Tracy Cavanaugh, vêtue d’un jean délavé et d’un vieux T-shirt de l’équipe d’athlétisme de Yale University, était assise par terre en train d’extraire d’un carton les ouvrages de droit qu’elle voulait ranger sur une étagère quand elle entendit quelqu’un derrière elle. Un jeune homme brun aux cheveux bouclés et au large sourire se tenait sur le seuil. Tracy fut surprise par l’attirance immédiate qu’il lui inspirait. Il se présenta.
— Barry Frame, enquêteur de Matthew. Vous êtes la nouvelle associée ?
Frame, large d’épaules et mince des hanches, mesurait plus d’un mètre quatre-vingts. Il portait ce jour-là une chemise bleue et un pantalon kaki. Les manches de sa chemise, retroussées jusqu’aux coudes, laissaient voir des avant-bras velus et musclés. Tracy se leva et passa la main sur son jean avant de la tendre à Frame. Il la serra doucement.
— L’installation se passe bien ? demanda-t-il, en regardant les cartons.
— Oh, oui !
— Besoin d’un coup de main ?
— Merci, mais je n’ai pas apporté grand-chose.
— Vous avez trouvé à vous loger ?
— Oui. Et très bien. Près des quais. C’est tout récent.
— Vous venez de Salem, c’est bien ça ?
Tracy hocha la tête.
— J’étais clerc à la Cour Suprême.
— Avec quel juge ?
— Alice Sherzer.
— Moi, j’ai été clerc avec Lefcourt, il y a cinq ans.
Tracy ne comprenait plus. Frame s’était bien présenté comme l’enquêteur de Matthew Reynolds.
Il se mit à rire.
— Vous vous demandez pourquoi je ne plaide pas, n’est-ce pas ?
— Eh bien, je…, commença Tracy, honteuse de se sentir aussi transparente.
— Ne soyez pas gênée. J’ai l’habitude que les avocats me regardent comme ça. Mais non, je n’ai pas raté l’examen d’admission au barreau. Après mon passage chez le juge Lefcourt, Matthew m’a embauché comme avocat, mais je préférais les enquêtes au travail sur les dossiers. Quand son enquêteur est parti, je me suis proposé pour le remplacer. Je gagne moins, mais je ne suis pas coincé derrière un bureau et personne ne m’oblige à porter une cravate.
— Mr. Reynolds ne vous confie aucun travail juridique ?
— Je fais ce que je peux pour éviter ça. Il a tout de même fallu que je m’y mette en attendant votre arrivée dans l’équipe. Le dernier associé est parti du jour au lendemain.
— Pourquoi ?
— Il a craqué. Matt exige beaucoup des gens qui l’entourent, parfois au-delà du raisonnable.
— Par exemple… ? demanda Tracy, dans l’espoir que Barry lui révèle quelques-unes des horreurs auxquelles on avait déjà fait allusion devant elle à propos des exigences de Reynolds vis-à-vis de ses collaborateurs.
— Eh bien, Matt plaide des affaires à travers tout le pays. Il peut vous demander de devenir du jour au lendemain une experte du droit en vigueur dans tel ou tel Etat.
— Je ne vois pas ce qu’il y a là de déraisonnable.
— Je l’ai vu demander ça à un malheureux moins d’une semaine avant le procès.
— Vous voulez rire ?
— Pas du tout.
— Evidemment, ça doit être dur, commenta Tracy, vaguement inquiète. À la Cour Suprême, on ne manquait pas de travail non plus, mais le juge Sherzer disait toujours que l’acquisition des connaissances devait primer sur la rapidité.
Tracy, soudain, craignait de se sentir dépassée.
— Vous en seriez capable ? demanda Frame.
— J’apprends vite. Mais là, c’est beaucoup demander. Je m’en sortirais, à la rigueur, si le domaine couvert n’était pas trop vaste.
— Ça tombe bien, enchaîna Frame avec un grand sourire. Vous partez lundi prochain pour Atlanta.
— Quoi ?
— Je ne vous ai pas dit que Matthew se servait de moi pour faire passer les mauvaises nouvelles ? Eh bien, voilà qui est fait. Je joue le rôle du messager à qui tout le monde veut faire la peau.
— Qu’est-ce que je vais faire à Atlanta ? demanda Tracy, incrédule.
— Vous assisterez Matthew dans l’affaire Livingstone. Le dossier est dans la bibliothèque. Mettez-vous-y dès que vous aurez fini ces rangements. Il est assez épais.
— De quel genre d’affaire s’agit-il ?
— L’accusé risque la peine de mort. Matt ne s’occupe pratiquement que de ces affaires-là. Du point de vue juridique, c’est plutôt épineux, mais vous devriez démêler tout ça assez vite… si vous passez la semaine dessus. Il y a un bon restaurant chinois qui vend des plats à emporter, à deux pas d’ici. Et il reste ouvert très tard.
— Mr. Reynolds me laisse cinq jours pour devenir une spécialiste du droit de la Géorgie et me mettre au courant de toute cette affaire ? demanda Tracy.
Son expression disait clairement qu’elle ne croyait pas un mot de cette douteuse plaisanterie.
Frame éclata de rire.
— Ah, si vous pouviez voir la tête que vous faites ! Remettez-vous ! Atlanta, en plein mois d’août, c’est délicieux. Quarante degrés à l’ombre, et cent pour cent d’humidité dans l’air.
Et de rire. Tracy l’entendit encore longtemps après qu’il eut quitté la pièce. Elle se rassit par terre, regarda les cartons qu’il lui restait à vider. Elle s’était promis d’aller courir en sortant du bureau, mais il n’en était plus question. Pour ce qui était de l’exercice, il semblait qu’elle soit appelée à se contenter désormais de la manipulation des recueils de lois.
— Merci de me recevoir aussi vite, dit Matthew Reynolds en pénétrant dans le bureau d’Abigaïl Griffen, trois mois après leur rencontre devant la Cour Suprême.
— Je n’avais pas vraiment le choix, répondit Abbie. (Elle montra du doigt les attendus du jugement intervenu dans l’affaire Franklin.) La cour vous a suivi dans votre argumentation. Quand vos experts peuvent-ils venir chez Mrs. Franklin ?
— J’ai téléphoné en Californie. Le criminologue avec lequel je travaille peut être ici mardi. Quant aux gens de Portland, il suffit de leur fixer un rendez-vous.
— Je vais donc prévenir Mrs. Franklin de votre venue mardi. Un policier vous attendra sur place pour vous remettre la clé.
— Je dois me rendre pour quelque temps à Atlanta, où je plaide une affaire. Barry Frame, mon enquêteur, accompagnera les experts en balistique.
— Je ne serai pas à mon bureau moi-même.
— Ah ?
— C’est moins exotique qu’Atlanta, mais je pars pour une semaine dans ma maison sur la côte – une remise en forme, disons. Dennis Haggard s’occupe de tout pendant mon absence. Je le mettrai au courant.
— Est-il possible d’avoir un exemplaire des photos prises sur place après le crime, et les schémas de vos experts en balistique ?
— Bien sûr.
Abbie appela son assistante sur l’interphone pour lui transmettre la demande de Reynolds. Tandis qu’elle parlait, Reynolds fixait la courbe de sa joue, admirait la finesse de sa peau. Elle portait un costume-pantalon noir et un chemisier jaune qui faisait ressortir son hâle. Une fine chaîne d’or entourait son cou. Le diamant qui l’ornait était assorti aux diamants des boucles d’oreilles.
Abbie se retourna vers Reynolds et surprit son regard. Il rougit.
— Je reviens dans une minute, dit-elle en se levant, comme si elle n’avait rien remarqué. Que diriez-vous d’un café ?
— Volontiers.
Abbie sortit, laissant à Matthew le temps de reprendre contenance. Il se leva et fit le tour de la pièce. Il s’attendait à voir des photographies d’Abbie et de son mari, et fut surpris de ne trouver aucun objet portant une marque un tant soit peu intime. Le bureau d’Abbie était couvert de dossiers et de rapports de police. Son diplôme et quelques autres récompenses officielles décoraient l’un des murs. Des coupures de presse concernant des affaires qu’elle avait plaidées étaient accrochées les unes par-dessus les autres. On y vantait l’habileté et la ténacité d’Abbie. La peine de mort avait été prononcée presque chaque fois qu’elle l’avait demandée, et elle avait maintes fois obtenu de lourdes peines de prison pour les plus grands criminels de l’Oregon. Abigaïl Griffen ne laissait ni trêve ni répit à ses adversaires.
Matthew remarqua une tâche plus claire sur le mur. L’article qu’on avait retiré reposait, à l’envers, sur un classeur à dossiers. Matthew le retourna et lut le titre en gros caractères :
CONDAMNATION À MORT POUR LE MEURTRIER À LA BOMBE.
Une photographie montrait Charlie Deems quittant le tribunal, menottes aux poignets, encadré par trois gardes taillés comme des armoires à glace.
— J’ai oublié de vous demander si vous preniez de la crème et du sucre, dit Abbie en revenant avec un gobelet de café.
Reynolds ne l’avait pas entendue arriver.
— Noir, c’est parfait, répondit-il nerveusement, tel un gamin surpris en train de chiper de la confiture.
Abbie lui tendit le gobelet, et vit ce qu’il regardait.
— Je suis désolé, pour Deems, lui dit Reynolds.
— J’aurai donc entendu Matthew Reynolds déplorer l’annulation d’une condamnation à mort !
— Il n’y a pas de contradiction à refuser la peine de mort et à regretter qu’un homme comme Deems ne soit pas derrière les barreaux.
— Vous le connaissez ?
— Il voulait me prendre comme avocat, mais j’ai refusé.
— Pourquoi ?
— Il y avait chez Deems quelque chose qui me déplaisait. Allez-vous le faire repasser en jugement ?
— Je ne le peux pas. La cour a annulé la procédure en retirant du dossier les déclarations faites par Deems à un indicateur de la police. Sans cet aveu, il n’y a plus d’affaire. Il est déjà sorti de prison.
— Vous ne craignez pas pour votre sécurité ?
— Pourquoi cette question ?
— Deems m’a paru quelqu’un de très vindicatif.
Abbie hésita. Elle n’avait plus pensé à l’homme qui avait tenté d’entrer chez elle par effraction, après s’être dit qu’il s’agissait probablement d’un vulgaire cambrioleur. Mais la question de Reynolds faisait surgir une autre hypothèse.
— Deems doit être si content d’en avoir réchappé qu’il m’aura oubliée, dit-elle avec un sourire un peu forcé.
L’assistante apporta une grande enveloppe. Abbie en vérifia le contenu avant de la tendre à Reynolds.
— J’aimerais qu’on fixe la date du procès, dit-elle. Quand vos experts en balistique en auront fini avec leurs rapports, vous saurez quelle suite vous entendez donner. Reprenez contact avec moi à ce moment-là.
— Je vous remercie pour votre coopération, répondit Reynolds, comme s’il dictait la dernière phrase au bas d’une lettre officielle. Je vous ferai renvoyer ces photos dès que mes collaborateurs auront terminé.
Quel drôle de type, songea Abbie après le départ de Reynolds. Si sérieux, si guindé. Ce n’est pas quelqu’un à qui on proposerait d’aller prendre une bière. Et il avait une façon si gauche de lui tourner autour, de rougir à tout propos, comme ces missionnaires des mers du Sud qui ne savaient comment se tenir en présence des Tahitiennes complètement nues. Pour un peu, elle se serait dit qu’il en pinçait pour elle.
Abbie s’attarda un instant sur cette pensée. Que Reynolds soit amoureux d’elle, voilà qui pourrait ne pas être inutile. Lui faire perdre un peu de ses moyens pendant les procès… Toutes les armes étaient bonnes pour Abigaïl Griffen. Reynolds avait peut-être l’air d’un vieux pingouin, mais c’était aussi le meilleur avocat auquel elle se soit jamais mesurée.