Bob Packard n’était pas au mieux de sa forme. On le sentait fébrile. Il avait le teint brouillé et les joues pendantes de quelqu’un qui a maigri trop vite. Tracy se demanda si l’avocat de Charlie Deems ne relevait pas de quelque maladie.
— Merci de me recevoir, dit-elle, en s’asseyant dans son bureau.
— Pas de problème. Que puis-je faire pour vous ?
— Je travaille avec Matthew Reynolds. Mr. Reynolds défend Abigaïl Griffen, qui est accusée du meurtre de Robert Griffen, juge à la Cour Suprême.
— Bien sûr. J’ai vu ça dans les journaux. Affreux, dites donc. J’ai gagné un procès devant la Cour Suprême, il y a quelques mois, et c’est lui qui avait rédigé les attendus du jugement.
— C’est à ce sujet que je voulais vous voir. Mr. Reynolds aimerait consulter les minutes du procès.
Packard parut gêné. Il s’agita sur son fauteuil.
— Si je peux me permettre… pourquoi voulez-vous ces minutes ?
— Charlie Deems est le principal témoin de l’accusation contre Abigaïl Griffen.
Les traits de Packard s’affaissèrent d’un cran supplémentaire et il regarda Tracy comme s’il s’était attendu à recevoir quelque coup mortel. Puis, comme rien ne venait, il dit :
— C’est une plaisanterie, bien sûr ?
— Mr. Deems prétend que Mrs. Griffen voulait l’engager pour tuer son mari.
Packard se rappela qu’il s’était déjà inquiété d’une possible vengeance de Deems sur Abigaïl Griffen. Il avait pensé à des violences. Mais réussir à la faire accuser de meurtre semblait carrément diabolique.
— Le procureur croit à cette histoire ? demanda Packard, incrédule.
— Apparemment, oui.
— Eh bien, moi, à sa place, je m’intéresserais de près à Charlie avant d’accuser Abbie Griffen.
— Avez-vous une raison précise de soupçonner Deems ?
— Vous voulez rire ! Faire sauter les gens, c’est son truc, à Charlie. Et il a toutes les raisons de monter un coup contre Griffen. Elle s’était jurée de l’envoyer à la mort.
— Mr. Reynolds pense lui aussi que Deems a monté une machination contre Mrs. Griffen. Nous le recherchons actuellement, et Mr. Reynolds a pensé que nous trouverions peut-être des informations utiles dans ces minutes.
— Moi, à votre place, j’y regarderais à deux fois avant de m’en prendre à Charlie.
— Mais pourquoi ?
Packard se revit en train de jouer au « Juste Prix » et sentit aussitôt son estomac se contracter. Il était privé de cocaïne, en manque total depuis la visite de Deems, et à cet instant précis il aurait payé cher pour une petite ligne.
Packard resta si longtemps silencieux que Tracy finit par se demander s’il avait bien entendu sa question.
— Si je vous confie quelque chose, dit-il enfin, pouvez-vous me promettre de ne pas dire de qui vous le tenez ?
— C’est à voir. Nous nous devons d’abord à notre cliente.
— Enfin, bon… Il faut que j’y réfléchisse, moi aussi. Je ne voudrais pas que ce que je vais dire arrive aux oreilles de Charlie. Je me suis débarrassé de lui, il est sorti de ma vie, et je ne veux pas le voir revenir.
Packard se tortillait sur son fauteuil, et Tracy remarqua la sueur qui perlait sur sa lèvre supérieure. Elle était stupéfaite de le voir aussi nerveux.
— Ce n’est pas quelque chose de concret, reprit l’avocat. Ça n’a rien à voir avec des aveux. Mais c’est quelque chose que vous avez intérêt à savoir à propos de Deems. Moi, je ne voudrais pas qu’il arrive malheur à quiconque.
— Bien. Allez-y, dit Tracy, curieuse de savoir ce que Deems avait fait pour effrayer Packard à ce point.
— Charlie Deems est cinglé. Cinglé pour de bon, je veux dire. Il pense qu’il peut faire n’importe quoi, et qu’il ne lui arrivera jamais rien. Et le plus drôle, c’est que ça marche. Voyez ce qui s’est passé avec l’affaire dont je me suis occupé. Il torture ce malheureux Shoe, il tue Hollins et sa petite fille, le jury le condamne à mort, et il se retrouve libre !
— La plupart des criminels pensent qu’ils ne se feront jamais prendre.
— Vous ne me comprenez pas. Comment vous expliquer ça ?
Tracy attendit patiemment pendant que Bob Packard cherchait les mots pour lui expliquer pourquoi Charlie Deems lui faisait si peur.
— Non seulement Charlie pense qu’il peut violer la loi en toute impunité, mais il se croit aussi protégé contre tout ce qui pourrait l’atteindre.
— Je ne vous suis pas très bien.
— Il ne pense pas qu’on pourrait le tuer. Il se croit immortel.
Tracy ouvrit la bouche pour parler. Puis elle éclata de rire.
— Vous trouvez ça drôle ? Moi pas, dit Packard, la mine sévère.
— Excusez-moi, mais je ne suis pas certaine de vous comprendre. Vous voulez dire que Deems pense qu’il ne risquerait rien si, par exemple, je lui tirais dessus ?
— Exactement !
— Oh, non !
— Je suis allé le voir au pénitencier pendant qu’il attendait son jugement en appel. On a parlé de ce qu’il faudrait faire si la Cour Suprême rejetait l’appel. Et comme je voyais qu’il écoutait à peine, j’ai essayé de le secouer un peu en lui parlant de son exécution. Il a souri, c’est tout. Il m’a dit qu’il s’en fichait complètement parce qu’il avait un ange qui le protégeait.
— Un ange ? répéta Tracy, persuadée d’avoir mal compris.
— Mais oui ! Un ange. D’abord, j’ai cru à une blague. Je lui ai dit que ce qu’il avait fait n’avait rien à voir avec les anges. Mais il ne blaguait pas du tout. Il m’a répondu que son ange à lui était un ange noir. Et il m’a raconté l’histoire suivante.
« Quand Deems était encore un gamin – il n’avait pas vingt ans –, il couchait avec une femme plus vieille que lui. Trente-cinq ans, peut-être. C’était l’épouse de Ray Weiss, condamné à la prison pour meurtre. Ray Weiss a fini par sortir, libéré sur parole. En arrivant chez lui, il a commencé par mettre une raclée à sa femme car il avait appris qu’elle le trompait. Elle lui a donné le nom de Charlie.
« La femme, pendant toutes ces années, avait conservé le revolver de Weiss et des munitions. Weiss a chargé le revolver et il a foncé chez Charlie. Il l’a trouvé assis devant la porte de sa maison. Weiss a sorti son arme et a accusé Charlie d’avoir couché avec sa femme. Charlie a tout nié. Weiss l’a traité de menteur. Puis il a tiré. Charlie m’a dit qu’à ce moment, il s’était vu mort. La balle l’a atteint en pleine poitrine. Mais elle a ricoché.
— Pardon ?
— La balle a ricoché sur la poitrine de Charlie, comme dans Superman…
— Mais comment… ?
— J’ai raconté cette histoire à un expert en balistique. D’après lui, c’est possible. Les balles attendaient depuis longtemps – dix ans. La poudre avait peut-être pris de l’humidité, ou elle s’était imprégnée d’huile. Allez savoir. Weiss a tiré une deuxième balle, et elle a ricoché comme la première. Charlie m’a dit que Weiss, à ce moment-là, avait les yeux qui lui sortaient de la tête. Il a jeté le revolver sur Charlie et il est parti en courant.
« Attendez. C’est là que ça devient affolant. Charlie m’a dit qu’au moment où la première balle l’avait touché, il avait vu un ange noir. En fait, c’était une femme dans une robe noire qui la couvrait de la tête aux pieds. Elle portait des sandales. Charlie l’a remarqué. Et elle avait des ailes. De grandes et belles ailes, comme celles d’une colombe, sauf qu’elles étaient noires. L’ange est descendu sur Charlie avec ses ailes déployées. Quand la balle l’a touché, il a vu une grande lueur et l’ange a dit : « Je te protégerai toujours, Charlie. »
« Depuis ce moment, Charlie Deems croit dur comme fer qu’il est libre de faire ce qu’il veut et qu’on ne peut rien contre lui. Ce qui veut dire qu’il n’a peur de rien et que rien ne l’arrête une fois qu’il a décidé quelque chose.
L’histoire était si étrange que Tracy ne savait plus que dire. Comment s’y prendre avec quelqu’un qui se croit immortel ?
— Dites à Reynolds d’y aller doucement avec Charlie Deems, reprit Packard.
— Oui. Je le lui dirai.
— Bien. Je vais vous passer ces minutes.
— Merci.
— Ne me remerciez pas. Je suis trop content de me défaire de tout ce qui me rappelle encore Charlie Deems.
Matthew Reynolds regarda le voyant rouge qui s’était mis à clignoter sur sa ligne privée. Très peu de gens possédaient ce numéro, mais il l’avait donné à Abbie.
Il décrocha, espérant que c’était elle. Il ne l’avait pas vue depuis deux jours, mais n’avait cessé de penser à elle.
— Matt ?
— Oui.
Le cœur de Matthew bondit dans sa poitrine.
— Je viens de me rappeler quelque chose. Je ne sais pas si c’est important.
— Expliquez-moi ça.
— J’ai fait des photos le jour où j’ai été agressée au bord de l’océan. Puis je n’y ai plus pensé – j’avais d’autres choses en tête. Quand Jack m’a ramenée à Portland, il a mis mes bagages dans la voiture. Je suppose que l’appareil était dans le coffre. Et il m’a apporté le tout quand j’ai loué la petite maison de Meadowbrook. C’est sans doute votre enquêteur qui a récupéré l’appareil pour me le rapporter quand je suis revenue habiter chez moi. Je viens de tomber dessus par hasard. La pellicule est toujours à l’intérieur. Je crois me souvenir que j’avais pris quelques clichés derrière la maison. On y voit peut-être l’abri de jardin dans lequel on avait entreposé de la dynamite.
— Barry est allé là-bas dimanche. Il n’a pas trouvé de dynamite dans cet abri. Si nous avions une photo prise antérieurement… (Matthew réfléchit quelques secondes.) Quelle est la marque de l’appareil ?
— C’est un Pentax 105-R.
— Ça peut être intéressant. Le Pentax imprime la date sur les négatifs. C’est une preuve. S’il y a quelque chose d’utile sur ces clichés, Geddes ne pourra pas arguer qu’ils ont été pris après coup.
— Que dois-je faire ?
— Rien. Laissez la pellicule dans l’appareil. J’envoie Tracy Cavanaugh la chercher. Je veux également l’appareil.
— Vous ne pouvez pas venir vous-même ?
— Impossible, ce soir.
— Ah !…
Matthew perçut la déception dans la voix d’Abbie et ne put s’empêcher de sourire.
— Désolé. Mais je plaide une affaire en appel au Texas. Le type a été condamné à mort. J’ai deux jours pour m’y préparer.
— Vous n’avez rien à expliquer, Matt. Je sais que d’autres personnes dépendent de vous. C’est simplement que…
— Que quoi ?
— Oh… je ne suis pas très flambante, c’est tout. Et vous me remontez le moral quand vous êtes là.
— A la bonne heure. C’est ce que je préfère dans mon métier.
Abbie se mit à rire.
— Je vous verrai bientôt ? Je commence à trouver le temps long, enfermée ici.
— Promis. Dès que j’en aurai terminé avec ce travail.
Tracy revint au bureau avec les minutes du procès Deems remises par Bob Packard et un plat de poulet aux pousses de bambou acheté en chemin. Le procès Deems ayant duré plusieurs semaines, il n’y avait pas moins de trente-huit volumes de minutes. Elle en était au troisième quand Matthew Reynolds fit irruption dans son bureau en disant :
— Je suis content que vous soyez encore là.
Tracy leva le nez et vit en même temps Reynolds et la pendule. Huit heures et quart. Comment était-ce possible ? Elle était certaine d’avoir commencé sa lecture vers cinq heures et demie. Trois heures étaient donc passées ?
— Mrs. Griffen vient de m’appeler. Nous allons peut-être avoir un coup de chance. Elle s’est souvenue qu’elle avait fait des photos le jour où elle a été agressée dans sa maison sur la côte. Vous allez filer chez elle et récupérer la pellicule et l’appareil. Demain matin à la première heure, vous donnerez cette pellicule à développer. Je veux un récépissé de commande, avec la date. Ensuite, vous m’apporterez l’appareil.
— J’y vais tout de suite.
Reynolds s’apprêta à quitter le bureau.
— Mr. Reynolds ?
Il s’arrêta sur le seuil.
— Ce sont les minutes du procès Deems.
— Ah, bien. Je veux un résumé de tout ce qui vous semble utilisable. N’oubliez pas d’indiquer chaque fois la page et le numéro du volume, pour que je puisse m’y retrouver.
— J’y travaille, dit Tracy, en montrant ses notes. Ah, Mr. Packard, par ailleurs, m’a chargée de vous dire quelque chose qui lui tenait à cœur.
Et Tracy raconta à Reynolds l’histoire de l’ange noir de Charlie Deems. Tout en parlant, elle vit les traits de l’avocat exprimer tour à tour de l’étonnement, de l’incrédulité et, pour finir, une sorte de satisfaction amusée. Elle s’attendait à ce qu’il lui pose des questions sur Packard ou sur Deems, mais il se contenta d’un :
— Voilà qui est tout à fait intéressant, Tracy. Excellent travail.
Reynolds parti, Tracy secoua lentement la tête. Elle ne savait jamais ce que pensait son patron, et lui-même le disait rarement. Il était comme un Bouddha plein de sagesse et de connaissance qui apprécie en silence l’intérêt de ce qu’il entend mais ne laisse rien paraître de ce qu’il en pense à moins d’une absolue nécessité.
Ainsi, lors du procès du jeune Livingstone à Atlanta, et alors que Reynolds avait déjà en tête la possibilité d’un arrangement à l’amiable, elle l’avait vu conduire son contre-interrogatoire sans comprendre où il voulait en venir jusqu’au moment où il avait, in extremis, fait fonctionner son piège. Tracy avait été très impressionnée par la technique de l’avocat mais un peu vexée, aussi, de constater qu’il ne lui avait rien révélé de ses véritables intentions.
Quand Tracy était clerc auprès du juge Sherzer, il n’y avait pas de secrets entre elles et elle avait le sentiment de faire partie d’une équipe. Reynolds, lui, travaillait seul, et lui donnait parfois l’impression de n’être qu’un outil à son service. Elle se disait, toutefois, que le fait de travailler pour un génie comme Matthew Reynolds valait bien quelques vexations passagères.
Seule au volant de sa voiture, sur l’autoroute mal éclairée qui l’emmenait vers la maison des Griffen, Tracy s’aperçut que ses sentiments à l’égard de Robert et d’Abigaïl Griffen avaient changé depuis la conversation avec Marie Kelly. Le juge avait trompé sa femme et c’était, pour Tracy, indéfendable. Et elle s’en voulait d’avoir conclu aussi vite qu’Abigaïl mentait à propos de son mari en raison de la sympathie qu’elle éprouvait, elle-même, pour le juge assassiné.
D’un autre côté, Tracy avait suffisamment côtoyé Mrs. Griffen pour comprendre le portrait qu’en dressait Mary Kelly. Elle était tentée, elle aussi, de voir en elle une femme froide et calculatrice, qu’on imaginait facilement assez frigide pour avoir poussé son mari vers d’autres aventures. Et le fait que le juge l’ait trompée donnait à Abigaïl Griffen un puissant mobile pour le tuer.
L’allée conduisant à la maison des Griffen avait été en partie refaite après que les équipes de la police eurent procédé aux différents relevés. Mais les projecteurs disposés autour de la maison éclairaient encore, çà et là, des traces noirâtres et des trous dans le bitume. Au moment où elle se garait, Tracy aperçut Abigaïl Griffen debout sur le seuil. Abbie souriait, d’un sourire forcé. Tracy se demanda depuis combien de temps elle attendait ainsi devant sa porte.
— C’est vous, Tracy ?
— Mr. Reynolds m’a chargée de récupérer l’appareil photo et la pellicule.
Tracy s’attendait à ce qu’Abbie les lui remette aussitôt, mais celle-ci avait les mains vides.
— Entrez, dit Abbie. Je les ai laissés là-haut. Voulez-vous un café ?
— Non, merci. Il est un peu trop tard.
Le sourire disparut sur les lèvres d’Abbie.
— Entrez donc. J’allais me verser une tasse quand je vous ai vue arriver.
Tracy s’apprêtait à refuser, mais quelque chose, dans la voix de Mrs. Griffen, l’arrêta.
— D’accord.
Deux tasses attendaient sur la table de la cuisine. Tracy comprit qu’Abbie avait prévu de la retenir. Elle s’assit, mal à l’aise. Abbie apporta la cafetière.
— Voulez-vous du sucre, du lait ?
— Non, merci. Je le prends noir et sans sucre.
Abbie emplit la tasse de Tracy.
— Depuis combien de temps travaillez-vous pour Matt ? demanda-t-elle avec une certaine fébrilité, comme une adolescente intimidée à son premier rendez-vous et qui s’efforce d’alimenter la conversation.
Tracy se dit que les échanges à bâtons rompus n’étaient pas le fort d’Abigaïl Griffen.
— Depuis peu, répondit-elle, tendue, et peu désireuse de nouer des rapports autres que professionnels alors qu’elle nourrissait encore des doutes au sujet de sa cliente.
— Vous étiez clerc auprès d’Alice Sherzer, avant, n’est-ce pas ?
— Oui. Comment le savez-vous ?
Abbie sourit.
— Votre tête me disait quelque chose. J’allais voir Robert à la cour, quelquefois. J’ai dû vous y croiser. Vous vous êtes plu à ce poste ?
— Oui. Le juge Sherzer est une femme remarquable.
Abbie but une gorgée de café. Tracy en fit autant. Le silence s’épaississait. Tracy changea de position sur sa chaise.
— Vous travaillez aussi sur mon affaire ?
— Oui. J’examine actuellement le dossier d’accusation et les pièces à conviction pour étudier les possibilités de recours.
— Qu’en concluez-vous ?
Tracy hésita. Reynolds l’aurait-il autorisée à répondre à cette question ? Mais Abigaïl Griffen n’était pas une cliente comme les autres. Elle était aussi une juriste avertie. Et Tracy fut soulagée d’échapper aux banalités.
— Je n’ai pas terminé, mais je ne crois pas que nous gagnerons, dans cette affaire, sur le terrain de la technique juridique. Vous-même, qu’en pensez-vous ?
Abigaïl secoua la tête.
— J’y ai bien réfléchi, et je ne vois rien non plus. Comment ça se passe avec Matt ?
— Très bien, répondit prudemment Tracy, qui ne souhaitait surtout pas parler de son patron avec Abigaïl Griffen.
— Il a l’air tellement bizarre, poursuivit Abbie comme pour elle-même. (Puis, ignorant le silence de Tracy, elle enchaîna :) Est-ce qu’il s’occupe de toutes ses affaires avec la même passion ?
— Il est très dévoué à ses clients, dit Tracy d’un ton neutre.
Le regard d’Abbie se voila un bref instant. Tracy, embarrassée, attendait que la conversation reprenne.
— Il est souvent venu me voir plaider. Le saviez-vous ?
Le dialogue semblait de plus en plus décousu, et cette dernière déclaration tomba entre elles comme un objet pesant. Tracy se rappelait avoir vu Matt Reynolds au procès de Marie Harwood. Mais, faute de savoir où Mrs. Griffen voulait en venir, elle s’abstint de répondre. Abbie continua comme si elle ne s’était pas attendue à une réponse.
— Je l’ai aperçu plus d’une fois, au fond de la salle d’audience, en train de m’observer. Il s’asseyait un moment, puis repartait. Je ne sais pas s’il savait que je l’avais vu.
Abbie avait dit cela en regardant Tracy. Celle-ci se sentit obligée de répondre quelque chose.
— Qu’est-ce qu’il faisait là, d’après vous ?
Abbie mit ses mains sur sa tasse pour les réchauffer. Et, à la question de Tracy, répondit par une autre question :
— Vous croyez qu’il a de la sympathie pour moi ?
Tracy sentit redoubler son embarras.
— Il n’a pas dit quelque chose… ? (Abbie se tut un instant, son regard cherchant celui de Tracy.) Vous savez ce qu’il pense de moi ?
Abigaïl Griffen, tout à coup, parut terriblement vulnérable à la jeune avocate.
— Je suis certaine qu’il vous croit, répondit-elle avec, cette fois, une certaine chaleur.
— Oui. Il me croit, dit Abbie, plus pour elle-même que pour son interlocutrice.
Tracy s’aperçut avec étonnement qu’elle avait de la peine pour Abbie. Jusque-là, quand elle pensait à elle, c’était en tant qu’avocate chargée de sa défense. Elle la voyait soudain comme un être humain. Et elle se demanda ce qu’on éprouvait quand on se retrouvait enfermé comme l’était Abbie, fût-ce dans une prison aussi luxueuse que la maison des Griffen. La princesse des glaces de Mary Kelly, froide et dure, semblait bien loin à cette heure.
Soudain, Tracy ressentit toute la tristesse de la situation : Mrs. Griffen avait attendu sa visite. Si elle avait d’abord pensé qu’Abigaïl Griffen avait joué de sa séduction pour mieux tromper Reynolds et se faire passer pour innocente, elle en était beaucoup moins certaine à présent. Abbie était complètement seule, et Matthew représentait son unique lien avec le monde extérieur. Tracy avait lu des études sur des gens pris en otage dans les pays du Moyen-Orient, ou des victimes de kidnappings comme Patty Hearst, qui devenaient dépendants de leurs ravisseurs et développaient des liens avec eux. On avait donné un nom à ce phénomène : le syndrome de Stockholm. Peut-être l’isolement dans lequel était placée Abbie la rendait-il dépendante de Reynolds, et peut-être était-ce pour cette raison que Tracy avait cru apercevoir chez elle un désir de séduction ?
— Vous arrivez à tenir le coup ? demanda Tracy.
— Je me sens seule. Et je m’ennuie à mourir. J’ai essayé de me persuader qu’il fallait prendre tout cela comme des vacances, mais c’est tout sauf des vacances. Je lis beaucoup, mais on ne peut pas passer sa vie à lire. J’ai même essayé la télé ! (Abbie se mit à rire.) Je saurai que j’ai atteint le fond du désespoir le jour où je regarderai les feuilletons !
— Le procès s’ouvrira bientôt. Mr. Reynolds le gagnera, et vous retrouverez une existence normale.
— Je voudrais le croire, mais je doute que mon existence redevienne jamais tout à fait normale, même si Matt gagne. (Abbie se leva.) Je vais chercher cet appareil.
Pendant qu’elle montait au premier étage, Tracy attendit dans l’entrée. Abbie revint avec l’appareil photo dans son étui. Elle le lui tendit.
— Merci d’avoir pris un café avec moi. Alors que vous n’en aviez pas envie.
— Mais…
— Ce n’est pas grave. J’avais vraiment besoin de compagnie. C’est gentil de m’avoir supportée.
Tracy prit l’appareil. Après avoir démarré, elle jeta un coup d’œil au rétroviseur. Mrs. Griffen, sur le seuil de sa maison, la regardait s’éloigner.
Le 2313 Lee Terrace était une maison de style campagnard à un seul étage, entourée d’un jardin bien entretenu, dans un assez joli quartier. Une Chevrolet bleue comme on en voit beaucoup et une Ford marron tout aussi banale étaient garées dans l’allée. En s’approchant de la maison, les policiers qui s’apprêtaient à donner l’assaut entendirent un bruit de musique.
À l’intérieur, dans le living-room, trois jeunes femmes s’activaient autour d’une table basse tout en bavardant et en riant beaucoup. Celle qui était assise sur un canapé proche de la porte d’entrée prit un sachet en plastique transparent au sommet d’une pile et l’emplit de cocaïne. Sa voisine replia le haut du sachet avant de le sceller à la flamme d’un briquet jetable. La troisième plaça le sachet hermétiquement clos dans une marmite déjà débordante de rêves sous plastique.
Affalés dans des fauteuils, deux hommes au torse moulé dans des débardeurs fumaient en regardant défiler des clips sur MTV. L’un d’eux caressait d’une main distraite un Uzi posé sur ses genoux. Une mitraillette MAC-10 reposait sur le sol, à portée de main de son compagnon. Deux autres hommes armés de revolvers automatiques jouaient aux cartes dans la cuisine tout en surveillant l’arrière de la maison.
Bobby Cruz regardait travailler les femmes. Il était là pour ça : veiller sur la marchandise de Raoul. De sa place, il pouvait voir si l’une d’elles essayait de glisser un sachet sous sa jupe ou dans son soutien-gorge. Cruz savait que les femmes avaient trop peur de lui pour voler. Mais il espérait qu’elles s’y risqueraient car Raoul l’autorisait, dans ce cas, à punir lui-même la coupable.
— Julio, dit Cruz. (L’un des deux hommes affalés devant la télé tourna la tête.) Je vais pisser.
Julio ramassa la MAC-10 et vint s’adosser à la cloison, à la place de Cruz. Cruz savait que Julio ne se laisserait pas prendre au piège d’un sein ou d’une cuisse fugitivement dévoilés pour attirer son regard. Cruz avait, un jour, obligé Julio à l’aider pendant qu’il interrogeait un petit dealer que Raoul soupçonnait de renseigner la police. Depuis ce jour, Julio avait aussi peur de Cruz que les femmes.
Comme Cruz traversait le vestibule pour entrer dans les toilettes, la porte d’entrée et la porte arrière explosèrent en même temps.
— Police ! Mains en l’air !
Le cri résonna à travers la maison. Cruz entendit les femmes hurler. L’une d’elles surgit dans le vestibule à l’instant où il se planquait dans la chambre. Il y eut d’autres cris dans les pièces du devant et des coups de feu dans la cuisine. Quelqu’un hurla quelque chose en espagnol. Un flic se mit à gueuler qu’il était touché. Cruz s’interrogea calmement sur ce qu’il pouvait faire.
— Faites-les coucher par terre ! lança une voix dans le living-room.
Cruz ouvrit un placard et se glissa derrière les vêtements pendus à des cintres. C’étaient surtout des robes, car deux des femmes chargées d’empaqueter la cocaïne habitaient là. Cruz se cala dans un angle au fond du placard, et attendit. On risquait de fouiller le placard. Si son destin voulait qu’il soit arrêté, il se laisserait emmener sans résistance, et attendrait ensuite que Raoul règle le problème. Mais on peut toujours essayer de ruser avec le destin.
Il y eut des pas lourds dans la chambre. Il entendit deux voix d’hommes. La porte du placard s’ouvrit. Cruz aperçut entre deux vêtements un homme en veste bleue, coiffé d’une casquette de base-ball. Il connaissait ces vestes. Les policiers les portaient lors des opérations à risques, et le mot POLICE était imprimé sur leur dos en grands caractères jaunes.
— Sanchez, viens par ici ! appela quelqu’un dans l’entrée. Ce crétin dit qu’il no habla inglés.
L’homme qui venait d’ouvrir la porte du placard tourna la tête pour regarder Sanchez au moment où ce dernier quittait la pièce. Quand il se retourna vers Cruz, celui-ci s’avança en écartant les vêtements pour lui planter calmement son couteau dans la gorge. Les yeux du policier s’écarquillèrent sous le choc. Il porta la main à son cou, voulut crier, mais en fut empêché par le sang qui gargouillait dans sa bouche. Cruz tira le policier à l’intérieur du placard et l’allongea sur le sol. Il se tordait encore lorsqu’il lui enleva sa veste et mourut pendant que Cruz se coiffait de la casquette de base-ball et se glissait hors de la chambre.
Dans l’entrée, un policier qui se ruait vers la cuisine le frôla sans le regarder. Cruz le suivit. Deux hommes étaient à terre, les mains dans le dos, menottes aux poignets, encadrés par des policiers. Un homme en veste bleue gémissait près de l’évier et on se pressait autour de lui. Un médecin entra par la porte arrière et se précipita à son tour dans la cuisine. Cruz s’effaça pour le laisser passer, continua vers la porte, traversa rapidement la cour et s’enfonça dans l’obscurité en longeant les maisons par l’arrière.
Deux maisons plus loin, Cruz jeta sa veste et sa casquette et rejoignit la rue pour se diriger vers un bar dans lequel il pourrait téléphoner. Raoul utilisait cette maison depuis trois ans, et il n’y avait jamais eu le moindre problème. Tous ces gens étaient des membres de la même famille, ou des employés de confiance, et tous étaient grassement payés. Il leur arrivait peut-être de chiper un peu de poudre, mais jamais ils n’auraient prévenu la police. Quelqu’un l’avait fait, pourtant. Et celui-là, quel qu’il fût, en savait long sur les opérations de Raoul s’il connaissait la maison du 2313 Lee Terrace.