CHAPITRE V
Ils passent la nuit au village dans la brousse et ils repartent à l’aube. Un aveuglant soleil irise les pentes du Kilimandjaro, préparant une journée torride.
La sécheresse sévit, menace les cultures sur les hauts plateaux. Des troupeaux meurent de faim et de soif, ou sont décimés par la maladie. Les habitants attendent avec impatience les alizés du sud-est, porteurs de pluies.
L’hélicoptère survole les montagnes de la zone frontalière. L’armée n’a jamais entravé les déplacements des journalistes, ni la police, comme s’il existait une entente tacite entre le gouvernement de Nairobi et les Américains. D’ailleurs, les officiels sont bien heureux de se décharger du problème posé par la présence des lueurs vertes car ils ont d’autres sources d’occupation bien plus importantes.
Barton désigne le scintillomètre. Influencée par la radiation PZ.52, l’aiguille palpite et provoque un faible grésillement.
— Vous voyez ! dit Mike, triomphant. Je ne blaguais pas.
Joë hoche la tête. Il contemple sa femme avec un air rancunier et lui rappelle l’article qu’elle a adressé au Star-Tribune.
— Le monde entier sait que nous chassons le feu follet ! grommelle-t-il. Tu veux donc que tous les confrères rappliquent dans le coin !
Joan hausse les épaules et minimise l’incident.
— N’exagère pas. Je n’ai pas mentionné les régions où les correspondants de Robeson avaient repéré la radiation PZ.52. Comment les confrères pourraient-ils nous trouver ?
— J’aime mieux ça ! aboie Maubry, furibond. Seulement, tu parles toujours trop. Tu n’avais pas besoin de supposer, en conclusion, que les créatures représentaient un danger pour l’homme. Après tout, tu n’en sais rien. Personne n’en sait rien.
— Oh ! ça va ! proteste Merket. Enterrez cette histoire. Nous ne sommes pas ici pour entendre vos querelles.
— Il a raison, appuie Joë. N’oublie pas, Joan, que tu es l’invitée de la télévision.
— Quelle mauvaise foi ! proteste la journaliste du Star. C’est toi qui as commencé. Et si tu veux que je descende…
Maubry sent que les choses vont trop loin. Il se penche sur sa femme, l’embrasse et fait la paix.
— Ne parlons plus de ça, chérie…
D’importants marécages défilent sous l’appareil. Ils cernent le cimetière d’éléphants et, vus d’en haut, ils ressemblent à des rizières. Par endroits, une épaisse végétation recouvre cette terre imbibée d’une eau croupissante.
Barton montre l’aiguille du scintillomètre.
— Indice optimum, remarque-t-il. Notre « cobaye » se trouve à la verticale…
— Hum ! tousse Joë, observant le sol. Il y a de grands arbres.
— Est-ce incompatible avec la présence d’une créature ? riposte Mike.
— Non. C’est surprenant, voilà tout.
Aux commandes de l’appareil, Merket modifie l’altitude. Il rase la crête des arbres gigantesques et, comme l’épaisseur du feuillage constitue un véritable écran, il oblique légèrement sur sa gauche.
Il repère une langue de terre émergeant de l’eau et il pose l’hélicoptère. Il coupe la tuyère. Le réacteur meurt dans un râle d’agonie et un silence inquiétant s’abat sur les hommes.
Ceux-ci sortent du cockpit. Joë emporte son magnéto et Merket sa caméra. Barton passe la sangle du scintillomètre autour de son cou, pivote d’un quart de tour et tend la main devant lui.
— C’est là.
Il agrippe son fusil, le coince sous son bras, et se met le premier en route. Il avance prudemment car, à mesure qu’il s’éloigne, la terre s’enfonce sous ses pieds. La boue devient gluante.
En file indienne, ils s’engagent derrière Mike. Joë suit celui-ci sur les talons et précède Joan. Merket ferme la marche, s’arrête parfois et filme ses compagnons.
Maubry commente dans son micro :
— Nous progressons lentement au milieu d’une nature franchement hostile. Nous pataugeons dans une eau boueuse. Des reptiles fuient sous nos pieds…
Ils contournent de grandes herbes, franchissent un arbre déraciné et s’enfoncent maintenant dans une forêt épaisse. Les lianes et les fougères arborescentes forment un rideau inextricable et ils s’insinuent pas à pas dans ce fouillis végétal.
Ils traversent un gué, de l’eau jusqu’à la ceinture, et retrouvent avec soulagement un terrain plus ferme. La boue pèse à leurs chaussures comme des boulets de fonte. La voûte végétale intercepte les rayons du soleil.
C’est la seule consolation. Malgré cela, il fait une chaleur suffocante, comme dans une serre. Une forte senteur d’humus agresse les narines.
Joë reconnaît aussi une odeur particulière.
— Ça pue l’ail.
Ses compagnons la décèlent également. Une odeur alliacée imprègne l’atmosphère et cela est dû à la présence de l’hydrogène phosphoré.
Maubry poursuit son reportage :
— Chers téléspectateurs, nous avançons vers le mystère le plus profond et ne croyez pas que nous avons préparé la séquence. Vous vivez en direct les événements avec nous.
Il coupe le magnéto, pose la main sur l’épaule de Barton.
— Hé ! Vous êtes sûr que nous ne nous enliserons pas ?
Mike hausse les épaules. Il ne se retourne pas, l’œil fixé sur le scintillomètre.
— Nous approchons de l’indice maximum La créature « marquée » ne doit plus être loin…
Leur bouche se dessèche. Ils avancent sous un tunnel de verdure, dans une sorte de décor aquatique aux reflets verdâtres, comme au fond de la mer. Une angoisse mêlée d’inquiétude accélère les pulsations de leur cœur.
Soudain…
Ils remarquent une boule de lumière bleue, blottie sous un immense palétuvier. La sphère est légèrement plus grosse qu’un hélicoptère et sa couleur rappelle celle de l’azur.
Elle brille, fascinante.
Maintenant, ils ne peuvent plus reculer. Ils sont obligés d’aller jusqu’au bout.
Mais jusqu’au bout de quoi ?
Joë balbutie dans son micro, la gorge nouée :
— J’espère que vous apercevez la sphère, comme nous. Elle est immobile, posée sur le sol. À mesure que nous approchons, nous avons la sensation d’être plus légers. Oui, légers, comme…
Il s’interrompt quelques secondes, cherche ses mots, et ajoute :
— … Comme si nous étions sous l’effet d’un tranquillisant. Car nous n’avons pas peur. Actuellement, la végétation qui nous entoure ne nous apparaît pas verte, mais bleue. Tout est bleu… Barton, devant moi, a des cheveux bleus.
Il se retourne, observe sa femme au regard figé, et poursuit :
— Joan Wayle, aussi, a des cheveux bleus. Notre peau est bleue. Nous traversons une sorte de substance inconsistante, ou un mur de lumière.
Merket filme la séquence sans doute la plus étrange de sa carrière. Il se doute bien que les choses ne sont pas aussi simples et que, de l’autre côté de cette barrière lumineuse, ils rencontreront des difficultés.
Progressivement, la clarté bleue s’atténue et l’horizon se teinte de mauve. Puis une pensée se vrille dans leurs quatre cerveaux à la fois.
*
* *
Ils s’immobilisent, fascinés. Quelque chose persiste dans leur esprit sous la forme d’une phrase parfaitement compréhensible.
Curieux. Personne ne parle et ils ont pourtant l’impression qu’un interlocuteur s’adresse à eux, un interlocuteur invisible :
— Soyez les bienvenus. Vous êtes nos invités.
Pour Joë et pour Joan, la scène leur rappelle un souvenir assez récent. Ils se revoient, allongés sur une couchette, à moitié paralysés, baignés par cette même lueur mauve qui estompe les contours.
Oui, ils ont déjà séjourné ici. Du moins dans un lieu semblable. Exactement semblable.
Mieux habitué à la conversation télépathique, Maubry bande sa volonté. Il projette en pensée ce qu’il veut dire tout haut :
— Vos « invités » ? Vous avez du toupet.
— Nous vous accueillons avec certains égards, parce que nous voudrions vous montrer quelque chose.
— Je perçois votre flux. Mais je ne vous vois pas, remarque Joë.
Une silhouette verdâtre, ovoïde, s’intègre dans la clarté mauve et paraît lointaine, inaccessible. Des jeux habiles de lumière faussent les surfaces, étendent les dimensions à des horizons immenses et masquent en réalité l’exiguïté des lieux.
— Je m’appelle Ré-A, apprend la créature. Vous m’avez capturé, relâché et retrouvé. En fait, je vous attendais.
— Vous saviez que nous viendrions ?
— Je m’en doutais. Aussi mes chefs me chargent des relations avec vous.
Ré-A se dématérialise et disparaît. Sa pensée subsiste.
— Ma présence ne sert à rien, explique-t-il.
Joë reprend sa première idée.
— Que faites-vous sur la Terre ?
— Toujours cette insatiable curiosité, glisse la créature. Mais j’ai promis que je vous montrerais quelque chose. Regardez.
Une sorte d’écran se tend devant les hommes sous la forme d’un rectangle blanc lumineux. Des images surgissent, d’un relief tellement saisissant qu’elles paraissent vivantes, toutes proches.
Plusieurs masses verdâtres encadrent un homme de couleur noire et le conduisent vers une sphère translucide. Le Noir est enfermé à l’intérieur de la boule et, dès lors, les événements se précipitent.
Des bulles emplissent l’énorme récipient et assaillent le corps du malheureux. Celui-ci essaie de sortir, en vain. Puis il chancelle. Il tombe lourdement au fond de sa prison hermétique.
Les bulles crèvent, d’autres se forment, et ainsi de suite. Elles s’agglutinent sur leur proie humaine et celle-ci se transforme bientôt en un magma innommable. Sa chair se boursoufle, éclate en milliers de pustules, libérant des sérosités.
Elle devient une masse pâteuse, une sorte de bouillie et, au terme de l’épouvantable opération, il ne subsiste qu’un informe liquide sirupeux, rosé. Muscles, sang, os, malaxés dans la centrifugeuse, sont devenus quelque chose d’informe, comme une vulgaire orange transformée en jus de fruit.
Cette vision fantastique, inattendue, impressionne terriblement Maubry et ses compagnons. Plus sensible, Joan menace de s’évanouir. Le bras secourable de Joë la soutient.
Ses jambes se dérobent sous elle. Le visage étrangement pâle, elle hoquette :
— C’est affreux !
— Oui, convient Barton, ému. Ça prouve que nous sommes embarqués dans une vilaine histoire.
À tout hasard, ignorant s’il pourra livrer son reportage, Merket a filmé la scène sur l’écran. Les téléspectateurs frémiront des pieds à la tête en regardant cette séquence, extraite apparemment d’un film d’épouvante.
D’ailleurs, Maubry doute de la sincérité des images. Il contacte Ré-A et le met en garde :
— Nous ne sommes pas dupes : le montage est très habile.
La créature explique sans émotion :
— Vous avez vu des Xurals en train d’extraire l’« hycarzine » d’un homme.
— L’« hycarzine » ?
— C’est une substance que vous possédez dans vos cellules et que vous n’avez jamais extraite parce qu’elle vous serait inutile. Du reste, en connaissez-vous seulement l’existence ?
Joë reste figé devant l’écran maintenant redevenu blanc. Il attend d’autres images extraordinaires. Or, le rectangle lumineux se dilue dans la clarté mauve, prouvant que la séance est terminée.
L’impact produit est considérable. Maubry imaginait bien des choses, mais pas à ce point. La vision de ce Noir réduit à l’état liquide restera à jamais gravée dans sa mémoire.
— Cet homme… est-ce un homme de la Terre ?
— Évidemment, confirme Ré-A. Il vient du continent africain.
— Vous l’avez enlevé ?
— Oui.
— Uniquement pour extraire l’hycarzine de son corps ?
— Uniquement.
— À quoi vous sert l’hycarzine ?
Le Xural ne répond pas à la question mais il suggère :
— Vous êtes autorisés à vous rendre au laboratoire d’extraction. Je pense donc que sur place vous aurez une opinion plus précise. Or, vous savez, l’organisme d’un homme ne produit que cent grammes d’hycarzine, substance très concentrée, il est vrai, mais dont nos besoins se chiffrent à plusieurs kilogrammes. Car cet extrait est ensuite déshydraté, séché, stocké.
Ré-A lève un voile inquiétant sur l’avenir et Joë s’en rend parfaitement compte.
— Si je ne me trompe pas, vous allez devenir de grands consommateurs d’hommes…
— Vous ne vous trompez pas, confirme le Xural.
Alors, le reporter se tourne vers sa femme. Il lui prend les mains et les serre très fort. Son regard exprime une sourde angoisse.
— Joan, tu avais raison dans ton article du Star. La Terre court un immense danger. Nous sommes probablement les seuls à le savoir et il faut que nous alertions nos compatriotes. Nous devons traquer les Xurals partout où ils se trouvent.
Merket hoche la tête.
— Je ne vois qu’une solution : sortir d’ici. Et sortir vite, comme nous sommes entrés.
Ils se décident, font demi-tour et rebroussent chemin, bien que depuis leur arrivée en ce lieu ils aient perdu le sens de l’orientation à cause de la lumière mauve.
Ils ne vont pas loin. Ils se heurtent bientôt à une barrière invisible, à un mur transparent. Leurs doigts tâtent quelque chose de solide devant eux, dont ils n’apprécient ni la forme, ni la consistance.
Il s’agit d’une substance dure, baignée de cette lueur mauve qui s’infiltre partout.
Ils sont stoppés et ne peuvent aller plus loin. Conscients de leur impuissance, ils se résignent et tournent en rond dans leur prison exiguë aux parois luminescentes.
Barton se fait des cheveux blancs.
— Vous voulez mon avis ? Nous allons tous finir dans la centrifugeuse et nous ne serons bientôt plus qu’un petit tas de poudre séchée, étiquetée…
— Taisez-vous donc, Mike ! gronde Merket avec une grimace. Vous ne voyez pas que vous bouleversez Joan ?
Celle-ci encaisse le coup avec courage. Elle a toujours partagé les risques de ses compagnons et elle a accepté le danger en venant ici, au Kenya.
Elle songe à Barbara, à sa fille qu’elle ne reverra peut-être jamais.
Joan s’accroche à un espoir et espère en sa bonne étoile. Blottie contre la poitrine de son mari, elle soupire :
— Joë… Tu crois vraiment que nous deviendrons quatre petits sachets d’hycarzine ?
Maubry ne répond pas. Il désigne ses mains.
— Regarde, chérie. Nous nous dématérialisons.
Pour Barton et pour Merket, le phénomène présente un caractère de nouveauté. Ils se font difficilement à l’idée que leurs atomes se dévibrent pour voyager par ondes laser.
Tous les quatre se transforment en électrons purs et se diluent dans l’espace. Ils sont projetés vers une destination inconnue.
Loin. Très loin de la Terre.
*
* *
Ils n’ont jamais eu conscience de la durée du voyage. Probablement quelques secondes. Mais quand ils avaient repris connaissance, ils étaient redevenus eux-mêmes, c’est-à-dire des créatures de chair.
Or, cette fois, les choses se passent différemment. Bien différemment. Joan et Joë sentent qu’un événement imprévu sanctionne la fin de leur randonnée dans l’espace.
Imprévu ou voulu ?
Voilà ce qu’ils voudraient bien déterminer. Ils reprennent leurs esprits mais, d’un seul coup d’œil, Maubry observe qu’ils sont toujours phosphorescents.
Or, c’est anormal. Comment peuvent-ils être à la fois phosphorescents et lucides ?
Des questions traversent le cerveau de Joë. L’inquiétude s’ajoute à sa réflexion. Il fait sur lui sa propre expérience et cela le convainc rapidement.
Il passe sa main à travers son corps ! Cette performance le laisse pantois, sans réaction, assommé. Il comprend qu’il demeure sous forme d’électrons purs tout en conservant ses facultés intellectuelles intactes.
Cette constatation amère engage une situation nouvelle, tout à fait inattendue. Pour les « bleus », Merket et Barton, cela semble amusant. En riant, ils se « transpercent » mutuellement avec leurs bras et prennent des poses du plus grand effet comique. C’est à qui fera les plus belles niches à l’autre.
Joë trouve ces plaisanteries grossières et du plus mauvais effet. Il met sévèrement en garde ses compagnons.
— Avez-vous conscience que nous ne sommes pas reconvertis en matière ?
Barton ne s’affole pas.
— C’est grisant, constate-t-il.
— Grisant mais pas drôle, rectifie Maubry. Les Xurals nous privent de notre matérialité.
— Nous jouerons les fantômes, glisse Merket. Il n’y a pas de quoi en faire un drame. Je suppose que cette situation n’est pas définitive. Elle évoluera.
Il recule, apprécie l’angle de vision, et fait semblant de filmer.
— Dommage que notre matériel soit resté dans les marécages du Kenya. Nous aurions une séquence formidable.
— Hum ! doute Joë. Robeson n’aura jamais notre reportage. Mais j’aimerais savoir pourquoi les Xurals nous laissent dans cet état.
Une lumière mauve les environne. La même lumière qui les baignait déjà avant leur dématérialisation.
Ils font coup sur coup plusieurs remarques. Ils respirent avec facilité et ils ont la conviction qu’il ne s’agit pas d’un air terrestre. Ils n’ont ni faim ni soif.
Cette absence d’appétit prouve que leurs organismes ne réclament pas du tout les mêmes soins qu’auparavant. Ils échappent aux exigences des créatures biologiques. Mais leur état les condamne à l’inactivité. Ils ne pourraient pas saisir le moindre objet.
Sont-ils devenus des êtres inutiles ?
Soudain, la lumière mauve s’estompe progressivement. Un horizon se dévoile. Une plaine immense apparaît.
Elle ne ressemble pas aux plaines de la Terre. Elle possède un sol rocailleux, légèrement noirâtre, troué de petits cratères. Par endroits, une poussière impalpable, grisâtre, s’amoncelle sous forme de dunes.
Il existe des cratères plus vastes, généralement peu profonds, comblés par la poussière grisâtre. Dans le ciel jaunâtre, le soleil dessine un disque flou aux bords plus rouges.
Une grande crainte secoue Joan.
— Si les Xurals nous avaient emmenés sur leur planète, dans un autre système solaire ?
Barton et Merket ne font plus les fous. Ils prennent leur situation très au sérieux et, malgré leurs vêtements apparemment intacts, ils sont convaincus qu’ils appartiennent maintenant à une autre race.
La réflexion de Joan montre l’horreur de leur destin. Et dire que, il y a dix minutes, ils jouaient aux fantômes parce qu’ils avaient la conviction de traverser les murs !
Barton regrette son existence tranquille à Nairobi. Sans Maubry, il ne serait pas là, plongé dans une aventure incroyable dont il serait vain d’imaginer la suite.
Il garde une certaine rancune contre Joë.
— Vous nous avez mis dans un beau pétrin ! grimace-t-il.
Accusé ouvertement, le mari de Joan hausse les épaules.
— Les risques du métier…
— Ça fera une belle jambe si votre reportage ne passe jamais à la télé !
Merket devine que Maubry et Barton en sont aux échanges de propos aigres-doux. C’est très mauvais pour le moral de l’équipe. Comme il n’aime pas ce genre d’ambiance, il aborde un sujet plus préoccupant :
— Joan a raison. Si nous étions hors de la Terre ?
Il se baisse et veut ramasser un peu de cette fine poussière grisâtre, mais la substance lui glisse entre les doigts.
Joë glousse, moqueur :
— Tu vois. La vie d’un fantôme n’est pas toujours amusante.
Leurs pieds ne s’impriment pas sur le sol. Ils s’en accommodent et cherchent un dérivatif. Privés de leurs possibilités physiques, ils prennent de plus en plus conscience de leur inutilité.
Barton suppute quelle distance ils ont parcourue sous forme de vibrations.
— Dix, vingt années-lumière ?, Joan reste évasive.
— Plus, ou moins, les distances ne comptent pas. Mais si nous étions à vingt années-lumière, nous aurions vieilli de vingt ans.
— Des électrons vieillissent-ils physiologiquement ? se demande Maubry. Nous serions incapables de définir notre âge.
Ils se retournent. Ils aperçoivent une sphère bleuâtre derrière eux. Une sphère identique à celle qu’ils ont découverte dans les marais du Kenya.
Convaincus qu’ils viennent de cette boule, ils s’éloignent et gagnent le mamelon le plus proche, le gravissent.
Alors, quand ils parviennent au sommet, ils découvrent l’astronef.
Oui, ce ne peut être qu’un astronef. Mais quelque chose d’immense.
Il ressemble à une gigantesque « roue ». Il possède une couronne extérieure, cylindrique, d’où partent des tubulures. Celles-ci se rassemblent toutes en un point central, sorte de grosse sphère d’une éclatante luminosité rougeâtre. La couronne et les tubulures émettent une lueur blanche.
L’engin est posé dans la plaine désertique. Au-dessus de lui volettent plusieurs de ces petites boules bleues, probablement des astronefs annexes. Et autour du formidable engin s’agitent des dizaines de créatures ovoïdes !
— Les Xurals ! dit Barton. Nous avons atteint leur quartier général.
— Que font-ils, ici ? interroge Merket.
— Nous ne sommes sûrement pas chez eux, déduit logiquement Joë. Cet astronef prouve qu’ils sont venus au contraire chez nous.
— Chez nous ? riposte Joan. Ce coin ne ressemble à aucune région de la Terre. Le ciel jaunâtre déforme le soleil. D’ailleurs, est-ce bien notre soleil ?
Ils cessent de se poser des questions car une pensée s’infiltre dans leur cerveau.
— Je suis Ré-A.
— Ré-A ? sursaute Joë, bandant son subconscient. Vous étiez avec nous, au Kenya.
— Je vous ai accompagnés ici, sur Mars.
— Sur Mars ? répète Maubry, accablé.
— Oui. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ? Mars est la banlieue de la Terre.
Ils cherchent en vain le Xural autour d’eux. Celui-ci leur explique qu’il les attend à bord de l’astronef. Il a tenu à leur montrer le vaisseau spatial parce qu’il faut que les Terriens se rendent compte.
Et ici, les quatre reporters représentent la race humaine.
Ils s’avancent vers l’immense roue, dont le diamètre dépasse cent mètres. À mesure qu’ils approchent, l’horizon s’obscurcit. La fameuse lumière mauve estompe de nouveau tous les détails.
— Vous traversez l’écran de protection, souligne Ré-A. La lumière remplace les formes et crée des dimensions nouvelles, fictives.
Ils ne franchissent ni porte ni panneau. Apparemment. En réalité, une succession de cloisons se dématérialisent devant eux et leur livrent passage.
Guidés mentalement, ils rejoignent Ré-A dans une des parties de la gigantesque roue. La clarté mauve forme une ceinture et limite la portée de l’œil.
Immobile, le Xural ovoïde attend les Terriens. Il ne perd pas une seconde et les conduit à un laboratoire.
Traversé le rideau de lumière mauve, Maubry et ses compagnons restent stupéfaits. Une paroi de verre les sépare d’autres Xurals au travail.
Et quel travail !
Les reporters retrouvent la scène qu’ils ont vue à bord de l’astronef annexe basé au Kenya. Un immense dégoût et une violente irritation leur font dire d’abord de très vilaines choses.
Puis ils se calment. Ils sentent bien que leurs protestations véhémentes n’impressionnent pas Ré-A, insensible.
Ils regardent de tous leurs yeux.
Ils repèrent la sphère translucide. Deux Xurals encadrent un Noir et le conduisent vers la sphère. Avant que l’homme ne pénètre dans sa dernière prison, Maubry pousse un hurlement, attirant l’attention.
Mais le Noir ne tourne pas la tête. Il n’entend pas. D’abord à cause de la cloison de verre le séparant de ses compatriotes, ensuite parce que sa volonté est annihilée.
Joë crie encore, par réflexe :
— Non ! N’y allez pas !
Joan comprend l’inutilité de ces paroles.
— Le malheureux est sous hypnose. Nous ne pouvons rien pour lui.
Barton découvre la différence entre le Noir précipité dans la sphère et eux.
— Il est de chair, lui. Pas nous.
— Exact, confirme Merket. Mais d’après vous, quelle place est la meilleure ?
— Aucune, dit Mike avec une grimace.
Ils observent la suite en silence. Ils ont ainsi confirmation que la séquence retransmise par l’astronef annexe, au Kenya, n’était pas un trucage ou une hallucination. Elle reflétait la plus stricte vérité.
Dans le récipient rond, des bulles s’agglomèrent sur le corps de l’Africain.
— Nous le « dégradons » par bio-électronique, explique Ré-A.
— Ces bulles sont de l’énergie ? s’informe Joë.
— Oui. Elles attaquent la substance vivante et la transforme en pâte homogène. Divers ingrédients, ajoutés, donnent à la pâte une consistance plus liquide.
Dans la centrifugeuse, l’homme se dilue rapidement. Il devient un liquide sirupeux de couleur rosée. Cet « extrait » pur se réduit à quelques centimètres cube. Il sera ensuite déshydraté et recueilli avec précaution.
La cloison transparente s’opacifie et se colore en mauve, masquant désormais le fantastique laboratoire où les Xurals fabriquent de l’extrait humain !
— Combien d’hommes avez-vous déjà utilisés pour satisfaire vos besoins en hycarzine ? demande Joan.
Ré-A répond vaguement :
— Nous commençons seulement la fabrication.
— Vous enlevez des Noirs, de préférence ?
— Nous puiserons dans tous les continents. La couleur de la peau n’a aucune importance.
— C’est monstrueux ! proteste Barton. Vous croyez que nos semblables vous laisseront faire ?
— Comment nous en empêcheront-ils ? riposte le Xural. Nous n’avons pas le choix. L’hycarzine est aussi vitale pour nous que les protéines le sont pour vous.
— Vous vous nourrissez d’hycarzine ?
— Oui.
— Pouah ! éructe Joë. Des anthropophages ! Ils mangent les hommes. Pas sous forme de chair crue ou cuite, mais cela revient au même. Sur votre planète, comment faites-vous donc ?
— L’hycarzine existe à l’état natif. Nous l’extrayons d’une sorte de végétal. Sur Siris, le problème ne se pose pas. Mais nous avons eu un accident à proximité de votre système solaire.
Ré-A se montre prolixe.
— Notre astronef mère a subi de gros dégâts. Nous ne pouvions pas réparer dans l’espace. Nous nous sommes posés sur Mars. Les réparations sont plus longues que prévu. Nous sommes déjà bloqués ici depuis plusieurs mois. Or, nous épuisons nos derniers stocks d’hycarzine. La seule façon de nous en procurer est de l’extraire de vos cellules. Et puis il y a autre chose. Peu après notre arrivée sur Mars, nous avons constaté que nos organismes ne pouvaient plus fabriquer du phosphure d’hydrogène. La nature nous a dotés d’un organisme qui fabrique lui-même son gaz respirable. Nous le stockons à l’intérieur et ce stock se renouvelle constamment. Cette impossibilité nous conduit à l’asphyxie. Par chance, la Terre possède certaines régions assez riches en phosphure d’hydrogène. Les nécessités nous obligent donc à fréquenter périodiquement ces régions de façon à compenser notre défaillance biologique. Nous prélevons même du gaz sur Terre pour alimenter nos techniciens qui réparent l’astronef mère.
— Vous connaissez la cause de cette défaillance biologique ?
— Non, répond sincèrement le Xural. Tous nos efforts restent vains. Sans la Terre, nous serions déjà morts. Et quand, un jour, nous repartirons vers Siris, nous ne serons pas assurés de revoir notre planète. L’asphyxie nous guettera en route. En conséquence, nous devenons tributaires de la Terre.
Ré-A a beaucoup parlé. Il a donné des détails sur le comportement de ses semblables, face à une situation quasi désespérée. Au fond, si les Xurals quittaient le système solaire, ils n’iraient pas loin.
Or, s’ils sont cloués à jamais sur Mars, les hommes vont-ils faire les frais de ce séjour forcé ?
Le phosphure d’hydrogène n’a aucune conséquence pour les humains. Mais il y a l’hycarzine extraite des cellules. Dès lors, les Xurals anthropophages puiseront dans l’immense réservoir nutritif de la Terre.
Ils puiseront sans limites, pendant des générations, assurés de leur survie.