomate, en somme ?
— Si vous voulez.
— À quoi bon puisque, de toute façon, nous passerons par vos exigences ?
— Écoutez, si vous étiez dans notre cas, que feriez-vous ?
Joë réfléchit quelques secondes.
— Je n’en sais rien, avoue-t-il franchement.
— Je le répète, nous n’avons pas le choix. Nous sommes des milliers dans cet astronef. Une question de survie s’impose. Nous avons quitté notre planète, Siris, pour un voyage sans retour.
L’événement, de taille, surprend le reporter.
— Vraiment ?
— Oui. Nous rallions une étoile lointaine où nous fonderons une colonie. Dans ce système solaire existe un monde identique à Siris. Or, une grave avarie a interrompu notre route.
Un doute affreux s’insinue chez Maubry. Il faut pourtant qu’il pose cette question d’une importance capitale mais il craint la réponse.
— La Terre ressemble-t-elle à Siris ?
— Pas du tout.
Joë pousse un soupir de soulagement.
— Eh bien ! votre intérêt consiste donc à reprendre votre voyage !
— L’avarie survenue à notre astronef mère ne pose aucun problème. Nous la réparons. Mais si nous partions dans les conditions actuelles, nous irions au suicide.
— À cause du phosphure d’hydrogène ?
— Oui.
— Vous semblez avoir résolu les difficultés des vols dans l’espace. Moi-même, je suis venu sur Mars sous forme de vibrations et par ondes lumineuses. Alors, pourquoi un astronef ?
— Vous oubliez une chose. La projection de vibrations dans l’espace n’est possible que si la « réception » s’opère par un revibreur. Nos astronefs annexes possèdent des revibreurs. Or, nous n’avons encore jamais posé le pied sur l’étoile lointaine, but de notre long voyage. Là-bas, tout est vierge. Et puis les ondes laser divergent à une certaine distance. L’application de cette méthode n’est valable que dans certains cas.
— Je comprends, opine Joë. Vous êtes limités dans vos actions. Mais d’après vous, quel est l’agent qui perturbe vos fonctions respiratoires ?
— Je vous l’ai dit. Nous n’en savons rien. Nos recherches se poursuivent depuis et n’aboutissent pas. C’est très grave pour nous.
— Vous avez intérêt à nous maintenir sous forme d’électrons purs ?
— Oui. Grâce à nos barrières magnétiques, vous ne pouvez pas ainsi nous échapper. Nous vous contrôlons plus facilement.
Ré-A revient à son premier problème.
— Vous acceptez ?
— La mission auprès de mes semblables ? Oui, Mais à une condition. Ma femme, Joan Wayle, viendra avec moi. Nous serons deux à convaincre les hommes et, croyez-moi, cela sera difficile.
Le Xural hésite longuement. Il pèse le pour et le contre. Il comptait que Joan, Merket et Barton resteraient en otages. Au fond, l’exigence de Maubry ne modifie en rien le rapport des forces.
Ré-A rappelle :
— J’accepte. Mais souvenez-vous. Nous vous suivrons partout sur la Terre. Il faut que les humains comprennent nos difficultés actuelles et nous aident à les surmonter.
Lentement, Joë sent qu’il redevient matériel. Il perd sa phosphorescence et garde le contact avec Ré-A.
— Transformez-vous donc en électrons purs, conseille-t-il. Vous n’éprouverez ni le besoin de respirer ni de manger.
— Nous y avons songé, explique le Xural. Malheureusement, nos organismes sont fragiles et ne résistent pas à ces mutations prolongées. Nos cellules se dissocieraient si nous restions trop longtemps sous forme d’électrons. En revanche, vous seriez mieux armés que nous pour l’utilisation d’une telle méthode.
Maubry se palpe avec un plaisir évident et il retrouve la dureté de sa chair. Il constate que le même phénomène frappe Joan.
— Nous retournons sur Terre, Joan et moi, apprend-il à ses compagnons. Ne vous tourmentez pas. Nous reviendrons. Et j’espère alors que notre cauchemar se terminera.
Barton fulmine :
— Gros veinards ! Vous nous lâchez !
— Non, rectifie Joë. Nous sommes contraints. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que les hommes ne deviennent pas des petits tas d’hycarzine !
Il pousse Joan devant lui. Ils franchissent sans inconvénient la barrière magnétique. Ils se retrouvent un peu plus tard allongés sur des couchettes.
Ils sont de nouveau dématérialisés. Leurs corps, dévibrés, projetés dans l’espace, de Mars vers la Terre, connaissent un fantastique voyage.
*
* *
Un astronef annexe, en mission permanente sur la Terre, les rematérialise dans une région qu’ils connaissent bien : la Floride.
De là, ils gagnent Washington sans difficulté. Mais quand ils se présentent à leur domicile, ils trouvent des policiers devant leur porte.
Malgré leurs protestations, ils sont emmenés au Pentagone et, convoqués dans un bureau, un homme les soumet à un tas de questions.
Il s’appelle Frank Loy. Il appartient aux services de sécurité. Il est chargé plus spécialement de la défense du territoire.
C’est un personnage grand et mince, d’une quarantaine d’années, au regard vif, pas toujours de bonne humeur, convaincu que les reporters trempent dans une sale affaire.
D’ailleurs, il possède des arguments.
— Vous chassiez le « feu follet ». Ne dites pas le contraire, Robeson et Scriber m’ont confirmé qu’ils vous avaient envoyés en Afrique pour ça.
Joë, agacé, hausse les épaules. Il trouve Loy méfiant, très peu coopératif.
— C’est notre métier.
— Je vous connais de réputation, tous les deux. Seulement, vous avez disparu depuis une semaine et vos patrons respectifs s’inquiétaient à votre sujet. Moi aussi.
Joan échange un coup d’œil stupéfait avec son mari. Ils sont donc restés huit jours sous forme d’électrons purs, probablement en léthargie, et sans inconvénient pour leur organisme.
Loy poursuit :
— Aussi, lorsque vous avez téléphoné de Floride, annonçant votre retour, j’ai donné des ordres pour qu’on vous amène ici. Vous pensez bien que j’ai des questions à vous poser.
Maubry grimace.
— Vous nous croirez si je vous dis que nous étions sur Mars ?
Le fonctionnaire du Pentagone sourcille.
— Non. Cherchez une explication plus plausible.
— Pourtant, c’est la vérité, insiste Joan Wayle. Les Xurals nous ont emmenés sur Mars.
Elle donne des détails sur les créatures ovoïdes. Elle parle de l’hycarzine et du phosphure d’hydrogène, puis achève :
— Si les Xurals ne repartent pas vers l’étoile lointaine, but de leur voyage, ils se nourriront d’hommes.
Loy paraît ébranlé mais pas totalement convaincu. Comment pourrait-il admettre une chose pareille ?
Il se caresse le menton.
— Je pourrais vous soumettre au sérum de vérité, mais j’y répugne. Je pense plutôt que votre imagination fertile cherche à m’égarer. Vous voulez l’exclusivité d’un reportage, un point c’est tout. Mais si vous êtes sur une piste sérieuse, vous feriez mieux de le dire. La sécurité des États-Unis est en jeu.
Joë perd patience. Il se retient pour ne pas voler dans les plumes de Loy et lui donner une bonne raclée. L’entêtement de cet homme tient de l’absurde. Comment se fait-il que le Pentagone emploie des collaborateurs à l’esprit aussi étroit ?
— Vous êtes borné ! proteste Maubry. Mais une chose paraît sûre : vous ne pourrez pas empêcher les Xurals d’enlever des milliers d’hommes ! Nous venons pour vous l’annoncer et il faudra que vous vous accommodiez de cette situation.
Un éclair de colère fulgure dans le regard du fonctionnaire. Il tape du poing sur le bureau.
— À quel camp appartenez-vous, finalement ?
Le reporter hausse les épaules.
— Qu’importe ! Vous ne nous croyez pas.
— Minute ! En Floride, plusieurs hommes ont disparu et nous n’avons pas retrouvé leurs traces.
Joë sursaute, très pâle. Ses doigts se crispent sur les accoudoirs du fauteuil.
— Combien, d’après vos estimations ?
— Une vingtaine.
— Les Xurals commencent la fabrication en chaîne de l’hycarzine, conclut Joan Wayle, les lèvres pincées.
— Oui. Et alors ? grogne Loy,
— Alors, d’autres hommes disparaîtront un peu partout sur la Terre. Dirigés sur Mars, ils deviendront des petits tas de poudre rosée et ils serviront à la nourriture des Xurals.
À ce moment, le visiophone sonne dans le bureau. Loy se penche sur l’appareil et son correspondant lui parle pendant quelques minutes. Au terme de la conversation, le fonctionnaire du Pentagone prend une figure allongée. Nul doute qu’il vient d’apprendre une mauvaise nouvelle.
Il marche nerveusement dans la pièce, puis il s’arrête brusquement devant les reporters.
— En France, dans la Brenne et dans la Sologne, des gens ont disparu. Vous savez ce que j’envisage ?
— Non, avoue Joë, inquiet.
— Il est fortement question que l’armée arrose au napalm tous les marécages de Floride. Nous prenons conscience que les « feux follets » sont autre chose que de simples émanations gazeuses, spontanément inflammables à l’air.
— Vous pensez donc griller sur place les Xurals ?
— Je le pense, en effet.
— Détrompez-vous. Les Xurals prévoiront votre offensive et le napalm ne les atteindra pas. Il brûlera seulement les herbes, les arbres, et transformera l’eau en vapeur.
Cette prédiction d’insuccès ne décourage pas Frank Loy. Son poing droit s’abat dans sa paume gauche et un rictus tiraille sa bouche. Il prouve qu’il voit plus loin qu’une simple opération militaire.
— Vous soutenez bien que les Xurals manquent de phosphure d’hydrogène ?
— Exact, confirme Maubry.
— Le napalm rendra momentanément la vie impossible dans les secteurs arrosés et modifiera les réactions chimiques. Il faudra du temps pour que le phosphure d’hydrogène se reproduise de nouveau.
— Vous oubliez, remarque Joë, que le phosphure d’hydrogène se fabrique facilement. Il suffit d’avoir du phosphure, de la potasse ou de la soude.
— Les Xurals ne nous obligeront pas à en fabriquer !
— Ils le fabriqueront eux-mêmes. Ils seront d’ailleurs bien obligés si nous leur interdisons l’approche des zones marécageuses.
Loy sourit.
— Si Xurals il y a…
Il répète intentionnellement :
— Je dis si. Donc, si Xurals il y a, nous mettrons en route nos procédés de défense. En attendant, je suis au regret de vous garder au secret.
D’un bloc, le couple de reporters se dresse, irrité par cette décision injustifiable. Maubry proteste pour la forme :
— Que nous reprochez-vous ?
— D’en savoir trop. Vous n’avez pas à alerter l’opinion car vous produiriez une belle panique à travers le monde. Désormais, le Pentagone prend en main la situation, et nous étoufferons dans l’œuf toutes les tentatives faites pour informer le public. Celui-ci ne doit absolument pas savoir la vérité.
— C’est un abus de pouvoir, remarque Joë en grinçant des dents. Une entrave à la liberté d’expression…
— Appelez ça comme vous voudrez, objecte Loy. J’ai reçu des ordres, je les applique !
Il se penche sur un interphone.
— Interrogatoire terminé.
La porte du bureau s’ouvre, livrant passage à quatre policiers en uniforme. Ils encadrent Joë et Joan, et les invitent à les suivre.
Nos deux amis ne résistent pas. Ils savent que ce serait inutile. Quelques minutes plus tard, ils sont transférés dans un petit appartement, à l’un des étages du Pentagone.
Les volets roulants sont bloqués, la porte d’entrée soigneusement fermée à clef. Des gardes veillent en permanence dans le couloir.
Découragée, Joan se jette sur le lit. Son œil fixe le plafonnier.
— Nous voilà condamnés à vivre en lumière artificielle. Comme si nous avions commis un crime !
— Notre crime, chérie, dit Maubry calmement, c’est de rechercher la vérité. Cela ne plaît pas à tout le monde.
Il soupire.
— Pourtant, un jour ou l’autre, malgré le silence officiel, les hommes comprendront qu’un grave danger les menace. Aucun ne sera à l’abri.
La journaliste du Star se décontracte.
— Doit-on pour autant laisser les Xurals nous dévorer ? Si l’armée ne prend pas des mesures efficaces, qui sait combien d’humains seront sacrifiés pour la survie des créatures de Siris ?
Joë devient fataliste, comme s’il se désintéressait de la question. Pour lui, son travail semble terminé prématurément.
— Bah ! Qu’ils se débrouillent tous. Comment pourrions-nous convaincre nos semblables puisque nous n’avons aucun argument ?
Rompus, épuisés par les derniers événements, ils éteignent la lumière et s’endorment profondément, gardés par les policiers.
Ils se reposent depuis plusieurs heures lorsque Joë se réveille en sursaut au milieu de la nuit.
*
* *
Une pensée s’insinue dans son cerveau.
— Ré-A ? devine-t-il.
— Oui.
— Où êtes-vous ?
— Pas très loin d’ici. Je crois que vous avez des ennuis.
— Eh bien ! avoue Maubry, notre retour a été très mal accueilli. J’aurais pourtant voulu convaincre le monde de votre présence sur la Terre.
— Que faudrait-il pour cela ?
— Nous avons tourné un film avant notre capture, au Kenya. Si nous le projetions sur les écrans de télévision, il confirmerait indubitablement votre existence.
— En somme, vous voudriez aller au Kenya.
— Oui. Mais nous sommes enfermés, déplore Joë.
— Réveillez donc Joan Wayle, conseille le Xural. Et laissez-nous faire.
La pensée de la créature verte s’estompe et le reporter essaie vainement de la « raccrocher ». Il n’y parvient pas.
Il secoue sa femme.
— Hé ! Réveille-toi !
Il lui explique ce qui se passe. Joan s’assied sur le lit et se pose des tas de questions.
— Que peut Ré-A pour nous ?
— Oh ! Beaucoup de choses. Je crois qu’il prépare notre évasion.
— Comment ça ?
Joë s’observe alors. Il constate qu’il devient progressivement phosphorescent, ainsi que la journaliste du Star. Il tire rapidement des conclusions.
— Comment ? Regarde !
Avec ses mains, il se livre à diverses facéties. Il plonge ses doigts à travers son corps et se met à rire.
— Tu comprends ?
— Électrons purs, dit Joan, soucieuse.
— Mieux que ça : dématérialisation. Nous sommes frappés par un rayon, ce qui signifie qu’un des astronefs annexes des Xurals se balade au-dessus de Washington, au mépris de tous les radars. Les bases de repérage sont incapables de déceler ces engins.
Joan Wayle reste inquiète. Sa peau prend une belle phosphorescence verte.
— Si Ré-A nous ramenait sur Mars ?
— Sur Mars ? Quelle idée !
— Nous en savons trop long, pour les deux camps, et nous sommes pris en sandwich.
Ils perdent bientôt connaissance. Ils se dévibrent et leurs atomes, projetés dans l’espace, traversent les murs de leur prison, véhiculés par ondes lumineuses.
Le faisceau est réceptionné à des milliers de kilomètres, par un second astronef.
*
* *
Joë regarde sa femme dont le corps surgit du néant. Il devient d’abord une masse électronique, aux molécules cohérentes, soudées, et cet état se traduit par une phosphorescence.
C’est fantastique. Ils ont parcouru la distance Washington-Nairobi en quelques secondes, peut-être même instantanément, alors qu’il faut quatre heures à l’airbus le plus rapide.
Joan reprend forme. Sa chair apparaît et perd sa couleur verte. Au bout d’un moment, elle sort de l’inconscience. Ses yeux remuent, cherchent des détails autour d’elle.
Elle retrouve un décor familier. Cette immense voûte de verdure, cette eau stagnante, ce palétuvier dont les racines trempent dans le marécage…
Oui, elle est déjà venue là. Elle se souvient. C’était avec Merket et Barton. Au pied du palétuvier brillait une boule de lumière bleue.
Un astronef, venu du vaisseau mère basé sur Mars.
Aujourd’hui, il n’y a pas de boule bleue. Mais sous l’arbre, deux objets attirent son attention.
Maubry s’est déjà précipité. Il récupère son magnéto et la caméra de Merket. Une grande joie inonde son visage.
— Joan…, halète-t-il.
Il tapote l’appareil optique.
— Nous possédons le film le plus extraordinaire de notre carrière.
— De ta carrière, rectifie la journaliste du Star.
Il hausse les épaules.
— Ce n’est pas le moment de nous chamailler sur des mots. En tout cas, bien des télévisions étrangères paieraient très cher ce document exclusif.
Il trouve aussi le fusil de Barton, abandonné non loin de là, et il le passe en bandoulière. Ces divers objets évoquent ses amis, restés sur Mars. Son front se voile d’une certaine tristesse.
— Joan…, nous sauverons Merket et Barton.
— Comment ?
— Je n’en sais rien.
— As-tu réfléchi au danger que représentent les anthropophages extra-terrestres ?
— Oui. Si l’armée arrose au napalm les marécages, les Xurals prendront d’autres mesures. Il faut convaincre le Pentagone de laisser tranquille les habitants de Siris.
— Tu renonces à la lutte ? déplore Joan Wayle.
— J’envisage une autre forme d’action. L’intervention des militaires risque d’aggraver le conflit d’autant plus que les Xurals ont les meilleurs atouts de leur côté. Enfin réfléchis. Nos chances sont vouées à l’échec.
Ils s’éloignent à travers les marécages et comme Maubry possède un merveilleux sens de l’orientation, il retrouve très vite l’endroit où Merket avait posé l’hélicoptère.
Ils montent à bord de l’engin. Joë s’installe aux commandes et prouve sa virtuosité comme pilote. Au village voisin, les Noirs leur apprennent qu’ils avaient bien découvert l’hélicoptère vide mais qu’ils n’avaient trouvé aucune trace des passagers.
De retour à Nairobi, Joë visionne le film dans sa chambre. Il trouve les dernières séquences hallucinantes, particulièrement celle où un Africain est transformé en hycarzine.
Avec de telles preuves, l’existence des Xurals ne peut plus être mise en doute.
Il écoute aussi la bande magnétique et rajoute quelques commentaires. Puis comme Ré-A ne se manifeste pas, ils sautent dans le premier airbus pour Washington.
Dès leur retour aux États-Unis, ils se rendent chez leur employeur respectif. Joan écrit un beau papier pour le Star et Maubry entre en coup de vent dans le bureau de Robeson.
Triomphant, il dépose la bobine de film et une bande magnétique sur la table.
— Patron, avec des documents pareils, vous devriez m’augmenter !
Robeson hoche la tête dubitativement et, négligeant de répondre, attaque :
— La police vous cherche partout, Maubry, après votre spectaculaire évasion du Pentagone. Vous vous rendez compte que vous me mettez dans de sales draps ?
— Pourquoi ?
— Parce que, normalement, je devrais alerter Frank Loy et vous faire arrêter.
Une certaine panique emplit les yeux du reporter.
— Vous feriez ça, patron ?
Ce dernier hausse les épaules. Il allume un cigare et comme sa secrétaire lui apprend que le film est prêt, au labo, il se lève en poussant Maubry vers la porte.
— Venez, je vais admirer vos exploits.
Dans la salle obscure, Robeson assiste à la projection du film de Merket. Sur le moment, il croit à un trucage mais Joë le dissuade très vite.
— Vous voulez savoir comment j’ai quitté le Pentagone ?
— Inutile, Maubry, je suis convaincu. Les Xurals vous ont donné un coup de main.
— Oui. Ré-A m’a permis de récupérer notre matériel abandonné dans un marécage du Kenya.
La lumière revient dans la salle. L’ultime séquence a terriblement impressionné Robeson.
— Ils sont vraiment anthropophages ?
— Ils nous mangeront jusqu’au dernier s’ils ne trouvent pas le moyen de poursuivre leur voyage !
Ils reviennent dans le bureau. À ce moment, le visiophone sonne et le visage de Loy apparaît sur l’écran. Joë se rejette vivement dans un coin et adresse à son patron un signe désespéré.
— Vous n’avez toujours pas des nouvelles de Maubry ?
— Non, ment carrément le rédacteur des faits divers.
— Curieux. Nous avons arrêté sa femme dans les locaux du Star-Tribune. Alors, il se pourrait que vous receviez la visite de votre employé. Dans ce cas, prévenez-nous.
— Évidemment, opine Robeson.
Il raccroche et il adresse une verte remontrance à son reporter :
— Quelle folie de vous montrer ici ! Vous allez filer en vitesse par la sortie de service. Un hélico de la maison vous conduira où vous voudrez.
Joë passe en revue les endroits où il pourrait se cacher.
— Chez Robert Sumy. À condition que le pilote de votre hélico soit bouche cousue.
— Rassurez-vous, promet le directeur. C’est quelqu’un de confiance.
Il tapote l’épaule de son employé.
— Vous avez bien travaillé, Maubry. Je pense que vous n’en resterez pas là. Je suis navré pour votre femme.
Pour la première fois depuis bien longtemps, les deux hommes se serrent chaleureusement la main. Une sorte de pacte les lie désormais. Au fond, Robeson n’est pas le mauvais type. Il s’agit de lui taper dans l’œil.
*
* *
Le lendemain, lorsque la télévision passe le reportage de Joë Maubry et de Merket, le monde entier prend vraiment conscience que les « feux follets » sont autre chose que de simples manifestations chimiques.
Les gouvernements s’arrachent les cheveux. La crainte d’une panique générale mobilise les forces de police. Dans les grands centres, des voitures, équipées de haut-parleurs, sillonnent les rues et prêchent le calme.
Les officiels sortent de leur réserve et promettent une action conjuguée contre les créatures vertes. Ils affirment que la Terre est à l’abri d’une invasion. Des tables rondes se réunissent à l’échelon supérieur afin de mieux examiner la situation.
Au fond, la panique ne se déclenche pas. Si les gens ont peur et se barricadent la nuit chez eux, ils vaquent à leurs occupations habituelles pendant la journée. Une sorte de psychose s’installe, et, surtout aux États-Unis, la population reste rivée devant les récepteurs de télévision. Chacun attend avec une impatience fébrile la suite du reportage de Maubry.
Assailli par les coups de téléphone en provenance des quatre coins du monde, Robeson ne parvient pas à satisfaire tous les correspondants. Il explique que Maubry a disparu de la circulation et qu’il ignore où il se cache.
Pour le rédacteur en chef des faits divers, les ennuis commencent. Il reçoit la visite de Loy et celui-ci ne mâche pas ses mots.
— Robeson, je vous accuse de complicité !
— Moi ? s’étouffe le gros homme, avalant la bouffée de fumée qu’il allait expulser.
Il tousse, devient tout rouge, et observe Loy avec ironie.
— Je fais mon boulot, figurez-vous.
— N’empêche. Maubry est venu ici. Vous m’avez menti. Or, sachez que toutes les polices des États-Unis recherchent votre employé.
— Que lui reprochez-vous ?
— Oh ! des tas de choses. Mais nous le croyons surtout de connivence avec… avec les Extra-terrestres.
— Vous plaisantez ! ricane Robeson.
— Non. Des complicités lui ont permis de s’échapper du Pentagone. Sa femme, Joan Wayle, nous filera probablement une seconde fois entre les mains. Mais je tiens à vous dire que si vous savez où il se cache, vous entravez la sécurité des États-Unis en vous taisant.
Le patron de Joë réfléchit trois secondes. Il pèse le pour et le contre puis, finalement, il décide de se taire. Tant pis pour ce qui lui arrivera.
— D’accord, j’ai reçu Maubry. Il m’a donné son reportage. Mais il est reparti aussitôt et, je vous jure, je ne sais pas où.
Déçu, Loy tourne les talons, quitte les bureaux de la télévision, et fait installer une table d’écoute sur la ligne visiophonique de Robeson.
Celui-ci ne commet pas la gaffe de téléphoner à Joë. Mais il trouve que celui-ci est bien mal récompensé de son travail.
Il en est là de ses réflexions quand Myriam, sa secrétaire, entre discrètement dans le bureau. Elle tient un papier à la main.
— Ça vient juste de tomber des téléscripteurs.
— Qu’est-ce que c’est ? aboie le gros homme.
Il arrache le papier des mains de la jeune fille, jette un regard hargneux sur les lignes imprimées et lance un juron. Il devient tout pâle.
— Les idiots ! Ils font des conneries. Ne pouvaient-ils pas attendre encore un peu ?
La dépêche apprend que, en Floride, le bombardement des marais à l’aide du napalm a commencé. Toute une zone de plusieurs milliers d’hectares est rigoureusement interdite…